3. La situation difficile de la communauté serbe
Avant la guerre, quelque 300 000 Serbes vivaient au Kosovo : sur cet ensemble s'ajoutaient cependant, aux résidents de longue date, de nombreux fonctionnaires et policiers qui ne restaient au Kosovo que le temps de leur affectation. La communauté serbe dans la province s'élèverait aujourd'hui à 80 000 personnes.
• L'échec de la multiethnicité
Quatre années après la fin du conflit, la mise en place d'une société multi-ethnique au Kosovo, l'un des objectifs assignés à la Minuk par la résolution 1244 n'est à l'évidence pas atteint. Au contraire, les événements de mars 2004 ont ainsi donné au monde l'image d'une société où les rôles se sont inversés par rapport à la période d'avant 1999. Les trois jours d'émeutes ont révélé la permanence d'une tension et d'une agressivité interethniques dont la minorité serbe a été, à son tour, victime.
Cette persistance de l'antagonisme entre Serbes et Albanais a été perceptible dans l'ensemble de la province, depuis 1999, à travers agressions ou assassinats, même si l'action de la Minuk a permis de réduire très sensiblement le niveau général de l'insécurité. Cette tension interethnique s'incarne le plus symboliquement à Mitrovitsa qui en constitue l'épicentre.
En amont de ces événements, d'autres éléments ont révélé la fragilité de l'ambition de réconciliation et de pacification entre la communauté albanaise majoritaire et les groupes minoritaires, en particulier les Serbes. De surcroît, la participation serbe aux institutions provisoires est difficile et les responsables de la communauté sont souvent « instrumentalisés » par Belgrade.
C'est ainsi que lors de sa rencontre avec la délégation, M. Todorovic, coordonnateur serbe chargé des retours auprès du Premier Ministre, a fait part du sentiment d'abandon des Serbes du Kosovo par la communauté internationale, dénonçant l'incapacité de cette dernière à assurer le retour des 237 000 réfugiés ou déplacés 7 ( * ) , relevant les dysfonctionnements de la justice internationale depuis la fin de la guerre et tout particulièrement après les événements de mars, ou encore la tolérance coupable de la MINUK et de son chef à l'égard de certains élus kosovars albanais auteurs de déclarations provocantes à l'égard des Serbes de la province.
Les responsables des institutions provisoires, -surtout dans le cadre de l'Assemblée- sont accusés de faire peu de cas des propositions voire des droits des élus serbes : non respect des règles de procédure, refus d'examiner leurs amendements, non respect du temps de parole, etc...
M. Todorovic s'est dit convaincu qu'en cas d'indépendance du Kosovo, l'ensemble de la communauté serbe n'aurait d'autre choix que de quitter la province, convaincu qu'il était de la volonté des Kosovars albanais de les contraindre à quitter le territoire.
La responsabilité de Belgrade est aussi considérable. En effet, la Serbie encourage et finance un système de « structures parallèles » au profit des Serbes du Kosovo, que la Minuk, en dépit de leur caractère illégal, n'est pas parvenue à supprimer.
Dans les domaines social, sanitaire, éducatif, voire judiciaire, la communauté serbe, singulièrement à Mitrovitsa et dans les principales enclaves, bénéficie de structures d'assistance et de financement « parallèles » à celles mises en place par la Minuk. Symbolisant de facto le lien entre Serbes du Kosovo et Serbie, elles se situent ainsi en marge des compétences dévolues à la Minuk et des arrangements d'autonomie provisoire. Les autorités provisoires kosovares s'insurgent vivement contre cette pratique et contre la tolérance de fait dont elle bénéficie de la part de la Minuk. Cette question, de même que les salaires additionnels versés par la Serbie aux serbes travaillant au Kosovo, est au coeur du blocage dont pâtit le nécessaire dialogue Belgrade-Pristina, qui figure parmi les « standards » appréciés dans le cadre du processus proposé par la Minuk avant l'ouverture du débat sur le statut à mi-2005. Initié à l'automne 2003, ce dialogue n'a pas réellement démarré.
• La décentralisation : un enjeu essentiel
Aujourd'hui, le Kosovo est divisé administrativement en 30 « municipalités », assez vastes, chacune d'elles regroupant de nombreux petits villages dispersés et indépendants les uns des autres. A l'exception des trois municipalités du nord de l'Ibar à majorité serbe, les « enclaves » serbes sont disséminées au sein de ces municipalités où la gestion n'est donc pas plus facile qu'à l'échelon central.
Sur les plans juridique et politique, les autorités serbes ont proposé, comme réponse aux événements de mars, un plan de « décentralisation », terme finalement préféré à celui de cantonisation.
Tel qu'il a été présenté à votre délégation, ce plan, adopté le 29 avril 2004 par l'Assemblée serbe, n'est pas nouveau en ce qu'il reprend les propositions serbes formulées en 1999 lors des négociations de Rambouillet. Il prévoit de mettre en place, au profit des Serbes du Kosovo, une « autonomie dans l'autonomie » articulée autour des points suivants :
. Création d'une région, composée de cinq entités territoriales (ou districts) éventuellement reliées entre elles grâce à « des parts de territoire reliant naturellement des implantations à majorité serbe ».
. Deux formes d'autonomie seraient offertes aux Kosovars serbes : une autonomie territoriale à ceux résidant dans la Région, une autonomie personnelle et culturelle pour les non-résidents dans la Région.
. Les institutions propres de la Région seraient composées d'une assemblée, d'un conseil exécutif et de cours administratives.
. Les compétences de la Région « exercées en conformité avec la politique globale conduite au Kosovo » seraient très larges et s'appliqueraient à la justice, la santé, l'éducation, la propriété, les ressources naturelles, l'industrie...
Par ailleurs, certains interlocuteurs serbes de votre délégation avaient indiqué que la sécurité de leur communauté -c'était quelques semaines après les événements de mars- serait assurée par des forces internationales, voire par des policiers serbes-. Ce projet a été rejeté avec force par les responsables kosovars albanais rencontrés par la délégation qui l'ont considéré comme une « provocation ».
La MINUK soutient un projet spécifique, largement inspiré de la proposition formulée en novembre 2003 par le Conseil de l'Europe.
Celle-ci prévoit :
- la création de 180 unités sub-municipales regroupant des villages ou des parties de villes, peuplées de 5 000 habitants en moyenne ;
- les compétences de ces unités concerneraient la perception des taxes locales, la gestion des propriétés publiques, l'éducation élémentaire et primaire, les infrastructures et services publics.
Afin de limiter les recrutements, les personnels en assurant la gestion seraient des agents itinérants.
La Minuk a largement repris ces idées pour son propre projet élaboré en avril dernier : des unités multi-ethniques sub-municipales seraient créées, dotées de l'autonomie budgétaire. Le transfert de responsabilité serait garanti par une législation spécifique et le Gouvernement central garderait une responsabilité générale sur l'éducation, la culture et la santé.
L'expérience bosniaque est également riche d'enseignements : la cantonnisation mise en place en Bosnie-Herzégovie -où l'entité croato-musulmane est fragmentée en 10 cantons- n'a pas donné l'efficacité institutionnelle attendue.
Plus récemment, la décentralisation a constitué le coeur de l'accord d'Ohrid qui a mis fin, en 2001, à l'insurrection albanaise en Macédoine. Il s'articulait autour de six mesures principales : le renforcement de l'autorité et des compétences des maires et des conseils municipaux ; l'adoption d'une loi sur les élections locales ; l'instauration d'un mécanisme de concertation conseils municipaux/ministères de l'Intérieur pour la nomination des responsables locaux de la police ; la révision de la carte des communes sur la base du dernier recensement ; la création d'une fiscalité locale, enfin un statut dérogatoire pour la capitale.
La décentralisation reste un point de friction entre Serbes et Albanais. Ceux-ci y voient la source d'une diminution supplémentaire de compétences du pouvoir central, ceux-là y trouvent le moyen de préserver une existence autonome et plus sûre pour leurs coreligionnaires.
La communauté internationale, pour sa part, en soutient fortement le principe comme l'un des moyens de répondre au souci de sécurité de la communauté serbe face à l'échec de la multi-ethnicité.
Cette question sera donc prioritaire dans les débats futurs et devrait constituer un des éléments de la solution à l'objectif de multi-ethnicité même si sa mise en oeuvre demandera du temps.
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Au Kosovo même, trois mois après les événements de mars, une reprise du dialogue s'est engagée entre Serbes et Albanais, aussi bien dans le cadre local des municipalités qu'à Pristina, en dépit du maintien d'une attitude fermée prônée par le Conseil national serbe du Nord-Kosovo (SNC).
Des membres du parti kosovar serbe Povratak ont rencontré le Président de l'Assemblée pour évoquer notamment, au-delà des problèmes politiques, la question essentielle de la décentralisation. D'autres contacts sont renoués au plus haut niveau entre responsables des deux communautés ; ce changement de climat doit beaucoup à l'implication constante et résolue du Premier ministre Rexhepi. Pour aller plus avant cependant et obtenir la participation des Kosovars serbes aux institutions provisoires et au processus de la Minuk, l'aval de Belgrade restera décisif. Il reste à savoir si la nouvelle donne politique issue des élections présidentielles serbes contribuera à faire évoluer les choses.
* 7 Alors même que la situation économique de la province complique d'autant le retour de ces milliers de réfugiés.