B. LA SITUATION DES DROITS DE L'HOMME EN TCHÉTCHÉNIE
Le débat en séance plénière sur la situation des droits de l'Homme en Tchétchénie a été l'aboutissement, dans une certaine tension, d'un processus progressif de dramatisation.
1. Les phases préliminaires de la discussion
Présentant son rapport à la commission des questions juridiques, le 3 mars 2003, M. Bindig avait particulièrement insisté sur sa volonté positive de ne pas présenter une vision unilatéralement défavorable aux autorités russes de la situation des droits de l'Homme en Tchétchénie, s'efforçant, par exemple, d'obtenir les informations les plus précises possibles sur les manquements imputables aux combattants tchétchènes. Le débat, très long, s'était déroulé sans incident.
A la commission des affaires politiques, le 5 mars, la discussion portait notamment sur l'analyse qu'il convenait de faire du referendum organisé par les autorités russes le 23 mars suivant. Après un débat plus animé et malgré l'opposition des parlementaires britanniques, la commission adoptait la proposition de M. René André , appuyé par Mme Josette Durrieu , suggérant au Bureau d'envoyer en Tchétchénie une délégation, sans statut d'observateur, chargée en quelque sorte d'informer ultérieurement l'Assemblée. Cette proposition devait être repoussée le 10 mars, par le Bureau, au motif que la sécurité des délégués de l'Assemblée ne pouvait être effectivement garantie.
Entre la réunion du Bureau et celle de l'Assemblée, les critiques des autorités russes à l'égard du rapport de M. Bindig et des projets de résolution et des recommandations qui l'accompagnent, ont pris soudainement une forme beaucoup plus vive, comportant l'envoi par le chef de la délégation russe à l'Assemblée parlementaire, M. Dimitri Rogozine, d'une lettre de protestation argumentée. Il apparaît dans cette lettre que le point qui a focalisé le mécontentement des autorités russes a été la proposition de création d'un tribunal spécial pour la Tchétchénie, sur le modèle, expressément cité, du tribunal international pour l'ex Yougoslavie, dès lors que l'autorité judiciaire nationale se révèlerait incapable de poursuivre et de réprimer les violations des droits de l'Homme en Tchétchénie. M. Rogozine a fait valoir que cette proposition était contradictoire avec la reconnaissance par le Conseil de l'Europe de la pleine souveraineté de la Fédération de Russie sur la Tchétchénie.
2. Le débat de l'Assemblée parlementaire et l'intervention de la délégation française
Lors du débat, M. Jean-Pierre Masseret a exposé en ces termes la position de la délégation française :
Notre collègue, M. Bindig, décrit dans son rapport une situation hélas bien réelle : des atteintes graves répétées aux droits de l'Homme sont commises en Tchétchénie. Le rapport évoque la violence, la barbarie dont sont victimes des hommes, des femmes, des enfants sans défense, nous le savons tous ici. La guerre est déshumanisation et barbarie. En Tchétchénie c'est une « sale guerre » civile, de libération, de décolonisation. Chacun choisit son terme : des «terroristes» selon certains, des « indépendantistes » selon d'autres. Participant également à la violence et alimentant la barbarie, ils n'en sont pas moins coupables.
La Russie est un grand pays, son armée est une armée régulière qui doit répondre de ses manquements : manquements à l'honneur, manquements à la dignité, manquements au respect des droits fondamentaux. Il existe une hiérarchie dans cette armée avec des chefs militaires, des chefs politiques. Sont-ils oui ou non capables de se faire obéir par des soldats pour que ceux-ci respectent les principes fondamentaux de la vie et de la dignité ? Sont-ils capables de rendre impossible la barbarie ? S'ils n'en sont pas capables, il y a coresponsabilité. En toute priorité, c'est à la Fédération de Russie qu'il appartient d'agir. Or on observe malheureusement que ce n'est pas le cas. Beaucoup d'entre nous partagent le sentiment qu'elle n'a pas fait grand chose. Ce n'est pas acceptable.
Le référendum du mois de mars dernier ouvre-t-il une nouvelle période ? J'aimerais y croire. En principe un référendum est, soit la conclusion d'une évolution politique - ce n'est pas le cas - soit le début d'une évolution politique. Or là, tout reste à faire. J'ai l'impression, très honnêtement, qu'ici ce n'est ni un début ni une fin. C'est quelque chose qui existe pour donner l'impression de... Il reste donc à concrétiser tout cela. Certes, il y a la proposition du tribunal ad hoc de notre collègue Bindig. On peut comprendre qu'après dix ans de débats, de rapports, d'avis et de recommandations, bref de paroles, notre Assemblée en ait «marre», vraiment, de continuer à parler dans le vide. Cependant, nous le savons tous, cette proposition n'aboutira pas, elle ne franchira pas effectivement le niveau des ministres des affaires étrangères ! Nous sommes en fait renvoyés, une fois de plus, à notre propre impuissance. Cette commission n'existera pas, ce tribunal ne se réalisera pas. Encore un propos dans le vide ! Je rejoins Lord Judd, la solution ne réside en aucun cas dans une démarche juridique. La solution ne peut être que politique, une négociation, une volonté de la Fédération de Russie de faire évoluer le débat en respectant les droits fondamentaux, les normes démocratiques et l'adversaire, en faisant taire la barbarie. Il n'y a de solution que politique. Moi-même, ce matin, je suis renvoyé à ma propre impuissance politique. Je suis prisonnier de ce constat : nous avons affaire à une proposition dont je sais qu'elle ne se réalisera pas.
Mais alors, que faire ? Il faut que nous agissions, chacun au niveau de nos responsabilités sur les rapports de force, en fonction des médias, de l'opinion publique, des négociations politiques, des rapprochements des uns et des autres. Nous devons agir avec les instruments dont nous disposons c'est-à-dire nos responsables, nos chefs d'État, nos ministres divers. La Fédération de Russie doit prendre en compte la pression qui s'exerce aujourd'hui et répondre favorablement pour aller vers une sortie politique digne de sa représentation au Conseil de l'Europe. Sinon, un moment viendra où il faudra tirer toutes les conclusions de cette affaire.
La discussion des nombreux amendements déposés sur le projet de résolution et en particulier des propositions de la délégation russe a montré que la majorité des délégations estimait cependant que la situation des droits de l'Homme en Tchétchénie appelait la mise au point d'une solution juridique spécifique comprenant la création de la juridiction proposée par la commission. La délégation russe a fait savoir, pour sa part, que cette proposition était, pour elle, nulle et non avenue.
3. La résolution et la recommandation adoptées par l'Assemblée parlementaire
La résolution, après le rappel des résolutions antérieures (§ 1) et de sa position de principe (§ 2), puis une longue analyse des violations des droits de l'Homme constatées (§ 3-5) détaillant les insuffisances des réponses judiciaires et extrajudiciaires russes à cet état de fait (§ 6-8), les § 9 et 10 contiennent les mesures spécifiquement recommandées : la création contestée du Tribunal spécial figure au point « iii » du § 10.
La recommandation au Comité des Ministres contient notamment des suggestions sur les moyens de pression politique que l'Assemblée souhaite voir utilisés par le Comité pour améliorer la prise en compte des droits de l'Homme en Tchétchénie.
Résolution :
1. L'Assemblée parlementaire rappelle ses précédentes résolutions et recommandations relatives au conflit en République tchétchène. Elle renvoie plus particulièrement à la résolution 1315 sur l'évaluation des perspectives de résolution politique du conflit en République tchétchène, résolution qui conserve toute sa validité.
2. L'Assemblée réitère sa conviction selon laquelle il ne peut y avoir de paix sans justice en République tchétchène. La situation en matière de droits de l'Homme dans la république est un facteur déterminant pour une solution politique équitable, fondée sur la réconciliation nationale. Sans une amélioration tangible sur le plan des droits de l'Homme, toutes les tentatives de pacification de la région sont vouées à l'échec.
3. Cela fait maintenant près de dix ans que les habitants de la République tchétchène vivent dans la peur. Leurs villes et leurs villages ne sont plus que décombres, leurs champs ont été minés, leurs amis et leurs proches ont été assassinés, arrêtés illégalement, portés «disparus», kidnappés, violés, torturés ou spoliés. L'Assemblée n'a eu de cesse de condamner les atteintes flagrantes aux droits de l'Homme, les violations du droit humanitaire international et les crimes de guerre commis en Tchétchénie par les deux parties au conflit. Depuis le tout début de la première guerre de Tchétchénie, en 1994, l'Assemblée lance des appels pour que les responsables de ces actes soient traduits en justice - ces appels n'ont guère été entendus.
4. Les habitants de la République tchétchène n'ont pas simplement droit à notre compassion; ils ont aussi droit à notre protection. A ce jour, tous les protagonistes - le Gouvernement de la Fédération de Russie, l'administration et le système judiciaire russes, les régimes tchétchènes successifs - ont tragiquement failli dans leur tâche consistant à assurer cette protection à l'égard des atteintes aux droits de l'Homme. Les organisations internationales et leurs Etats membres n'ont pas réussi à faire en sorte que les victimes de ces exactions obtiennent réparation, au plan national ou international.
5. Si les soldats russes et les combattants tchétchènes continuent, aujourd'hui encore, de commettre de tels actes, c'est essentiellement parce que leurs auteurs ne sont presque jamais inquiétés. L'Assemblée rend hommage au courage de certaines victimes, de journalistes, de membres d'ONG et de militants des droits de l'Homme, et aux officiers intègres des forces de l'ordre, qui ont fait connaître des violations de la loi et qui, malgré une situation difficile, se sont attachés à restaurer la justice. Dans le même temps, l'Assemblée est déçue de voir que les enquêtes pénales sur les violations flagrantes des droits de l'Homme, y compris les massacres de civils tchétchènes innocents et les assassinats de responsables locaux d'une administration ou de leur famille, sont néanmoins peu fréquentes et d'une inefficacité décourageante, si bien qu'elles n'aboutissent guère à des condamnations en justice (en admettant qu'on en arrive au stade des poursuites pénales, ce qui est rare).
6. Quant aux mécanismes de réparation non judiciaires mis en place par les autorités russes, tels que le Bureau du représentant spécial du Président de la Fédération de Russie pour les droits de l'Homme en République tchétchène, ils ne font que recenser les plaintes individuelles. L'Assemblée rend hommage au courage des experts du Conseil de l'Europe qui travaillent en ce bureau, mais elle demande que toutes les mesures soient prises en vue d'accroître l'efficacité de leur mandat actuel en ce qui concerne la possibilité d'influencer la situation des droits de l'Homme.
7. Le Gouvernement russe n'a pas renouvelé le mandat du Groupe d'assistance de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe en Tchétchénie. Le Comité du Conseil de l'Europe pour la prévention de la torture (CPT) s'est plaint du manque de coopération de la Fédération de Russie. La Fédération de Russie n'a pas encore autorisé la publication des rapports du CPT. Lorsqu'elle donne suite aux recommandations du commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe, elle le fait avec des retards considérables. La Cour européenne des Droits de l'Homme, qui a vocation à examiner des atteintes individuelles aux droits de l'Homme, ne peut espérer être en mesure de traiter de manière effective, par la voie du recours individuel, les violations systématiques à l'échelle tchétchène. Il est déplorable qu'aucun Etat membre ou groupe d'Etats membres n'ait encore trouvé le courage d'introduire une requête interétatique auprès de la Cour.
8. Tout cela génère un climat d'impunité qui est propice à de nouvelles violations des droits de l'Homme et qui représente un déni de justice pour les milliers de victimes; la population est tellement excédée que la République tchétchène pourrait devenir véritablement ingouvernable. Si l'on veut qu'un processus politique positif s'amorce dans la république, il faut que les atteintes aux droits de l'Homme cessent et que les personnes responsables d'exactions soient déférées à la justice.
9. Pour obtenir que les droits de l'Homme soient dorénavant respectés dans la République tchétchène, l'Assemblée recommande :
i. que les combattants tchétchènes mettent immédiatement un terme à leurs activités terroristes et renoncent à toute forme de crime. Toute forme de soutien aux combattants tchétchènes devrait cesser immédiatement
ii. que les forces russes soient mieux contrôlées et que la discipline soit effectivement assurée: tous les règlements civils et militaires pertinents et toutes les garanties constitutionnelles, le droit international, y compris le droit humanitaire, et en particulier les dispositions pertinentes des Conventions de Genève et les protocoles y afférents, ainsi que la Convention européenne des Droits de l'Homme et la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, doivent être intégralement observés au cours de toutes les opérations; la coopération avec les services du procureur doit s'exercer sans réserve avant, pendant et après de telles opérations ;
iii. pour autant que la situation sur le plan de la sécurité le permette, que les troupes soient consignées dans leurs casernes ou carrément retirées de la République tchétchène ;
iv. que tous ceux qui sont soupçonnés d'avoir commis des exactions fassent l'objet d'une enquête approfondie et, si leur culpabilité est établie, qu'ils soient sévèrement punis conformément à la loi, quels que soient leur grade et leurs fonctions ;
v. que les recommandations du commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe soient immédiatement mises en oeuvre par la Fédération russe ;
vi. que la Fédération de Russie autorise sans plus tarder la publication des rapports du CPT.
10. Désireuse d'obtenir que les personnes responsables d'exactions soient traduites en justice, l'Assemblée :
i. exige des autorités russes qu'elles coopèrent davantage avec les mécanismes de réparation nationaux et internationaux, tant judiciaires que non judiciaires ;
ii. invite les Etats membres du Conseil de l'Europe à explorer sans plus attendre toutes les voies permettant de mettre la Fédération de Russie face à ses responsabilités, y compris par l'introduction de requêtes interétatiques devant la Cour européenne des Droits de l'Homme et par l'exercice de la compétence universelle pour les crimes les plus graves commis dans la République tchétchène ;
iii. estime que, si les efforts pour livrer à la justice les personnes responsables de violations des droits de l'Homme n'étaient pas intensifiés et si le climat d'impunité en République tchétchène continuait de prévaloir, la communauté internationale devrait envisager la mise en place d'un tribunal ad hoc pour juger les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis dans la République tchétchène ;
iv. invite instamment la Fédération de Russie à ratifier sans tarder le Statut de la Cour pénale internationale.
Recommandation :
1. L'Assemblée parlementaire renvoie à sa résolution 1323 sur la situation des droits de l'Homme en République tchétchène. Elle réaffirme sa conviction selon laquelle il n'y aura pas de paix sans justice en Tchétchénie.
2. L'Assemblée estime qu'il est urgent d'agir pour mettre fin au climat d'impunité qui s'est développé dans la République tchétchène au cours de la dernière décennie. Les personnes qui, de part et d'autre, se sont rendues coupables d'atteintes aux droits de l'Homme doivent être traduites en justice sans plus tarder et l'on doit s'employer à prévenir de nouvelles violations des droits de l'Homme.
3. Considérant que les efforts entrepris à ce jour par tous les protagonistes - à commencer par le Gouvernement de la Fédération de Russie, l'administration et le système judiciaire russes, mais aussi le Conseil de l'Europe et ses Etats membres - se sont révélés tragiquement impuissants à améliorer la situation en matière de droits de l'Homme et à faire en sorte que les violations déjà commises, notamment les crimes de guerre, donnent lieu à des poursuites appropriées, l'Assemblée recommande au Comité des Ministres :
i. de réorienter ses programmes d'assistance concernant le Caucase du Nord vers l'objectif prioritaire consistant à améliorer la situation en matière de droits de l'Homme dans la République tchétchène et de doter ces programmes de fonds suffisants pour que des progrès réels soient enregistrés ;
ii. de veiller à associer auxdits programmes d'assistance les organisations non gouvernementales qui s'occupent de prévenir et de mettre en évidence les atteintes aux droits de l'Homme en République tchétchène, ainsi que les organisations qui viennent en aide de diverses manières aux victimes de ces violations ;
iii. de prendre toutes les mesures possibles pour accroître l'efficacité de l'actuel mandat des experts du Conseil de l'Europe travaillant au Bureau du représentant spécial du Président de la Fédération de Russie pour les droits de l'Homme en République tchétchène, en ce qui concerne leur capacité d'influer sur la situation des droits de l'Homme ;
iv. d'inviter instamment le Gouvernement russe à se conformer intégralement aux recommandations qui lui sont adressées dans les paragraphes 9 et 10 de la résolution 1323 susmentionnée ;
v. si les efforts pour livrer à la justice ceux qui sont responsables de violations des droits de l'Homme n'étaient pas intensifiés et si le climat d'impunité en République tchétchène continuait de prévaloir, d'envisager de proposer à la communauté internationale la création d'un tribunal ad hoc chargé de juger les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis dans la République tchétchène.
4. De plus, l'Assemblée décide de saisir le Comité des Ministres, conformément au paragraphe 1 de sa Déclaration de 1994 sur le respect des engagements pris par les Etats membres du Conseil de l'Europe, et recommande au Comité des Ministres de charger le Secrétaire Général de prendre des contacts, de recueillir des informations et de donner un avis sur la situation des droits de l'Homme en République tchétchène en application du paragraphe 4 de cette déclaration.