TROISIÈME PARTIE : DE NOMBREUSES DIFFICULTÉS ET INCERTITUDES
I. LE POSITIONNEMENT ET LES AMBIGUITÉS DES ONG
A. UNE ACTIVITÉ INÉGALE QUI APPELLE UNE MEILLEURE COORDINATION
1. L'humanitaire entre nécessité et activisme
Dans les semaines qui ont suivi le tsunami, environ 400 ONG étrangères - chiffre inimaginable il y a dix ans - ont pris position dans la province d'Aceh, sans contrôle spécifique des autorités indonésiennes, contribuant à ouvrir de facto une région qui se trouvait jusqu'alors totalement fermée à toute présence étrangère. Parmi ces organisations, les plus grandes et expérimentées ont déployé très rapidement d'importants moyens humains et en matériel, et disposaient d'une logistique plus ou moins autonome. Elles ont pu mettre en oeuvre une aide d'urgence qui, indépendamment des circonstances géographiques particulières, comporte toujours certains éléments communs aux séismes, nombreux au cours des deux dernières décennies : dégagement des victimes, premiers secours médicaux, apport de vivres et alimentation en eau potable. Certaines associations, telles le cas emblématique de l'Eglise de scientologie, se sont immiscées avec des objectifs « connexes » ou un manque patent d'expérience.
Une seconde étape, à partir du 8 janvier, a vu l'arrivée de nouvelles ONG de taille plus réduite , tributaires des moyens militaires de transport et d'affrètement, et dont la mission consistait davantage à évaluer les futurs besoins qu'à apporter une assistance immédiate. M. Michael Elmquist, responsable du BCAH à Jakarta, estime qu'il n'y a en réalité dans la province que 150 ONG (soit un peu plus du tiers) réellement expérimentées et disposant de ressources suffisantes pour mener une action de terrain .
Il est ainsi apparu à vos rapporteurs spéciaux que l'activité réelle d'assistance n'était pas toujours à la hauteur de la réelle bonne volonté déployée . Un mois après le tsunami, les grandes ONG ont achevé la plus grande partie de leur mission d'urgence et anticipent la reconstruction, et les plus modestes tentent parfois de justifier leur présence par la recherche de besoins non satisfaits. La population locale ne se résout pas pour autant à l'assistanat complet : si les groupes isolés dans les collines demeurent très dépendants de l'approvisionnement assuré par les humanitaires, des regroupements familiaux s'opèrent spontanément et les habitants des villes amorcent rapidement des travaux de reconstruction sommaire de leur ancien habitat. Il est vrai que les matières premières abondent... Les Acehnais sont de manière générale considérés comme actifs, bien que l'émoi et les troubles psychologiques aient été réels au sein de la population.
Le BCAH comme les autorités militaires indonésiennes, commandées par le général de division Bambang dans la province d'Aceh, ont cependant une perception globalement positive de l'action des ONG françaises , et en particulier de l'association Action contre la faim, qui a beaucoup utilisé les hélicoptères de l'armée française, ce qui témoigne également d'une bonne coordination entre ONG et militaires français.
L'attitude de certaines ONG 26 ( * ) à l'égard des forces armées françaises n'est toutefois pas exempte de certaines contradictions . A l'occasion de leur passage sur le camp de la Légion étrangère, vos rapporteurs spéciaux ont ainsi observé que certaines équipes d'ONG refusaient d'emmener des militaires à bord de leurs véhicules, au motif qu'une telle proximité pourrait créer un amalgame fâcheux dans l'esprit de la population locale. Si cette remarque paraît fondée dans certaines régions où les militaires étrangers peuvent susciter des réactions d'hostilité - ce qui n'est pas le cas à Aceh - ce postulat appliqué trop strictement n'empêche pas les mêmes personnes d'utiliser fréquemment et toute honte bue les hélicoptères de l'armée française... Il y a en quelque sorte « deux poids, deux mesures ». De manière générale, vos rapporteurs spéciaux ont eu le sentiment que la coordination et le dialogue entre les ONG et l'armée française étaient quotidiens, mais qu'une certaine méfiance persistait .
2. Des initiatives trop éparses
Dans ce « grand cirque de l'humanitaire », où le professionnalisme côtoie la naïveté, la coordination des intervenants devient un élément déterminant de l'efficacité et de la rapidité des secours , a fortiori dans un contexte compliqué par les aspirations plus ou moins claires de l'armée indonésienne, et par les divergences de vue entre les autorités civiles et militaires. Vos rapporteurs spéciaux ont constaté que cette coordination fonctionnait relativement bien, un mois après le raz-de-marée, notamment avec les opérateurs français militaires et privés, mais un certain désordre a sévi durant les deux premières semaines. L'ambassade de France joue également un rôle important dans cette coordination des initiatives des ONG, par l'entremise de Mme Annie Evrard, qui se rend fréquemment dans la province.
L'organisation de l'interface entre une multitude d'intervenants a fini par se concrétiser, sur place, par des procédures formelles et des réunions quotidiennes, à Jakarta ou à Banda Aceh (en particulier entre la TNI et les représentants des armées étrangères). Mais une coordination des ONG ex ante , c'est-à-dire avant l'arrivée des premières équipes, semble bien faire défaut . Ou si elle existe, elle relève avant tout en France de l'informel et de l' intuitu personae , sans structure réellement identifiée. L'organisation encore parcellaire des ONG est ainsi à l'image de leur statut juridique et de leurs droits, qui relèvent encore de la « soft law ». L'éthique et les principes mêmes des ONG, dont le caractère autonome et non gouvernemental se veut une garantie de leur capacité d'analyse objective et de réponse aux urgences, les rend également parfois jalouses de leur indépendance et rétives à toute tentative d'encadrement de leur action.
Pourtant les réseaux internationaux d'ONG ne manquent pas . A l'échelle mondiale, l'ICVA ( International Council of Voluntary Associations ) constitue une plate-forme regroupant 70 ONG, soit une faible minorité de la nébuleuse des associations existantes. Au niveau européen, on distingue également quatre structures principales, mais qui jouent avant tout un rôle de lobby plutôt que de réelle instance de coordination :
- Confédération européenne des ONG d'urgence et de développement ( CONCORD ) : composée de 18 réseaux d'ONG internationales et 19 associations nationales représentent plus de 1.500 ONG européennes auprès de l'Union européenne, elle a pour objectif principal de renforcer l'impact des ONG européennes auprès des institutions européennes, en combinant expertise et représentation. Un de ses sujets prioritaires porte sur le cofinancement des ONG et la coopération décentralisée (au sens européen du terme) ;
- Eurostep : réseau regroupant 15 grandes ONG originaires de 12 pays européens, dont les principaux objectifs sont d'influencer la politique officielle de coopération des institutions multilatérales, particulièrement celles de l'Union européenne, et d'améliorer la qualité et l'efficacité des initiatives prises par les ONG dans le domaine du développement ;
- Resal : Réseau européen pour la sécurité alimentaire. Mis en place par la Commission européenne, il a pour vocation d'aider les pays bénéficiaires à définir des programmes nationaux et régionaux de sécurité alimentaire, et à renforcer l'intégration des opérations d'aide et de sécurité alimentaires dans les politiques de développement. Il sert également de tribune pour l'échange d'informations entre les divers acteurs concernés ;
- Voice ( Voluntary Organizations in Cooperation in Emergencies ) : le plus vaste réseau européen d'ONG actives dans le domaine de l'aide humanitaire. Le but de Voice est d'encourager les liens entre ces ONG et de faciliter leurs contacts avec l'Union européenne.
L'action des ONG gagnerait donc, dans un premier temps en France, à ce que ces dernières organisent une coordination plus formalisée, dans la continuité de la professionnalisation croissante des compétences qu'elles ont mises en oeuvre au cours de la dernière décennie 27 ( * ) . Cette coordination pourrait trouver à s'exercer dans le cadre d'une instance souple, à l'image du Comité de la charte pour les questions de déontologie et de gestion financières, et en concertation avec la délégation pour l'action humanitaire du ministère des affaires étrangères. L'affiliation à cette structure et la labellisation par un comité habilité et fiable pourraient également constituer des critères d'octroi des subventions publiques.
* 26 Spécialement de la Croix-Rouge française !
* 27 Cette spécialisation induit l'amorce d'une externalisation de certaines fonctions traditionnellement assumées par les ONG, telles que la logistique.