CHAPITRE IER -- L'ÉVOLUTION DU TRANSPORT DE FRET ET LES POUVOIRS PUBLICS
Le désintérêt relatif des pouvoirs publics français pour le transport de marchandises par rapport à celui des voyageurs ne date pas d'hier, encore que cette assertion mérite d'être nuancée pour ce qui est du passé un peu éloigné. De la mise en service du Canal de Briare en 1650 au plan Freycinet de modernisation et de développement des réseaux fluviaux en 1879, la voie d'eau, en tant qu'infrastructure, a longtemps été l'objet de toutes les attentions de l'Etat ainsi que l'atteste la citation bien connue de l'Empereur Napoléon 1 er : « Ce ne sont point de palais ni de bâtiments que l'Empire a besoin, mais bien de canaux et de rivières navigables ».
De fait, au milieu du XIX e siècle, la voie d'eau occupait la seconde place dans le transport intérieur de marchandises (36 %) derrière (déjà) la route (54 %) et le chemin de fer (10 %).
Une dizaine d'années plus tard, la voie ferrée assurait près de 60 % du transport de fret (tandis que la voie d'eau régressait à moins de 20 % de part modale).
Au moment de la mise en oeuvre du plan Freycinet, les contributions respectives du fer et du mode fluvial au trafic intérieur de marchandises étaient de 68 et de 14 % ! (18 % pour la route).
En réalité, les logiques du marché ont toujours fini par prévaloir en dépit de la volonté intermittente (on pourrait dire les velléités) de rééquilibrage manifestée par l'autorité publique.
On oublie souvent que dans les années 1860-1880, la voie fluviale française fut soumise à une concurrence « acharnée » de la part des compagnies de chemins de fer.
Cette « guerre des prix » fut principalement à l'origine du déclin relatif de la voie d'eau.
La suprématie ferroviaire va perdurer jusque dans les années 1960 au cours desquelles on relevait encore plus de 60 % de part modale pour le chemin de fer contre moins de 30 % pour la route ; la voie d'eau se « préservant », alors, environ 10 % du marché.
A partir du début des années 1970, la route dépasse le chemin de fer (50 % de part modale pour le transport routier contre 40 % pour le ferroviaire en 1975) puis « grignote » irrésistiblement le marché pour assurer, on le sait, environ 75 % du trafic en 2000.
La voie d'eau passera, quant à elle, de 6 % de parts de marché en 1980, à 4 % en 1990 puis à moins de 3 % au tournant du siècle.
Toutes ces données sont citées en pourcentages de tonnes/km parcourues.
De même que dans le cas de l'ascendant pris par la voie ferrée sur le mode fluvial dans les années 1860, c'est, à l'évidence, l'évolution relative des prix du fret transporté par les différents modes (on pourrait, d'ailleurs, dire l'évolution du « fret » puisque ce terme désigne à la fois la « cargaison » et le « prix du transport ») qui a suscité la mainmise quasi exclusive de la route sur le transport intérieur de marchandises et son actuelle hégémonie.
Ce phénomène a, au demeurant, caractérisé l'ensemble des grands pays de l'Europe occidentale qui ont vu le chemin de fer perdre, en trente ans, environ 30 points de parts de marché sur le fret.
Les autres facteurs souvent mis en avant (comme les ruptures de charge « inévitables » des modes ferroviaire et fluviaux contrastant avec la parfaite « capillarité » du mode routier alors qu'à l'époque de la « compétitivité ferroviaire », par exemple, des voies ferrées de traverse aboutissaient dans les fabriques !) ont pu, évidemment, jouer leur rôle dans les transferts modaux mais surtout de par leurs conséquences en termes de coûts de transport.
Tout a été dit sur le facteur « temps » et sur l'éventuelle relation de cause à effet entre les nouvelles pratiques logistiques et industrielles du « just in time », des « flux tendus » ou du « zéro stock » et le quasi-monopole de la route actuellement constaté dans le transport de marchandises.
Les substitutions modales intervenues depuis 150 ans montrent que l'argument, fréquemment mis en avant, de la « non-substituabilité » des différents modes de transport pour justifier, en particulier, le prétendu déclin irréversible de la voie d'eau, est à utiliser avec précaution.
De fait, sur des périodes relativement longues, les opérateurs modaux se sont bien substitués les uns aux autres et pour ce qui est de la période actuelle, les lignes fluviales « conteneurisées », en pleine expansion, démontrent, s'il en était besoin, que la « pertinence » de la voie d'eau n'est pas cantonnée aux pondéreux et aux matériaux de construction !
Votre rapporteur évoquait, au début de son exposé, le « désintérêt relatif » des pouvoirs publics pour le transport des marchandises avant de nuancer son propos. En fait, cette constatation -qui s'appuie sur la comparaison de l'attention portée par les pouvoirs publics au transport de voyageurs par rapport à celle dont a bénéficié le fret- vaut, plus particulièrement, pour les trente dernières années au cours desquelles si politique des transports il y eut, ce fut bien une « politique des voyageurs », certes stimulée par les belles réussites technologiques des lignes ferroviaires à grande vitesse qui ont incontestablement contribué au confort des usagers, au rayonnement international de notre pays et à ses performances exportatrices (seul le Japon et son « Shinkansen », mis en service dès 1964, nous a sans doute égalés dans cette technologie !).
Comme on le sait, l'essentiel du chiffre d'affaires « grandes lignes » de la SNCF est le fait des TGV (qui ne représentent pourtant que 2 000 km sur les 24 000 km du réseau) tandis que de nombreuses régions françaises attendent toujours avec impatience l'achèvement d'un programme complémentaire que l'on peut évaluer (compte non tenu des TGV Est Européen, Rhin-Rhône et Lyon-Turin) à environ 70 milliards de francs, soit 10, 7 milliard d'euros.
Ce n'est pas ici le lieu de porter un jugement sur ce que l'on pourrait appeler la politique du « tout TGV » que les pouvoirs publics ont voulue et encouragée, dans le domaine ferroviaire, répondant, en cela, à une « attente forte » de la part des usagers et des élus. Il s'agit, tout au plus, de constater que l'Etat a su se laisser persuader de la pertinence d'un grand programme, même si cette implication publique n'a pas évité à l'opérateur un endettement considérable qui pèse toujours de façon préoccupante (compte tenu, notamment, des contraintes européennes imposées par le Pacte de Stabilité) sur le système ferroviaire en particulier et sur notre compte des transports en général.
De son côté, le fret a été, depuis trente ans, « abandonné » aux évolutions spontanées voire « sauvages » du marché, c'est-à-dire au mode de transport le plus compétitif et le plus « efficace » : la route.
Une étude utile serait à faire sur les multiples raisons d'un déclin ferroviaire auquel n'a échappé aucun pays de l'Europe de l'Ouest : « démission » des opérateurs privilégiant l'option « voyageurs », concurrence par les prix ou autres facteurs liés aux nouvelles politiques logistiques des chargeurs ?
Une chose est claire : de 1970 à 2000, le fer a perdu 30 points environ de parts de marché ; quant à la voie d'eau, en dépit de son faible coût (toujours sans équivalent, d'ailleurs, à l'heure actuelle sous réserve du fret maritime qui a enregistré, on le sait, une véritable « dégringolade » au cours des dernières années) et de ses multiples avantages en matière de sécurité, de fiabilité et de performances dans le domaine des économies d'énergie et de la préservation de l'environnement, elle n'a su résister vigoureusement que dans les pays de géographie et de profonde culture fluviales (Pays-Bas, Belgique) ou dans ceux dans lesquels le fleuve est étroitement et historiquement associé à l'activité du principal bassin industriel (la Ruhr).