36. Audition de M. Pierre Hubert, secrétaire général de l'Association internationale des sciences hydrologiques (11 juillet 2001)
M. Marcel Deneux, Président - Nous recevons cet après-midi M. Pierre Hubert, secrétaire général de l'Association internationale des sciences hydrologiques. Il est l'expert qui a été mandaté dans un premier temps par le Conseil général de la Somme puis a été associé à la mission Lefrou.
Le Président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Pierre Hubert
Nous écoutons votre exposé liminaire. Puis, nous serons amenés à vous poser des questions. Les membres de la commission ont en leur possession votre rapport.
M. Pierre Hubert - Je vous donne le rapport définitif.
M. le Président - Je vous remercie de l'avoir apporté.
M. Pierre Hubert - L'Association internationale des sciences hydrologiques est une association scientifique qui regroupe des hydrologues. Elle a été créée dans les années 1920, après la première guerre mondiale, à l'époque où la recherche scientifique internationale s'est organisée. Après un certain nombre de vicissitudes, liées notamment à la création du système des Nations-Unies après la deuxième guerre mondiale, cette association a été ramenée à un rôle purement scientifique d'édition d'ouvrages, d'organisation de conférences. Elle assume de moins en moins des tâches opérationnelles ou d'organisation de la recherche comme cela a pu être le cas entre les deux guerres. Je suis secrétaire général de cette association et également chercheur à l'Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris.
Je reviens sur la problématique de la vallée de la Somme. Il était d'abord question des causes. Je voudrais rappeler le problème des pluies (M. Pierre Hubert projette des « transparents » à la commission) . Cette figure a été abondamment montrée. Elle présente des séries relativement courtes. C'est d'ailleurs un point qu'il ne faut pas oublier, aussi bien dans le domaine de la pluviométrie que de l'hydrométrie. Il s'agit d'une leçon générale à tirer. Nous avons généralement trop peu de données. Cette situation a tendance à s'aggraver, aussi bien à l'échelle mondiale que nationale. Le recueil de données coûte relativement cher. Or les séries longues ont une valeur importante, notamment lorsque nous sommes confrontés à des problèmes. Nous devrions également les utiliser davantage pour la conception de l'aménagement du territoire.
On constate que l'année 2000 a été particulièrement humide à Abbeville. Je vous montre une autre figure. Le bassin de la Somme est vaste. De la même façon que Paris n'est pas la France, Abbeville n'est pas la Somme. On observe ainsi une grande variabilité dans l'espace des précipitations. Lors des dernières inondations de 1994 et 1995, les précipitations étaient très différentes selon la partie du bassin concerné. Ainsi, Abbeville avait reçu beaucoup d'eau alors que les autres parties du bassin avaient été relativement épargnées par les précipitations. J'ai réalisé, à partir d'un ensemble de trois pluviomètres, à Abbeville, Amiens et Albert, une moyenne des précipitations sur l'ensemble du bassin. On constate avec surprise que l'année 1999 a amené encore davantage d'eau sur le bassin que l'année 2000. Par conséquent, la dimension exceptionnelle des précipitations tient avant tout à la succession de deux années, qui sont de loin les plus pluvieuses. La précédente année comparable, c'est-à-dire 1975, était isolée. 1999 et 2000 ont donc été deux années particulièrement humides, qui se sont traduites par une augmentation importante du niveau des nappes. Le début de l'année 2001 a été particulièrement humide.
Cette figure rend compte de l'évolution du niveau de quelques puits de la région au cours des dernières années. On observe une augmentation considérable en 1999 et 2000 du niveau des puits, après une période relativement sèche qui avait débuté après 1995. A cet égard, on constate une grande variabilité, même si tous les puits ont des caractères communs. Chaque puits a tout de même sa spécificité. Il est donc nécessaire de mettre en place plusieurs points d'observation. 1999 et 2000 ont vu une augmentation considérable du niveau des eaux souterraines. Nous avons connu un hiver 2000-2001 extrêmement pluvieux, en particulier au cours des mois de mars et avril, après un petit répit en février.
J'en viens aux causes de l'inondation. Cette figure représente la rive gauche de la Somme au niveau de Mareuil-Caubert, avec une exagération des hauteurs par rapport aux longueurs. Pendant les deux dernières années et notamment pendant l'hiver 2000-2001, on a pu observer une élévation du niveau des nappes souterraines. A partir de septembre et pendant la période de l'hiver, lorsque l'infiltration intervient en raison de la baisse de l'évapotranspiration (l'évaporation dans l'atmosphère et la transpiration des plantes diminuent), l'élévation des nappes devient linéaire. Autrement dit, les effets sont plus ou moins proportionnels aux causes. La fin du mois de mars s'est caractérisée, de façon relativement généralisée dans le bassin, par l'affleurement des nappes souterraines en un certain nombre d'endroits : d'abord au voisinage des cours d'eau, mais aussi à la faveur de ruptures de pentes. Cet affleurement des nappes conduit à une exfiltration, c'est-à-dire un suintement en surface, qui correspond à un débit supplémentaire. Toutefois, ce n'est pas le phénomène le plus grave. Le plus grave est un changement du fonctionnement du système. Auparavant, l'eau des pluies s'infiltrait, rechargeait les nappes et rejoignait les rivières par un phénomène de dispersion. Brutalement, des surfaces deviennent suintantes et donc imperméables. Les surfaces sont alors comparables à du béton ou à une couverture métallique. Toutes les pluies ultérieures vont donc ruisseler et alimenter directement les rivières. C'est ce qui s'est passé à la fin du mois de mars. Les mois de mars et d'avril ont été très pluvieux. Toutes ces pluies, sur de larges portions du bassin, ont rejoint très rapidement le réseau hydrographique, par ruissellement superficiel et à la faveur de création de nouvelles sources.
Le réseau hydrographique s'est révélé relativement incapable d'évacuer dans de bonnes conditions ces débits vers l'exutoire. Ce croquis est une reproduction de la carte Michelin de la région d'Abbeville. On pourrait faire un commentaire assez semblable pour la région d'Amiens. Les rivières s'écoulent la plupart du temps dans deux lits emboîtés : un lit mineur, où elle s'écoule la plupart du temps, et un lit majeur. Pendant des temps qui peuvent être très brefs et espacés, ces rivières sortent de ce lit mineur et envahissent un lit majeur. On distingue très clairement ce lit majeur en amont d'Abbeville, qui est d'ailleurs marqué par des affleurements et des étangs. Au cours des années, des décennies, et même des siècles, l'occupation de la vallée s'est traduite par des obstacles à l'écoulement (les routes par exemple). Les deux quartiers d'Abbeville les plus touchés ne sont pas dans le centre historique de la ville, qui est situé en bordure sur la rive droite et qui s'est développé à l'écart du lit majeur de la rivière. Les zones les plus touchées par les inondations sont les quartiers des Planches et du Rouvroy, qui forment de véritables barrages faisant obstacle à l'écoulement. La ville d'Amiens est elle-même un barrage. Elle occupe le lit majeur de la Somme. Au cours des années, un certain nombre de canaux, qui existaient dans la ville, ont été comblés pour favoriser l'aménagement urbain. A travers des centaines et des milliers d'actions de ce genre au cours des siècles, la capacité du lit majeur a été diminuée et il s'est retrouvé incapable d'évacuer les débits vers la mer. Cette notion d'évacuation a bien évidemment été évoquée par un grand nombre d'intervenants et d'acteurs. Je pense qu'il y a eu un accès de fixation sur le canal maritime et le débouché de Saint-Valéry, qui ont finalement très bien joué leur rôle. Le canal a connu quelques petits débordements. Toutefois, c'est en amont que les difficultés d'écoulement et de transmission ont été les plus importantes.
Une des principales leçons pour les années à venir est la nécessité de redonner un lit majeur à la Somme. A travers de très nombreuses actions, il s'agit de favoriser les écoulements. Des problèmes au niveau du canal maritime pourraient se faire jour. Toutefois, j'estime qu'il s'agit de la région la moins sensible du bassin. Il aurait mieux fallu que les bas champs soient inondés, plutôt que les zones habitées. Cet effort de restitution de l'écoulement, qui est présent dans l'esprit de nombreux élus locaux, risque d'être réalisé de façon désordonnée et quelque peu sauvage. On peut donc craindre que se crée une machine à exporter les problèmes. La principale leçon est certes la nécessité de restituer les capacités d'écoulement. Toutefois, il convient de mener cette restitution de façon coordonnée. Or cela nécessite la mise en place d'institutions et de programmes. Je pense en particulier à un schéma d'aménagement et de gestion du bassin de la Somme. Un schéma départemental d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) a déjà permis des avancées, qui devront certainement être revues à la faveur de ces évènements. La période actuelle, qui a fait naître douloureusement une conscience de bassin, doit être mise à profit pour agir.
Pour en revenir à un domaine plus technique, j'ai essayé d'analyser la fréquence en termes de durée de retour. Cette notion est assez parlante, même s'il convient de s'en méfier. En effet, une durée de retour n'implique pas du tout une idée de régularité. Il s'agit toujours d'un phénomène aléatoire, avec des durées moyennes de retour. On peut constater deux phénomènes très importants et très proches, pour ensuite ne rien observer pendant très longtemps. Les deux grandes crues de la Loire en 1846 et 1856 sont un exemple très caractéristique. Elles étaient qualifiées de centennale. Or on n'a pas constaté de phénomène similaire depuis cette date. Dans le cas de la Somme, la succession de trois hivers (1999, 2000 et 2001) marqués par des inondations est un phénomène extrêmement rare. A la lumière de la courte période d'enregistrement dont j'ai pu disposer, je chiffrerais le temps de retour à plusieurs siècles. Je ne veux pas donner de décimales parce que ce serait donner l'idée qu'il existe une précision. Or ce n'est pas le cas. A partir de la série collectée par la DIREN sur une période d'une quarantaine d'années, on s'aperçoit que le débit de la Somme (environ 110 m 3 à Abbeville en période de pointe et environ 80 m 3 en termes de débit moyen) n'apparaît pas comme extraordinaire. En effet, le débit cinquantenal, calculé à partir des lois habituelles, se situe dans une fourchette de quatre-vingt à cent m 3 . La différence entre la rareté du phénomène météorologique et l'apparente banalité du débit réside précisément dans l'inondation, qui provient d'un débit de vingt à trente m 3 supplémentaires à Abbeville.
Le dernier point sur lequel je voudrais insister, dans cet exposé préliminaire, est le suivant. J'ai réalisé un modèle de comportement du bassin depuis 1988. Il m'a permis d'introduire une grandeur synthétique, que j'ai appelée le stockage et qui représente à peu près la quantité d'eau présente dans les nappes. Cette quantité permet d'estimer assez mécaniquement le débit de la Somme. On reproduit les grands mouvements des eaux du sous-sol depuis une vingtaine d'années. On retrouve bien les épisodes de 1994-1995 et des trois dernières années. A partir de ces données, on peut essayer d'anticiper le futur, au moins à court terme. Cette figure représente tous les tarissements des quinze dernières années. On constate que toutes les années sont très semblables en termes de tarissement. Cela donne un aperçu de ce qui se passera dans les prochains mois. Il n'y aura pas de recharge des nappes en juillet et en août. On atteindra donc un niveau minimum en septembre, voire en octobre. Le niveau des nappes sera ainsi comparable à celui de l'an dernier et atteindra un des plus hauts niveaux jamais obtenus. La région sera donc dans un état de relative vulnérabilité, si des précipitations comparables à celles de l'hiver dernier interviennent. Les évènements des derniers jours sont précisément le reflet de cette extrême sensibilité et doivent inciter à la vigilance. Compte tenu des analyses statistiques menées sur les variations de niveau de la nappe, on pense que la probabilité d'atteindre l'hiver prochain ce plus haut niveau tourne autour de 20 %. C'est donc loin d'être une certitude. Mais c'est loin d'être négligeable. L'autre point sur lequel je voulais insister concerne la nécessité de regroupement des données. Des données sont recueillies par différents organismes : la DIREN de Picardie pour les affluents de la Somme, Météo France, le BRGM. Contrairement à ce qui a pu être dit ici ou là, ces données ne sont pas secrètes. Les données du BRGM, relatives aux eaux souterraines, sont disponibles gratuitement sur Internet et distribuées par l'Agence de Bassin. Les données de Météo France et des DIREN sont également accessibles par Internet, mais moyennant un paiement. Ce problème des données recueillies par des services publics et vendues à des tiers dépasse largement mon domaine d'intervention. Il est tout de même nécessaire que ces données soient réunies. Elles offrent des possibilités de prévision à court et moyen terme, qui devraient être exploitées. Chaque service, qui a dû constater la rareté de certaines séquences météorologiques et le caractère extraordinaire des remontées de nappes, n'est pas tenu d'agir en conséquence. Il n'existe pas de procédure d'alerte ou d'avertissement. Météo France peut délivrer un bulletin d'alerte météorologique, lors de précipitations ou de vents exceptionnels. Toutefois, il n'y a rien de semblable lorsque Météo France constate que le cumul des précipitations au cours d'une certaine période est important. Il faut donc faire un effort dans ce domaine. La préfecture a organisé, il y a une dizaine de jours, une réunion, qui a regroupé les différents producteurs de données. Il est ainsi prévu de mettre en place un organisme de collecte des données.
M. le Président - Je vous remercie pour cet exposé.
M. Pierre Martin, Rapporteur - Monsieur le secrétaire général, à la lumière de vos propos, vous n'êtes pas spécialement optimiste pour la prochaine période hivernale. On le comprend. Il faudrait donc essayer d'engager le plus vite possible des travaux qui puissent augmenter notre optimisme. Des communications existent entre les différents bassins. Pouvez-vous nous dire comment s'effectuent ces transferts entre les différents bassins ? Pouvez-vous également nous dire si des transferts ont eu lieu ? En l'occurrence, les informations dont nous disposons démontrent que des transferts auraient eu lieu. On parle évidemment en m 3 . Toutefois, il existe une grande différence entre deux et quatorze m 3 . Compte tenu du fait que la nappe phréatique était à son sommet, toute goutte supplémentaire était une cause de ruissellement et d'inondation.
M. Pierre Hubert - Je pense que vous voulez parler des communications entre le bassin de la Somme et les bassins voisins. Il existe effectivement des possibilités d'échange d'eau entre les bassins. Ces connexions ne sont pas conçues pour échanger entre les bassins, mais pour alimenter les biefs de partage, notamment avec le canal du Nord. Ces connexions, notamment les écluses autour de Sormont, sont équipées de pompes dont la capacité est de l'ordre de deux à trois m 3 /seconde, afin d'alimenter les biefs de partage. Leur régime dépend des périodes de l'année. Il ne me semble pas qu'il y ait eu un fonctionnement anormal. Les débits impliqués, qui s'annulent à l'échelle journalière, ne peuvent pas avoir affecté les débits de la Somme. Nous sommes dans une gamme de volume et de débit d'eau de l'ordre du mètre seconde, par rapport à un débit de la rivière de cent mètres cubes par seconde. Les ordres de grandeur ne sont donc pas comparables.
M. Michel Souplet - Vous avez dit que plusieurs obstacles sont à faire disparaître afin de dégager plus rapidement les eaux en amont d'Abbeville, en particulier entre Abbeville et Amiens. Quelles seraient alors les conséquences, en termes de mètres cubes supplémentaires par seconde, pour Abbeville ?
M. Pierre Hubert - L'absence d'accumulation d'eau sur le bassin aurait dû amener un débit supplémentaire d'une trentaine de m 3 /seconde à Abbeville. Nous aurions dû avoir un débit de pointe de l'ordre de 140 m3/seconde, au lieu des 110 m 3 /seconde qui ont été constatés.
M. le Président - Comment avez-vous procédé pour réaliser ce rapport ? Avez-vous mené une enquête sur le terrain ? Avez-vous eu accès à des comptes-rendus, des photographies ?
M. Pierre Hubert - J'ai rédigé essentiellement mon rapport à partir de données. Je me suis également rendu sur le terrain, de l'amont à l'aval de la Somme, au moment où l'inondation était à son paroxysme.
M. le Président - Vous êtes plutôt indulgent par rapport à l'entretien des berges et à l'absence de curage. Avez-vous constaté de visu ces travaux exécutés ou non exécutés, ou vous êtes-vous fié aux seuls rapports de la DDE ?
M. Pierre Hubert - Je me suis fié aux rapports de la DDE. Toutefois, je me suis surtout intéressé aux chiffres en termes de bilan. J'ai ainsi réalisé des calculs sur les entrées et les sorties d'eau. J'ai essayé de voir la façon dont s'équilibraient ces entrées et ces sorties d'eau. Comme l'a souligné notamment M. Alain Gest, président du Conseil général, lors d'une émission télévisée, il est probable que certaines parties du canal mériteraient un meilleur traitement. Toutefois, il existe peut-être un certain nombre d'illusions quant aux capacités supplémentaires qu'on pourrait apporter au canal. En effet, le canal est tout de même extraordinairement contraint par un profil et par des écluses. De toute façon, les débordements étaient inévitables. Le canal ne peut pas évacuer 130 m 3 d'eau par seconde. Il n'a pas été capable d'évacuer correctement une centaine de m 3 . J'ai été frappé par cette absence de capacité d'écoulement en dehors du canal. Je pense qu'il s'agit de l'origine principale des évènements. J'ai travaillé pendant un mois et demi sur le terrain. J'ai eu peur, en allant voir chaque problème rencontré ici ou là sur le canal, de perdre de vue la dimension stratégique de l'aménagement du bassin. En l'occurrence, il s'agit de favoriser des capacités d'écoulement coordonnées
M. Michel Souplet - Lors des précédentes auditions, on nous a expliqué que nous manquions d'outils fiables pour prévenir suffisamment tôt les crises. On nous a également indiqué que la Picardie était aujourd'hui un peu mieux équipée. Ainsi, on pourrait prévenir les populations quinze jours plus tôt de la remontée des nappes phréatiques. Cela nous donne un petit laps de temps pour agir. Nous n'avons pas la prétention de prendre tout de suite des mesures définitives. Néanmoins, quelles seraient les mesures, même provisoires, à mettre en place d'ici l'hiver prochain pour éviter de retrouver la même situation en cas d'automne très pluvieux ? Je prends un exemple. On s'est aperçu, à partir de photographies aériennes, qu'il existait des goulets d'étranglement dans le quartier des Planches. L'armée a fait sauter certains de ces goulets d'étranglement. D'autres goulets d'étranglement pourraient être détruits d'ici à l'hiver. Si on procède de la sorte, l'écoulement sera plus rapide. Cela permettra d'éviter une nouvelle inondation du quartier des Planches. Néanmoins, l'eau s'écoulera jusqu'au bout de la somme, vers Saint-Valéry. Dans ces conditions, comment évacuer l'eau rapidement ? Des pompes ont été mises en place, mais elle n'ont eu qu'un impact marginal. Elles servaient davantage à montrer à la population que les autorités agissaient. Que peut-on faire pour éviter de se retrouver dans la même situation ?
M. Pierre Hubert - Je pense déjà que le fait que certains quartiers ne soient plus inondés est déjà un gain important.
M. Hilaire Flandre - Sauf si cela contribue à une aggravation en aval de la rivière.
M. Pierre Hubert - L'aval, en l'occurrence, est quand même beaucoup moins vulnérable. Il existe notamment en aval des capacités d'épandage de crues. Je pense notamment aux bas champs de cette région. Certes, il existe également des habitations en aval. Toutefois, un équilibre doit être trouvé. On peut envisager des aménagements spécifiques pour protéger les habitations ou encore le déplacement de certaines maisons. Il s'agit d'imaginer un aménagement intégré du bassin de la Somme . Néanmoins, quels que soient les efforts réalisés, il existera toujours un risque de dépassement. Les conséquences de ce dépassement doivent être intégrées dans les plans. On doit identifier les points les plus faibles du dispositif. On peut même les créer afin que l'inondation ait lieu dans des endroits choisis. Cette démarche a été théorisée par le Cemagref, à travers une méthode qui s'appelle « Inondabilité ». D'une manière générale, on sait assez bien caractériser, en termes de probabilité, ce qu'on appelle l'aléa hydrologique. Par contre, on est beaucoup plus désarmé en matière de vulnérabilité. La méthode développée par le Cemagref consiste à caractériser dans les mêmes termes de probabilité la vulnérabilité. Quels évènements la société peut-elle accepter ? Accepte-t-on par exemple qu'une prairie soit inondée en moyenne une fois tous les deux ans ? Accepte-t-on qu'une usine de composants électroniques ou une habitation soient également inondées tous les deux ans ? Non, certainement pas. Il s'agit finalement de caractériser la demande sociale en termes de protection. Il s'agit d'accorder par des aménagements les aléas observés et la vulnérabilité de chaque zone. Certains obstacles de la vallée de la Somme peuvent provoquer des écoulements et des inondations dans des endroits tout à fait acceptables par la société.
M. Michel Souplet - Trente m 3 supplémentaires par seconde à Abbeville, cela représente tout de même 2,6 millions de m 3 par jour. Ce n'est pas rien. Les conseillers généraux nous disaient tout à l'heure qu'ils disposaient d'une superficie de quarante hectares sur deux mètres, soit 800.000 m 3 . Cela ne représente même pas un quart de jour.
M. Pierre Hubert - Tout à fait. C'est pour cela que les exercices de bilan de volume sont nécessaires. La quantité d'eau qui a provoqué l'inondation est de l'ordre d'une centaine de millions de m 3 .
M. le Président - Vous avez évoqué des modèles réalisés à partir d'études du Cemagref et d'autres organismes. Est-on déjà passé à l'application de ces modèles dans certaines régions françaises ?
M. Pierre Hubert - Oui. Des applications d'inondabilité ont déjà été effectuées. Des études ont ainsi été réalisées dans le bassin Rhône-Méditerranée-Corse. La dimension de vulnérabilité exige un grand travail de consultation. Il n'appartient pas à un hydrologue de réaliser ce type de calcul à partir de cartes topographiques et de relevés hydrologiques. La vulnérabilité doit être a priori déterminée par les intéressés eux-mêmes.
M. le Président - La Somme aurait donc intérêt à se doter d'études de ce genre.
M. Pierre Hubert - Tout à fait.
M. Jean-François Picheral - Monsieur Hubert, nous vous remercions pour cet excellent exposé, très technique. Nous avons passé notre matinée à écouter d'autres intervenants, qui n'ont cessé de nous parler de délestage. Que pensez-vous du délestage de canaux divers, qui aurait expliqué l'aggravation du phénomène que nous avons vécu ? Que pensez-vous de ces problèmes de délestage ?
M. Pierre Hubert - Je saisis mal le terme même de délestage.
M. le Président - Il s'agit du délestage du canal du Nord, de l'Oise.
M. Jean-François Picheral - En quatre endroits différents.
M. le Président - Tous ces moyens de communication entre le bassin de la Somme et l'Oise existent. Un certain nombre de témoins affirment que la Somme a été remplie par un phénomène de délestage. Ils estiment qu'il s'agit d'une cause de l'inondation.
M. Pierre Hubert - Je comprends. Une fois de plus, il est question de ces transferts. Je me fais l'avocat du diable. Si l'organisme Voies Navigables de France avait eu véritablement l'intention de nuire, cela n'aurait amené que quatre à cinq m 3 /seconde dans la Somme.
M. Michel Souplet - Ce matin, à partir des photographies, on pouvait identifier quatre endroits de délestage qui donnaient trois à quatre m3/seconde.
M. le Président - Noirrieu et Epenancourt n'ont pas de pompes. Ils peuvent débiter. Toutefois, personne ne contrôle. On ne sait pas contrôler une fenêtre ouverte.
M. Hilaire Flandre - Cela vient du canal. Cette eau du canal n'est pas venue toute seule. Il a fallu la pomper pour la mettre dedans.
M. Pierre Hubert - Je reviens sur le problème du déversoir d'Epenancourt. Avant la construction du canal, la Somme recevait trois affluents : l'Allemagne, la Beine et l'Ingon. Ils ont été coupés par le canal. Assez logiquement, ils se déversent dans le canal du Nord. Pour éviter un débordement du canal, notamment en période de hautes eaux, un déversoir a été mis en place. J'en ai une photo ici.
M. le Président - Effectivement, il y a une photographie d'Epenancourt. dans le rapport. Avez-vous pu approfondir cette question qui est plus qu'une rumeur ? Certaines personnes disent que le déversoir d'Epenancourt a été ouvert dès le mois de janvier.
M. Pierre Hubert - Ce déversoir n'est pas capable de débiter plus de deux ou trois m 3 /seconde. Quand je me suis rendu sur le terrain, il devait débiter un ou deux m3/econde. A cet égard, il est dommage qu'il n'y ait pas de moyens de comptage qui permettraient de répondre complètement à ces rumeurs.
M. Jean-François Picheral - Ce matin, un intervenant a attiré notre attention sur l'importance de la question du délestage. Or vous nous rassurez de ce côté-là.
M. Pierre Hubert - Je déplore que nous n'ayons pas les moyens de déterminer très précisément le débit du déversoir. Pour autant, il n'y a aucune hésitation à avoir. Il est certain que le débit de ce déversoir est tout à fait mineur dans le bilan hydrologique de la Somme. On l'a d'ailleurs constaté à la fin de la période, lorsqu'un pompage a été organisé au Nord et au Sud, au maximum des capacités, c'est-à-dire avec un débit de trois à quatre m 3 /seconde. En l'occurrence, l'effet de ce pompage n'a pas été très visible.
M. Michel Souplet - Il est vrai que les photographies ne permettent pas de déterminer les débits. Toutefois, des photographies et des vidéos ont été prises à l'improviste par des habitants à cette période. D'ailleurs, à chaque fois qu'ils demandaient des renseignements, les autorités restaient muettes. Cela laisse supposer que certains ont voulu cacher des évènements. Les photographies que nous avons vues montrent que le débit était bien supérieur à un m 3 /seconde. Elles montrent des flots d'eau. On ne se rend pas compte du volume. Ce n'est pas facile d'évaluer précisément.
M. le Rapporteur - Monsieur Hubert, vous nous dites que ces quelques m 3 /seconde sont marginaux.
M. Pierre Hubert - J'ai dit que s'il y avait une volonté de nuire, le débit maximal serait de l'ordre de quelques m 3 /seconde.
M. le Président - Toutes possibilités réunies, le débit serait de l'ordre de cinq à sept m3/econde.
M. Pierre Hubert - C'est vraiment le maximum qu'on puisse atteindre.
M. le Rapporteur - Vous dites également qu'il est naturel que les trois affluents dont vous parlez reviennent dans la Somme, puisqu'il s'agissait d'affluents naturels de la Somme. A partir du moment où il était constaté que la nappe phréatique était à son maximum, il fallait tenir compte de cet élément et dévier tout ce qu'on pouvait dévier ailleurs, afin de ne pas accentuer les risques dans la Somme.
M. Pierre Hubert - Il n'y a aucun moyen de les dévier ailleurs.
M. le Rapporteur - Pourtant, on a mis en place des pompes qui remontent dans le canal du Nord et renvoient l'eau plus loin.
M. Pierre Hubert - Le problème se posait à une époque où le niveau de l'Oise était lui-même assez élevé. Les seuls échanges d'eau intervenaient pour les besoins de la navigation.
M. le Rapporteur - Et la rigole du Noirrieu ?
M. Pierre Hubert - Je n'ai pas d'information sur cette rigole. Le déversoir d'Epenancourt permet à ces eaux, qui de toute façon ne peuvent pas sortir du bassin de la Somme sans la mise en oeuvre de moyens de pompage, de retourner dans la Somme dans de bonnes conditions, c'est-à-dire sans un débordement du canal.
M. le Rapporteur - Quand tout est plein comme cela a été signifié, tout mètre cube supplémentaire représente un risque.
M. Pierre Hubert - C'est vrai. J'ai parlé d'importation d'eau du bassin voisin. Il s'agit des eaux du bassin de la Somme. Elles transitent par le canal. Il vaut mieux qu'elles retournent à la Somme par un déversoir aménagé et contrôlé, même de façon artisanale. A cet égard, il serait tout à fait nécessaire de mettre en place des moyens de contrôle et de mesure plus efficaces. Cela coûterait sans doute un peu d'argent. Toutefois cela serait utile. En effet, c'est un sujet qui semble inquiéter un certain nombre de riverains et d'utilisateurs locaux.
M. Jean-François Picheral - Les représentants de Voies Navigables de France nous ont dit qu'ils avaient délesté parce que leurs propres canaux avaient débordé. Je crois qu'il faudra le faire préciser. Après le débat que nous avons eu ce matin, il semble nécessaire d'obtenir une explication du mutisme des responsables.
M. Pierre Hubert - Je répète ce que j'ai entendu. Dans l'état d'excitation qui régnait à l'époque, les fonctionnaires ne souhaitaient pas trop s'engager. Ils se retranchaient derrière leur hiérarchie.
M. le Président - Cette explication semble vraie.
M. Michel Souplet - Je ne voudrais pas mettre des gens en accusation. Néanmoins, il faut savoir s'il y a eu des retards, des petites erreurs, des hésitations qui ont pu...
M. le Président - S'ajouter à une complexité de problèmes.
M. Michel Souplet - Il est certain qu'il s'agit d'un cumul de problèmes.
M. le Président - La cause initiale est quand même la pluviométrie.
M. Pierre Hubert - J'en reviens à cette question des transferts. J'ai appris cette rumeur à la radio, et cela m'a fait bondir. Je ne savais pas qu'une semaine plus tard, j'allais être appelé à intervenir sur le terrain. Quand bien même l'Oise aurait été totalement vidée, cela n'aurait pas fait bouger la Seine d'un centimètre à Paris.
M. le Président - Ce n'est pas tout à fait vrai, dans la mesure où l'Oise, avec son confluent perpendiculaire, influence un peu le niveau de la Seine à Paris, ne serait-ce que de quelques millimètres.
M. Pierre Hubert - Non. Il suffit de regarder les courbes de remous. Le niveau de la Seine ne remonte pas.
M. le Président - Des études montrent pourtant que si le confluent était dans l'autre sens...
M. Pierre Hubert - Non. Si l'Oise était totalement vidée, la Seine ne bougerait pas à Paris.
M. Michel Souplet - Je ne comprends pas. Supposons que la débit de la Seine soit de cent m 3 à Conflans-Sainte-Honorine. Au-delà de Conflans-Sainte-Honorine, il est un tout petit peu supérieur à cent m 3 en raison du débit de l'Oise.
M. Pierre Hubert - Oui.
M. Michel Souplet - Si on coupait totalement le débit de l'Oise, le débit de la Seine serait tout de même plus rapide.
M. Pierre Hubert - Il y aurait des répercussions en aval. Mais Paris est trop loin pour qu'il y ait une influence.
M. Michel Souplet - J'habite Compiègne. Les ingénieurs des eaux du barrage de Compiègne nous expliquent, lorsqu'ils reçoivent l'ordre de fermer les barrages, qu'ils agissent de la sorte pour protéger Paris. Je leur avais fait la même réflexion : « Ce n'est pas possible puisque l'Oise se jette dans la Seine en aval de Paris ». Ils m'ont répondu : « C'est vrai. Mais si vous arrêtez le débit de l'Oise, le débit de la Seine devient plus rapide et le zouave du pont de l'Alma a de l'eau aux pieds beaucoup plus rapidement ».
M. Pierre Hubert - Cela se calcule très bien en hydraulique. C'est ce qu'on appelle des courbes de remous. Je voudrais insister sur le fait que Voies Navigables de France n'a aucune consigne par rapport à ces problèmes de gestion des risques dans les deux bassins. Suite à la catastrophe de l'Oise, une initiative de pompage en direction de l'Oise a été engagée. Ce n'est pas dans leur cahier des charges.
M. le Président - Nous n'en sommes pas sûrs. La protection de ces rives, voire de la région parisienne, nous a paru une contrainte qu'ils intégraient.
M. Pierre Hubert - Cela signifierait qu'ils auraient la charge du contrôle des niveaux dans toute la France.
M. le Président - Il y a tout de même une liaison entre ce bassin et le bassin de la Seine.
M. Pierre Hubert - Il y a une liaison qui est voulue pour les besoins de la navigation.
M. le Président - Il nous a semblé que ce n'était pas tout à fait séparé.
M. le Rapporteur - Evidemment, la navigation a une importance sur le canal du Nord et ses transferts. Si on avait arrêté totalement la navigation, n'aurait-on pas un peu diminué le risque ?
M. Pierre Hubert - Je ne pense pas.
M. le Rapporteur - Je vous pose une dernière question. Hier, nous avons eu la démonstration que le curage et l'entretien des berges avaient une énorme importance pour la gestion des marais de Haute-Somme. Vous semblez dire qu'au niveau de la Somme, le curage est presque superflu et que l'entretien des berges a un impact marginal. Or nous pensons que cela peut avoir une réelle importance.
M. Pierre Hubert - Je me suis peut-être mal exprimé. Je pense simplement que le curage du canal n'aurait pas changé grand-chose par rapport aux évènements de mars et avril. Il aurait amoindri les conséquences à la marge. Par rapport à des évènements plus habituels (comme les inondations de 1994-1995), le curage du canal et l'entretien des berges sont importants.
M. le Président - Monsieur Hubert, je vous remercie d'être venu. Nous continuons nos travaux. Le cas échéant, nous reprendrons contact avec vous pour préciser un point ou un autre avant la rédaction finale.