B. UNE REMISE EN CAUSE DES SERVICES PUBLICS EN RÉSEAUX PAR LA RÉALISATION DU MARCHÉ INTÉRIEUR
Le droit communautaire initial reconnaît, donc, la spécificité des entreprises publiques et leur accorde un statut à part. Mais la réalisation du marché intérieur à partir du milieu des années 1980 a abouti à une remise en cause de la légitimité même des services publics.
1. Un mouvement de libéralisation a priori incompatible avec les missions de service public
Dans un premier temps, le mouvement général de libéralisation du marché intérieur communautaire est apparu difficilement conciliable avec le maintien des missions de service public à caractère commercial .
a) Une critique radicale des services publics par la Commission
La Commission européenne a été le moteur de ce mouvement de libéralisation. Sur un plan doctrinal, elle s'est alors livrée à une critique radicale des services publics gérés par des monopoles .
Dans son 22 ème rapport sur la politique de la concurrence, elle estimait que ce mode d'organisation " du fait qu'il repose sur une division du marché commun selon des frontière nationales, est a priori incompatible avec les règles communautaires de la concurrence, ce qui ressort de plus en plus clairement de la jurisprudence de la Cour. Il s'agit donc d'une structure qui a tendance à favoriser les abus de position dominante. Elle restreint ainsi la libre prestation des services et la libre circulation des marchandises. Elle s'accompagne en outre souvent de discriminations fondées sur la nationalité. "
b) L'ouverture des marchés monopolistiques
En conséquence de cette analyse sévère, la Commission a mis en oeuvre, par voie de directives, une politique très volontariste d'ouverture des marchés organisés sur un mode monopolistique .
La libéralisation des services de télécommunications entamée dès le début des années 1990, est la plus aboutie. La libéralisation du marché intérieur de l'électricité et du gaz est en cours. Les libéralisations des services postaux et du transport ferroviaire sont actuellement en discussion.
Au-delà des spécificités propres à chaque secteur, ces processus de libéralisation obéissent à des principes communs : abrogation des monopoles légaux et des exclusivités territoriales, accès des tiers aux réseaux, séparation comptable entre les différentes activités des entreprises monopolistiques, mise en place d'autorités de régulation distinctes des opérateurs comme des administrations de tutelle ( pour une présentation plus détaillée du degré d'ouverture des marchés et des formes d'organisation de la concurrence, pour chacun des différents secteurs, voir l'Annexe II de la communication de la Commission ).
La France a contesté juridiquement le pouvoir d'initiative de la Commission en la matière. Mais, dans un arrêt du 19 mars 1991 " République française c/ Commission ", la CJCE a consacré l'existence d'un pouvoir normatif autonome de la Commission, sur la base du troisième alinéa de l'article 86 du traité CE.
2. Un effort doctrinal de conciliation entre concurrence et service public
Cette évolution a suscité l'inquiétude des défenseurs du " service public à la française ", dont témoigne le rapport d'information du Sénat de 1993 sur l'Europe et les services publics (1 ( * )), ainsi que le rapport d'information de l'Assemblée Nationale de 1995 sur le service public dans le cadre de l'Union européenne (1 ( * )).
Mais, après une période de crispation, on constate actuellement une certaine détente favorisée par une évolution des positions respectives dans le sens d'une meilleure conciliation entre concurrence et service public .
a) L'infléchissement de la jurisprudence de la Cour de Justice
Au cours de la période récente, la position des instances communautaires sur le service public a sensiblement évolué.
La CJCE a la première infléchi par deux décisions notables sa jurisprudence sur les services publics.
Dans l'arrêt " Corbeau " du 19 mai 1993 , qui concerne la Régie des postes belges, la Cour a admis que l'article 90 du traité CE " permet aux Etats membres de conférer à des entreprises, qu'ils chargent de la gestion des services d'intérêt économique général, des droits exclusifs qui peuvent faire obstacle à l'application des règles du traité sur la concurrence, dans la mesure où des restrictions à la concurrence, voire une exclusion de toute concurrence, de la part d'autres opérateurs économiques, sont nécessaires pour assurer l'accomplissement de la mission particulière qui a été impartie aux entreprises titulaires des droits exclusifs. "
Le même arrêt précise, par ailleurs, qu'" autoriser des entrepreneurs particuliers de faire concurrence au titulaire des droits exclusifs dans les secteurs de leur choix correspondant à ces droits les mettrait en mesure de se concentrer sur les activités économiquement rentables et d'y offrir des tarifs plus avantageux que ceux pratiqués par les titulaires des droits exclusifs, étant donné que, à la différence de ces derniers, ils ne sont pas économiquement tenus d'opérer une compensation entre les pertes réalisées dans les secteurs non rentables et les bénéfices réalisés dans les secteurs plus rentables ".
Dans l'arrêt " Commune d'Almelo " du 27 avril 1994 , qui concerne une entreprise néerlandaise de distribution d'électricité, la Cour a confirmé que " des restrictions à la concurrence de la part d'autres opérateurs économiques doivent être admises, dans la mesure où elles s'avèrent nécessaires pour permettre à l'entreprise investie d'une telle mission d'intérêt général d'accomplir celle-ci. A cet égard, il faut tenir compte des conditions économiques dans lesquelles est placée l'entreprise, notamment des coûts qu'elle doit supporter et des réglementations, particulièrement en matière d'environnement, auxquelles elle est soumise. "
b) L'évolution de la position de la Commission
De son côté, la Commission européenne a adopté le 26 septembre 1996 une première communication sur les services d'intérêt général en Europe , qui comporte des avancées doctrinales tout à fait remarquables venant de sa part :
- reconnaissance de la légitimité des services publics : " Les sociétés européennes sont attachées aux services d'intérêt général qu'elles ont mis en place. Ces services répondent en effet à des besoins fondamentaux. La fonction de ciment de la société que ces services assument dépasse le seul niveau des préoccupations matérielles. Elle comporte une dimension symbolique : les services d'intérêt général offrent des repères à la collectivité et sont constitutifs du lien d'appartenance des citoyens à celle-ci. Ils constituent ainsi un élément de l'identité culturelle pour tous les pays européens, jusque dans les gestes de la vie quotidienne " ;
- recensement des objectifs justifiant les services d'intérêt général : " Les missions qui sont assignées aux services d'intérêt général et les droits spéciaux qui peuvent en résulter découlent de considérations d'intérêt général telles que, notamment, la sécurité d'approvisionnement, la protection de l'environnement, la solidarité économique et sociale, l'aménagement du territoire, la promotion des intérêts des consommateurs " ;
- reconnaissance des insuffisances du marché : " Les forces du marché permettent une meilleure allocation des ressources et une efficacité accrue dans la fourniture des services, au bénéfice notamment du consommateur qui en retire une meilleure qualité à meilleur prix. Toutefois, ces mécanismes présentent parfois leurs limites et peuvent risquer d'exclure une partie de la population des bénéfices qui peuvent en être retirés et de ne pas permettre la promotion de la cohésion sociale et territoriale. L'autorité publique doit alors veiller à la prise en compte de l'intérêt général " ;
- affirmation de la subsidiarité de l'intervention communautaire : " L'action de la Communauté en faveur du modèle européen de société s'appuie sur la diversité des situations des services d'intérêt général en Europe. Cette diversité est garantie par deux principes fondamentaux :
- la neutralité à l'égard du statut public ou privé des entreprises et de leurs personnels, garantie par l'article 222 du traité. La Communauté ne remet nullement en cause le statut, public ou privé, des entreprises chargées de missions d'intérêt général, et n'impose donc aucune privatisation. Du coup, les comportements anticoncurrentiels font l'objet de la même vigilance de la part de la Communauté qu'il s'agisse d'entreprises publiques ou privées ;
- la liberté des Etats membres pour définir les missions d'intérêt général, octroyer les droits spéciaux ou exclusifs nécessaires pour assurer ces missions aux entreprises qui en sont chargées, régler leur gestion, et veiller le cas échéant à leur financement, conformément à l'article 90 du traité " ;
- confirmation de la possibilité de déroger aux règles de concurrence : " Les fournisseurs de services d'intérêt général bénéficient de l'exemption des règles du traité, dans la mesure où l'application de ces dispositions entrave l'accomplissement des missions d'intérêt général dont ils sont chargés. L'existence de missions d'intérêt général, qu'elles soient confiées à des entreprises publiques ou privées, ne préjuge toutefois pas des moyens utilisés pour les assumer. C'est pourquoi l'exemption est soumise à des conditions de proportionnalité " ;
- définition d'une notion commune de service universel : " La notion de service universel repose sur le souci d'assurer partout un service de qualité à un prix abordable pour tous. Les critères du service universel portent sur des principes : égalité, universalité, continuité, adaptation, ainsi que sur des lignes de conduite saines : transparence de gestion, de tarification et de financement, contrôle par des instances distinctes des opérateurs " ;
- reconnaissance de la possibilité d'aller au-delà de ce service universel : " Rien n'empêche les Etats membres de définir des missions d'intérêt général supplémentaires allant au-delà des obligations du service universel pourvu que les moyens employés restent conformes au droit communautaire ".
c) La consécration du service public par le traité d'Amsterdam
Dans le cadre de la nouvelle Conférence intergouvernementale ouverte en 1992, au lendemain de la conclusion du traité de Maastricht, la France demandait, d'une part, l'inclusion dans le traité d'une Charte européenne des services et d'autre part, une modification de l'article 86, notamment l'abrogation de son troisième alinéa. Cette seconde revendication, déjà avancée en 1993 dans le rapport d'information de la délégation pour l'Union européenne du Sénat, figure également en 1995 dans la proposition de résolution qui conclut celui de la délégation de l'Assemblée nationale.
Mais aucune de ces deux propositions françaises n'a pu emporter l'approbation d'une majorité des Etats membres au Conseil de l'Union européenne.
La France a néanmoins obtenu une consolation, avec l'insertion par le traité d'Amsterdam d'un article 16 nouveau : " Sans préjudice des articles 73, 86 et 87, et eu égard à la place qu'occupent les services d'intérêt économique général parmi les valeurs communes de l'Union ainsi qu'au rôle qu'ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l'Union, la Communauté et ses Etats membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d'application du présent traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d'accomplir leurs missions. "
Cette disposition déclaratoire apparaît toutefois sans grande portée pratique. Insérée dans la première partie du traité CE, consacrée aux principes, elle n'est pas directement opératoire , à la différence des règles relatives aux entreprises publiques et aux aides d'Etat, qui demeurent inchangées contrairement à ce que souhaitait la France. Par ailleurs, la rédaction prudente de l'article 16 précise expressément que ses dispositions s'entendent sans préjudice de ces règles.
Précaution supplémentaire, une déclaration annexée au traité d'Amsterdam (Déclaration 13) précise que les dispositions relatives aux services publics " sont mises en oeuvre dans le plein respect de la jurisprudence de la Cour de justice , en ce qui concerne, entre autres, les principes d'égalité de traitement, ainsi que de qualité et de continuité de ces services ". Certes, cette déclaration cite en exemple des principes susceptibles de justifier l'existence des services publics. Mais elle confirme, au passage, la prééminence de la construction jurisprudentielle de la Cour de justice, qui est loin d'être systématiquement favorable aux services d'intérêt général, sur les nouvelles règles introduites dans le traité et sur les interprétations que les Etats membres pourraient vouloir en tirer.
* (1) Sénat - Rapport d'information fait par M. Jacques OUDIN, le 6 octobre 1993, au nom de la Délégation pour les Communautés européennes : " L'Europe et les services publics " (n°6, session ordinaire 1993-1994).
* (2) Assemblée nationale - Rapport d'information fait par M. Franck BOROTRA, le 6 octobre 1995, au nom de la Délégation pour l'Union européenne : " Le service public dans le cadre de l'Union européenne " (n° 2260, dixième législature).