Audition de Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX,
Professeur de pathologie du
bétail
à l'École nationale vétérinaire de
Maisons-Alfort
(6 décembre 2000)
M.
Gérard Dériot, président
- Nous accueillons à
présent Mme Jeanne Brugère-Picoux, professeur de pathologie du
bétail à l'École nationale vétérinaire de
Maisons-Alfort. Je vous remercie d'avoir accepté de venir. Je rappelle
que vous avez également accepté que la presse et les
caméras assistent à votre audition.
Nous avons décidé de commencer par auditionner les scientifiques,
afin que chacun puisse faire le bilan de ses connaissances dans ce domaine.
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de
la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme
Brugère-Picoux
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Je vais brièvement vous
rappeler mon expérience concernant l'ESB. J'ai travaillé sur la
tremblante du mouton à l'époque où cette maladie
intéressait peu de monde. La maladie de Creutzfeldt-Jakob
intéressait seulement quelques personnes à l'hôpital
Saint-Louis. J'avais accepté de collaborer à un travail sur la
génétique de la tremblante du mouton. A l'époque, nous
commencions tout juste à comprendre que ces maladies avaient un double
déterminisme génétique et infectieux et à
identifier les facteurs génétiques en cause. Jean-Louis Laplanche
assurait cette étude génétique à la faculté
de pharmacie de Paris chez l'homme et chez le mouton. De mon côté,
j'enseigne depuis plus de 25 ans les aspects cliniques de la tremblante.
Lorsqu'en novembre 1987, la première publication sur l'ESB est parue,
nous avons commencé par considérer cela comme une
curiosité scientifique. Les cas se sont toutefois multipliés
dès le début de 1998, pour finalement atteindre le chiffre de 455
cas au mois de mai 1988 pour 10 à 13 millions de bovins. Ces chiffres
commençaient par conséquent à devenir inquiétants.
Les Anglais ont d'ailleurs très vite découvert que les farines
animales étaient à l'origine de ce problème. Ils les ont
interdites dès le mois de juin 1988. La même décision n'a
malheureusement pas été prise en France.
Je signale toutefois que dès le début de 1989, le
rédacteur en chef du Bulletin des groupements techniques
vétérinaires avait pris conscience de l'importance de l'ESB, et,
souhaitant une publication plus rapide d'un texte qui nous lui avions
confié, il l'avait proposé à la Dépêche
vétérinaire . Le responsable de cette revue n'avait toutefois pas
jugé pertinent d'accepter ce sujet qu'il estimait relever de la simple
curiosité scientifique.
J'ai néanmoins écrit un article sur l'encéphalopathie
spongiforme bovine (ESB) afin que les vétérinaires puissent
identifier la maladie au cas où celle-ci se développerait sur
notre territoire. Cet article est paru en décembre 1989 dans le Bulletin
de la Société vétérinaire pratique. Mes conclusions
étaient très simples. Je préconisais simplement de ne rien
importer d'Angleterre parce que cette maladie du cheptel britannique
menaçait le cheptel français. Dès cette époque,
nous mettions en avant le fait qu'il ne fallait pas exclure l'hypothèse
d'une zoonose, c'est-à-dire d'une maladie transmissible de l'homme vers
l'animal. Cette recommandation est toutefois restée au niveau du simple
avis scientifique.
Le nombre de cas a malheureusement continué à augmenter. La
première crise liée à l'ESB est survenue le
10 mai 1990. Les Anglais ne voulaient plus en effet que la viande de
boeuf soit servie dans les cantines scolaires. Un avis de l'Académie
vétérinaire de France a été rédigé
à l'époque par mon époux, professeur de physiologie
à l'École vétérinaire d'Alfort et
académicien. Cet avis signalait qu'il existait un risque potentiel pour
l'homme et recommandait la plus grande prudence quant aux importations de
produits bovins destinés à l'alimentation humaine ou animale.
Les scientifiques peuvent parfois se tromper. En effet, en 1995, nous nous
inquiétons du nombre de fermiers anglais atteints par la maladie de
Creutzfeldt-Jakob. Or, les quatre ou cinq fermiers anglais malades n'ont
été atteints que par la forme classique de cette maladie (forme
sporadique). Je me souviens avoir alors conseillé à mon
époux, chargé de préparer l'après-midi
« vétérinaire » des « Entretiens de
Bichat » , de suggérer aux médecins de
s'intéresser au problème des encéphalopathies, car on
pouvait pressentir que la crise était proche du fait de l'annonce de
deux cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob chez deux jeunes britanniques. Les
médecins avaient alors refusé en considérant que
c'était une histoire ancienne déjà traitée dans ce
colloque. L'Académie nationale de médecine s'est néanmoins
préoccupée de la situation en décembre 1995. J'ai
d'ailleurs été auditionnée par une commission sur ce
sujet. De leur côté, les Anglais, ayant découvert un risque
lié aux tissus lymphoïdes chez les jeunes bovins, avaient interdit
la vente et la consommation des intestins et des ris de veau des animaux
âgés de moins de 6 mois à partir de septembre 1994.
En France, nous avons continué à introduire des veaux anglais et
à appliquer des mesures différentes. Je dois dire que
j'étais profondément choquée par la situation. Je savais
en effet qu'il existait un risque infectieux important au Royaume-Uni et je
m'inquiétais des conséquences que cela pouvait avoir sur l'homme.
En février 1996, l'Académie nationale de médecine a
émis un avis concernant les mesures à prendre à
l'égard du veau anglais, en recommandant que les mesures de
précaution appliquées au Royaume-Uni le soient aussi en France
pour les veaux importés de ce pays
Tout le monde se rappelle évidemment la crise de mars 1996 avec
l'annonce de 10 cas de la nouvelle forme variante de la maladie de
Creutzfeldt-Jakob pouvant être liés à l'agent bovin.
Personne n'est cependant capable de connaître le nombre de cas
susceptibles de se déclarer dans les années à venir. Nous
en sommes aujourd'hui à 87 cas pour l'Angleterre, dont 5 sont
toujours vivants. Trois autres cas ont officiellement été
déclarés, deux en France et un en Irlande. Nous savons aussi
qu'un troisième cas français est actuellement en phase terminale.
Concernant le nombre de cas susceptibles de survenir dans l'avenir, il faut
savoir que la plus grande imprécision règne en la matière,
puisque les épidémiologistes nous présentent des nombres
variant de 2 à 6 chiffres. Il est toutefois certain que nous serons
confrontés à cette maladie pendant encore longtemps. En effet, le
temps d'incubation du Kuru, encéphalopathie spongiforme humaine
liée à un endocannibalisme rituel, dépasserait 45 ans et
il s'agit d'une contamination homme-homme. Du fait de la
« barrière d'espèce », nous savons que le
temps d'incubation dans le cas d'une première transmission de l'agent
d'une espèce donnée à une espèce différente
sera toujours plus long que lors d'une transmission ultérieure de cet
agent au sein de la même espèce. Si l'on est optimiste, il est
possible de se dire que ce temps d'incubation peut dépasser notre
espérance de vie.
Je suis cependant surprise du fait que nous ne parlions que des importations de
farines anglaises, en oubliant que d'autres produits bovins ont
été importés. En effet, à partir de 1988, les
importations des abats britanniques ont été multipliées
par 13 ou 15. Or, il pouvait s'agir d'une contamination directe pour l'homme.
En effet, ces tonnes d'abats importés ont pu contenir des
matières à risques spécifiés ayant un taux
infectieux important, comme la cervelle et la moelle épinière.
A ce propos, je vous conseille d'interviewer M. Kerveillant, qui était
vétérinaire à Rungis à cette époque et qui
fut le premier à tirer la sonnette d'alarme sur les risques liés
à de telles importations. Je rappelle que ces produits ont
été considérés à risque et interdits
à la vente en Angleterre à partir de novembre 1989. C'est
à cette époque que Monsieur a constaté que l'importation
de têtes de bovins britanniques ne s'était pas
arrêtée immédiatement pour autant sur notre territoire.
M. le Rapporteur
- Jusqu'à quelle date avons-nous importé
ces abats ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- L'importation de ces abats a
été interdite le 15 février 1990 en France, et en
mars de la même année pour l'ensemble de l'Europe. Durant deux
ans, un risque beaucoup plus important que celui lié aux importations
de farines a donc existé. La situation est par ailleurs la même en
ce qui concerne les importations à base de viande préparée
avec des abats. De plus, la France était le plus gros importateur
d'abats. Je dois dire que cette importation d'abats est beaucoup plus
importante que l'importation des farines.
Les responsables de la commission des toxiques des supports de culture du
Ministère de l'agriculture se sont toutefois inquiétés en
1991, lors de la publication de l'article de Paul Brown signalant qu'un agent
restait infectant après trois ans d'enterrement (100 fois moins). C'est
pourquoi ils ont demandé d'homologuer les engrais. J'ai fait partie des
experts qui ont été consultés à cette occasion. A
partir de 1992, les farines de viandes d'origine bovine auraient du être
interdites pour la fabrication des engrais. Je regrette toutefois qu'aucune
précaution n'est été prise à l'égard des
abats de veau anglais âgés de moins de 6 mois à cette
époque.
M. le Rapporteur
- A quelle utilisation étaient destinés
les abats à risque ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- J'ai beaucoup de mal à le
savoir moi-même. Certains affirment qu'ils servaient à la
fabrication des viandes hachées. Je n'en ai malheureusement aucune
preuve. Cela pourrait toutefois expliquer pourquoi des jeunes gens ont
été atteints. Cela m'inquiète énormément,
car je suis moi-même mère de famille. Je pense que la production
industrielle de viande hachée s'est peut-être effectuée
dans des conditions risquées. Il faudrait que les industriels acceptent
de dire s'ils utilisaient ou non de tels abats comme liants dans leurs
préparations.
M. le Rapporteur
- Le rôle de notre commission est
précisément de faire la lumière sur ce point. Pouvons-nous
connaître votre avis au sujet de la cosmétologie ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- L'industrie agroalimentaire a
été la première à interdire l'utilisation de
cervelles d'animaux. Les sociétés importantes étaient en
effet très conscientes de la perte de confiance du consommateur que
pouvait déclencher une campagne médiatique sur le problème
de la vache folle. Il est donc très important de savoir que des
précautions ont été prises en amont de toute
décision officielle.
L'industrie cosmétique s'est également inquiétée
très tôt. Les enjeux financiers dans ce secteur sont en effet
énormes. Il ne faut pas oublier que la cosmétologie vend avant
tout du rêve. Il était donc très important de ne pas briser
ce rêve en évitant de fabriquer un produit de luxe avec des
produits dangereux. Je suggère d'ailleurs que vous rencontriez quelques
responsables de l'Oréal. La fabrication de leurs produits a en effet
été profondément modifiée. Certains industriels de
ce secteur ont même privilégié l'emploi du poisson. Une
réelle prise de conscience du risque s'est donc opérée
dans le secteur. J'ajoute que l'emploi d'un produit cosmétique sur une
peau saine ne représente pas un danger, surtout si la matière
première n'est pas un tissu à risque puisqu'il ne s'agit pas de
protéines. De plus, pour que l'infection ait lieu au niveau de la peau,
il faudrait que celle-ci s'opère sur une plaie cutanée profonde,
saignante et à partir d'un agent infectieux très
concentré.
M. le Rapporteur
- Des études ont-elles été
réalisées sur le problème de la transmission
transcutanée ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Des expériences ont
été réalisées chez la souris et ont
démontré qu'il était plus facile de reproduire la maladie
par une scarification des gencives lors d'une infection par la voie orale. Il
me semble par ailleurs que des études ont été aussi
réalisées à partir de peaux saines chez des souris, sans
résultat. Celles-ci ont démontré que seul le
dépôt de prions sur une peau ayant eu des scarifications
permettait d'être contaminant. Je crois me souvenir que cette publication
de Taylor date de trois ou quatre ans.
M. le Président
- La concentration du prion était-elle
élevée ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- La concentration du prion
était en effet élevée, car il s'agissait de
vérifier s'il existait un risque transcutané.
M. le Président
- Messieurs, avez-vous des questions ?
M. Jean Bernard
- Comment la tremblante a-t-elle été
éliminée de Nouvelle-Zélande et d'Australie ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Je pense que ces pays
prétendent avoir éliminé la tremblante et qu'il est
difficile de vérifier si il n'existe pas de cas encore sporadiques.
L'élevage dans ces pays est en effet extensif. Je ne suis donc pas
certaine que l'intérêt des néo-zélandais et des
Australiens soit de vérifier systématiquement de quoi leurs
animaux sont morts. J'ajoute que dans les années 50, les mêmes
moutons britanniques avaient été envoyés en
Amérique du Nord, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Seul le
continent nord-américain admet ne pas avoir réussi à se
débarrasser de la tremblante. Je me souviens que cette question avait
déjà été posée en 1991 lors d'un
congrès sur les maladies à prions à Londres, et je peux
vous assurer que le scientifique britannique qui a répondu à
cette même question (David Westaway, alors de l'équipe de
Prusiner) doutait fortement du fait qu'il n'y ait plus de risque de tremblante
en Australie et en Nouvelle-Zélande. Nous n'en avons cependant pas la
preuve.
M. le Rapporteur
- Quelle est votre approche concernant
l'éventualité d'une troisième voie et la présence
de farine dans les engrais, ainsi que la durée que pourrait durer une
telle infection ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Je pense que nous devrons
certainement nous poser la question d'ici un an ou deux, si de nouveaux cas
apparaissent chez des bovins nés après la mise en place des
importantes mesures prises en 1996. Nous sommes actuellement à une
période charnière. Nous devons cependant rester optimistes et
espérer que ces mesures permettront à terme de diminuer le nombre
de cas d'ESB. Car si tel n'était pas le cas, il faudra alors se poser
des questions sur les éventuelles fraudes qui auront pu avoir lieu.
N'oublions pas aussi que, si la France a pris des super-mesures, tous les
autres pays européens ne l'ont pas fait. Les éleveurs
eux-mêmes reconnaissent qu'il leur est arrivé de se voir proposer
des aliments concentrés moins chers en provenance d'autres pays.
L'hypothèse de la transmission maternelle ne doit pas non plus
être écartée. Cette question est toutefois difficile. Une
étude américaine portant sur le mouton et une étude
anglaise portant sur plus de 600 veaux ont permis d'estimer que le risque de
transmission par cette voie pouvait atteindre 10 %. Cependant, l'exemple
du Kuru chez l'homme n'a jamais pu permettre de démontrer la
possibilité d'une telle voie de transmission. En ce qui concerne les
ruminants, Pattison a démontré dès la fin des
années 60 qu'il était possible qu'une contamination
s'opère via le placenta. Ses travaux ont été
publiés en 1972. Il a été ainsi pensé que la
tremblante du mouton pouvait demeurer pérenne dans les troupeaux
contaminés à cause d'une contamination de l'environnement par les
placentas. Rien n'a toutefois pu être démontré en ce qui
concerne les excréments et les farines de viande. Ces dernières
sont en effet utilisées dans les engrais. Je pense néanmoins que
le facteur de dilution est très important sur le sol. Il est
également possible que l'origine de la maladie animale soit parfois
génétique, avec des cas familiaux comme en médecine
humaine.
Vous pouvez constater qu'il existe de nombreuses explications permettant
d'illustrer l'hypothèse de la troisième voie. Il ne faut
toutefois pas oublier que nous sommes face à une maladie rare, existant
depuis longtemps. Dès 1883, la Revue de médecine
vétérinaire de Toulouse a signalé un cas de tremblante
chez un boeuf en Haute-Garonne. Les Américains eux-mêmes ne sont
pas considérés comme exempts du risque
« ESB ». Ils ont en effet contaminé un
élevage de visons ayant eu pour aliment des carcasses de vaches
éliminées du fait d'un syndrome de la vache couchée. Or,
ce syndrome présente un risque minime (1%) d'être dû
à une atteinte du système nerveux central. Le plus
fréquemment, cette affection est la conséquence d'une maladie
d'origine métabolique ou d'un accident survenu au moment du
vêlage. Les Américains ont été ainsi les premiers a
suspecter l'ESB après cet épisode dans un élevage de
vison. C'est pourquoi ils ont reproduit expérimentalement cette maladie
bovine à partir du cerveau des visons atteints avant 1985. Ceci
démontre que la maladie bovine était une maladie rare dans de
nombreux pays. J'espère qu'elle le redeviendra, du moins en Europe. Il
faut toutefois accepter le fait que celle-ci ne disparaîtra pas. Nous
allons donc devoir apprendre à vivre avec.
M. Georges Gruillot
- Madame, vous venez de répondre
partiellement à la question que je souhaitais vous poser. J'ai
moi-même été vétérinaire praticien dans une
région avec une clientèle bovine. Je peux vous assurer que j'ai
vu tout au long de ma carrière des symptomatologies identiques à
celles que nous avons tous pu voir à la télévision ces
dernières années. Nous estimions alors que nous étions
face à des cas d'encéphalite. Nous savions que cette maladie
était totalement incurable. Nous envoyions par conséquent ces
bêtes le plus vite possible à l'abattoir, afin de les livrer
à la consommation. Nous ne nous posions pas plus de question.
Dans le même temps, des personnes présentaient les symptômes
de la maladie de Creutzfeldt-Jakob et mourraient à l'hôpital. Je
pense par conséquent que dans certain cas, nous étions
déjà confrontés à des risques d'ESB. Il est vrai
cependant que nos analyses n'étaient pas très poussées.
Je précise néanmoins qu'à partir de 1970-72, lorsque
l'épidémie de rage a envahi la France, des
prélèvements de cerveaux ont été effectués
sur les animaux d'abattoirs, afin de réaliser des diagnostiques de rage.
Le prion n'était en aucun cas recherché, d'autant plus que nous
ne savions pas à l'époque que ce dernier pouvait exister. Je
pense cependant que nous avons affaire à une maladie qui existe depuis
toujours.
Il est vrai qu'il demeure possible qu'une éventuelle transmission ait eu
lieu à l'époque par l'intermédiaire des farines animales.
Je précise cependant que l'alimentation des animaux était
rarement enrichie de farines animales. Des apports protéiques sous forme
de tourteaux végétaux complétaient en effet la nourriture
des bêtes. Je regrette que la presse alimente la psychose actuelle en
sous-entendant que l'ESB est apparue récemment. Je crois qu'il serait
bon que nous fassions savoir que cette maladie existe depuis toujours. Cela
permettait à mon avis de réduire la panique de nos concitoyens.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- J'essaie moi-même de faire
connaître cette réalité depuis longtemps. Il existe depuis
toujours des cas sporadiques. De plus, l'exemple américain montre
qu'aucun pays ne peut être à l'abri de la contamination. De
nombreux vétérinaires reconnaissent avoir été
confrontés à cette maladie bien avant la crise. Les cas
repérés n'étaient toutefois considérés que
comme des curiosités scientifiques. Il faut être franc sur le
sujet. Par ailleurs, nous ne connaissions pas le risque pour l'homme.
N'oublions pas que ce n'est qu'en 1959 qu'un vétérinaire
américain a émis l'hypothèse que le Kuru pouvait
être transmissible, en signalant à Gajdusek que les lésions
constatées dans cette affection humaine ressemblaient à celles de
la tremblante. C'est ainsi que nous savons seulement depuis les années
60 que la maladie de Creutzfeldt-Jakob peut être transmissible.
M. Michel Souplet
- Notre commission voudrait montrer au consommateur
non pas que le risque est nul, mais qu'il est beaucoup trop grossi à
l'heure actuel. Moi-même, en tant qu'éleveur de mouton et de
vache, j'ai souvent eu à faire à des animaux atteints de
tremblante. Lorsqu'un mouton était atteint par cette maladie, nous le
tuions et nous le mangions. Nous étions donc les premiers à
pouvoir être contaminés. Or, je suis toujours parmi vous.
Je me demande toutefois si nous sommes capables de redonner confiance aux
consommateurs en prenant des mesures minimales. Je pense par exemple à
la disparition des farines animales. Je crois que nous devons absolument les
détruire et non plus se contenter de les remettre dans la terre. Je
pense que les farines animales devraient totalement disparaître. Il faut
également éviter de consommer les abats à risque.
Par ailleurs, tant que le prion n'aura pas été trouvé dans
le muscle, il sera possible de redonner confiance aux consommateurs et de
favoriser l'achat de viande rouge. Nous n'avons pas intérêt en
effet à affoler inutilement les gens.
Il faudra enfin que le consommateur se rende compte que la consommation
représente à peine 15 % du budget des ménages. Le
coût de l'alimentation augmente toutefois de façon très
sensible dès qu'il s'agit d'une consommation de qualité.
L'agriculture est capable de produire une alimentation de très grande
qualité. Il faut cependant admettre que le coût de celle-ci puisse
augmenter, tout en rappelant que le risque zéro n'existe pas.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Je suis moi-même née
dans une ferme d'élevage, je suis donc totalement d'accord avec vous. De
mon côté, j'essaie d'adopter une position analogue à la
vôtre. Cela n'est toutefois pas facile, car peu de spécialistes
accepte de répondre aux questions des journalistes dans le contexte
actuel. En effet, toute prise de position filmée peut se retourner
contre son auteur si par malheur il s'est trompé. Nous ne sommes donc
pas nombreux à oser comme moi aller au feu.
M. Michel Souplet
- J'ai été dix ans président du
Salon de l'agriculture. Mon suppléant et ami est actuellement
Président du Salon de l'agriculture et du cheval. Nous nous sommes vus
cet après-midi afin de nous demander comment présenter au public
une agriculture française saine.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Les risques en France demeurent
sporadiques, à la différence de la situation britannique, qui
présente des risques réels. Il ne faut pas oublier que
l'Académie nationale de médecine a eu le courage de se prononcer
contre la levée de l'embargo, huit mois avant que l'AFSSA ne le fasse
à son tour.
M. Roland du Luart
- Vous venez de confirmer l'une de nos
inquiétudes. En effet, nous estimons que la communication sur cette
affaire a été désastreuse. Nous regrettons notamment que
la FNSEA ait demandé que tous les animaux de plus de trente mois soient
abattus.
Je voudrais vous demander si vous estimez que les trois tests sont fiables et
si l'un d'entre eux est meilleur que les deux autres. Quel mode de
communication préconisez-vous en cas de généralisation de
ces tests ? Le Professeur Dormont nous a en effet fait savoir que le fait
qu'un test s'avère négatif ne signifie pas pour autant que
l'animal n'est pas atteint. Nous n'avons toutefois pas le droit de tromper de
consommateur. Or nous souhaitons tous pouvoir communiquer de façon
positive afin de pouvoir inciter le consommateur à continuer à
manger de la viande.
Je voudrais enfin savoir si vous-même vous continuez à manger de
la viande.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Non seulement, je continue à
manger de la viande, mais de plus, je regrette énormément
l'interdiction des ris de veau. En effet, tant que je ne savais pas si le ris
de veau que nous mangions était anglais ou français, je n'en
mangeais plus. J'ai toutefois recommencé à manger à partir
du moment où l'embargo a été décidé. Chacun
est libre en effet du prendre des risques. J'estime que le risque est moins
important en consommant des produits d'origine française que des
produits d'origine britannique.
En ce que concerne votre question sur les tests, je précise qu'une
évaluation a été effectuée par la Commission
européenne. Trois tests ont été retenus. Le test
français s'est montré le plus sensible des trois. Le test
irlandais Enfer a obtenu un classement intermédiaire. Le test Prionics
s'est révélé être le moins sensible des trois. De
plus, ce dernier test présente l'inconvénient de
nécessiter des immunoélectrophorèses et fait appel
à une méthode d'application relativement compliquée. De
leur côté, les tests irlandais et français font appel
à la méthode Elisa. Cette méthode est utilisée pour
établir des diagnostiques permettant de rechercher certains virus
animaux. Cette méthode est très simple et présente
l'avantage de pouvoir être automatisée. En tant que scientifique,
je regrette par conséquent qu'un test permettant une telle
automatisation n'ait pas été choisie.
Je pense néanmoins que les tests français et suisses doivent
être comparés. Nous saurons ainsi si le test français est
réellement plus sensible que le test suisse.
M. le Rapporteur
- Savez-vous quand nous pourrons connaître les
résultats de cette comparaison ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Cette comparaison n'a malheureusement
pas encore commencé.
M. le Rapporteur
- Confirmez-vous que le test Biorad peut être
beaucoup plus informatisé que le test Prionics ou que le test Enfer.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Le test Enfer présente un
inconvénient par rapport au test Biorad, car il utilise des anticorps
polyclonaux, alors que le test Biorad fait appel à deux anticorps
monoclonaux. Il est cependant important de pouvoir comparer les tests sur le
terrain. Plusieurs pays ont néanmoins choisi le test Biorad. Je crois
par exemple que la Belgique a choisi ce test.
Nous ne pouvons toutefois pas garantir qu'il n'y ait pas de prion chez les
animaux insensibles au test. Cela est en particulier valable pour le test
Prionics. Nous savons en effet que les études menées sur les 25
cas détectés en Suisse en 1999 ont montré qu'un tiers de
ces animaux étaient atteints d'une ESB classique, et qu'un autre tiers
était malade d'une ESB un peu plus difficile à diagnostiquer,
mais comportant des critères cliniques d'ESB. Le dernier tiers
concernait encore des animaux malades, mais présentant des
symptômes différents de ceux de l'ESB. L'intérêt des
tests n'est pas seulement de contrôler une éventuelle fraude. Ils
permettent également de confirmer qu'un animal fortement
contaminé n'entre pas dans la chaîne alimentaire.
M. Roland du Luart
- D'après votre logique, il est donc
préférable de préconiser le test le plus sensible.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Tout à fait.
M. le Rapporteur
- Le test Prionics détecte l'infection à
partir des six derniers mois d'une incubation qui dure plus de cinq ans. Je
voudrais connaître la capacité de détection du test Biorad
en termes de délais d'incubation.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Il faudrait pour cela que vous
interviewiez Jean-Philippe Deslys, qui est l'inventeur du test Biorad.
M. le Rapporteur
- Nous avons effectivement prévu de le faire.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Il vous parlera plus facilement que
moi. Certains éléments sont en effet confidentiels, je ne peux
donc pas tout vous dire. Je pense que néanmoins nous avons
intérêt à utiliser le test le plus sensible. Il faut en
effet savoir que nous n'avons pas la preuve que le test Prionics est capable de
détecter l'infection six mois avant l'apparition des premiers
symptômes. Prionics avance cela comme simple argument commercial.
M. le Rapporteur
- Cela est par conséquent éminemment
dangereux dans le cadre d'une information à l'adresse du consommateur.
Nous n'avons pas le droit en effet de nous tromper deux fois.
M. le Président
- Il faut également se garder de se donner
trop bonne conscience en décidant de procéder à des tests
systématiques. En effet, comme vous l'avez dit, ce n'est pas parce qu'un
test est négatif que nous pouvons être certain que l'animal en
question n'a pas été contaminé.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Il est important de maintenir
l'interdiction des abats à risque.
M. le Rapporteur
- Je parle sous le contrôle de notre ami
Gérard César. Je crois en effet que la décision du Conseil
agricole de la nuit dernière préconisait la détection
systématique de l'ESB sur les animaux de plus de30 mois à partir
du 1er juillet 2001.
Pensez-vous que le comité européen d'évaluation ait le
temps de valider la généralisation des tests à partir du
test Biorad ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Il faut savoir que plusieurs
laboratoires privés ont souhaité utiliser ces tests. Le 2 octobre
dernier, une commission élevage s'est réunie à
l'Académie vétérinaire de France. Il y a entre autres
été question des problèmes d'abattage partiels ou
d'abattage total. L'utilisation du test le plus sensible y a été
préconisée. L'intérêt de faire un sondage à
l'abattoir a également été mis en avant. Il est
regrettable que nous ayons seulement effectué des tests sur des animaux
trouvés morts ou abattus d'urgence et qu'au contraire des Suisses, nous
n'ayons pas réalisé de sondages à l'abattoir, car cette
pratique est fort dissuasive à l'égard des fraudes. Les Suisses
ont trouvé trois cas en 1999. Ils n'en ont déploré aucun
en 2000.
M. Michel Souplet
- Nous avons demandé au ministre de faire
servir de la côte de boeuf à tous les repas officiels, afin de
redonner confiance au consommateur.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- La côte de boeuf ne
présente aucun risque.
M. le Président
- Vous avez expliqué devant la mission
d'information de l'Assemblée Nationale, le 17 septembre 1996, que vous
étiez membre officieux du comité interministériel de
l'ESB. Êtes-vous devenue aujourd'hui membre officiel ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- La liste de membres n'a pas
été renouvelée. J'ai cependant toujours fait partie des
membres de ce comité. Il se trouve que mon nom a simplement
été barré de la liste.
M. le Président
- Il existe de nombreux organismes s'occupant de
la recherche sur l'ESB. Pensez-vous que cela soit préjudiciable ou qu'au
contraire, ces différents organismes ont réussi à mettre
en place une collaboration fructueuse ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- J'ai toujours du mal à
répondre à cette question. Je surnomme en effet l'INRA, l'INSERM
ou encore le CNRS, les grands corps sans âme. En effet, ces structures
ont accaparé la majorité des moyens de recherches, au
détriment du travail réalisé de leur côté par
les universitaires.
M. Bernard Dussaut
- Cela signifie-t-il qu'aucune concertation n'a lieu
à l'échelon national ou à l'échelon
européen ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Il existe des échanges entre
homologues européens. Je collabore moi-même à des projets
européens. Il est néanmoins parfois plus facile de faire
équipe avec des Européens plutôt qu'avec des
Français.
Je signale à ce propos que j'étais à la tête d'un
laboratoire INRA, créé en 1989 pour travailler sur les
problèmes de tremblante. J'avais intitulé ce laboratoire
« Pathologie et immunogénétique ». L'INRA a
cependant décidé en 1990 de ne plus travailler sur la tremblante,
car ce sujet n'était pas suffisamment important. Mon laboratoire a donc
été totalement déménagé chez le directeur de
l'école en 1992-93.
M. le Président
- Nous avons malheureusement constaté que
ce type d'affrontement entre les organismes universitaires et les autres
structures de recherche était fréquent.
M. le Rapporteur
- Existe-il une prédisposition de certaines
races bovines par rapport à d'autres ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Nous n'en savons rien en ce qui
concerne le bovin.
Au sujet du mouton, il a été démontré qu'il
était possible de sélectionner génétiquement des
animaux sensibles ou résistants à la tremblante. Cette
résistance pourrait toutefois correspondre à la période
d'incubation. Cela vient d'être démontré par une
étude sur les souris.
M. le Rapporteur
- Que pensez-vous de la modélisation des
épidémiologistes, notamment anglo-saxons, concernant
l'épidémie humaine ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- L'épidémiologie n'est
pas une science exacte. Roy Anderson est toutefois l'un des meilleurs
épidémiologistes dans le monde. Il ne s'agit néanmoins que
de modélisations mathématiques. Il suffit par conséquent
les critères changent pour les prévisions changent
également.
M. le Rapporteur
- Quelle est votre analyse au sujet de propos de
Mme Gillot ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Je ne pourrais avoir aucun avis avant
de savoir si les études de Madame Alpérovitch ont tenu compte
des importations d'abats pratiquées en France. Il faudrait en effet que
nous puissions déterminer si ces abats importés jusqu'en
février 1990 étaient réellement sains.
M. François Marc
- L'hypothèse de la transmission par les
insectes est-elle vraisemblable ?
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Les Islandais ont été
les premiers à s'intéresser au rôle que pouvaient jouer les
acariens du fourrage. Cette hypothèse demande toutefois a être
confirmée. Peut-être s'agit-il d'une mutation
spontanée ? Comment en effet expliquer les cas sporadiques de la
maladie de Creutzfeldt-Jakob ? S'agit-il d'une maladie familiale ? La
transmission d'une maladie dont la durée d'incubation peut-elle
être si longue que nous ne puissions pas en déterminer
l'origine ?
M. le Président
- Nous vous remercions infiniment de votre
participation. N'hésitez pas à nous tenir au courant des
évolutions qui interviendraient au cours des six prochains mois, afin
que nous puissions, de notre côté, mettre à jour nos
connaissances.
Mme Jeanne Brugère-Picoux
- Je vous ferais parvenir les chiffres
des douanes britanniques.