(3) Un constat confirmé par les enquêtes de la Brigade nationale d'enquêtes vétérinaires
A la question du rapporteur : « À quelle date et quand avez-vous pris conscience de la notion de contaminations croisées et de son importance ? », M. Jean-Jacques Réveillon, directeur de la Brigade nationale d'enquêtes vétérinaires a répondu : « Nous en avons pris conscience très tôt. Dès la première année, c'est-à-dire en 1996, puisque, auparavant nous ne faisions pas ce genre d'enquêtes, nous nous sommes aperçus que certaines pratiques n'excluaient pas les contaminations croisées, loin de là. J'ajoute que nous en avons trouvé jusqu'en 1997-1998 et au fur et à mesure de nos enquêtes. Lorsque nous avons pu les trouver, nous avons transmis des dossiers au procureur de la République. ». Le rapporteur a ajouté : « Avez-vous informé la direction générale de l'alimentation ou le ministère de l'agriculture ? Si je vous pose cette question, c'est que , entre 1996 et 2000, date à laquelle le ministère a pris la décision d'interdire toute incorporation de farines dans l'alimentation animale, il s'est écoulé quatre ans. Avez-vous donc informé le ministère parallèlement, dès 1996 ? ». M. Jean-Jacques Réveillon: « Le ministre est destinataire de nos rapports épidémiologiques d'ESB et c'est contenu dedans. »
Tout porte donc croire que les contaminations croisées n'ont pas été considérées comme un problème prioritaire par le ministère de l'agriculture alors qu'elles ont joué un rôle majeur dans la persistance de l'épidémie d'ESB en France, après 1990 et même après 1996.
Au vu de ces notes, la commission d'enquête ne peut donc que constater que l'administration savait, déjà en 1996, que les risques de contaminations croisées existaient, qu'ils étaient prégnants, nombreux et fréquents et que, malgré toutes les mesures mises en oeuvre pour tenter d'éviter ces contaminations, le risque a perduré.
Dans ces conditions, elle ne peut que s'interroger sur les raisons qui ont conduit à attendre près de quatre ans pour interdire totalement l'emploi des farines animales dans l'alimentation animale alors que le risque de contaminations croisées était connu, identifié et avéré.
(4) Une décision retardée pour des motifs discutables
La commission d'enquête tient à souligner que plusieurs « acteurs », et non des moindres, ont exagéré les conséquences de l'interdiction des farines animales et ont contribué à retarder une décision pourtant inéluctable.
Dès la réunion interministérielle du 15 mars 1999, la question de l'interdiction des farines animales est posée : le ministère de l'emploi et de la solidarité « s'interroge sur l'innocuité réelle des farines animales destinées aux monogastriques » , le ministère de l'économie et des finances « fait part de ses réserves sur la sécurisation effective des farines animales (...) le traitement thermique n'est efficace que s'il est effectué sous atmosphère humide. Or, il semble que dans de nombreux cas, le traitement ait été effectué sous chaleur sèche » . Tandis que le cabinet du Premier ministre et le ministère de l'emploi et de la solidarité insistent sur la complexité de la réglementation, « qui ne peut être qu'être source de confusion », le ministère de l'agriculture continue de penser qu'il paraît « difficile d'envisager la solution la plus radicale qui consisterait à détruire tous les sous-produits d'équarrissage » et que « la meilleure solution demeure l'intensification des contrôles afin de garantir l'existence de deux circuits et le respect des conditions optimales de chauffage des farines animales » .
Le 11 juin 1999 se déroule une réunion française chargée de valider un projet de « mémorandum sur l'alimentation animale », présenté au conseil agricole des 14 et 15 juin. Le cabinet du Premier ministre, soutenu par le ministère de l'économie et des finances et le secrétariat d'Etat à la santé, demande au ministère de l'agriculture et de la pêche de revoir « la présentation du mémorandum » , afin de « placer au premier rang la question de l'interdiction des farines animales » .
Ledit mémorandum est présenté dans une version effectivement remaniée par la délégation française au Conseil de l'Union européenne.
Quelques jours plus tard, le Comité permanent des corps d'inspection du ministère de l'Agriculture et de la Pêche (COPERCI) est saisi par lettre du 2 juillet 1999 du cabinet de M. Jean Glavany, ministre de l'Agriculture et de la Pêche, d'une mission d'expertise sur les conséquences économiques, environnementales ainsi que sur l'impact juridique au regard du droit communautaire, d'une interdiction de l'utilisation des sous-produits ou déchets d'origine animale en provenance des industries agro-alimentaires dans l'alimentation des animaux. Cet organisme rend son rapport en octobre 1999, celui-ci conseillant au ministre de ne pas procéder à l'interdiction des farines et des graisses animales, en raison de ses « difficultés majeures » .
Le COPERCI pose le principe que « si l'utilisation des sous-produits ou déchets animaux présentait un risque sanitaire, il conviendrait, quelles que soient les difficultés rencontrées, d'en interdire l'utilisation dans tous les secteurs (alimentation humaine, pharmacie, cosmétologie) et pas uniquement dans l'alimentation animale » . Les autres éléments du rapport ne développent en aucune manière ce point, ne mentionnent pas les risques de contamination croisée, et s'attardent en revanche longuement sur les conséquences économiques pour la filière...
Dans sa synthèse finale, le rapport se borne à recommander « une séparation complète des filières de traitement du « haut risque » et de fabrication des farines animales actuellement utilisées pour l'alimentation des animaux » , « la mise en place de dispositifs de certification et de normalisation, permettant une complète traçabilité des produits utilisés pour la fabrication d'aliments composés pour les animaux » et « une amélioration de la qualité des contrôles et un renforcement des sanctions en cas d'infraction » . L'illusion est encore de croire à la production de farines animales « propres », les inspecteurs de la rue de Varenne proposant de mettre au point une liste « positive ».
Visiblement inspiré par le rapport du COPERCI, celui de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la transparence et la sécurité sanitaire de la filière alimentaire en France explique 49 ( * ) encore en mars 2000 que la suppression des farines animales représente plus d'inconvénients que d'avantages.
« L'interdiction des farines animales
constitue-t-elle une solution ? »
« La commission a longuement échangé tous les arguments relatifs à une interdiction pure et simple des farines animales au cours de l'ultime séance du mardi 21 mars 2000 au cours de laquelle elle a préparé sa réunion conclusive du 29 mars. « La solution a pu apparaître un temps séduisante en ce qu'elle donne la certitude qu'en interdisant d'administrer toute farine, on ferme la voie à la déviance qui conduit à remplir l'auge de la vache avec le produit destiné au cochon ! « Mais, outre que la commission n'a entendu nulle association de consommateurs, nul expert, nul responsable agricole ou de l'industrie agro-alimentaire procéder à une telle suggestion, les inconvénients lui sont apparus, au terme d'un large débat, plus grands que les avantages. « D'abord et, sauf à convaincre tous les pays de l'Union Européenne, on ne pourra empêcher -ainsi que le faisait remarquer à la commission une exploitante des Côtes d'Armor- que la côtelette de porc de tel ou tel de nos partenaires sera toujours issue d'un animal engraissé avec des viandes d'équarrissage et que la seule parade pour le consommateur français est d'exiger la mise en place d'une totale traçabilité comme pour le Parlement de convaincre le gouvernement de mettre tout en oeuvre pour y parvenir d'ici la présente année. « Il est apparu ensuite que les « farines » (qu'il conviendrait d'appeler sans tarder d'un autre nom), constituent un produit sain dès lors qu'elles sont élaborées à base de parties consommables par l'homme. « Il est apparu de même : - qu'il ne s'agissait nullement de transformer un herbivore en carnivore puisque lesdites farines sont depuis plusieurs années interdites aux ruminants, - que les porcs ou les gallinacés auxquels elles sont destinées sont précisément des omnivores, - qu'en tout état de cause le traitement qu'elles subissent conduit à n'extraire de ces parties que les protéines dont tout animal d'élevage a besoin, - qu'en attendant les indispensables recherches visant à acclimater en Europe, un soja qui ne soit pas transgénique, l'abandon des farines conduirait l'Europe à une totale dépendance à l'égard des producteurs américains du Nord et du Sud. « Par contre la commission a estimé qu'il appartenait de mettre en place les garanties propres à éviter toute déviance : - que les produits entrant dans la composition des farines soient classés dans une « liste positive », - que les farines soient fabriquées dans des usines où ne transite nul matériau à risque. » |
M. Jean Glavany, ministre de l'Agriculture et de la Pêche, affirme dans le même sens, le 28 octobre 2000 50 ( * ) que « la suppression des farines animales entraînerait la fermeture de nombreux établissements avec la mise au chômage de plusieurs milliers de salariés » . Il faudrait par ailleurs trouver une solution pour traiter les trois millions de tonnes de déchets animaux : « l'incinération, au coût élevé, produirait des concentrations de dioxine » (...) Enfin, resterait le problème du remplacement de ces protéines d'origine animale par des protéines végétales » , expliquait le ministre, indiquant que ces productions font l'objet « d'accords internationaux et il s'agirait de les renégocier. (...) Bref, il ne suffit pas de dire : Y a qu'à » .
Le coût financier d'une telle interdiction est mis en avant, tant par le ministère que par les acteurs de la filière. Une suppression des farines animales « coûterait environ 5 milliards de francs » , explique en octobre 2000 le Syndicat des industries françaises de co-produits animaux (SIFCO), qui regroupe les fabricants de ces farines.
La suppression des farines animales a été ainsi présentée par le gouvernement comme :
- une catastrophe « environnementale » : le traitement des farines apparaissant comme une question insurmontable ;
- une catastrophe « économique » : la France perdant encore davantage son autonomie en protéines par rapport aux Etats-Unis ;
- une catastrophe « de santé publique » : le soja nord ou sud américain étant un soja « OGM ».
Le gouvernement n'a pas souhaité prendre cette décision seul, sans l'accord des partenaires européens. M. Jean Glavany a rappelé devant la commission avoir plaidé, par un mémorandum du 17 juin 1999, présenté par la délégation française au Conseil de l'Union européenne, pour une interdiction des farines animales au niveau communautaire 51 ( * ) , une décision isolée de la France risquant de placer notre pays dans une situation difficile : « L'objectif premier de la France est d'assurer la totale protection du consommateur. A ce titre, l'interdiction d'utilisation des farines animales doit être envisagée au niveau communautaire » . Au même moment, deux pays avaient d'ores et déjà banni les farines animales de l'alimentation des animaux de rente.
La commission d'enquête ne peut donc que se demander si l'interdiction des farines animales dès 1997 ou 1998, au moment où les contaminations croisées devenaient évidentes, ou dès 1999, au moment où les réunions interministérielles commençaient à aborder ce sujet, n'aurait pas placé notre pays dans une bien meilleure position pour aborder la crise de l'automne 2000.
* 49 Rapport n° 2297 (XI e législature), p. 101-102.
* 50 Entretien accordé au journal « Le Progrès ».
* 51 On a vu que la mise en avant de cette interdiction « à terme » avait été rajoutée in extremis.