Chapitre III
LE CENTRE D'EXPÉRIMENTATIONS DU
PACIFIQUE :
1966-1996
Déterminée à poursuive les essais
nucléaires mais obligée de quitter le Sahara, la France devait
impérativement trouver un nouveau site qui réponde à un
certain nombre de conditions et qui soit en particulier vide de population et
éloigné de toute grande concentration urbaine.
Dès 1962, en prévision de ce transfert, le Centre
d'Expérimentations du Pacifique (CEP) avait été
créé et les atolls de Mururoa et de Fangataufa avaient
été retenus comme sites potentiels. En janvier 1964 avait
également été créée la Direction des Centres
d'Expérimentation Nucléaire (DIRCEN) qui devait être
chargée de la construction puis de l'exploitation de ces deux nouveaux
sites de tir.
En février de cette même année, la Commission permanente de
l'Assemblée territoriale de Polynésie cède gratuitement
à la France les deux atolls de Mururoa et Fangataufa dans les conditions
suivantes :
"Art. 1 - Sont cédés gratuitement, en toute
propriété, par le Territoire à l'Etat, pour les besoins du
Centre d'Expérimentations du Pacifique, les atolls domaniaux de Mururoa
et de Fangataufa, situés dans l'Archipel du Tuamotu.
Cette cession est consentie sous la réserve que l'Etat fera son affaire
personnelle, au nom et pour le compte du Territoire qui lui donne tous les
pouvoirs à cet effet, de l'éviction éventuelle de la
société Tahitia, actuelle locataire de l'atoll de Mururoa, sans
que ledit Territoire puisse être inquiété, ni mis en cause
à cette occasion.
En cas de cessation des activités du Centre d'Expérimentations du
Pacifique, les atolls de Mururoa et de Fangataufa feront d'office retour
gratuit au domaine du Territoire dans l'état où ils se trouveront
à cette époque, sans dédommagement ni réparation
d'aucune sorte de la part de l'Etat.
Les bâtiments qui s'y trouveront édifiés à cette
même époque ainsi que le matériel laissé sur place
deviendront propriété du Territoire sans indemnité..."
Ce document manifestement rédigé à la hâte, son
style en atteste, n'a pas été soumis à l'Assemblée
territoriale et n'a été adopté, au sein de la Commission
restreinte, que par trois voix contre deux.
Il faut également remarquer que la cession des atolls a
été formalisée en février 1964 alors que
l'occupation avait commencé dès 1963, le site de Mururoa ayant
été initialement loué à une petite
société tahitienne d'exploitation du coprah.
Si le transfert de propriété a été aussi facile,
c'est en effet en grande partie parce que ces deux îles n'étaient
que très épisodiquement occupées (quelques semaines par
an) par des travailleurs chargés de récolter le coprah. Trop
isolés et manquant d'eau potable, les deux atolls de Mururoa et de
Fangataufa n'ont jamais connu de peuplement permanent, contrairement à
ce qui s'est passé avec les centres d'expérimentation
américains dans les îles du Pacifique. Il n'y a donc pas eu
d'expulsion de population et, par voie de conséquence, pas d'anciens
habitants en droit de réclamer une quelconque indemnité
d'expropriation.
Comme on le verra à la fin de ce chapitre, l'imprécision, pour ne
pas dire plus, de l'acte de cession ne facilite pas, en revanche, les
conditions de retour au Territoire de Polynésie français des
anciennes installations du CEP.
1°/ LES DIFFÉRENTES TECHNIQUES UTILISÉES POUR LES ESSAIS AÉRIENS
Alors que la France avait déjà
l'expérience des essais souterrains en galeries, les premières
expériences réalisées à Mururoa et à
Fangataufa le seront soit à partir d'une barge flottant au milieu de
l'atoll, soit sur la terre ferme, soit encore dans la dernière
période à partir de ballons captifs ou d'avion.
Comment peut-on justifier l'abandon des essais souterrains qui permettent de
confiner la radioactivité au profit d'essais réalisés dans
l'atmosphère et qui entraînent obligatoirement la dispersion d'une
grande quantité d'éléments radioactifs ?
Il semble que la seule explication valable soit l'impossibilité
technique à laquelle étaient confrontés les responsables
du CEP qui ne disposaient pas, dans les années 1960, des moyens
nécessaires pour forer des puits de tir à grande profondeur.
Le retour aux tirs en galerie a un temps été envisagé et
des travaux d'exploration ont même été entrepris dans
l'île d'Eiao au nord de l'Archipel des Marquises
42(
*
)
mais les difficultés de liaison
entre cette île et Tahiti et l'inadaptation de la géologie ont
rapidement conduit à abandonner ce projet.
A/ Les essais sur barge
En 1966 et en 1967, quatre essais ont été effectués à partir de barges ancrées dans le lagon. Ces barges placées devant un blockhaus abritant le matériel d'enregistrement et de contrôle étaient entièrement détruites à chaque expérimentation, ce qui obligeait à mettre en place de nouvelles structures à chaque opération. De l'avis des spécialistes, ce sont ces tirs sur barges qui ont entraîné la plus importante contamination des sites : "Le tir sur barge a l'inconvénient d'entraîner une contamination locale suffisante pour gêner la reprise des travaux sur l'atoll..." 43( * ) Le Directeur des services de protection radiologique du CEA reconnaissait d'ailleurs que : "Si nous n'avions pas effectué de tirs sur barge, nous aurions aujourd'hui des lagons impeccables." 44( * )
B/ Les largages à partir d'avions
En 1966, 1973 et 1974, trois expérimentations ont été effectuées à partir d'avions en vol dans des zones éloignées de Mururoa respectivement de 85, 26 et 17 kilomètres. Ces essais avaient l'avantage de reproduire assez exactement les conditions réelles d'utilisation des armes nucléaires.
C/ Les essais de sécurité
Peu d'informations sont disponibles sur cette catégorie
d'essais destinée à s'assurer que les armes nucléaires ne
s'amorceraient pas d'elles-mêmes pendant les périodes de stockage
et de transport. Il est donc nécessaire de vérifier que les
charges, surtout quand elles sont embarquées à bord d'avions,
sont "autosûres" et qu'elles n'exploseront pas de façon
accidentelle, tout en conservant leurs capacités d'utilisation.
Si ces essais de sécurité ne provoquent pas, en principe, de
déclenchement de la réaction en chaîne, ils peuvent
néanmoins entraîner une certaine dispersion des matières
fissiles qui composent les engins à tester.
Selon certaines sources, le CEP aurait
"exécuté douze
expérimentations de ce type à Mururoa"
45(
*
)
mais, selon d'autres, quinze essais de
ce type auraient, en fait, été effectués.
Apparemment, ces essais ont été effectués sur le sol des
atolls, puis en sous-sol, et un ouvrage récent, pourtant peu critique
envers l'activité du CEP, révèle que :
"Cinq
essais de sécurité eurent ainsi lieu dans la zone appelée
Colette, à Mururoa. Si les réactions en chaîne ne se
produisirent pas, ce dont on se doutait d'ailleurs, en revanche, la dispersion
d'éléments radioactifs dangereux composant les charges
nucléaires, comme le plutonium, fut très importante, et
l'intégralité de la zone dut être bitumée par la
suite pour être réutilisée."
46(
*
)
D/ Les essais sous ballons captifs
Les essais à partir des barges s'étant
révélés particulièrement polluants, les
responsables du CEP ont alors cherché un moyen de réduire
l'impact des essais aériens.
En effet, si le tir est effectué sur le sol ou à partir d'une
barge, la boule de feu créée par l'explosion, qui peut atteindre
jusqu'à 500 mètres de rayon pour les engins les plus
puissants, se heurte aux matériaux présents et à l'eau du
lagon qui sont alors vaporisés et mélangés aux gaz chauds.
Si on arrive à faire exploser l'engin à une hauteur suffisante et
en tout cas supérieure au rayon de la boule de feu, il n'y a pas
d'interaction avec le sol ou avec l'eau, ce qui limite les retombées
radioactives.
Pour réaliser ces essais en hauteur, on a fait appel à une
technologie quelque peu oubliée, celle des ballons captifs. De l'aveu
même des responsables du CEP, ce ne fut pas sans mal car la stabilisation
d'un ballon à une altitude qui variait de 200 à
800 mètres devait être parfaite pour que les
différents dispositifs de mesure puissent fonctionner correctement.
Le premier essai d'un engin thermonucléaire, Canopus, a
été effectué sous ballon le 24 août 1968
à Fangataufa et selon le Professeur Yves Rocard,
"à une
altitude de 500 mètres ou plus"
. Cette altitude,
"pour une
bombe thermonucléaire qui dépasse la mégatonne,
était à peu près correcte pour tirer des bombes aussi
propres que possible"
.
47(
*
)