B. LE LEVIER DES PRIVATISATIONS
L'année 1982 a été une année atypique dans l'histoire de l'actionnariat dans notre pays. Les ménages ont été, tous les ans, depuis 1977, acheteurs nets d'actions, sauf en 1982, année où la grande vague de nationalisations, décidée par le gouvernement socialiste a, pour ainsi dire, « asséché » l'offre d'actions. Les achats d'actions ont repris l'année suivante, mais dans un marché plus étroit. Fin 1984, le secteur des entreprises publiques employait 1,9 million de personnes, soit plus de 10 % de l'emploi salarié, et réalisait près de 20 % de la valeur ajoutée.
Le choix, effectué en 1986 et confirmé en 1993, de procéder à des privatisations, répondait avant tout à des préoccupations d'efficacité économique. Il n'est pas nécessaire de revenir ici sur l'ensemble des aspects du débat relatif aux privatisations. Il faut, en revanche, rappeler comment la politique de privatisation a été utilisée aux fins de promouvoir l'actionnariat salarié et l'actionnariat populaire.
1. Favoriser l'actionnariat des ménages : un objectif fort du législateur
Les deux grandes lois de privatisation du 6 août 1986 et du 19 juillet 1993 prévoyaient l'une et l'autre que le gouvernement puisse accorder des avantages aux personnes physiques et aux salariés des entreprises publiques à l'occasion des opérations de privatisation :
- les personnes physiques ont bénéficié d'un droit de priorité lors de la vente des titres sur le marché. Dans la limite d'un nombre de titres par individu fixé pour chaque opération, leurs demandes ont été intégralement servies (sous réserve que l'offre totale de titres soit suffisante). En outre, elles ont bénéficié d'un droit à action gratuite, à raison d'une action, au maximum, pour dix actions achetées et conservées dix-huit mois après la privatisation ;
- les salariés des entreprises à privatiser ont disposé d'avantages variés, qui pouvaient se cumuler :
une quotité minimale de titres, représentant 10 % de l'offre totale sur les marchés, leur a été réservée, ce qui constituait un atout indéniable en cas de forte sur-souscription à l'offre publique de vente.
leur droit à action gratuite était plus avantageux que celui reconnu aux autres personnes physiques (ils pouvaient obtenir jusqu'à une action gratuite pour une action achetée, et conservée un an).
des prix de cession préférentiels ont été prévus (la remise pouvant aller jusqu'à 20 %, avec clause d'incessibilité temporaire).
des facilités de paiement échelonné leur ont également été consenties.
Ces dispositions sont toujours en vigueur, et le Gouvernement pourra donc s'appuyer sur elles lorsqu'il jugera opportun de procéder à de nouvelles privatisations. A titre indicatif, quatre entreprises qu figurent sur la liste annexée à la loi de privatisation du 19 juillet 1993 n'ont pas, à ce jour, été transférées au secteur privé : il s'agit d'Air France, de la Caisse centrale de réassurance, de CNP Assurances, et de la Société nationale d'étude et de construction de moteurs d'avion (SNECMA). A plus long terme, le Gouvernement a annoncé son intention d'ouvrir le capital de grandes entreprises nationales, telles EDF-GDF. Cela suppose de nouvelles interventions du législateur, qui pourra, le cas échéant, s'inspirer du dispositif retenu en 1986 et 1993.
2. Le réel succès des opérations de privatisations auprès du grand public
L'octroi des avantages susmentionnés a permis, à partir de 1986 comme à partir de 1993, d'assurer un grand succès populaire aux opérations de privatisation, et d'attirer vers la Bourse un plus vaste public. Depuis 1986, la plupart des grandes opérations de transfert d'entreprises du secteur public vers le secteur privé ont attiré plus de un million de souscripteurs.
Certaines opérations ont attiré un bien plus grand nombre de petits épargnants. A titre d'illustration, l'offre publique de vente de la BNP, en 1993, a attiré 2,8 millions de particuliers, la privatisation de Rhône-Poulenc, 2,9 millions de souscripteurs. L'offre publique de vente pour la société Elf Aquitaine a attiré 3 millions d'épargnants. La privatisation de l'UAP, qui s'est pourtant produite dans un contexte boursier bien plus difficile, en 1994, a encore attiré 1,9 million de souscripteurs.
Le succès de ces opérations a été facilité par une campagne soutenue de communication, et par la mobilisation des réseaux bancaires, qui ont encouragé leurs clients à souscrire des titres.
Les privatisations ont également rencontré un réel succès auprès des salariés des entreprises concernées. Globalement, entre 50 et 80 % des salariés des sociétés privatisées ont saisi l'occasion d'acquérir des titres de leur entreprise. Pour reprendre l'exemple des sociétés qui viennent d'être citées, 90 % des salariés français de la BNP, 80 % des salariés français d'Elf-Aquitaine, 83 % des salariés français de Rhône-Poulenc, et 78 % de ceux de l'UAP ont acheté des actions de leur société. Dans ces quatre cas, les salariés détenaient, au terme de l'opération, près de 5 % du capital de leur entreprise.
Au plan macroéconomique, les privatisations ont permis d'augmenter, de manière significative, le taux de détention directe, par les ménages, d'actions des grandes sociétés cotées.
Nombre d'actionnaires individuels des
sociétés cotées en Bourse
(en millions de
Français âgés de 15 ans et plus)
Note : ces données résultent, pour la plupart, de sondages. Elles traduisent donc plus un ordre de grandeur qu'un dénombrement précis. Les enquêtes ne sont pas réalisées selon une périodicité régulière, ce qui explique les lacunes dans la série chronologique.
On observe un changement d'échelle très net entre 1987 et le début des années 1980. Ce changement s'explique essentiellement par les effets de la première vague de privatisation, même s'il a été favorisé par la bonne tenue des marchés boursiers au milieu de la décennie quatre-vingt, qui a incité les ménages à épargner en actions.
A nouveau, l'année 1994 témoigne d'un net décrochage par rapport à l'année 1992, signe tangible de l'impact des privatisations sur le taux de détention d'actions (5,3 contre 3,7 millions d'actionnaires individuels).
3. Des résultats plus mitigés à moyen terme
Pour apprécier pleinement les effets des privatisations à moyen terme, deux questions doivent être posées : les acquéreurs d'actions des sociétés privatisées sont-ils devenus des actionnaires stables ? Sont-ils devenus des investisseurs réguliers en Bourse ?
Les données disponibles indiquent une certaine érosion du nombre de détenteurs d'actions de sociétés privatisées.
Depuis 2000, le nombre d'actionnaires individuels (hors actionnariat salarié) propriétaires d'actions de sociétés privatisées tend à diminuer. Ils étaient 4,7 millions en mai 2000, et seulement 4,3 millions en mai 2002 25 ( * ) . La chute des cours de Bourse depuis le pic de l'an 2000, et les mauvaises performances boursières qui s'en sont suivi pour les sociétés privatisées, sont le principal facteur explicatif de cette baisse.
Par ailleurs, 1,6 million d'actionnaires des sociétés privatisées (soit 34 % du total) ne détiennent que des actions de sociétés privatisées. Cela suggère que, pour cette forte minorité d'actionnaires des sociétés privatisées, le choix de placer son épargne en actions des sociétés cotées n'est pas devenu une pratique courante. Ces actionnaires ne sont pas devenus des intervenants réguliers sur le marché boursier.
De plus, une étude de la Direction du Trésor a mis en évidence, il y a quelques années, une tendance à la dilution de l'actionnariat salarié dans les sociétés privatisées : dans 11 des 12 sociétés privatisées entre 1986 et 1988, la part du capital détenue par les salariés a diminué, passant de 6,6 % en moyenne lors de la privatisation à 1,9 % au 31 décembre 1995, dans 3 des 4 sociétés privatisées en 1993 et 1994, cette part est passée de 4,3 % en moyenne lors de la privatisation à 3,1 % à la fin de 1995.
Cette diminution a deux explications : un grand nombre de salariés ayant acheté des titres dans des conditions préférentielles les ont revendus pour réaliser une plus-value ; d'autre part, les salariés actionnaires n'ont pas tous pris part aux augmentations de capital survenues dans leur entreprise, postérieurement à la privatisation, soit qu'ils n'aient pas eu les moyens d'investir, soit qu'ils aient été dissuadés de le faire par l'évolution défavorable des cours boursiers (krach de 1987, baisse des cours en 1989 et 1994). Les salariés bénéficiaient pourtant d'un droit préférentiel de souscription, à l'occasion des augmentations de capital, mais celui-ci n'était pas assorti des mêmes incitations financières que les opérations de privatisation.
Ce retour sur les conséquences des privatisations revêt, aujourd'hui, un caractère essentiellement historique, dans la mesure où le champ des entreprises contrôlées par l'Etat s'est considérablement réduit. Il n'en reste pas moins vrai, ainsi que nous l'indiquions précédemment, que plusieurs grandes opérations de privatisation, ou d'ouverture de capital, sont encore à prévoir. Votre rapporteur ne peut qu'encourager le Gouvernement à saisir ces nouvelles occasions pour développer encore l'actionnariat populaire et salarié.
Toutefois, ces grandes opérations ne pourront intervenir à court terme : l'environnement boursier actuel, déprimé, ne s'y prête guère. Un récent sondage publié par l'Observatoire des privatisations 26 ( * ) indiquait que seuls 12 % des Français et 28 % des actionnaires individuels seraient tentés de prendre part à de nouvelles opérations de privatisation. A moyen terme, en revanche, le processus de transfert vers le secteur privé des entreprises concurrentielles devra être achevé.
Ce point sur les privatisations a permis d'aborder le thème de l'actionnariat salarié, sous l'angle des conditions préférentielles accordées aux salariés des entreprises privatisées. L'actionnariat salarié n'est cependant pas cantonné au champ des seules sociétés privatisées. Sa promotion dans l'ensemble des entreprises françaises est une préoccupation ancienne des pouvoirs publics. Elle s'inscrit dans l'ambition gaullienne de construire un nouveau partenariat entre travailleurs et détenteurs du capital. Elle constitue l'une des originalités françaises en matière de détention d'actions par les ménages.
* 25 Source : rapport Taylor Nelson Sofres, réalisé pour la Banque de France et Euronext, septembre 2002. Les chiffres fournis sont une estimation. Pour 2002, la fourchette varie entre 4 et 4,6 millions.
* 26 L'Observatoire des privatisations a été créé par le groupe de communication Lowe et ses agences Lowe et Strateus. Ce sondage a été réalisé du 17 au 22 janvier 2003 auprès de deux échantillons représentatifs, l'un de particuliers (1 006 personnes âgées de plus de 18 ans), l'autre d'actionnaires individuels (405 personnes).