N° 45
ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

383
SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 1996-1997



Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale

le 4 juillet 1997

Rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 26 juin 1997

Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 juillet 1997



OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES


RAPPORT

sur les techniques des apprentissages essentiels

pour une bonne insertion dans la société de l'information ,

par m. Franck SÉRUSCLAT,

Sénateur.


Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale

par M. Jean-Yves LE DÉAUT

Président de l'Office.

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Henri REVOL

Vice-président de l'Office.


Informatique. - Citoyenneté - Enseignement - Multimédia - Télécommunications .

" Mais c'est curieux tout de même comme nous vivons parmi des gens pressés . "

Albert CAMUS. L'envers et l'endroit.

1935-1936

" Et que font-ils du temps ainsi gagné ? "

Antoine de SAINT-EXUPÉRY

en référence au Petit Prince

PRÉALABLES

1. Bien des nouveautés annoncées comme devant bouleverser des habitudes laissent vite la place à d'autres gadgets, semblables en cela à la mode... Parfois l'annonce est vraie, un nouvel instrument devient outil indispensable à la vie ordinaire, au développement de chacun et de la société Comment déceler le durable de l'éphémère ? Qu'en est-il de l'informatique, du numérique ? Succèdent-ils à l'imprimerie, au livre ? Pour les supplanter ou les compléter ? Portent-ils des bouleversements dans les modes d'acquisitions des connaissances, d'accès à la culture et par là aux pouvoirs liés aux savoirs intellectuels, techniques ou professionnels ? Ont-ils des incidences, et lesquelles, sur le rôle politique, social, économique du citoyen dans la cité, la région, la nation, le monde ?

2. L'histoire des sociétés humaines apprend que les hommes ont poursuivi, avec obstination, obsession et, en définitive, succès, deux objectifs principaux :

- réduire le temps nécessaire, et parfois la peine, pour accomplir tous les travaux, tous les actes qu'ils jugent nécessaires ou qu'ils ont envie de réaliser, pressés d'être encore plus rapides ;

- reproduire à l'identique, sous forme de systèmes techniques, les capacités de mémoire, de réflexion, d'expression, bref tout ce qui différencie l'homme de l'animal et les hommes entre eux.

L'homme n'a pas oublié, dans cette quête, le perfectionnement des moyens de tuer, de torturer, de faire souffrir ses semblables, de chercher à les soumettre.

3. Une étude attentive permettrait-elle de confirmer ou d'infirmer la réalité et la place définitives prises par l'accélération à nulle autre pareille des échanges de toute nature entre les hommes, de leurs possibilités d'accès aux connaissances comme dans l'accomplissement des tâches professionnelles de toutes sortes ?

4. Notre société entre-t-elle dans l'ère de l'informatique comme elle est entrée dans celle de l'imprimerie, puis de l'automobile, du téléphone, des appareils ménagers, de la télévision, de l'aviation... mais aussi du nucléaire ? A toutes, l'homme s'est adapté ou a été contraint de le faire. Il a souvent dú subir l'autorité, la prééminence ou le despotisme de ceux qui avaient la ma»trise des nouveaux outils, des nouvelles connaissances, des nouveaux moyens d'organiser la société.

5. Avec plus ou moins de bonheur ou de malheur, par une évolution de plus en plus technique, mécanisée et policée, l'humanité est-elle, au seuil d'un XXIe siècle, à l'aube d'une société numérique où l'immatériel conditionne les relations des hommes entre eux, notamment du fait des modalités d'accès aux connaissances, à la culture, aux méthodes matérielles et techniques de ses activités de toute nature ? Déjà, et demain encore plus, rien n'est semblable, et encore moins identique, à hier ; les nouveaux moyens de communication, d'échanges entre les hommes apportent avec eux le pire et le meilleur comme l'a fait, selon ESOPE, la langue, premier d'entre eux.

Parmi le pire, les premiers risques seraient la divulgation des comportements pervers, l'invitation à s'y adonner, les atteintes à l'ordre public, la propagation de théories violentes ou d'exclusion. Le pire serait dans l'aide à satisfaire l'instinct de domination qui rôde en tout individu. La référence symbolique en est décrite dans le roman " Au nom de la rose ". Tous les moyens de communications, d'accès aux connaissances, la parole d'abord, l'écrit ensuite, la télévision plus récemment, ont donné les pouvoirs aux élites, entra»nant des fractures, culturelle, économique sociale et politique, générées par l'inégalité des savoirs.

6. Le recours aux mathématiques pour inventer des méthodes, pour résoudre des problèmes de complexité croissante au fil des siècles date, dit-on, du boulier chinois... pour user des théories cybernétiques avant de parvenir à l'informatique aidée par le numérique. Est-ce exact ? Peut-on voir un lien entre ces trois facteurs ? Est-ce erreur que de le penser ?

7. Les opinions émises par ceux qui, dans notre temps, ont une parole reconnue et autorisée sur ce sujet apportent d'autres arguments au questionnement sur la pérennité des outils informatiques.

Philippe BRETON prend appui sur le passage de " la société cybernétique " des années quarante et cinquante, aujourd'hui oubliée, comme la " société informatique " des années soixante et soixante-dix. " Nul ne doute que demain il y aura des réseaux partout et que nous les utiliserons massivement, mais la société changera-t-elle en profondeur de ce fait (...) Le thème dispara»tra rapidement de la " une " des médias et un autre, dans cinq ans s'y substituera. Sachons donc décoder la fausse nouveauté pour éviter de se prendre au piège des modes qui absorbent sans le satisfaire le désir légitime de changement. " [1]

Propos contraires et particulièrement sévères, sujets à caution peut-être, de A. GROWE, Président d'Intel qui représente 80% du marché mondial des microprocesseurs : " En n'encourageant pas l'utilisation des ordinateurs personnels comme outils essentiels de travail et d'éducation, vous léguez aux générations futures un grave déficit technologique. "

Jacques ATTALI y voit " les chemins de sagesse " [2] . " Internet sera l'instrument de communication essentiel du futur monde virtuel grâce auquel celui-ci sera relié à tous les ordinateurs et à toutes les mémoires de la planète ". Pour Jacques ATTALI, les deux conséquences principales de la mise en oeuvre de ce nouveau moyen de communication seront que non seulement Internet permettra à chacun de communiquer, c'est-à-dire à la fois de parler, jouer, séduire, travailler, se distraire ou consommer mais l'individu pourra se donner une identité réelle ou virtuelle pour communiquer. Dès lors, " chacun pourra se choisir avant de choisir ceux avec qui il voudra communiquer " . Alain FINKIELKRAUT, pour sa part, se résout à ne pouvoir échapper à Internet dont " le caractère fréquemment messianique des discours (... ) laisse à penser que cette utopie relaye celle du communisme, dont l'espérance consistait aussi en un homme totalement émancipé du lieu ; un homme générique [3] . " Joël de ROSNAY va jusqu'à emprunter une comparaison médicale, pour estimer qu' " Internet est un cancer qui se développe sans qu'on puisse le contrôler ".

Est-ce que les inforoutes sont une mode passagère ou un outil réel de changement utilisé pour cette mutation. Selon Pierre Léonard HARVEY [4] " un nouveau type de société naîtra des inforoutes. Mais, contrairement à ce que l'on pense, l'inforoute ne donnera pas naissance à une société plus homogène ".

Comment dès lors penser " la démocratie au XXIe siècle " [5] ? D'autres moyens d'expression de la volonté du peuple devront être trouvés et " c'est dans de nouvelles formes d'expressions démocratiques et de consultations directes -fondées sur l'interactivité des grands réseaux informationnels, sur les médiaspaces, sur des organisations plus performantes que les partis traditionnels, sur des structures et institutions délocalisées et d'autres procédures de désignation des responsables politiques- que devraient se trouver les solutions de demain ".

Pour autant, si l'on en croit Mika PANTZAR, directeur de recherche à l'institut Finlandais, " la démocratisation de l'information " n'aura pas lieu ; il n'est pas nécessaire que tout le monde sache utiliser un ordinateur, mais la supercherie du marketing de l'informatique voudrait le faire croire. En Finlande, soixante-deux ordinateurs sont connectés à Internet pour mille habitants, soit deux fois plus qu'aux États-Unis ; ce pays appara»t comme le plus " branché " de la terre !

Selon Pierre MUSSO enfin, " la symbolique du réseau demeure biface : le paradis peut se retourner en son contraire, l'enjeu du contrôle (Big Brother) contre le paradis de la circulation ". On comprend mieux dès lors comment Internet peut à la fois susciter " l'extase et l'effroi " [6] . Le réseau peut aussi reproduire les tendances lourdes entre des ensembles " data rich " et des ensembles " data poor " pour reprendre l'expression d'A. MATTELART.

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Ces premières réflexions contradictoires sont de nature à justifier le rapport que m'a confié l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. Parce que, pour reprendre l'expression d'Edgard MORIN, " la complexité est un mot problème et non un mot solution " nous ne pouvons pas nous croiser les bras en nous résignant à l'incontournable et indépassable complexité du monde.

Face à la rupture créée par Internet, il faut donc garder à l'esprit que " si vous l'interrogez avec une pensée complexifiante, le réel sera complexe (...) (mais) sachez qu'en fait cela veut dire (que le réel) lui échappe toujours en son fond, c'est-à-dire qu'il y a plus de choses dans le réel que ne peut concevoir l'esprit humain " [7] .

Depuis quelques années la société française, plus particulièrement, et notamment l'ensemble des partenaires éducatifs, s'interroge sur la manière de profiter du meilleur des techniques de l'informatique. Est-elle victime du marketing où les informations publicitaires - la publicité informative - font preuve d'une certitude de l'avenir de la société de l'information ? Les performances de l'ordinateur comme des réseaux sont, par rapport aux premiers ordinateurs, dans une relation analogue à celle de l'automobile aujourd'hui par rapport au véhicule avec lequel Amédée BOLLÉE, en 1875, reliait Bordeaux à Paris à la vitesse de 12 km à l'heure, cela dans un inconfort certain.

L'intrusion, et l'acception d'usage, d'un vocabulaire spécifique signe la traduction de l'entrée dans la société d'information au point de modifier le langage courant, comme le fút en d'autres temps le latin en France ou les patois locaux devant le développement d'un français national.

Dans ce contexte où la " technophobie " semble vouloir dominer la réflexion, je préfère encadrer le rapport que m'a confié l'Office parlementaire par deux approches, l'une de Pierre LEVY, positive bien que prudente, et l'autre de Paul VIRILIO, d'autant plus inquiète qu'elle pose la question de la responsabilité :

Pour Pierre LEVY, " le choix n'est pas entre la nostalgie d'un réel daté et un virtuel menaçant ou excitant, mais entre différentes conceptions du virtuel. L'alternative est simple. Ou bien le " cyberespace " reproduira le médiatique, le spectaculaire, la consommation d'informations marchandes et l'exclusion à une échelle encore plus gigantesque. C'est, en gros, la pente naturelle des " autoroutes de l'information ". Ou bien nous nous mobilisons en faveur d'un projet de civilisation centré sur l'intelligence collective : recréation du lien social par les échanges de savoir, reconnaissance, écoute et valorisation des singularités, démocratie plus ouverte, plus directe, plus participative ". Ce projet s'inscrirait alors dans une dynamique positive où, par une succession d'apprentissages, l'homme est passé du stade homo erectus à sapiens sapiens et a appris à se tenir debout, à parler, à écrire, à utiliser mille et uns outils de toute nature pour de multiples activités développant facultés physiques comme intellectuelles ; peu à peu, il a occupé l'univers par une virtualisation progressive de ces possibles. La machine a été une première et formidable aide.

La technique, aujourd'hui, va-t-elle permettre la poursuite de l'homonisation et, l'homme-machine ou la machine-homme sera-t-elle porteuse d'une nouvelle évolution, d'une virtualisation d'autres possibles en attente de dépasser un état actuel ? Cette étape sera-t-elle bénéfique à la société tout entière ou à quelques-uns aux dépens du plus grand nombre ? Plongera-t-on dans un meilleur des mondes où la technique entra»nera une fracture forte technico-culturelle et sociale avec les uns attachés à des activités mineures serviles et les autres ma»tres des techniques et des machines ?

Cette première réflexion de Pierre LEVY ne suggère-t-elle pas la mise à disposition de tous, d'une pédagogie permettant les apprentissages pour avoir la ma»trise des machines et de son destin ?

Paul VIRILIO, quant à lui, rappelle que les NTIC (nouvelles techniques d'information et de communication) véhiculent un certain type d'accident, " un accident qui n'est plus local et précisément situé, comme naufrage du Titanic ou le déraillement d'un train, mais un accident général, un accident qui intéresse immédiatement la totalité du monde. Quand on nous dit que le réseau Internet a une vocation mondialiste, c'est bien évident. Mais l'accident d'Internet, ou l'accident d'autres technologies de même nature, est aussi l'émergence d'un accident total pour ne pas dire intégral ".

Cette prédiction est-elle en train de se réaliser ? Certaines informations récentes [8] présentent " le risque d'un sinistre majeur sur l'ensemble des réseaux informatiques " lié au changement de millénaire, les logiciels utilisés n'ayant semble-t-il pas été programmés au passage de 1999 à 2000. Ce sinistre aux conséquences imprévisibles pourrait ressembler à cet accident général envisagé par Paul VIRILIO.

Ainsi, que l'on retienne l'une ou l'autre des réflexions, moins antinomiques que complémentaires, on peut en déduire que les apprentissages seront d'autant plus pertinents qu'ils aideront à se protéger de la " bombe " et qu'ils favoriseront la conduite des hommes vers un usage humaniste de cette intelligence collective découlant de la numérisation de l'information.

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Des Anciens et des Modernes sont, aujourd'hui, en querelle au sujet des techniques d'information et de communication (TIC) comme d'autres le furent, sur d'autres thèmes, au siècle de Louis XIV, autour des questions littéraires. Les anciens restent attachés à une " nature " dont la déclinaison politique tend à l'absolutisme ; leurs adversaires croient aux bienfaits de la civilisation qui affine les moeurs et les esprits et annonce une libération de l'homme dans tous les domaines. Cette querelle brouille le paysage culturel, social et politique au moment où il conviendrait de faire des choix clairs devant l'entrée de ces techniques dans la vie quotidienne.

Cette querelle porte sur la place et, surtout, le rôle à accorder à ce vecteur immatériel, fabuleux, le numérique. Les premiers croient qu'il va remplacer ou transformer les lettres, les mots, les sons, les images ; les autres savent qu'il ne peut que transporter les informations de façon immatérielle mais en les exprimant par les formes en usage depuis que l'homme parle, écrit, compte, dessine et chante. Le numérique est en fin de compte un nouveau support pour accéder aux connaissances comme à la culture et, d'une manière plus directe, à des masses d'informations jamais égalées. Grâce à sa ma»trise, qui le veut peut devenir un " Pic de la Mirandole " pour peu qu'il sache se servir des deux outils de base : l'ordinateur et le réseau.

L'un et l'autre de ces intermédiaires techniques ont leurs détracteurs comme leurs thuriféraires. Les arguments ne peuvent être les mêmes, les questions sont différentes.

L'ordinateur entrera ou non dans le cadre scolaire et exigera des apprentissages bouleversant les pratiques pédagogiques ; le recours aux réseaux, et tout particulièrement le plus fabuleux, le plus inquiétant aussi Internet aura-t-il droit de cité dans l'école ? La comparaison entre les pratiques en usage depuis qu'existent l'alphabet, les mots, les chiffres, les images et l'école de Jules FERRY peut être riche en enseignements.

Les usages de ces outils de la communication vont-ils compléter ou rendre obsolètes les autres moyens habituels, en permettant des échanges à la vitesse de la lumière, en mettant à leur disposition immédiate toutes les données, toutes les informations qu'ils peuvent rechercher ?

La ma»trise de l'usage de l'ordinateur, du disque compact interactif ou du cédérom comme celui de la lecture des images et de leur compréhension est une nécessité ; cette ma»trise a ses difficultés et ses qualités ; elle offre cependant des possibilités jusqu'alors inaccessibles, ne serait-ce que par l'individualisation permise par la machine, par le respect des rythmes d'apprentissage de chacun, élément qualitatif important dans l'acte d'apprendre.

Le réseau met en communication le monde avec ses habitants. Il ne le fait pas comme le téléphone, la radio ou la télévision. Il faut en comprendre la nature, en conna»tre les contenus, et, nécessité première, savoir y accéder et en user ; l'ordinateur et son clavier, sous réserve de l'installation d'un modem, est la voie d'accès. Une fois connues les modalités de fonctionnement et de connexion au réseau, il faut acquérir certainement la capacité d'interprétation, de sélection, de synthèse des informations disponibles, une aptitude à les choisir et à les utiliser dans une finalité organisée ; il faut aussi avoir compréhension et ma»trise du dialogue entre internautes. Cette interactivité fait de l'utilisateur un intervenant actif, il ne reste pas un spectateur passif comme devant la télévision où il n'a que le choix de l'émission, même si ce choix tend à cro»tre de façon exponentielle.

Parmi les détracteurs des TIC, certains sont seulement craintifs, inquiets devant un nouveau moyen de communication ; ils n'en connaissent ni les usages, ni les modalités ; ils ont bien souvent passé l'âge de les apprendre -du moins le croient-ils- et ils se situent, de fait et d'opinion, dans une génération qui s'exclut d'elle-même et croit pertinent d'en priver les autres. Ils ne sont pourtant pas irréductibles à ce progrès : ils s'en désintéressent et ne cherchent pas à en assurer la promotion ni même à envisager la généralisation des apprentissages en découlant. Qu'il s'agisse de la parole, du livre, de l'usage du téléphone, de la radio, de la télévision, ils ont toujours été des retardataires, freinant même trop souvent les autres dans l'accès aux évolutions techniques.

D'autres sont détracteurs pour garder un pouvoir que les nouveaux médias risquent de mettre à mal ; l'histoire de l'humanité fourmille d'exemples de fractures de ce genre, depuis le chef iroquois à la vue perçante, chasseur émérite dont d'autres attendaient le retour pour avoir pitance - fracture physique et technique - en passant par la servilité de la femme et sa dépendance envers l'homme, ma»tre de maison et de la famille - fracture d'ordre moral (et culturel) - à celle due à la morgue des clercs qui échangeaient leurs savoirs à travers le monde en latin et cette vie étriquée d'une piétaille limitée aux dimensions étroites d'une communauté liée par un patois ; c'est toujours le débat, le combat entre Caliban, l'esclave inculte qui veut apprendre à parler et acquérir les savoirs et Prospéro, le prince savant et policé qui parfois condescend à l'instruire un peu.

Dangereux, et assez souvent de mauvaise foi, sont les censeurs, ces contestataires de toutes technologies, s'élevant, au nom d'une certaine morale - la leur - , contre des risques d'amplifications, d'incitations réprouvées par les " honnêtes gens " : Ils invoquent tout à trac la pédophilie, la pornographie, la violence, la vente de médicaments non autorisés et surtout les mafias et autres malfaiteurs en tous genres. Sans doute accorde-t-on beaucoup trop de place à ces questions pour qu'il soit ici besoin d'insister. Les kiosques à journaux regorgent de publications plus ou moins conformes aux " bonnes moeurs ". Il n'est point besoin de censeurs : qui veut les lire les achète, le juge étant toujours, in fine, le garant des libertés individuelles ; quant à la protection des enfants, elle dépendra toujours de la responsabilité de leurs parents.

D'autres, les modernes, voient dans les TIC plus de vertus que de maléfices. Ces médias décuplent, selon eux, les possibilités d'accès à la culture, aux connaissances les plus diverses, toutes nécessaires pour accro»tre l'intelligence. Les évolutions du passé sont arguments pour conforter ces prévisions. Le pari réside dans la conviction que les acquis culturels forment l'esprit critique de chacun, ce qui constitue la meilleure protection à l'encontre d'actes portant atteinte à la dignité de la personne humaine.

Plus apte à l'analyse, acceptant moins spontanément les discours des autres, " l'homme ordinaire " est plus difficile à gouverner, plus à même de bien exercer ses responsabilités citoyennes. A lui, pour lui, il faut proposer les moyens et les réponses permettant l'accès à un savoir qui - aujourd'hui comme hier, en face de celui des livres par exemple - risque de lui rester inaccessible. Tel doit être l'objet d'une formation démocratique ayant pour but de favoriser l'éclosion de citoyens actifs dans cette société de l'information qui s'installe dès aujourd'hui.

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Le tintamarre qui accompagne les technologies de l'information et de la communication est particulièrement retentissant : point n'est possible aujourd'hui d'ouvrir un quotidien sans avoir une pleine page sur les dernières avancées ou dérives d'Internet ; pas un hebdomadaire ne para»t sans un dossier spécial multimédia ; télévisions et radios reprennent en choeur les informations pour réaliser des éditions spéciales sur le télétravail, la violence et la pornographie sur Internet, le non respect du droit d'auteur sur les réseaux, la violation de la loi par quelques prestataires de service peu scrupuleux [9] ... Dans ce contexte hyper-médiatisé, tout le monde y va de son commentaire : le sociologue analyse ce qu'il perçoit dans une mutation annoncée ; le juriste débat avec force arguments sur le thème de la responsabilité, de la liberté et de l'éternel " vide juridique " ; l'urbaniste s'inquiète de la délocalisation et annonce l'accident global, intégral ; le syndicaliste prévoit encore des réductions d'effectifs découlant de la technologisation de l'emploi et craint les mises en cause des libertés dans l'entreprise ; les médecins polémiquent sur les possibles usages de ces nouveaux moyens au service de la ma»trise des dépenses de santé ; ils en apprécient les améliorations déjà perceptibles dans les actes professionnels comme dans les relations qu'ils pourront établir au service de leur art et dans l'intérêt de leur patient ; ils devinent les relations nouvelles avec les services sociaux et craignent de devenir les supplétifs des caisses d'assurances maladie. Les économistes enfin ne manquent jamais une occasion d'annoncer que la croissance de demain pourrait bien voir le jour grâce à l'industrie du multimédia tandis que d'autres, plus prudents, se refusent à tout pronostic ; dans cette profusion d'informations et d'opinions contradictoires , il n'y a guère que les responsables politiques qui ne s'expriment pas. Parmi eux, curieusement, les législateurs particulièrement, semblent pour la plupart ignorer ces débats ou, tout au moins, ne pas y prendre part. Leur silence étonne, inquiète. Seraient-ils indifférents envers ce vecteur numérique, comme d'autres le furent envers l'imprimerie ? Ou croient-ils pouvoir protéger leur supériorité culturelle en sous estimant le risque de la voir supplanter par " les ma»tres des formes modernes de communication " ? Ils ont pourtant mission d'éviter une domination technique mettant à mal les fondements de la démocratie.

Ils ignorent assez superbement les réseaux et ne sont guère préoccupés par l'ordinateur. Ils ont vu ceux-ci s'installer dans leurs secrétariats comme s'il s'agissait d'une nouvelle génération de machines à écrire ; les ordinateurs étaient plus performants mais n'ont en rien bouleversé leurs habitudes de travail. Ils ont même parfois hésité à autoriser leurs collaborateurs à suivre une formation adaptée pendant laquelle ceux-ci étaient moins disponibles. N'ayant jamais tapé eux-mêmes à la machine, les parlementaires n'ont pas envisagé de se mettre devant un écran et un clavier d'ordinateur. Disposant dans leurs cabinets de tous les outils modernes qui vont façonner cette société de l'information, ils sont devenus des " technopathes " !

C'est là, certes, une vérité partielle que n'explique pas un clivage politique ; elle tient plutôt à une fracture entre générations, fracture relative d'ailleurs : des jeunes législateurs sont réticents, des plus âgés sont séduits et très au fait.

S'ajoutent à ceux là, des hommes et des femmes honteux de ne pas savoir utiliser ces médias. Ils occupent souvent des fonctions éminentes ou assument des responsabilités déterminantes : ils ne veulent ni accepter leur insuffisance ni apprendre, de crainte de faire découvrir une ignorance, une faiblesse dans leur cuirasse.

Sans méconna»tre les inconvénients, voire même certains dangers aux technologies, ces modernes ont l'audace d'accorder des qualités supérieures aux défauts. Ces qualités sont pour eux facteurs de développement de l'intelligence de tous. L'intelligence collective peut devenir la résultante des intelligences individuelles mises en synergie grâce aux réseaux [10] .

La montée des risques ne doit être ni négligée ni sous estimée ; mais ce sont les risques de panne plus que de perversion des moeurs qu'il faut craindre. L'informatique en réseau est grosse d'une nouvelle menace, celle d'une " bombe informatique " aux causes, aux contenus et aux effets non seulement inconnus mais encore difficilement imaginables.

Apprendre à apprendre le bon usage des techniques, les utiles effets à en retirer et la critique intelligente des moyens et des résultats ainsi obtenus est la première exigence démocratique.

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Dans " L'homme cybernétique " [11] , j'avais souhaité comprendre et donner cette même envie aux parlementaires, puisque tel est l'objectif de l'Office parlementaire, de comprendre le contenu technique de la révolution numérique. J'avais besoin de savoir ce qui se passait sous " le capot " d'un ordinateur, et de donner aussi un sens à ce nouveau langage des publicités vantant la puissance d'un microprocesseur, le rôle d'un logiciel, la capacité de stockage d'un disque dur ou l'importance et le rôle de la mémoire vive...

Cette étude voulait aussi tracer les premiers contours des conséquences du choix du numérique et des médias l'utilisant dans certaines activités humaines, de celles qui sont inévitables dans la vie de chacun comme dans l'évolution de la société.

Les thèmes retenus alors l'étaient pour leur exemplarité : leur présentation ne prétendait pas à l'exhaustivité, elle suggérait une analyse ultérieure plus fouillée pour être plus utile.

Cette première étape de découverte des outils et des conséquences les plus repérables en appelait une autre consacrée à l'apprentissage de leurs usages en vue de leur généralisation, toujours avec la volonté de sensibiliser l'attention des parlementaires, d'éveiller leur curiosité et leurs responsabilités.