II. LA RÉFLEXION INDISPENSABLE SUR L'AVENIR DU DISPOSITIF FINANCIER ET RÉGLEMENTAIRE DE SOUTIEN AU CINÉMA
Le système français de soutien mis en place il y a plus de cinquante ans, a largement atteint ses objectifs : le cinéma national a continué à exister et à se renouveler, et il a infiniment mieux résisté que ses homologues italien, britannique, ou allemand à la diminution de la fréquentation en salle au profit de la télévision, puis à la pression commerciale du cinéma américain.
Une révision de ce dispositif est cependant inévitable pour deux ensembles de raisons : il est fragilisé par les critiques dont il fait l'objet en dépit, et quelquefois à cause de ce succès ; il apparaît mal adapté pour accompagner les évolutions en cours.
Une partie des critiques auxquelles il est confronté, en France, concerne l'efficacité des mesures mises en place . Ces critiques ne mettent pas en cause le principe du soutien, mais les conditions de son application : les résultats obtenus n'ont-ils pas été trop cher payés ? En d'autres termes, n'aurait-on pas pu obtenir un tel bilan à moindre frais ; ne produit-on pas trop de films ; ne conviendrait-il pas d'introduire des critères plus restrictifs dans la distribution des aides ; ne peut-on pas considérer que la protection vis à vis des sanctions du marché dont bénéficient nombre de cinéastes ou de producteurs, est excessive ou injustifiée ?
Une autre partie des critiques porte au contraire sur le principe même des aides , présentées comme « altérant les conditions des échanges et de la concurrence ». C'est la position défendue par les négociateurs américains au sein de l'OCDE et de l'OMC depuis toujours, et notamment depuis que la multiplication des chaînes de télévision a considérablement augmenté le marché de leur production 34 ( * ) . C'est, depuis quelques années, le point de vue adopté par la Direction de la Concurrence de la Commission européenne qui conteste, à la fois, la territorialité des aides (considérées comme un obstacle à la construction du marché unique européen), et les obligations de production imposées aux chaînes (réputées fausser le fonctionnement du marché 35 ( * ) ).
Ces critiques relèvent de logiques différentes et quelquefois contradictoires. Mais elles se conjuguent pour fragiliser le système de soutien dans son ensemble à un moment où, pour les professionnels eux-mêmes, ce système apparaît insuffisant affronter les évolutions induites par les mutations technologiques et le passage d'une économie de court terme sur un marché national protégé , à une économie de moyen-long terme sur un marché international de plus en plus concurrentiel et de plus en plus ouvert.
Toutes ces questions ont été et seront encore l'objet de débats. L'intérêt que leur porte la Représentation nationale apparaît d'autant plus légitime que le cinéma est au centre de la politique de diversité culturelle défendue par tous les gouvernements français, de droite ou de gauche, dans les instances européennes comme dans les négociations internationales .
Ce rapport n'est donc ni le premier ni le dernier
qu'une commission parlementaire aura consacré au sujet
. Il
partage d'ailleurs une bonne partie des analyses des rapports qui l'ont
précédé, et notamment des plus récents d'entre eux
(le rapport Cluzel pour le Sénat, le rapport Rogemont pour
l'Assemblée Nationale), - qu'il s'agisse des résultats
obtenus ou des dérives constatées.
Il s'en distingue cependant sur deux points : son diagnostic est plus pessimiste ; les mesures sur lesquelles il débouche sont plus radicales .
Le contexte s'est en effet récemment dégradé : La place prise dans la production, la distribution, et l'exploitation des films par des grands groupes de communication soumis à une forte pression des marchés financiers, s'avère constituer un nouveau facteur de fragilité pour le cinéma.
Les polémiques qui avaient suivi les déclarations de Jean-Marie Messier sur « la fin de l'exception culturelle française », traduisaient les inquiétudes des professionnels face au risque d'une remise en cause unilatérale des engagements ce Canal+ vis à vis du cinéma français. Ces inquiétudes se doublent désormais des incertitudes sur l'avenir même de Vivendi Universal et de ses filiales.
Les difficultés de Vivendi, aussi médiatiques soient-elles, ne doivent cependant pas masquer ce que cette crise a de général : Ce n'est pas un hasard si elles se sont manifestées à peu près en même temps que l'effondrement du groupe Kirch en Allemagne, la faillite d'ITV Digital en Grande Bretagne, ou les contre performances d'AOL Time Warner et de Disney aux Etats Unis. Aucune de ces crises n'était due au cinéma. Toutes auront des conséquences sur son économie.
Les perspectives ouvertes par le développement d'Internet à haut débit avaient en effet conduit à des alliances, puis à des fusions, entre opérateurs de réseaux et opérateurs de contenus. La mise en oeuvre de ces « stratégies de la convergence » s'était accompagnée d'acquisitions coûteuses destinées à assurer à chacun des groupes ainsi constitués, sur ses domaines d'intervention prioritaires, la masse critique considérée comme indispensable pour peser sur le marché.
Le cinéma apparaissait, dans ces stratégies, comme un produit d'appel pour constituer et fidéliser des « parcs d'abonnés ». La rentabilité des investissements à engager dans ce secteur était dès lors à envisager globalement en prenant en compte l'ensemble de l'activité commerciale que la diffusion de films était susceptible d'induire dans les portails de la nouvelle économie : les 4,5 millions d'abonnés de Canal+ devenaient dans ce schéma autant de clients potentiels d'un gigantesque supermarché virtuel allant du téléphone portable, à l'Internet rapide et au téléachat.
La remise en cause, temporaire ou durable, de ce modèle a obligé les groupes concernés à revoir leurs politiques en fonction des exigences de rentabilité financière de leurs actionnaires. Par un phénomène de vases communicants, l'évolution de leurs engagements dans le cinéma devient désormais tributaire des déficits générés par leur endettement dans d'autres secteurs, ou de l'effondrement en bourse d'une partie de leurs actifs.
Cette conjonction ne peut que déboucher sur des tensions croissantes dans le financement du cinéma français. L'infléchissement des ressources disponibles pour la production devrait certes être progressif et d'une ampleur relativement limitée, mais la perception qu'en auront les producteurs sera amplifiée pour deux raisons :
La première est que le redéploiement des investissements des chaînes privées au profit des films plus commerciaux susceptibles d'être diffusés en première partie de soirée, déjà largement engagé, réduit les masses financières disponibles pour d'autres catégories de films.
La seconde est que, porté par les facilités financières et les bons résultats du cinéma français au cours de la dernière période, le nombre des projets proposés aux chaînes (notamment à Canal+) continue à augmenter, rendant plus difficile le financement de chacun de ces projets pris isolément
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La réflexion sur l'avenir du dispositif financier et réglementaire sur lequel s'appuie le cinéma français, engagée par le CNC à la demande du gouvernement et des professionnels, était indispensable et urgente.
Un accord assez général existe sur le principal enjeu de la réforme à engager : préserver et mieux valoriser le potentiel de création et de production qui s`est constitué, en France, autour du cinéma.
Les questions de financement étant au centre de l'inquiétude des professionnels, un premier ensemble de propositions a porté sur l'élargissement et la diversification des financements encadrés existants, de manière à compenser l'infléchissement attendu des apports de la télévision, voire à accroître les ressources disponibles. La taxation de l'édition vidéo, la mise en place de nouvelles incitations fiscales, ou la création de fonds de soutien régionaux, vont dans ce sens.
Cette voie est naturellement à explorer. Mais il serait dangereux de se limiter à des mesures financières qui, après avoir dans un premier temps masqué les difficultés, rendraient à terme la crise plus brutale.
Les questions de financement ne sont en effet que le révélateur des problèmes croissants auquel le cinéma français va se trouver confronté.
* 34 Le déficit commercial de l'Europe en matière audiovisuelle qui représente aujourd'hui plus de 8 milliards d'euros, a augmenté de 45% en quatre ans.
* 35 Les services de la concurrence de la Commission considèrent que ces obligations sont de nature à introduire des distorsions de concurrence « lorsqu'elles ne comportent pas une compensation raisonnable pour les organismes concernés ».