PROCÈS-VERBAUX DES
AUDITIONS
EFFECTUÉES PAR LA COMMISSION D'ENQUÊTE
Audition de M. Guy
CANIVET,
Premier président de la Cour de
cassation
(8 mars 2000)
Présidence de M. Jean-Jacques HYEST, Président
M. Jean-Jacques Hyest, président : Je vous rappelle que le dernier paragraphe de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, modifiée par la loi du 20 juillet 1991, dispose que " Les auditions auxquelles procèdent les commissions d'enquête sont publiques " et que " les commissions organisent cette publicité par les moyens de leur choix ".
La commission d'enquête du Sénat sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France a ainsi organisé la publicité de ses auditions sous réserve des demandes expresses de huis clos émanant des personnes auditionnées.
Ces auditions sont donc ouvertes à la presse et font l'objet d'un enregistrement vidéo intégral assuré par la chaîne de télévision du Sénat, sauf opposition de le personne auditionnée, et le compte rendu intégral sera publié en annexe du rapport écrit.
Avez-vous une objection sur cette formule ? (non)
Je vous rappelle également que l'ordonnance du 17 novembre 1958 précise que " toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est entendue sous serment " et que " en cas de faux témoignage, elle est passible des peines prévues par l'article 363 du code pénal ".
En conséquence, je vous demander de prêter serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité, de lever la main droite et de dire : "Je le jure".
M. Guy Canivet prête serment.
Le président expose ensuite à M. Canivet le déroulement de l'audition avant de lui donner la parole.
Je vous remercie de nous avoir donné le rapport des travaux que vous avez menés sur l'amélioration du contrôle externe des établissements pénitentiaires. Je vous propose de nous faire un exposé de dix minutes. Ensuite, le rapporteur et les membres de la commission pourront vous poser des questions.
M. Guy Canivet - Monsieur le Président, messieurs les sénateurs, je ne suis pas un expert des questions pénitentiaires ce qui devrait relativiser considérablement mon propos. J'ai été premier président de la cour d'appel de Paris, magistrat des cours et des tribunaux et j'ai des relations fonctionnelles avec l'administration pénitentiaire.
En tant que premier président de la cour d'appel, je me suis efforcé de pousser les magistrats spécialisés des juridictions à remplir à l'égard des prisons les obligations que leur font les articles 176 et suivants du code de procédure pénale concernant les visites. Pour ma part, j'établissais le rapport annuel que doit le Premier président au ministre de la justice sur les conditions générales de fonctionnement des établissements pénitentiaires de son ressort.
Je tenais à rappeler cette disposition qui ne semble pas unanimement appliquée dans chacune des cours d'appel de France.
La mission que Mme la garde des Sceaux nous a confiée portait exclusivement sur l'amélioration du contrôle externe des établissements pénitentiaires. Notre groupe de travail n'était pas chargé d'évaluer la situation générale des prisons en France, mais nous ne pouvions pas envisager l'amélioration du contrôle externe des établissements pénitentiaires sans une vision du contexte de détention. C'est donc à partir de cette approche générale du contexte pénitentiaire, telle qu'elle résulte des travaux du groupe que je pourrai tenter quelques modestes observations préalables sur les moyens de l'administration pénitentiaire et sur la politique pénitentiaire avant d'évoquer sommairement les conclusions du groupe de travail auxquelles nous sommes parvenus.
Je voudrais faire trois observations préalables :
Rien dans les travaux du groupe ne permet de mettre en cause la qualité, la disponibilité et le sens du service des personnels de l'administration pénitentiaire. Je veux insister sur ce point. Si quelque chose peut être changé dans les prisons, ce ne sera sûrement pas contre ces personnels, mais avec eux. Il faudra s'appuyer sur un corps de directeurs d'établissement déjà préparés à une évolution et mobiliser le corps des surveillants. En tout état de cause, l'un des objectifs d'une réforme pénitentiaire serait de redonner à ces personnels la sérénité, la fierté professionnelle dont ils ont besoin pour remplir leur mission et se sentir à l'aise dans l'exercice de leurs fonctions qui sont difficiles. La prison est un environnement pénible. Nous leur devons la considération de la société pour le dévouement qu'ils ont dans l'accomplissement de cette tâche ingrate.
J'ai constaté qu'après une longue période d'indifférence, le corps social s'était pris d'un intérêt paroxystique pour la prison, aboutissant souvent à des mises en cause de l'institution, à l'occasion de révoltes de détenus, de scandales divers, de révélations, sans qu'en définitive les traumatismes laissés par ces fièvres passagères soient compensés par des améliorations durables. On ne progresse pas en déconsidérant un corps ou une institution dans son ensemble. Il me paraîtrait donc judicieux que soit mise en place une vigilance des prisons qui permette de donner une sérénité, une constance et une continuité à la volonté de normalisation et de modernisation qu'exprime par à-coups le corps social.
Notre groupe de travail a constaté que la carence qui affecte principalement l'administration pénitentiaire est le défaut de transparence qui se manifeste souvent par la volonté de taire ce qui se passe réellement en prison ou au contraire la volonté de l'exprimer dans une intention de manipulation.
Chacun dit ce qu'il a intérêt à dire pour provoquer des réactions soit de l'administration soit de l'opinion. Or, le fait de pénétrer dans une prison ne permet pas nécessairement de savoir ce qui s'y passe. Une visite est insuffisante et il faut un certain professionnalisme pour aller au-delà d'une vision superficielle pour savoir ce qui se passe en prison. Par exemple, dans la prison de Beauvais, les mécanismes normaux de contrôle et de visite ont joué pendant plusieurs années sans que personne se rende compte que des choses graves se passaient à l'intérieur. Il semble qu'un regard plus professionnel aurait permis de le découvrir plus rapidement.
Dans les observations générales du groupe de travail, la première des choses qui nous est apparue est une carence du droit de la prison. Il nous a semblé que ce droit était dépourvu d'organisation logique, qu'il était insuffisamment praticable dans sa formulation et qu'il était ineffectif dans sa mise en oeuvre.
On se rend compte qu'il est privé d'une architecture d'ensemble qui respecterait une répartition normale entre le domaine de la loi, le domaine du règlement et le domaine des textes subordonnés d'interprétation. En outre, il n'est pas adapté aux principes essentiels de la démocratie selon lesquels :
- la liberté est la règle et sa restriction l'exception ;
- toute restriction aux libertés individuelles doit être prévue par la loi -ce n'est pas le cas- et répondre à un principe de nécessité et de proportionnalité ;
- le droit s'applique en prison comme ailleurs et il n'y a pas d'extra-territorialité pénitentiaire ;
- tout détenu -tout détenu qu'il soit- reste un citoyen. Il a des droits civiques dont il n'est pas privé.
Or, en prison, on constate que de nombreuses libertés sont supprimées par des règlements, sans que cela soit prévu par la loi, ou par des circulaires sans considération apparente de la nécessité de la proportionnalité de ces restrictions aux libertés. Par exemple, la liberté de l'information, la liberté de communication avec l'extérieur, la liberté du culte, etc.
En outre, loin de rester dans le domaine de la stricte interprétation, les circulaires semblent la seule source normative de l'administration pénitentiaire. Ces circulaires ne restent pas dans le domaine de l'interprétation, mais fixent des droits essentiels de la vie des détenus qui devraient pour certains être fixés par la loi.
Enfin, on constate que les règlements intérieurs des établissements pénitentiaires sont très différents les uns des autres, même entre établissements d'une même catégorie. Ce qui est permis ici est interdit ailleurs, sans raison apparente.
En ce qui concerne le droit en prison, ce droit n'est pas suffisamment praticable. Dans certains cas, les prescriptions ou interdictions édictées sont d'une rigueur telle que l'on ne peut pas les mettre en oeuvre. Les responsables d'établissement doivent donc se donner une marge de tolérance trop restrictive, marge qui peut varier d'une prison à l'autre, d'un détenu à l'autre. Ce qui est toléré par l'un ou pour l'un ne l'est pas forcément par l'autre ou pour l'autre. De sorte que les refus de ces dérogations sont vécus comme arbitraires par ceux qui les subissent et qui se voient opposer des interdictions que tout le monde ne subit pas. On peut prendre l'exemple de l'accès au téléphone, très différent selon les établissements, entre restrictions, telles que prévues par la loi, et autorisations. Certains établissements pénitentiaires autorisent de téléphoner librement alors que d'autres limitent strictement les appels. On ne s'explique pas pourquoi et les raisons de sécurité avancées ne sont pas toujours des plus valables.
Dans d'autres cas, c'est l'administration elle-même qui n'est pas en mesure d'appliquer la réglementation. Si l'on se réfère à l'hygiène de vie ou des locaux, on pose des règles : les cellules doivent être suffisamment vastes et aérées. Or, ce n'est pas le cas à La Santé. Par conséquent, l'administration elle-même, parce qu'elle est dépourvue des moyens pour le faire, n'est pas en mesure d'appliquer la réglementation.
Il nous a semblé que le préalable était de refondre la loi pénitentiaire selon une architecture simple : une loi qui indique les missions de l'administration, qui prévoit les restrictions aux libertés dans le statut des détenus et qui détermine dans ses grandes lignes les conditions de détention.
J'insiste sur la nécessité de fixer les missions de l'administration pénitentiaire. On a constaté au cours de nos auditions que beaucoup de cadres avaient beaucoup de difficulté à se situer entre des missions de pure sécurité -essentielles à l'administration pénitentiaire- et des missions de réinsertion qui sont aussi les leurs. Parfois, ces deux missions semblent contradictoires, en tout cas en opposition les unes aux autres, sans que ces cadres de l'administration pénitentiaire soient en mesure de prendre des décisions opérationnelles entre les deux. Deuxième source de droits : les règlements qui devraient à notre avis préciser clairement les droits et obligations des détenus dans lesquels chacun-détenus et personnels de surveillance- trouverait un guide clair de comportement qui n'existe pas.
Troisième source de droit : les circulaires en nombre limité réorganisées par thème et restant dans le strict domaine de l'interprétation qui est le domaine de la circulaire.
En définitive, il serait nécessaire de bâtir un code des prisons et d'y insérer le code de déontologie des personnels pénitentiaires dont il est question actuellement.
Dernier point sur cette carence du droit en prison, elle est aggravée par l'ineffectivité dans la mise en oeuvre de ce droit, tant en ce qui concerne l'accès au droit que l'accès aux juges.
Sur l'ineffectivité de l'accès au droit : on constate qu'en prison, aucun dispositif d'accès au droit n'est prévu, sauf à titre expérimental à certains endroits, et bien qu'il soit prévu dans le cadre des conseils départementaux d'accès au droit. Par exemple, il n'y a généralement pas de permanence des avocats dans les établissements pénitentiaires alors que l'on a affaire à des personnes privées de la liberté d'aller et venir et, par conséquent, du droit d'aller consulter un avocat quand elles ont des raisons de le faire.
D'autre part, le détenu n'a pas de recours contre les décisions du juge de l'application des peines. Les décisions d'individualisation de la peine ne sont pas, pour l'instant, considérées comme des décisions judiciaires. Il est essentiel d'avoir une procédure juridictionnelle pour ces décisions -il y va des garanties individuelles- et d'instaurer des recours contre ces décisions.
En troisième lieu, en ce qui concerne la justice administrative, les décisions qui font grief au détenu, comme des transfèrements ou des mises à l'isolement, ne sont pas susceptibles de recours. La seule ouverture -et encore est-elle récente- porte sur les décisions disciplinaires. Et encore, les recours qui existent en matière disciplinaire manquent d'effectivité. L'arrêt Marie qui fonde la possibilité d'introduire des recours contre des décisions disciplinaires a été rendu sept ans après la décision que cet arrêt annule, à une époque où manifestement le détenu était déjà libéré. Par conséquent, il n'y a eu aucun caractère opérationnel de cette décision de la justice administrative.
Je crois donc qu'il faudrait instaurer dans les prisons des permanences d'avocats ; il faut rendre juridictionnelles les décisions du juge de l'application des peines, introduire des recours contre les décisions de ce juge et contre celles de l'administration qui font grief au détenu ; aménager des procédures de recours à l'intérieur ou des procédures d'urgence administrative, mais en tout cas, faire en sorte qu'un détenu qui conteste une décision de l'administration puisse en faire suspendre l'application ou qu'il puisse faire injonction à l'administration d'exécuter des obligations positives qu'elle aurait à son égard.
La seconde question importante est celle de la politique pénitentiaire. Réfléchissant au droit de la prison, on doit aller plus loin et réfléchir à une politique pénitentiaire en répondant à une question simple : la prison, pour quoi faire ? Pourquoi incarcère-t-on des personnes soit en détention provisoire, soit en exécution de peine ? Quels sont les objectifs de ces incarcérations ?
Ce sont des objectifs à fixer au niveau national, à décliner et à appliquer au niveau local de chaque établissement pénitentiaire. Ce sont des objectifs simples sur les conditions d'exécution de la peine, en matière d'hygiène, de conditions de vie, de réduction de la violence -vous observerez comme nous l'avons fait que la violence en prison est un phénomène grave-, de réduction des trafics de tous genres -vous observerez aussi que les trafics d'alcool et de stupéfiants sont monnaie courante dans le milieu pénitentiaire-, de réduction des suicides -vous avez vu le taux des suicides en progression constante-, des auto-mutilations, etc. Il convient donc de fixer des objectifs clairs à atteindre dans chaque établissement pénitentiaire.
Ce sont aussi des objectifs sur la fonction et la performance de la peine. Là encore, l'administration pénitentiaire fonctionne sans norme d'évaluation en termes d'insertion, de réinsertion, de taux de succès de la réinsertion, de taux de récidive. Il faut introduire ces normes d'évaluation de la pertinence de la peine.
Cela conduit à définir une politique nationale et des projets d'établissement qui devront être fixés en fonction des moyens dont dispose l'administration. On arrive là à une question essentielle : quels sont les moyens donnés aux prisons ? En ce qui concerne l'état des bâtiments et le surpeuplement, ce n'est pas à moi d'en parler ; vous aurez l'occasion d'entendre d'autres personnes qui ont des moyens d'appréciation objective en la matière. Il est essentiel que ces moyens soient renforcés si l'on veut régler le problème des prisons.
Enfin, si l'on veut mettre en place une politique pénitentiaire d'envergure, cela nécessite des moyens humains. On aboutira rapidement à la nécessité de renforcer l'autorité et les responsabilités des chefs d'établissement, ne serait-ce que par rapport aux objectifs qui leur auront été fixés. Pour qu'ils puissent répondre à ces responsabilités, il faudra leur donner les moyens de mettre en oeuvre au niveau local des programmes d'établissement et mobiliser les personnels pour la satisfaction et la réussite de ces programmes. Il y a un vrai problème de management des établissements.
En ce qui concerne l'évolution de l'administration pénitentiaire, il nous paraît important de former davantage la direction aux questions de management et au dialogue social ; l'administration pénitentiaire a des efforts à accomplir dans la gestion des ressources humaines.
Ma dernière observation, dans le cadre de la mission qui est la nôtre, portera sur le contrôle des établissements pénitentiaires. Ce contrôle est nécessaire pour plusieurs raisons de principe. On ne place pas des personnes sous la dépendance totale de l'administration dans un monde clos, sans contre-pouvoir et sans vérification de la manière dont ce pouvoir est exercé par l'administration. Il convient de vérifier que ces personnes sont correctement traitées et que la prison réponde à ses finalités.
D'autre part, la situation des équipements pénitentiaires nécessite que soit défini un programme de modernisation des établissements et que soit vérifiée de manière objective l'exécution de ce programme.
Enfin, un organe de vigilance pénitentiaire devrait pouvoir examiner de l'extérieur si les prisons fonctionnent comme le corps social le souhaite, comme le législateur l'a voulu et comme l'administration pénitentiaire le prétend dans la mise en oeuvre de son programme. La nécessité d'un contrôle extérieur est fortement recommandée par les organes internationaux, notamment par le Conseil de l'Europe. Toutes les recommandations du Parlement européen et des autres organes, ainsi que tous les grands systèmes étrangers montrent qu'il existe un contrôle extérieur sur les établissements pénitentiaires. Nous avons vérifié cela notamment dans les systèmes anglais et néerlandais.
Pour l'instant, les contrôles sur l'hygiène, le travail et l'éducation en prison sont assurés de deux manières par les autorités administratives spécialisées. Ce sont des contrôles partiels, de même qu'est partiel le contrôle de l'autorité judiciaire. En dépit de l'apparence des textes, l'autorité judiciaire n'a qu'un contrôle spécifique qui se rattache aux missions de chacun des juges qui procèdent à des visites en prison : le juge des enfants pour les mineurs, le juge d'instruction pour les personnes en détention provisoire, et le juge de l'application des peines sur l'individualisation de la peine. Mais en aucun cas, on ne peut dire que l'autorité judiciaire exerce un contrôle général.
Quant aux modalités du contrôle, je n'insisterai pas. Nous avons identifié trois fonctions : un contrôle extérieur sur les établissements pénitentiaires, une fonction de vérification, d'inspection générale des prisons. Ce contrôle permet de vérifier si l'administration pénitentiaire exerce normalement sa fonction, si le détenu ne subit pas d'atteinte à son statut, si les droits du détenu sont garantis. En quelque sorte, c'est un contrôle sur les conditions générales du bon fonctionnement de l'établissement pénitentiaire.
La deuxième fonction identifiée dans la mission qui nous a été confiée comme l'instruction et la réponse aux requêtes individuelles des détenus, est celle d'intermédiaire entre le détenu et l'administration pour régler tous les conflits qui peuvent les opposer. Nous avons identifié cette fonction de médiation que nous avons résolue par l'instauration d'un corps de médiateurs pénitentiaires.
En troisième lieu, pour répondre au besoin de transparence des établissements pénitentiaires, nous avons identifié une fonction d'observation des prisons. Dans les grands systèmes, elle est assurée par des groupes de citoyens volontaires mus par un esprit civique qui se rendent dans les prisons pour voir ce qui s'y passe, observer la vie carcérale et, le cas échéant, servir d'intermédiaires entre les détenus et l'administration.
Chaque fonction implique des rapports de proximité variable entre le détenu et l'administration. Chaque fonction exige des méthodes d'intervention différentes et requiert des personnels de qualifications différentes. En séparant chacune de ces autorités de contrôle, nous avons identifié un contrôle général, des médiateurs des prisons et des comités de délégués des médiateurs. Ces autorités doivent remplir des conditions d'indépendance par rapport à l'administration pour avoir une intervention neutre en milieu pénitentiaire et doivent être crédibles à l'égard de l'administration et de l'opinion publique pour remplir leur fonction correctement. Voilà ce que je pouvais dire sur le contrôle.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - J'ai beaucoup de questions auxquelles vous avez apporté des réponses. Je vous interrogerai sur quelques points de détail. Le groupe de travail que vous avez présidé a bien posé la question : la prison ne peut pas être une zone de non-droit ou de droit incertain. Actuellement, si elle n'est pas totalement une zone de non-droit, elle est plus souvent une zone de droit incertain puisqu'un règlement intérieur, transformable et révocable, suffit à créer des conditions d'existence différentes d'un établissement pénitentiaire à un autre dans la République française.
Votre introduction pose un gros problème : c'est vrai qu'il faut refaire la loi, mais il faut en refaire plusieurs. Si j'ai bien compris, il faut avoir une vraie loi des droits et devoirs des détenus et, parallèlement, une loi des droits et devoirs de ceux qui les gardent, des surveillants et de l'administration pénitentiaire.
Il faut ensuite avoir un véritable objectif pénitentiaire qui, selon le principe défini, est de savoir ce que nous voulons faire avec les prisons françaises. Quels sont ceux que nous voulons mettre en prison ? Faut-il aujourd'hui considérer que ceux qui vont en prison doivent tous aller en prison rénovée ? Ou y aurait-il une conception différente ? Quels sont les objectifs de cette prison ? Quels sont les textes ?
Certes, il y a la loi de 1996 sur la réinsertion, il y a eu plusieurs textes dérivés qui peuvent nous aider. Vous avez utilisé l'expression "code des prisons" qui serait le code d'exécution des peines. Dans ce domaine, vous avez fait une proposition -à laquelle je tiens beaucoup- sur la judiciarisation des décisions des juges de l'application des peines.
Il faut éventuellement accepter que le contradictoire entre à la prison sur les décisions des juges de l'application des peines ainsi que -vous me direz si vous allez jusque-là- sur les décisions proprement administratives de l'administration pénitentiaire à l'intérieur, décisions qui sont souvent les plus lourdes de conséquences.
Cela a la conséquence supplémentaire qu'une aide juridictionnelle soit à même de le faire. Je l'avais proposé dans une intervention dans le cadre de la discussion du budget de l'administration pénitentiaire du budget de la justice il y a un an ou deux. Mme le garde des Sceaux m'avait répondu que c'était lourd. Il faut que l'aide juridictionnelle joue pleinement. On va s'adresser à un public qui pourrait répondre à deux vitesses. Parmi les gens qui sont en prison, certains sont capables de payer et pas d'autres qui, alors, ne bénéficieraient pas de ces droits.
C'est un travail considérable de plusieurs mois, voire de plusieurs années, pour y arriver. Est-ce votre conclusion de refaire la loi ? Ensuite, quand nous aurons refait la loi et défini ce que nous voulons faire comme prison, en définissant même les conditions d'accueil comme les Hollandais en disant que la vie sera en cellule individuelle, etc...
M. le Président - Ne faites pas les réponses.
M. le Rapporteur - Allez-vous jusqu'au bout de ce raisonnement ? Pensez-vous que la priorité des priorités consiste en ce travail législatif considérable ?
M. Guy Canivet - Il faut insister sur le travail législatif. Le malaise des personnels de surveillance est qu'ils ne savent pas exactement quelle est leur fonction. Ils sont pris entre une culture de la sécurité -d'ailleurs, c'est une culture forte puisque une disposition du code de procédure pénale dit que le chef d'établissement est responsable disciplinairement de ces questions de sécurité, et une mission de réinsertion.
S'il y a manquement à la sécurité qui consiste en une faute de service, il sera poursuivi disciplinairement. C'est donc une obligation importante pour lui. Tout ce que la société demande, c'est d'inscrire dans les missions de l'administration pénitentiaire quelles sont ses missions visant à assurer la réinsertion et le respect des droits des détenus dans la prison, de la dignité. Dans toute la littérature syndicale de la prison, c'est une opposition : chaque fois que l'on demande d'insister sur les missions de réinsertion ou sur le respect des droits des détenus, on a des craintes sur l'exécution des missions de sécurité.
Il faut que la loi dise clairement ce que l'on attend des prisons et que l'on fixe la mission de façon précise, de sorte que ce soit dans la norme la plus forte que s'inscrivent les missions de l'administration pénitentiaire et que l'on sache ce que l'on attend de cette administration.
Ce n'est pas seulement une hiérarchie des normes ou un code formel, mais un problème d'inscription dans les principes de fonctionnement de la République de ce qu'est la prison. Cela me paraît fondamental.
Deuxième point : l'on a vu dans des systèmes étrangers des gardiens surveillants et des détenus sachant ce que les uns et les autres avaient à faire et pouvaient faire les uns à l'égard des autres, c'est-à-dire un climat apaisé dans lequel chacun connaît parfaitement la règle.
Dans les prisons néerlandaises, lorsqu'un gardien ou un surveillant se pose une question, il remonte au règlement et il y trouve la réponse. Et s'il n'y trouve pas la réponse, on fait intervenir un tiers -que nous avons appelé médiateur- qui va préciser dans ce cas litigieux quelle est l'application du règlement ; application du règlement qui constituera un précédent d'interprétation auquel on se référera par la suite. De sorte que, dans les prisons néerlandaises, on a le règlement des établissements pénitentiaires et cette succession de décisions d'application du règlement qui sont disponibles en bibliothèque. On a donc une sécurité d'application de l'arrêt. C'est à partir du moment où l'on aura cette sécurité dans l'application de l'arrêt que l'on aura des prisons apaisées parce que chacun saura ce qu'il a à faire.
En faire un préalable, attendre que la loi intervienne pour faire quoi que ce soit ? Il faut entreprendre les chantiers en même temps. Il y a un tout qui serait constitué par la réforme de la loi, la définition d'une politique pénitentiaire précise, la définition d'un programme de remise aux normes pénitentiaires qui me paraît fondamental.
La décision de la ministre de la justice de proposer un emprisonnement cellulaire individuel avec sanitaires individuels me paraît considérable et de nature à régler beaucoup de questions. Ensuite, il y aurait la création d'un contrôle extérieur qui remplirait la fonction d'incitation de l'administration à remplir ses obligations par rapport à ce programme et d'information de l'opinion par rapport au stade de réalisation de ce programme. Ce sont les trois choses qui doivent être mises en place en même temps. C'est un chantier considérable. A la fois l'opinion, le Gouvernement et le Parlement sont mobilisés sur ces objectifs. Je crois que nous sommes à un moment historique pour y parvenir.
M. le Rapporteur - Vous avez proposé un schéma du nouveau contrôle extérieur de l'administration pénitentiaire, tout en reconnaissant que les contrôles multiples existants étaient défaillants. Mais dans le cadre que vous proposez à trois niveaux, ces contrôles qui ont été inopérants doivent-ils disparaître ? Il y a le niveau des magistrats, la commission de surveillance où intervient le préfet que l'on ne voit presque jamais ; il n'intervient que pour des problèmes de sécurité pour être sûr que l'on puisse maîtriser la situation en cas de troubles. Il ne resterait qu'à l'administration pénitentiaire ses capacités de contrôle interne, ses inspections.
M. Guy Canivet - Nous ne proposons pas de supprimer les contrôles existants, mais au contraire, de les inciter, de les renforcer. Nous avons prévu de les mettre en cohérence au niveau national en donnant pouvoir au contrôleur général de se faire communiquer par toutes les administrations centrales les rapports de contrôle que les unes et les autres exercent. Il aura à évaluer la réalité et la pertinence de ces contrôles de manière à ce que l'on puisse confronter au niveau national ce que l'on a fait en matière d'hygiène, de sécurité du travail, d'éducation, etc.
Ce contrôleur général aurait un rôle d'incitation des administrations centrales à provoquer localement ces contrôles. Localement, nous avons prévu la mise en coordination des contrôles locaux dans une "commission d'établissement" qui se substituerait à la commission de surveillance et qui, à l'initiative du contrôleur général, convoquerait tous ses contrôleurs locaux en même temps que le chef d'établissement. En même temps que le rapport de ce chef d'établissement, elle entendrait ces contrôleurs locaux, qu'ils soient d'ailleurs administratifs ou judiciaires puisque les juges viendraient rendre compte des visites effectuées dans les établissements pénitentiaires pour exercer leurs contrôles.
M. le Rapporteur - Ne craignez-vous pas que cela fasse beaucoup de contrôles et que le contrôleur général des prisons ne devienne le chef réel de la structure, administrateur aux missions pénitentiaires ?
M. Guy Canivet - Cela peut être un risque, mais si l'on veut stimuler tous ces contrôles locaux et spécifiques, cela me paraît être la seule solution. Sinon, nous aurons un contrôleur général qui aura une action spécifique sur l'administration pénitentiaire sans avoir un rôle d'incitation sur les autres administrations. Pour certaines, cette intervention est importante ; la santé en prison est un point considérable et on a bien vu que l'IGAS ne remplissait que partiellement son rôle de contrôle sur la médecine pénitentiaire.
M. le Rapporteur - Quelles relations auraient les médiateurs des prisons avec la commission d'établissement ? Est-ce le médiateur qui fera le choix des gens de la société civile membres de cette commission d'établissement ?
M. Guy Canivet - Nous avons pensé qu'il aurait un rôle fort. Nous avons pensé que les comités de délégués feraient eux-mêmes les propositions et que la conférence nationale des médiateurs proposerait ses délégués à la nomination du ministre. Ils auront un rôle d'évaluation des aptitudes de ces citoyens à exercer des fonctions de délégués.
M. le Rapporteur - C'est une révolution. Quelle a été la réaction des représentants de l'administration pénitentiaire et des syndicats ? Il faut les séduire ; à défaut, ce serait difficile à mettre en place.
M. Guy Canivet - Le pari de cette mission était de travailler avec les syndicats pénitentiaires. Tous les syndicats du personnel étaient représentés. Nous avons réussi à garder de manière épisodique l'un des syndicats jusqu'au mois de janvier. Lors de la sortie du livre du Dr Vasseur, il a fait savoir qu'il s'estimait insuffisamment défendu par le ministère de la justice pour poursuivre sa collaboration dans un groupe de réflexion. Le 26 janvier, ils ont fait savoir qu'ils ne participaient plus aux travaux.
Une autre organisation syndicale qui avait participé très activement à nos réunions a fait savoir, à la veille de la remise du rapport, que sur un point mineur dont on a beaucoup parlé, la transformation des établissements pénitentiaires en établissements publics, elle ne partageait pas la position des directeurs d'établissement. Ceux-ci souhaitaient la transformation en établissements publics pour des raisons d'autonomie et de responsabilité. En réaction à cette position des directeurs, cette organisation syndicale ne souhaitait pas s'associer au dépôt du rapport, mais elle nous a écrit pour signifier qu'elle en partageait toutes les conclusions. A part l'organisation professionnelle majoritaire des surveillants, tous les autres personnels pénitentiaires semblent adhérer aux propositions dans leur ensemble.
M. le Président - Vous avez évoqué le fait que les obligations du code de procédure pénale n'étaient pas respectées en matière de contrôles et de rapports par un certain nombre de juridictions.
M. Guy Canivet - Le code de procédure pénale est très exigeant en ce qui concerne le contrôle des magistrats. On voit une succession de magistrats investis de missions de contrôle. Le Premier président et le procureur général sont chargés de faire annuellement un état du fonctionnement des établissements pénitentiaires.
Il y a un malentendu sur ces dispositions dans lesquelles on croirait voir une obligation de contrôle général de l'autorité judiciaire. Ce n'est pas le cas ; ce sont des contrôles spécifiques. Néanmoins, il est clair que ces contrôles spécifiques ne sont pas suffisamment exercés. C'est en tout cas l'observation objective à laquelle nous sommes parvenus. Si l'on veut les maintenir, il faudrait que les Premiers présidents incitent à ces contrôles, qu'on leur rappelle cette obligation, et que l'administration pénitentiaire soit plus vigilante à les exiger et surtout à les exploiter. Une institution meurt si on ne perçoit pas vraiment quel est son but. Or, le Premiers présidents envoient des rapports à la Chancellerie. Je ne sais pas quelle exploitation en est faite ; il y a un problème de retour de ces rapports. Et à partir du moment où ces rapports sont sans retour, on n'en perçoit plus la nécessité.
Mme Josette Durrieu - Ma question est peut-être assez personnelle. Vous avez dit à plusieurs reprises : "La prison, pour quoi faire ? Qu'est-ce que la prison ?" Nous avons bien compris que vous vous positionnez sur une situation duale entre la prison, lieu d'exécution de la peine, et la prison, mission de réinsertion. J'aimerais que vous approfondissiez en nous disant si vous avez élaboré déjà votre propre réponse.
D'autre part, avez-vous une idée de l'évaluation de la réinsertion telle qu'elle est pratiquée jusqu'à présent ? Quels sont les résultats obtenus ?
Enfin, La Santé compte 21 % de détenus en préventive. Qu'en pensez-vous ?
M. Guy Canivet - Pour la première question, on dépense beaucoup d'argent puisque le budget de l'administration pénitentiaire est déjà énorme en personnel, en équipement, etc. Il ne serait pas anormal de réfléchir à ce que l'on fait de ce budget considérable. Si c'est seulement pour retirer quelqu'un de la vie sociale de manière neutre pendant le temps qu'aura décidé une juridiction, c'est de l'argent dépensé en pure perte. Surtout si l'on considère que l'on met ces détenus dans des situations qui ne sont pas favorables à leur réinsertion. Par la dégradation psychologique que cela comporte, les fréquentations, etc., on a plutôt tendance à fabriquer des gens désocialisés au bout de cinq ou dix ans. C'est donc de l'argent de l'Etat mal employé.
Autrement dit, plus d'ambition sur le programme des prisons permettrait de faire des économies sociales. Je pense que si l'on pouvait mettre en place un programme qui aboutisse vraiment à insérer ou à réinsérer des délinquants petits ou moyens, on aurait -me semble-t-il- fait un grand progrès. Voilà ma position. Je crois que mettre des gens en prison sans cette perspective de réinsertion est faillir à la mission sociale de la justice.
Sur la détention provisoire, d'abord, il faut s'entendre sur la notion de détention provisoire. Je sais bien que l'on peut facilement jouer sur les mots en matière judiciaire. On a une définition de la détention provisoire qui est très vaste. On considère qu'est en détention provisoire "toute personne qui n'a pas épuisé toutes les voies de recours". C'est-à-dire que quelqu'un qui a été jugé par un tribunal correctionnel, condamné à une peine d'emprisonnement qu'il purge et qui a fait appel est considéré en détention provisoire. Quelqu'un qui a été condamné par une cour d'appel et qui a fait un pourvoi en cassation est encore considéré en détention provisoire.
Il serait intéressant de savoir ceux qui sont détenus sans jugement et ceux qui sont détenus après jugement, même s'ils ont fait recours. Cela introduirait une appréciation peut-être différente. Je ne sais pas à quoi cela conduirait, mais cela me semblerait plus objectif sur la notion de personne jugée ou non jugée.
D'autre part, en matière de justice, il y a une vraie réflexion à avoir sur le recours à la détention provisoire. Cela a été entrepris d'ailleurs en profondeur avec la loi sur la présomption d'innocence. La décision de la ministre de la justice et du Parlement de dissocier la conduite de l'instruction et la décision de détention me paraît de ce point de vue une manière de réfléchir intéressante. A savoir que l'on n'aura plus des mises en détention qui seront dans une stratégie d'investigation, mais qui seront une appréciation objective de la nécessité de mettre quelqu'un en détention. Mais c'est une réflexion ancienne ; depuis une vingtaine d'années, on y réfléchit.
M. le Président - On a même pris des dispositions législatives que l'on n'a pas appliquées ; on les a même annulées.
M. Guy Canivet - Il y a là un travail législatif, mais aussi une question de culture. Dès que l'on aura intégré, comme le font certains pays comme l'Angleterre, que la détention n'est pas forcément une réponse à un acte de délinquance, on pourra progresser.
En troisième lieu, il y a à imaginer les moyens de contrôle social nécessaires pendant la durée d'une instruction. C'est le contrôle judiciaire. En a-t-on exploité toutes les possibilités ? Ce sont les contrôles techniques que l'on peut imaginer : bracelets électroniques ou tout autre contrôle qui se substituerait à la détention, tout en apportant des garanties en termes de présentation, de surveillance, etc.
M. Robert Bret - Toujours sur la question des missions de sécurité et de réinsertion, avec l'opposition entre les deux que vous avez évoquée, on est dans une situation où l'on a déjà un problème d'effectifs au niveau des surveillants qui sont en nombre insuffisant, notamment avec ce départ massif à la retraite qui n'a pas été anticipé.
Il semble qu'il y ait des problèmes de formation avec des formations de plus en plus réduites et un personnel qui n'est pas vraiment préparé à ses missions de réinsertion. On est déjà dans la situation où la prison ne peut que produire ou consolider des délinquants et ne permet pas aujourd'hui de se réinsérer dans la société. Il y a un vrai travail à faire. Au-delà de ce que vous avez dit, peut-on pousser plus loin la réflexion sur les réformes à entreprendre ?
M. Guy Canivet - Vous l'avez dit : il y a à former des surveillants. Il y a un rajeunissement considérable du corps des surveillants. Est-ce un désavantage ?
M. Robert Bret - Le niveau d'étude est de plus en plus élevé.
M. Guy Canivet - Il y a peut-être là un levier si l'on veut insister sur la formation des surveillants dans le sens de la réinsertion. C'est peut-être une manière de le faire. Si le niveau d'étude est supérieur, on peut penser que ce sont des gens qui ont des défenses intellectuelles et morales supérieures. On peut peut-être espérer davantage de ces corps de jeunes surveillants.
Cela dit, reste un problème de formation, notamment aux droits de l'homme comme le souligne le Conseil de l'Europe, c'est-à-dire apprendre et insister sur cette formation qui consiste à respecter la dignité des détenus. Cela n'empêche pas d'ailleurs d'exercer correctement les missions de surveillance avec un professionnalisme qui tient compte de cette dignité du détenu.
Sur ces missions de réinsertion, il n'y a quand même pas que les personnels de surveillance ; il y a aussi les services de probation et d'insertion qui sont des services sociaux que l'on vient de réorganiser et qui pourraient être densifiés en ce qui concerne l'intervention en milieu carcéral.
Il y aurait peut-être une statistique intéressante à faire : le rapport entre personnels pénitentiaires et détenus dans tous les grands systèmes pénitentiaires et de voir dans quel étiage se situe la France. On a fait le calcul avec les Pays-Bas et on a vu qu'on était sensiblement inférieur à ce ratio par rapport à un système pénitentiaire exemplaire. C'est le cas également dans tous les pays nordiques qui, dans le traitement de leurs prisons, sont plus apaisés que nous.
M. Marcel Lesbros - Monsieur le Premier président, je pense quand même que le système pénitentiaire fonctionne dans des conditions acceptables, même s'il n'est pas parfait.
Ce qui nous gêne dans l'administration pénitentiaire, ce sont les nombreuses distorsions entre les grands et les petits établissements. Quand une maison d'arrêt contient jusqu'à 200 personnes, le détenu n'est plus un numéro mais quelqu'un que l'on respecte. Dans des maisons d'arrêt de 1 000 détenus, on ne peut plus s'en occuper réellement.
Je crois qu'il y a là à examiner de très près les conditions matérielles. Je connais des maisons d'arrêt où les quartiers de réinsertion fonctionnent très bien, où des condamnés en semi-liberté partent le matin et reviennent dormir en prison. Ceux-là, on les récupère ; la réinsertion est possible.
Je suis conscient qu'il faut avoir un esprit novateur en toute matière, mais on pourrait améliorer ce que l'on a déjà !
M. Guy Canivet - Certainement. J'aurais tendance à dire qu'il y a deux manières de voir les choses. Il y a une répartition entre les petits et les grands établissements ; les petites structures fonctionnant beaucoup mieux que les grandes. J'ai l'expérience de la prison d'Auxerre. Quand on pénètre dans la prison, bien qu'elle soit traditionnelle, on voit que tout est propre, il y a des relations humaines entre le personnel de surveillance et les détenus. On a une impression de liberté dans cet établissement qui doit comprendre une trentaine de cellules.
Pour autant, on n'a pas ce que vous dites en matière de semi-liberté pour des raisons de personnel. On n'arrive pas à faire fonctionner un petit foyer de semi-liberté que l'on aurait voulu y créer. Il y a en tout cas une grande différence entre petits et grands établissements.
Il y a aussi une différence assez sensible entre maisons d'arrêt et prisons. Les établissements pour peine fonctionnent relativement bien parce que l'on a réussi à sélectionner les détenus et à les répartir, un certain régime est fixé, alors que les maisons d'arrêt fonctionnent mal parce qu'il n'y a pas de possibilité de maîtriser les flux d'entrées et de sorties. La population est très mélangée entre gens dangereux et d'autres moins. On leur applique les normes de sécurité les plus grandes. Il y a un traitement indifférencié de populations très différentes. La Santé est caractéristique de ce point de vue.
Si l'on avait à rechercher les moyens d'améliorer les choses immédiatement -dans cette optique, l'administration pénitentiaire ne risque plus de créer des établissements comme Fleury-Mérogis-, il y aurait dans l'immédiat des efforts à faire porter sur les maisons d'arrêt.
M. Marcel Lesbros - Dans les centres de détention régionaux pour les peines jusqu'à 7 ans et nationaux pour les peines supérieures à 7 ans, il y a réellement beaucoup à faire. La prison signifie privation de liberté. Sur 59 000 détenus, 10 % sont irrécupérables, il faut quand même les "caser" quelque part. On a beau tout essayer, c'est une tâche difficile que de les recaser ou de réinsérer. Pour les autres, on peut arriver à en faire quelque chose.
Sans être spécialiste de la question, à part ces 10 % d'irrécupérables, on n'aurait pas besoin de prisons ; on pourrait avoir des centres de réinsertion qui s'appelleraient autrement. On pourrait faire quelque chose.
M. Guy Canivet - En termes de différenciation de populations carcérales, il convient de distinguer les populations relevant de la psychiatrie. Nous avons observé que le taux de détenus atteints de maladies psychiatriques pèse très lourd sur la prison ; un rapport du Dr Pradier le montre très bien. A partir du moment où la santé publique ne traite plus en milieu fermé les gens atteints de troubles psychiatriques, ces gens sont en milieu ouvert, commettent des infractions, liées ou pas à leur maladie psychiatrique, et sont sanctionnés par des peines d'emprisonnements et incarcérés. On les retrouve donc en prison et ils pèsent très lourd sur la vie carcérale.
On ne gère pas une population avec un taux important de déséquilibrés psychiatriques comme on gère une population saine. Il y a là quelque chose à faire. Dans les systèmes que nous avons vus, il y a cette différenciation, cette possibilité de traitement dans des établissements spécialisés pour des gens atteints de troubles psychiatriques, alors que les capacités internes de l'administration pénitentiaire française ne semblent pas suffisantes.
Deuxième aspect de la question que l'on commence à voir émerger : un vieillissement de la population pénale. Commencent à se poser des problèmes de gériatrie pénitentiaire, alors que les établissements pénitentiaires ne sont pas conçus pour cela. Il s'agit de gens infirmes ou des grabataires, etc. Il y a aussi cet aspect à prendre en compte.
Faut-il des établissements spécialisés ? Je n'en sais rien. Est-il nécessaire de maintenir ces gens en milieu carcéral ? Je n'en sais rien. En tout cas, ce phénomène est à prendre en compte dans des spécialisations d'établissements dans des traitements particuliers.
C'est d'ailleurs lié à une forme de délinquance que l'on voit de plus en plus, à savoir la délinquance sexuelle. Il s'agit de la délinquance de personnes relativement âgées qui commettent des infractions sexuelles sur de jeunes enfants, qui passent devant des cours d'assises et qui sont condamnées à de lourdes peines. Elles sont complètement désinsérées socialement. Si on veut les sortir de la prison, on ne sait plus où les envoyer. C'est un nouveau problème auquel est confrontée l'administration pénitentiaire. Cela pèse sur certains établissements. On nous a beaucoup parlé de cela au centre de Melun dont le directeur nous a dit qu'il avait reçu plusieurs fois des gens dans cette situation qu'il n'avait pas pu garder.
M. Marcel Lesbros - Mme la ministre a dit qu'il manquait 15 000 places en détention. A l'expérience, je vois que les prisons qui connaissent des difficultés sont celles qui sont situées dans de grandes agglomérations ou à Paris. Je ne dis pas que c'est une méthode, mais dans le cadre de la réinsertion par l'agriculture, comme cela s'est fait en Corse, ne serait-il pas plus intelligent de construire les 15 000 lits dans des zones rurales que de les mettre à proximité des grandes villes ? Cette solution n'est peut-être pas à rejeter. Il y a des communications très rapides en France et l'on peut envisager un centre de détenus à 50 km de Lyon ou Paris. L'atmosphère est meilleure quand on les délocalise géographiquement.
M. Guy Canivet - Il y a un problème de relations avec le milieu familial. En termes d'équipement pénitentiaire, il y a une décision dramatique qui a été prise, c'est la prison de Joux-la-Ville, loin de toute agglomération et sans aucun moyen de transport, causant de grandes difficultés d'accès pour les familles. Il y a une nécessité de maintenir les gens en proximité avec leurs milieux d'origine.
M. le Président - Nous vous remercions monsieur le Premier président.
Audition de Mme Martine VIALLET,
directrice de
l'administration pénitentiaire
(8 mars 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Viallet.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Pour l'organisation de nos travaux, je vous propose de nous présenter un panorama actuel de votre administration : le nombre de détenus et tous les éléments, préoccupations et chantiers qui vous paraissent prioritaires compte tenu de la situation des établissements pénitentiaires en France. Ensuite, nous demanderons au rapporteur, puis à nos collègues de vous questionner sur un certain nombre de problèmes.
Je rappelle que notre commission d'enquête porte bien sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France. Cela ne concerne pas d'autres sujets liés. Autrement, on risque de se disperser. Certes, on peut s'interroger de façon intéressante sur la libération conditionnelle -sujet important- mais qui n'est pas lié directement à notre préoccupation sur les conditions de détention, avec tout ce que cela comporte outre la taille des cellules, les conditions de chauffage, etc.
Mme Martine Viallet - Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de l'intérêt manifesté par le Sénat à l'administration pénitentiaire en créant cette commission. Les personnels pénitentiaires -ce n'est pas une formule toute faite - se sentent très souvent ignorés par la société, sauf quand la presse fait état d'incidents. En conséquence, l'intérêt des parlementaires pour la pénitentiaire est bien accueilli par les services et leur laisse présager une aide dans la résolution des difficultés ressenties.
Je rappellerai d'abord les missions de l'administration pénitentiaire et vous donnerai quelques chiffres avant de vous donner les objectifs de la politique pénitentiaire, l'état des réformes et les chantiers en cours. Je vous remettrai également la lettre de mission que la garde des Sceaux m'avait envoyée il y a bientôt un an, lors de ma prise de fonction et qui rappelle un certain nombre de ses préoccupations.
Voici d'abord la mission de l'administration pénitentiaire et quelques chiffres de base.
On l'oublie souvent, mais la mission de l'administration pénitentiaire est double. La loi du 22 juin 1987 indique "qu'elle participe à l'exécution des décisions et sentences pénales et au maintien de la sécurité publique". C'est dans ce sens qu'elle a ce que l'on appelle traditionnellement la mission de garde. "Elle favorise la réinsertion sociale des personnes qui lui sont confiées par l'autorité judiciaire et participe à l'individualisation de la peine." C'est plutôt l'action de réinsertion qu'elle a établie.
Pour la sécurité, sa mission est plutôt bien assurée puisqu'il y moins de 20 évasions par an ; pour l'insertion, la complexité est plus grande et les instruments de mesure sont moins simples ; vous aurez l'occasion de voir et d'interroger vous-mêmes les chefs d'établissements et peut-être les directeurs départementaux des services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) lors de vos visites sur leur appréciation du succès en matière d'insertion.
Tout d'abord, quelques chiffres :
- au 1er janvier 2000, il y avait 51 441 détenus dont 31 715 -près des trois cinquième- en maison d'arrêt ou en quartier de maison d'arrêt ;
- le taux d'incarcération en France est dans la moyenne européenne : au 31 décembre 1997, il était de 90 pour 100 000, soit un taux équivalent à celui de l'Allemagne, de l'Italie ou des Pays-Bas ; par contre, c'est un taux inférieur à ceux de l'Angleterre et de l'Espagne par exemple, supérieurs à 110. Mais le taux français est supérieur à ceux des pays scandinaves, situés entre 50 et 60 détenus pour 100 000 habitants ;
- l'ensemble de la pénitentiaire est très fortement marqué par l'hétérogénéité. En effet, la prison est un ensemble de sous-catégories qui se combinent entre elles avec des effets cumulatifs pour certaines catégories de personnes et qui rendent nécessaire un traitement très personnalisé du détenu, alors même que les contraintes, en termes de moyens, rendent très difficile ce traitement individualisé.
Ainsi, à côté des 35,2 % de prévenus qui eux-mêmes ont des caractéristiques variées, la masse des condamnés est très hétérogène puisque 58% sont condamnés à moins de 5 ans ; près de 17 % le sont pour 10 à 20 ans et 2 % de 20 à 30 ans. Les longues peines sont hétérogènes avec 583 réclusions criminelles à perpétuité, mais les peines de 20 à 30 ans sont déjà très longues. Les 20 % de condamnés pour des viols ou des agressions sexuelles sont très différents des 9,8 % condamnés pour meurtres ou assassinats.
J'ai cité ces quelques exemples pour rappeler la variété des publics que nous accueillons.
Nous n'avons que 3,7 % de femmes détenues, mais en soi, ce petit nombre est une source de difficultés. Elles doivent pourtant pouvoir être accueillies dans un grand nombre de maisons d'arrêt et donc, dans des petites structures, à forte spécificité, introduisant des contraintes de coût et des difficultés d'animation, mais aussi -c'est le côté positif- la possibilité de meilleures relations humaines. Néanmoins, cela génère de grosses contraintes en matière d'enseignement, d'activités socio-éducatives et de travail.
De même, le nombre de mineurs a oscillé en 1999, année où il était le plus élevé depuis longtemps, de 600 à près de 1000. C'est une petite population mais très perturbée qui échappe aux repères classiques ; là encore, elle nécessite une prise en charge adaptée. Nous n'avons pas la possibilité d'avoir des structures viables, c'est-à-dire comportant au moins 8 à 10 mineurs, pour pouvoir faire un vrai travail éducatif dans toutes les maisons d'arrêt. Nous les regroupons et nous essayons d'assurer une prise en charge adaptée.
Toujours pour illustrer la diversité, 10 % des entrants déclarent avoir fait l'objet d'un suivi psychiatrique régulier dans les 12 mois avant l'incarcération.
30 % déclarent une consommation excessive d'alcool, et autant, de drogue.
21 % sont illettrés ou au seuil de l'illettrisme.
20 à 30 % sont indigents.
Au travers de ces quelques exemples, et lorsque l'on combine toutes ces catégories, on voit la complexité du travail. S'y ajoute la diversité des âges et des nationalités : en métropole, 22,9 % sont étrangers, mais beaucoup plus dans certains établissements. Par exemple à Villepinte, on trouve 50 % d'étrangers de 60 nationalités différentes. En Guyane, plus de la moitié des détenus sont étrangers et parlent brésilien ou taki-taki. Cela pose un vrai problème pour les surveillants qui eux sont majoritairement métropolitains.
Pour l'âge, si le nombre de plus de 60 ans reste encore faible (1 455 au 1er octobre 1999, soit 2,9 %, contre seulement 779 au 1er janvier 1995), l'allongement des peines laisse prévoir une poursuite de cet accroissement. Il y a eu un quasi doublement entre 1995 et 1999. On sait peu que 337 détenus ont entre 70 et 80 ans et 22 ont entre 80 à 90 ans. Déjà, on compte des détenus physiquement dépendants pour lesquels la pénitentiaire va devoir s'équiper et s'organiser.
On retrouve cette diversité dans l'immobilier :
- 109 établissements ont été construits avant 1920, souvent conçus pour un tout autre usage, dont 23 avant 1830, ces derniers accueillant environ 2 800 détenus. Très souvent, ils ont été construits dans d'autres perspectives, pour être des couvents par exemple. Cela pose de grosses difficultés pour le travail pénitentiaire et la sécurité ;
- 8 établissements ont vu le jour entre 1981 et 1988, 28 de 1990 à 1998. Ces 28 établissements, plus les 6 établissements dont l'ouverture est prévue d'ici 2003, accueilleront 17 500 détenus, soit près du tiers de la population pénale. En 2003, nous aurons près du tiers de la population dans des établissements construits postérieurement à 1999.
Autre contraste, la taille : 71 établissements ont une capacité de moins de 100, tandis que les 5 plus grandes maisons d'arrêt accueillent à elles seules 18,6 % des détenus.
Autre diversité, les taux d'occupation sont très contrastés :
- au 1er janvier 2000, le niveau étant exceptionnellement bas en raison de deux grâces successives au cours de 1999, ce taux d'occupation était de 105 % en moyenne, mais de 113 % en maison d'arrêt ;
- dans les établissements du programme 13 000, c'est-à-dire en gestion déléguée et construits dans les années 90, le taux d'occupation, contractuellement, ne dépasse pas 120 % ; inversement, il était de 199 % à Bayonne ou au Mans et de 162 % à Lyon.
Dans les établissements pour peine, le taux est toujours inférieur à 100 %, d'abord parce que la règle de l'encellulement individuel est respectée et aussi parce que certains établissements pour peine ne peuvent pas être remplis à 100 %. Il s'agit notamment des maisons centrales pour des raisons de sécurité et d'autres dans lesquelles nous avons du mal à affecter des détenus en raison des règles de répartition sur lesquelles je reviendrai.
Je voudrais vous communiquer quelques chiffres encore, portant cette fois sur le personnel.
La France ne compte que 1 surveillant pour 2,6 détenus au 1er janvier 2000, alors que le nombre de surveillants est plus élevé que jamais et celui des détenus au contraire en baisse. Or, dans l'Union européenne, le nombre de détenus par surveillant est bien inférieur (sauf en Grèce, au Portugal et au Luxembourg). Ainsi en 1996, le ratio était de 2,3 détenus pour un surveillant en Angleterre, 1,7 aux Pays-Bas et 1,3 au Danemark. Donc, la qualité du service rendu ne peut pas être la même en fonction de ce ratio.
S'agissant des travailleurs sociaux, chacun d'entre eux avait en charge, au 1er janvier 1999, en moyenne 63 personnes en milieu ouvert et 25 détenus à suivre en milieu fermé. Ces chiffres valent à un instant donné ; sur l'année, ils suivent au total beaucoup plus de personnes.
Sans céder à la démagogie et sans nier qu'une meilleure utilisation des personnels soit possible, il est clair que si l'administration pénitentiaire veut véritablement remplir sa mission de réinsertion, elle manque de personnel.
Bien entendu, la garde des Sceaux est consciente de cette insuffisance et elle a développé une politique de créations d'emplois sur laquelle je reviendrai plus loin.
A cela s'ajoute d'importantes contraintes de gestion : en raison de la bonification du 1/5ème accordée en 1995, les flux de départs à la retraite sont très élevés et croissants. Ils sont ainsi passés de 515 en 1998 à quelques 1 000 par an en moyenne actuellement. Cela rend difficiles les recrutements en nombre suffisant. Il faut que sortent des concours suffisamment de personnes de qualité pour que nous les admettions. Ceci est un vrai défi. Ensuite, intervient une période de 8 mois de formation pour les surveillants, provoquant un décalage entre les départs et les arrivées. Nous essayons de réduire par des surnombres mais nous n'arrivons pas à une adéquation parfaite en la matière.
Enfin, le nombre de personnels administratifs et techniques est insuffisant. Au 1er janvier 2000, ils étaient respectivement 2 308 et 675. Une étude par un consultant extérieur achevée début 2000 conclut à une insuffisance de 582 personnels pour le total de ces deux catégories.
Après avoir donné quelques chiffres clés, j'en arrive aux objectifs de la politique pénitentiaire, à l'état des dossiers en cours et d'un certain nombre de chantiers en exploration.
Les objectifs ont été indiqués par la garde des Sceaux dans sa communication du 8 avril 1998. Elle a assigné quatre objectifs essentiels à l'administration pénitentiaire :
- le développement des alternatives à l'incarcération ;
- l'amélioration de la prise en charge des détenus ;
- la prise en compte de l'évolution des missions des personnels ;
- la mobilisation de moyens nouveaux pour la modernisation de l'institution.
Ces objectifs restent d'actualité, même si leurs contenus évoluent au fil du temps.
Je vais décrire maintenant l'état des dossiers en cours et quelques chantiers.
Concernant le développement des alternatives à l'incarcération, je parlerai peu du projet de loi sur la présomption d'innocence dont vous aurez bientôt une nouvelle lecture au Sénat. Il limite la détention provisoire et prévoit, en alternative possible, le bracelet électronique. Vous connaissez aussi les conclusions du rapport Farge. Je n'y reviendrai donc pas ; vous avez souhaité que nous passions ce sujet.
Je mentionnerai aussi la mise en place expérimentale du bracelet électronique dans 4 mois sur 3 sites, en application de la loi de décembre 1997.
Je dirai quelques mots des autres mesures d'alternatives en référence à une statistique intéressante et souvent méconnue : le sursis avec mise à l'épreuve touche 109 349 personnes au 1er janvier 1999. 23 952 personnes étaient suivies au titre du travail d'intérêt général au 1 janvier 1999. Au total, 133 301 personnes sont suivies simultanément. Cela représente nettement plus du double des personnes incarcérées et plus de 5 fois le nombre de condamnés à des peines de moins de 5 ans.
S'agissant de mesures proches de l'alternative à l'incarcération, mais qui restent liées à l'incarcération, comme le placement à l'extérieur ou la semi-liberté, 3 137 placements à l'extérieur avaient été prononcés en 1998, dont 442 dès l'incarcération. Sur les 6 premiers mois de 1999, 4 113 placements en semi-liberté avaient été prononcés.
Enfin, à la fois pour faciliter l'exécution des placements à l'extérieur et des semi-libertés, mais aussi pour permettre la transition entre le milieu ouvert et le milieu fermé, la garde des Sceaux a décidé d'ouvrir des centres pour peines aménagées. Les 3 premiers ouvriront à Metz, Marseille et Villejuif.
Dans ce même esprit d'assurer une continuité de traitement entre le milieu fermé et le milieu ouvert, la ministre a opéré en 1999 la réforme des services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP), services départementaux auxquels d'importants moyens budgétaires et humains ont été consacrés. Ils doivent renforcer les liens de l'administration pénitentiaire avec ses partenaires intervenant dans la réinsertion et dans les politiques de la ville, offrir au juge des garanties sur le suivi des personnes en milieu ouvert et l'inciter à prononcer davantage de mesures de ce type.
J'en arrive à l'amélioration de la prise en charge des détenus. Elle est multiforme. Je rappellerai simplement quelques axes :
Je ne reviendrai pas sur la réforme de la Santé. Vous aurez l'occasion de constater la qualité des aménagements qui ont été faits dans les unités de soins ambulatoires créés dans les services médico-psychologiques régionaux.
Ce qui est moins connu, ce sont les efforts qui ont été faits en matière de renforcement des effectifs de surveillants pour les escortes vers les hôpitaux. De nombreuses consultations se font dans les hôpitaux du milieu normal. En 2000, 33 emplois ont été créés à ce titre dans la loi de finances. Dans les prochaines années seront créées des unités interrégionales d'hospitalisation sécurisées (UHSI) pour permettre la garde avec économie de personnels de police dans les hôpitaux pour les hospitalisations programmées à l'avance. C'est le ministère de la justice qui paie les aménagements au ministère de la santé.
Reste un point noir : nous avons beaucoup de détenus à tendance psychiatrique. J'ai cité ceux qui avaient de vrais troubles psychiatriques identifiables à leur arrivée ; d'autres sont identifiés à l'intérieur de l'établissement. Mais un grand nombre de détenus semblant avoir des troubles psychiatriques forts et nécessitant un traitement lourd ont des comportements de nature fortement perturbée que l'on qualifie en général de psychopathes et qui rendent la gestion de la détention extrêmement difficile, d'une part pour les surveillants car ils sont la cause de nombreuses agressions, et d'autre part pour les codétenus puisque nous n'avons pas la possibilité de les mettre dans des ailes séparées. Ces détenus "psychopathes" entraînent une sorte de crainte, aussi bien du côté des surveillants que du côté des codétenus. Nous essayons de ne pas les mettre dans les mêmes cellules, mais lors des promenades, au travail, ils se côtoient.
En ce qui concerne l'amélioration de la vie quotidienne, vous avez entendu parler de l'amélioration de l'hygiène, des douches, de la distribution d'eau de Javel, de la création de laveries et de l'amélioration de l'alimentation par la passation de marchés régionaux pour améliorer à la fois la qualité et diminuer les coûts.
La prévention des suicides reste un problème : même si le nombre des suicides en valeur absolue n'est pas très élevé, le chiffre de 225 reste à un niveau trop élevé. Une circulaire du 29 mai 1998, des sites pilotes et de nouvelles mesures sont en cours pour aller plus loin en travaillant sur un meilleur accueil dans les quartiers arrivants des détenus. Il faut savoir que c'est l'un des moments où se produisent les suicides.
Nous créons progressivement, car il faut souvent procéder à des réaménagements, des quartiers arrivants avec une surveillance renforcée. Nous améliorons les conditions matérielles dans les quartiers disciplinaires et nous avons un programme de mise en place d'interphones dans les cellules, prioritairement dans les quartiers disciplinaires.
Nous avons réformé la procédure d'isolement pour qu'elle ne soit utilisée que dans des cas très précis, soit à la demande du détenu, soit pour protéger le détenu. La circulaire de décembre 1998 a organisé la vie dans les quartiers d'isolement, notamment en essayant d'y prévoir des activités.
Nous luttons contre l'indigence. Vous savez ce qui a déjà été fait : la trousse entrant, le kit de sortie, les produits d'hygiène de base. Un groupe de travail de l'administration pénitentiaire vient d'achever son travail avec la participation des associations ; il met la dernière main à son rapport final et la ministre sera prochainement saisie des conclusions, assez nombreuses.
Le travail a crû de 16 % entre 1996 et 1998 ; nous avons fait un gros effort de mise aux normes des ateliers en liaison avec l'inspection du travail. Il reste à franchir un palier nouveau pour augmenter encore la quantité de travail, pour augmenter le nombre de techniciens d'encadrement et le nombre de surveillants d'encadrement dans les ateliers. Un programme appelé Pacte II est en préparation pour les prochaines années.
Nous avons beaucoup axé notre travail de façon pluridisciplinaire pour une meilleure prise en charge globale du détenu. Vous avez entendu parler de la généralisation du PEP (projet d'exécution de peine), par définition dans les établissements pour peine. Au cours de l'année 2000, nous recrutons 10 psychologues pour aider les surveillants à travailler sur ce programme de l'exécution de la peine.
Nous travaillons sur la procédure à la sortie en liaison avec les associations et les administrations. Par exemple, en 1999, nous avons passé une convention avec l'ANPE pour ce faire et nous travaillons avec la Croix Rouge.
Nous visons l'amélioration de la prise en charge des mineurs. En 2000, l'effort dans le domaine immobilier comme dans celui du personnel se poursuit pour la troisième année consécutive. Cela représente 128 emplois et 11 millions de francs pour les équipements. Nous sommes en train d'aménager la carte pénitentiaire des mineurs pour créer des quartiers mineurs là où ils n'existent pas. Nous ne le ferons pas partout comme je vous l'ai dit tout à l'heure, mais nous désencombrons les quartiers mineurs existants pour avoir à la fois de meilleures conditions matérielles et de meilleures conditions de prise en charge pédagogiques.
Nous voulons aussi créer des surveillants-référents pour les mineurs ; une formation spécifique pour ces surveillants en liaison avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) a été dispensée en 1999 et sera renouvelée. Nous sommes en train d'écrire un guide méthodologique de la prise en charge des mineurs après un travail pluridisciplinaire tout au long de l'année dernière.
Je ne sais pas si vous avez prévu de voir le quartier des mineurs de Fleury-Mérogis. D'ores et déjà, le centre des jeunes détenus a été entièrement réorganisé et fonctionne maintenant avec de nouvelles structures et une nouvelle pédagogie. Cela ne signifie pas qu'il ne reste pas des difficultés. Il y a eu des améliorations assez substantielles.
Autre axe de travail, toujours pour la vie quotidienne : la préservation des liens avec la famille. Nous avons aménagé des parloirs spéciaux pour les enfants ; une circulaire a traité des femmes détenues avec enfants ; trois sites ont été choisis pour l'expérimentation des unités de visite familiale (UVF).
Il reste encore beaucoup de travail à faire, non seulement dans ces secteurs, mais aussi pour personnaliser encore davantage le traitement des détenus. Vue la diversité des publics, c'est un chantier lourd, car il suppose non seulement plus de temps pour le personnel, de surveillance ou socio-éducatif, mais aussi une évolution de leurs missions sur laquelle je reviendrai ; la possibilité de mieux répartir les détenus selon leur profil pour éviter par exemple le mélange entre les psychopathes et les autres, mais plus généralement, tous les profils que nous avons vus. Cela nécessite donc plus de places.
D'ores et déjà, pour certaines catégories, des progrès importants ont été faits. C'est le cas pour les mineurs, mais c'est aussi le cas dans certains centres de détention pour tel ou tel type de détenus. Par exemple, en matière de traitement de la drogue, à Argentan fonctionne une unité sans drogue, sans alcool, sans rien en quelque sorte, mais de façon volontaire.
Le troisième axe des objectifs est la prise en compte de l'évolution des missions des personnels. Elle passe par du quantitatif et du qualitatif.
Pour améliorer la situation quantitative, des créations d'emplois ont été obtenues : en 1999, 220 personnels de surveillance, en 2000, 290 ; en 1998, 200 personnels d'insertion et de probation ; en 1999 : 77. D'autre part, il est procédé à une accélération des recrutements à l'ENAP : en 2000 devraient entrer à l'ENAP plus de 1 700 élèves surveillants contre 958 en 1999 et 844 en 1998. Pour 2001, il est prévu plus de 2 000 entrées à l'ENAP. C'est un effort considérable pour l'école.
La direction de l'administration pénitentiaire se préoccupe aussi d'améliorer la qualité des personnels. Pour ce faire, l'ENAP a été restructurée et renforcée en effectifs avec organisation sur le modèle des autres grandes écoles de formation, transformation en établissement public administratif au 1er janvier 2001, et accessoirement délocalisation dans des locaux modernes et vastes à Agen en septembre de cette année et recrutement d'une vraie équipe pédagogique.
L'évolution des métiers et des missions est prise en compte. Un référentiel emplois et formation a été créé en 1998 ; un code de déontologie est en phase finale de consultation.
Nous avons lancé une réflexion sur l'évolution des missions du personnel de surveillance, axée sur les notions d'observation d'une part, de sécurité d'autre part qui devrait déboucher sur une nouvelle définition des compétences. C'est un vaste chantier qui doit se faire en concertation très profonde avec le personnel.
Une nouvelle organisation du travail est nécessaire pour améliorer la prise en charge des détenus et pour que les surveillants trouvent plus d'intérêt à leur travail. Aujourd'hui, l'organisation du service est fonction d'une journée de détention courte qui vise essentiellement comme objectif de tenir des postes de travail et d'aménager un service qui soit pratique pour les surveillants. La Cour des comptes avait fait elle-même cette remarque que nous avions déjà faite nous-mêmes auparavant. Aussi, les travaux sur la nouvelle organisation du travail dans le cadre des 35 heures devront tenter une amélioration de l'organisation, pour un meilleur service rendu, comme annoncé par la ministre aux organisations professionnelles.
L'encadrement a besoin d'être renforcé, mieux utilisé et valorisé. Le rajeunissement des directeurs se traduit d'ores et déjà par des modes de management plus modernes, plus participatifs, mais ceux-ci, confrontés à de multiples exigences de résultat avec des moyens limités, se sentent très isolés. Aussi, outre le renforcement des équipes de direction obtenu en 1999, plus 12 emplois, et en 2000, plus 22, à poursuivre, la direction de l'administration pénitentiaire travaille avec les directeurs sur la prospective du métier de chef d'établissement, sur l'organisation des équipes de direction, avec notamment la systématisation de la fonction de gestion des ressources humaines qui aujourd'hui existe dans très peu d'établissements. Nous allons lancer cette année une expérience de coaching des chefs d'établissement.
En matière de moyens pour la modernisation, qui est le dernier axe des grands objectifs que je mentionnais tout à l'heure, j'insisterai essentiellement sur l'immobilier, laissant de côté les réformes organisationnelles intervenues, la déconcentration, la réorganisation de l'administration centrale et le renforcement des contrôles dont vous avez eu l'occasion de parler avec M. Canivet.
L'immobilier est une contrainte très lourde qui handicape une partie des bonnes volontés qui existent aujourd'hui dans le personnel et qui handicape aussi la réalisation matérielle d'un certain nombre d'actions pour lesquelles nous aurions par ailleurs la possibilité d'obtenir les crédits. Par exemple, pour le travail, nous manquons d'ateliers. Il y a beaucoup de maisons d'arrêt où l'on travaille dans les couloirs, dans les cellules. Ceci n'est pas correct et empêche le développement du travail.
D'une part, comme la ministre l'a annoncé, un programme de construction de 7 établissements est en cours, avec fermeture d'un nombre équivalent d'établissements. Cela créera au total, une capacité nette de 2 500 places en plus, ce qui permettra d'arriver à un encellulement individuel en supplément. D'autre part, une étude a été conduite pour proposer une nouvelle tranche de construction, sur laquelle la ministre va prochainement se prononcer, en fonction des moyens budgétaires qu'elle obtiendra.
Parallèlement, est en cours d'achèvement l'élaboration des schémas directeurs de restructuration - rénovation des 5 grandes maisons d'arrêt. En fonction des moyens budgétaires obtenus, les chantiers seront plus ou moins rapides. A l'heure actuelle, ils sont évalués entre 2 et 3 milliards de francs. Une étude a été conduite avec un consultant extérieur sur les besoins de rénovation du reste du parc classique.
L'estimation qui inclut à la fois la restauration " clos et couvert " et la mise aux normes, en prenant l'hypothèse d'une réhabilitation et non d'une destruction-reconstruction -encore que l'on aboutirait à un montant assez proche- aboutit à une évaluation de 3,2 milliards de francs. Il reste maintenant à obtenir pour ce programme qui devra être affiné les crédits en sus des 70 millions de francs déjà obtenus pour de premières études et travaux en 2000. Pour les établissements pour lesquels il n'y a pas d'hésitation entre fermeture et réhabilitation, il restera à engager les travaux une fois les crédits obtenus.
Parallèlement, la direction de l'administration pénitentiaire a lancé la refonte de la carte pénitentiaire ; ces travaux devraient durer environ un an, car ils incluent d'une part l'étude des besoins par zone géographique et type d'établissement en fonction de la carte judiciaire, et d'autre part, l'étude, pour chaque établissement, de la solution optimale entre rénovation et reconstruction, le cas échéant avec regroupements. La refonte de la carte prendra en compte le souci de permettre l'encellulement individuel de tout détenu qui le souhaite ou pour lequel le médecin ne le proscrit pas. Pour l'encellulement individuel, on en connaît maintenant le coût et il vous a été donné à plusieurs reprises : il faudrait 6,5 milliards de francs.
En guise de conclusion, je dirai que les clefs pour atteindre les objectifs fixés à l'administration pénitentiaire sont :
- un immobilier rénové et correctement maintenu, puisque jusqu'ici, les crédits de maintenance étaient extrêmement insuffisants ;
- une organisation du travail plus efficace ;
- un renforcement de l'encadrement des détenus ;
- une prise en charge spécifique des détenus à troubles du comportement.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Vous avez donné une bonne vision de la situation présente dans les établissements de votre administration. Vous avez donné les chiffres au 1er janvier -51 300- dont vous avez dit qu'il était minoré des grâces présidentielles.
Nous savons pertinemment que l'administration pénitentiaire bénéficie d'une soupape de sécurité. Quand la surpopulation augmente trop par rapport aux 49 000 places que l'on a réellement dans les établissements, on fait sortir par grâce présidentielle un certain nombre de gens. C'est une gestion comme une autre et je ne porte pas de jugement critique sur cela. Un Français sur mille -0,9 %- est donc en prison. C'est la moyenne européenne. Le chiffre était plus près de 1 % dans les années précédentes. Il y a donc diminution. Il serait intéressant de mieux connaître sur les cinq dernières années la population carcérale globale au 1er janvier et au 1er juillet, ce qui permet d'avoir deux éléments parce que ce sont des paramètres mouvants, c'est un flux permanent d'entrées et de sorties.
Il nous faudrait également connaître la part de détenus en prévention dont nous savons que depuis cinq ans, il a diminué. Ils étaient 47 % il y a six ou sept ans ; ils sont 40 % aujourd'hui. Nous aimerions connaître la ventilation des peines. Une part de la surpopulation s'explique par la sévérité des peines et le fait que nous maintenons en prison plus longtemps qu'autrefois...
M. le Président - Si l'on parle de détenus provisoires, il faut faire la distinction entre ceux qui sont en détention provisoire en attente de jugement et ceux qui sont en appel ou en cassation.
M. le Rapporteur - ... qui sont dans les péripéties de jugements successifs.
Mme Martine Viallet - Il y a "en instruction", "instruction terminée", "après premier jugement" et "appel".
M. le Rapporteur - Ce serait très intéressant pour nous. Tout cela est clair ; on pourrait même dire qu'il y a amélioration relative et progressive de la situation dans les prisons. J'ai été rapporteur il y a 5 ou 6 ans du budget de l'administration pénitentiaire et les chiffres étaient plus mauvais, plus impressionnants.
Le grand problème est que les maisons d'arrêt sont vraiment le point noir de notre système pénitentiaire, notamment s'agissant de la promiscuité. On y trouve mélangés des personnes en prévention et des condamnés. Les règles prévues de séparation ne sont pas appliquées parce qu'il n'y a pas toujours de cellules individuelles en nombre suffisant. D'ailleurs, il serait intéressant d'avoir une vision du parc pénitentiaire avec le nombre de cellules individuelles disponibles sur les 49 500 places.
Ce qui est inquiétant, c'est qu'il s'est passé dans certaines maisons d'arrêt un certain nombre d'événements. Nous n'avons pas à les juger et ils ont été médiatisés. Ils ont déclenché cette commission d'enquête. Nous allons peut-être être éclairés par la suite de nos auditions.
N'y a-t-il pas là une défaillance grave des organes d'inspection ? Il y a le problème du contrôle externe. Le groupe de travail de M. Canivet a fait des propositions fort intéressantes.
Comment juger cette espèce de passivité qui a pu exister au sein de l'administration pénitentiaire par rapport à des pratiques qui ne respectaient pas complètement la dignité des personnes ? Comment imaginer qu'il y ait eu aussi peu de transparence depuis tant d'années dans le système pénitentiaire ? Cela ne conduit-il pas à penser que les problèmes que vous avez évoqués, du contenant, c'est-à-dire de l'immobilier, des problèmes de l'amélioration du personnel, peuvent être la seule solution de la difficulté ? Ne faut-il pas avoir une approche véritablement "révolutionnaire" en ayant une redéfinition de la prison, une redéfinition des droits et des devoirs des prisonniers, des droits et des devoirs des surveillants ? Ne faut-il pas introduire de nouveaux dispositifs par voie législative pour redéfinir le cadre à l'orée du 21e siècle ?
Mme Martine Viallet - Avant de répondre à votre question, j'apporterai une petite nuance sur la question des grâces. Pendant longtemps, elles ont été bien accueillies par l'administration pénitentiaire. C'était une façon, non pas d'éponger les excédents, mais de les diminuer un petit peu. Comme nous sommes dans une situation moins dramatique depuis quelques années, même s'il y a toujours surpopulation, l'administration pénitentiaire -sans se prononcer sur les grâces car ce n'est pas son rôle- pense néanmoins que cela contribue à une érosion trop automatique des peines et à faire perdre le sens de la peine que les juges prononcent.
D'autre part, cela complique la gestion de la détention ; notamment pour les détenus en courtes peines qui attendent la grâce du 14 juillet et qui ne sont pas enclins à faire beaucoup d'efforts pour se réinsérer. Au plan de la gestion pénitentiaire comme de la réinsertion, les grâces ne sont plus accueillies comme une manne aussi favorable qu'elle ne l'était auparavant.
M. le Rapporteur - Et elles créent un petit trouble dans les prisons. Quand on ne les voit pas venir, on réclame !
Mme Martine Viallet - Certains sont systématiquement privés de grâces puisqu'il y a des exclusions. Cela accroît l'inégalité entre les diverses catégories de condamnés. Voilà pour la parenthèse.
Concernant votre question sur divers événements, il est vrai que certains incidents médiatisés sont exacts. Il y a aussi un certain nombre de soupçons qui existent. Pour tel suicide, les familles disent que ce n'est pas un suicide, mais une mort suspecte. Plus les incidents sont médiatisés, plus il y a des soupçons sur d'autres choses qui n'ont rien de honteux et qui sont tristes ; par exemple le suicide. Mais l'enquête montre que c'était bien un suicide. C'est pour relativiser un peu. On peut avoir l'impression au travers des médias de davantage d'incidents qu'il n'y en a. Cela dit, il y en a.
Y a-t-il encore assez de contrôles de l'administration pénitentiaire au niveau de l'inspection ? L'Inspection des services pénitentiaires est toute petite. C'est sans doute son principal défaut. Ce sont de très bons professionnels, mais ils sont trop peu nombreux. Aujourd'hui, il y a le chef de l'inspection et 4 inspecteurs. Il y en avait précédemment un de plus ; j'ai décidé de repourvoir ce poste qui n'était pas pourvu depuis un certain temps. A la prochaine commission paritaire, un poste sera offert à l'inspection.
La difficulté pour moi d'augmenter davantage réside dans le fait que le vivier des personnes ayant suffisamment d'expérience pour pouvoir inspecter n'est pas suffisant. On ne peut pas faire inspecter par des débutants. Nous sommes face à un petit corps. Le corps des personnels de direction compte moins de 350 personnes, avec beaucoup de jeunes. Éventuellement, j'envisage d'ajouter un second magistrat, car pour l'instant, seul le chef de l'inspection pénitentiaire est magistrat. Nous avons donc besoin d'ajouter un second magistrat.
Nous avons aussi une brigade de sécurité pénitentiaire qui est rattachée à l'inspection et qui se concentre sur la sécurité. C'est extrêmement important. mais cela ne recouvre pas un certain nombre d'incidents, de défaillances dont sont victimes les détenus.
Fait peu connu du public, -il n'est jamais agréable de faire de la publicité pour ce genre de chose- nous prononçons des sanctions assez élevées par comparaison avec d'autres corps. De mémoire, nous en prononçons 260 par an à l'encontre des personnels ; pour une administration qui compte 26 000 personnes, c'est un nombre qui n'est pas négligeable. Il y a certes des sanctions pour d'autres motifs : non prise de poste, grève déguisée. Mais il y en a aussi de nombreuses pour des faits d'indiscipline ou de mauvais comportements à l'égard des détenus ou de la hiérarchie. De plus, nous n'hésitons pas à sanctionner, quel que soit le niveau hiérarchique.
Depuis que je suis arrivée, j'ai suspendu plusieurs chefs d'établissement. Je ne m'en vante pas parce que c'est plutôt dommage, mais je n'ai pas hésité à le faire parce qu'il le fallait. J'ai rétrogradé certains cadres. Il ne faut pas croire que la plupart des personnels ne sont pas des personnes respectueuses de la dignité. Je constate que l'immense majorité des surveillants comme des directeurs sont des personnes qui, au contraire, sont très attentives aux détenus. Mais il est vrai que comme l'on parle beaucoup des incidents et qu'ils font beaucoup de mal, je voudrais que nous soyons extrêmement attentifs.
Il y a aussi une chose à prendre en compte. Historiquement, il y avait une cogestion entre l'administration et le personnel, tout particulièrement certaines organisations professionnelles. Cette situation ne portait pas à la transparence. Cela ne veut pas dire que les gens toléraient n'importe quoi, mais que l'on s'arrangeait entre soi pour le règlement des problèmes. Cette situation a disparu maintenant et je pense que c'est aussi pour cela que viennent davantage sur la place publique les incidents.
Auparavant, le système le reconnaissait moins. Je pense que c'est parce qu'il y a aujourd'hui plus de transparence que l'on connaît plus les incidents. Il y a aussi plus de personnes qui pénètrent en prison ; ce sont 30 000 personnes par jour qui pénètrent dans les institutions pénitentiaires, que ce soient les personnels médicaux, les fournisseurs, les personnels en gestion déléguée, les visiteurs de prison. Au total, il y a beaucoup d'occasions pour que les gens voient ce qui se passe. On détecte donc de plus en plus les incidents. C'est pourquoi on en a davantage connaissance. En tout cas, c'est une priorité très forte pour la ministre que de renforcer les contrôles.
La question s'est aussi posée des contrôles externes. La ministre a demandé un rapport au président Canivet qui vous a exposé ses propositions. Actuellement, la ministre est en train d'examiner ces propositions. Elle va procéder à une vaste consultation, notamment des organisations professionnelles, et décidera des suites à donner aux propositions du président Canivet.
Quelle que soit la décision prise sur le type de contrôle nouveau à mettre en place, il est clair qu'il est très important d'assurer un suivi. Actuellement, j'ai instauré un suivi des inspections qui sont organisées. Elles sont trop peu nombreuses vu le trop faible effectif de l'inspection. J'ai organisé un suivi pour les principaux points relevés par l'inspection au cours de ses passages. J'ajoute qu'il y a aussi des inspections techniques qui sont bien énumérées dans le rapport du président Canivet.
Au final, il y a plus de contrôles qu'on ne le dit, mais insuffisance des moyens de contrôle -je le dis très honnêtement- et nécessité de renforcer l'inspection et d'instaurer un contrôle externe. Là, je ne peux pas vous en dire plus puisque la consultation est en cours.
M. le Rapporteur - Il y a eu le programme 13 000, et le programme 4 000 est en voie de réalisation. Maintenant, Mme le garde des Sceaux va se porter sur les 5 principales maisons d'arrêt.
Ma question est très simple : ce programme qui va être un élément sérieux d'amélioration de la situation -c'est dans les maisons d'arrêt que l'on a les plus grandes difficultés- prendra-t-il en compte une notion d'organisation des locaux de telle manière que l'on trouve pour le détenu la cellule en unité de vie, comme on le constate aux Pays-Bas ou dans les pays nordiques ? Cette cellule comprendra-t-elle un lit, un bureau, le WC, le lavabo et la douche ?
Si cela ne se fait pas sur cette base, nous aurons des rénovations à caractère partiel et nous serons amenés à demander que l'on mette les choses au clair. Si l'on veut supprimer les aléas de la promiscuité intra-carcérale, il faudra arriver à avoir sa douche. Il ne faut plus se battre pour savoir s'il faut une, deux ou trois douches par semaine avec une nuée de surveillants qui surveillent un troupeau. Cela me paraît un peu moyenâgeux.
Mme Martine Viallet - Quand ont commencé les premières études pour ce programme de rénovation, il était simplement envisagé d'aménager substantiellement, mais pas jusqu'à l'encellulement individuel systématique -sauf pour ceux qui ne le souhaitent pas- et d'installer la douche dans la cellule. C'est pourquoi les résultats des études ont été retardés.
L'année dernière, nous nous sommes posés la question de savoir si l'on n'était pas en train de rater le coche. Nous avons donc demandé d'étudier différentes variantes et une hypothèse -hypothèse principale désormais- d'avoir de l'encellulement individuel et d'avoir la douche dans les cellules. Ce n'est pas quelque chose de facile et cela jouera sur la capacité. Si l'on prend la maison d'arrêt de La Santé, compte tenu de la taille des cellules individuelles, on ne peut pas y mettre une douche. On a examiné le problème avec des architectes de marine qui ont des solutions, mais dans un bateau, on n'y vit pas très longtemps. Dans une cellule, on y vit beaucoup plus longtemps. Cela nous paraît assez difficile. Si l'on veut un encellulement individuel et une douche dans la cellule, il faut réunir deux cellules pour en faire une. Cela diminue donc considérablement la capacité.
Les chiffrages, très avancés, portent précisément sur les hypothèses avec ces normes. C'est pourquoi je vous ai dit que le programme de restructuration-rénovation des 5 grandes maisons d'arrêt était évalué entre 2 et 3 milliards de francs. En fonction des prestations finales, le coût est différent. Si La Santé voit sa capacité diminuée de moitié, ne faudra-t-il pas construire une nouvelle maison d'arrêt dans la région parisienne pour absorber cette variation ? Si ce n'est pas tout à fait une diminution de la moitié, ce serait néanmoins substantiel. Cette question a donc entraîné un retard dans le programme ; autrement, on aurait pu boucler à la fin de l'année dernière. Mais nous avons intégré cette question.
M. le Rapporteur - C'est peut-être un retard heureux car avec la réflexion qui aura lieu maintenant, cela va nous éclairer. Aux Pays-Bas où nous sommes allés avec le Premier président Canivet, la cellule ne paraissait pas beaucoup plus grande que celles de La Santé. Nous avons été surpris par la dernière nouvelle prison qui comprend l'unité de vie ; les dimensions n'étaient pas beaucoup plus grandes.
Mme Martine Viallet - Nous attendons tous les résultats. Nous travaillons sur une hypothèse dans laquelle les cellules actuelles ne sont pas cassées et la superficie est maintenue ; nous verrons s'ils arrivent à faire quelque chose de comparable aux Hollandais. Les études sont pratiquement achevées.
M. le Rapporteur - Vous nous tiendrez informés.
Il y a un grand problème, c'est celui de la santé en prison. Le texte de 1990 a permis d'améliorer les choses : les unités de consultation et de soins ambulatoires sont créées ou sont en voie de création. Dans plusieurs établissements, nous avons d'ailleurs constaté qu'elles étaient relativement agréables et bien équipées. J'ai l'impression que les choses vont moins vite du côté des conventions hospitalières, des unités sécurisées. On a l'impression d'un petit flou.
Quand peut-on espérer voir le plein effet de la loi de 1994 ? Où y aura-t-il des retards ?
Je suis administrateur de l'établissement pénitentiaire national de Fresnes ; nous recalibrons l'établissement. La liaison avec l'hôpital qui sera choisi, l'existence d'une unité sécurisée dans l'hôpital sont encore des projets en grande discussion.
Toujours dans le domaine de la santé, ce qui me préoccupe, malgré l'activité des SMPR, c'est ce problème que vous avez évoqué des malades mentaux. Dans des prisons où il y a surpopulation avec 2, 3, 4 personnes dans une cellule, avoir quelqu'un d'imprévisible qui peut sauter à la gorge du voisin, c'est exposer les citoyens prisonniers à des conditions qui ne sont pas acceptables. Et les gardiens bien sûr ! Les gardiens sont peut-être plus à distance, alors que les autres prisonniers vivent avec.
Que peut-on envisager ? A-t-on émis l'hypothèse d'établissements spécialisés ? On avait dit la même chose dans le domaine de la gérontologie. Les grands asiles psychiatriques n'existent plus. La chimiothérapie anti-psychiatrique a fait ses effets. Tout le monde est dans la rue avec des produits calmants, efficaces souvent, mais aussi avec quelques ratés. A-t-on envisagé des établissements spécialisés ?
Pour terminer sur la santé, étant de profession médicale, j'ai une gêne à voir autant de personnes malades en prison. J'ai plaidé dans des interventions au Sénat pour que des personnes, en particulier atteintes du SIDA, puissent bénéficier de grâces médicales. Certaines personnes n'ont plus leur place en prison ; c'est le cas de grands vieillards, même s'ils sont sous le coup de peines incompressibles. Pourquoi garder quelqu'un en Alzheimer dans le système carcéral ? Il y a une réflexion à avoir. Cela peut paraître audacieux.
Voilà sur les problèmes de santé. Ils sont en bonne voie d'évolution, mais ils ne sont pas totalement résolus.
Il y a quand même des statistiques qui font peur, notamment à l'opinion publique. Quand on dit qu'il y a 10 fois plus de séropositifs dans le milieu carcéral qu'à l'extérieur, 5 fois plus de tuberculose qu'ailleurs, tout cela est un peu gênant. Dans un établissement pénitentiaire comme Fresnes, je vois des dialysés depuis des années. Je ne les imagine pas courir pour commettre des délits dès lors qu'ils sont dépendants d'une dialyse deux ou trois nuits par semaine. Nous avons une réflexion à avoir sur ce que doit être notre accueil des malades.
Mme Martine Viallet - Pour les UHSI, il y a eu retard pour deux motifs. Fresnes est un cas particulier ; c'est un troisième motif qui est en cause. Pour les UHSI, le premier retard a été lié au fait qu'il y avait une petite polémique entre le ministère de la justice et celui de l'intérieur sur les escortes et la garde. Qui allait garder à l'intérieur des UHSI et qui allait escorter ? Cela tombait dans le cadre général des escortes délicates. Cela a été tranché en conseil de sécurité intérieure en décembre dernier. A l'intérieur des UHSI, ce sont les surveillants qui garderont ; devant la porte de l'UHSI, en contact avec le public de l'hôpital, ce seront les forces de police et de gendarmerie. Les escortes programmées seront assurées par les pénitentiaires. L'horizon est totalement dégagé sur ce point. Le projet d'arrêté qui était bloqué à cause de cela sera signé assez prochainement. Il est en cours de peaufinage.
L'autre aspect était immobilier. Une fois les sites choisis, encore fallait-il que les hôpitaux fassent la programmation des aménagements nécessaires. Au départ, ils pensaient que ces aménagements n'étaient pas très lourds ; en fait, les aménagements étaient plus substantiels qu'ils ne l'avaient imaginé. Cela prend donc plus de temps, quelquefois au profit de l'extension ou du réaménagement de l'hôpital pour intégrer cette unité. D'autres fois, on le fait par réaménagements ultérieurs. Les ouvertures vont donc s'étager jusqu'en 2004.
Quant à Fresnes, c'est un cas particulier. Il fallait articuler d'une part l'hôpital de Fresnes lui-même pour assurer les soins les moins pointus et un hôpital jouant le rôle d'UHSI en région parisienne, pas trop éloigné des lieux d'incarcération. On a surtout vu qu'il fallait mieux redéfinir l'articulation entre ce que chacun faisait et ce que l'on attendait de chacun. Le travail technique a été rendu tout à fait récemment par l'équipe pluridisciplinaire qui en était chargée. Maintenant, la pénitentiaire et l'assistance médicale de Fresnes travaillent pour pouvoir prendre la décision finale. Le dossier est maintenant tout à fait clair, ce qui n'était pas le cas.
La situation des détenus à problème psychiatrique est ce qui m'a frappé le plus en arrivant à la pénitentiaire. Nous avons une situation surréaliste en la matière qui est liée à la conception prédominante du traitement des personnes à troubles psychiatriques. Nous avons commencé en interne à réfléchir à la façon dont le problème se posait, juridiquement, techniquement, sociologiquement compte tenu de la façon d'appréhender les problèmes psychiatriques en France. Cela ne se passe pas forcément de la même façon dans les autres pays européens ou étrangers. Assez prochainement, nous allons pouvoir rencontrer les collègues de la santé et des hôpitaux pour échanger sur les solutions possibles.
C'est un sujet tabou en France que celui d'avoir des établissements pénitentiaires spécialisés jouant un rôle d'hôpital psychiatrique. J'ai compris assez vite que c'était tabou. Château-Thierry n'est pas un établissement pénitentiaire à caractéristique d'hôpital psychiatrique, mais nous y avons un encadrement psychiatrique plus important qui repose sur la base d'un traitement totalement volontaire de la part des individus. C'est un établissement pénitentiaire qui a un SMPR plus développé que les autres. Il est ancien, de petite capacité, mais il fonctionne bien de ce point de vue.
Nous commençons la réflexion et cela ne sera pas facile, mais je veux que l'on aboutisse à quelque chose. L'articulation entre la psychiatrie et la pénitentiaire n'est pas simple. En outre, il faut prendre en compte ceux qui ne relèvent pas de traitements psychiatriques lourds, mais qui ont des comportements totalement imprévisibles. Ils rendent très difficile à gérer une détention ; quand on les présente aux psychiatres, ces derniers nous disent qu'ils ne peuvent rien faire. C'est un souci supplémentaire. On retrouve la même chose dans la vie quotidienne. On accuse ces personnes d'incivilité, mais cela va au-delà.
Qui sont le plus victimes de cette situation : les surveillants ou les détenus ? De la façon la plus visible, ce sont sans doute les surveillants parce qu'on voit facilement les agressions. Quand on voit un surveillant agressé, c'est assez spectaculaire. Comme il y a une violence contenue à l'égard de celui qui représente l'autorité, le détenu a plutôt tendance à se retourner vers le surveillant. En gros, 320 incidents-agressions ont entraîné une ITT (invalidité temporaire de travail) de plus d'un jour. Mais toute une série d'incidents ne sont pas déclarés. S'il reçoit une gifle, le surveillant ne va pas forcément se plaindre. La mesure exacte n'est pas facile.
Entre les codétenus, nous avons certains cas où un codétenu a sauté à la gorge d'un autre, pas forcément dans la même cellule, mais peut-être au cours de la promenade. Nous n'avons pas de chiffrages car il est plus rare que cela entraîne une ITT. Cela arrive quelquefois et c'est alors recensé. Mais très souvent, c'est plutôt de la violence verbale entre détenus.
Il y a d'autres aspects de la violence qui ne me paraissent pas liés aux troubles psychiatriques, mais à d'autres phénomènes. Les viols dont on a parlé sont pour moi liés à un autre phénomène.
Sur les malades graves, je ne suis pas vraiment très compétente pour me prononcer. A quel stade quelqu'un n'est-il plus dangereux ? Je crois que c'est la vraie nature du problème. C'est vraiment du cas par cas. Il faut considérer le type de délinquance qui l'a amené en prison. La délinquance économique peut être pratiquée aussi bien quand on est dialysé. Inversement, si ce sont des braquages, on imagine moins ce genre de profil. C'est une analyse du dossier au cas par cas. J'aurai donc tendance à dire : pas de position de principe de ma part. En revanche, ne faudrait-il pas lever une immunité technique qui est le cas des gens qui ont une peine incompressible puisque là, cela handicape les mesures que l'on pourrait prendre s'il paraissait nécessaire de faire quelque chose au vu de leur dangerosité à l'instant donné ?
M. le Rapporteur - Vous m'avez dit à l'instant que dans 4 mois, l'expérimentation française commencera -c'est ce que m'avait dit également Mme Guigou dans l'hémicycle- dans le premier centre pour peines aménagées à Metz. Comme je lui faisais remarquer qu'il était en retard, Mme Guigou m'avait répondu que ce n'était pas remis en cause. Comment allez-vous faire ? Quand l'expérimentation va-t-elle commencer ?
Mme Martine Viallet - A l'origine, on s'était dit qu'il y avait une cohérence à faire entrer en fonctionnement la surveillance électronique dans les centres pour peines aménagées puisque précisément la loi sur la présomption d'innocence qui est encore un projet n'est pas encore votée. La loi encore en vigueur est juste pour les condamnés. Pour les petites peines ou les fins de peine, c'est en partie la même "clientèle" que celle des centres pour peines aménagées. Autant être cohérents. C'est une des modalités pour ce type de peine. Faisons un tout cohérent.
Il y a du retard pour des raisons immobilières. Il y a beaucoup plus de travaux à faire dans les sites choisis que ce que nous avions prévu au démarrage. La situation idéale que nous avions vue n'entrera pas en vigueur immédiatement. Par contre, nous ferons l'écrou dans une maison d'arrêt, voire même dans un centre de détention. L'essentiel est que cela soit un écrou dans un établissement pénitentiaire.
Ensuite, -c'est l'élément totalement certain aujourd'hui- nous avons soumis une liste de sites au choix de la ministre après s'être concertés avec les directeurs d'établissement, les personnels éducatifs et les juges de l'application des peines. Pour une expérimentation, il vaut mieux avoir des juges de l'application des peines qui sentent la mesure. Les sites devraient être prochainement choisis. Reste le détail des autres modalités. Nous avons une série de scénarios : qui relève l'alarme ? Qui téléphone ? Qui intervient au domicile pour vérifier ? Il y a plusieurs scénarios possibles.
Nous nous sommes concertés avec les organisations professionnelles sur ces divers scénarios parce que nous avons besoin de l'adhésion des personnels, surveillants ou socio-éducatifs pour que la mesure ne soit pas un échec. S'il y a rejet du personnel, elle mourra d'elle-même. Nous avons une réunion de concertation prévue avec les personnels. Comme nous l'avons expérimenté, nous allons faire des marchés régionaux dans trois régions différentes pour tester des modes d'organisation différents et éventuellement des fournisseurs différents. Qui fait la télésurveillance technique et qui, ensuite, agit derrière ? Il y a le choix entre différents types de personnels privé, public, et dans le public, plusieurs types. Mais la loi prévoit que la plupart de choses ne peuvent être faites que par des personnels publics. Il y a un garde-fou très clair.
M. le Président -M. le rapporteur est tellement passionné qu'il vous interroge et fait part de ses réflexions sur certains sujets.
M. Claude Domeizel - Quel nombre de détenus la surveillance électronique concernera-t-elle, à court ou à moyen terme ? Par voie de conséquence, peut-elle diminuer notablement le nombre de détenus en maisons d'arrêt ?
Mme Martine Viallet - Nous avons essayé d'approcher cela par des études étrangères. Nous avons demandé à un consultant comment s'était passé le placement électronique dans les pays où il existe depuis plusieurs années pour répondre à cette question. En règle générale, on plafonne à un certain nombre selon les pays et les pratiques des juges car les traditions sont différentes selon les pays. Mais assez rapidement, on atteint un niveau à peu près stable. Il est probable qu'en France, ce sera la même chose, toutes choses étant égales par ailleurs.
En revanche, l'une des incertitudes porte sur la question de savoir si ce sera une mesure de substitution ou si les juges condamneront plus parce qu'il sera possible de placer sous bracelet électronique. Dans ce cas, cela ne sera pas une mesure de substitution mais d'addition. Nous ne le saurons quasiment qu'à l'usage. C'est ce qui s'est passé dans certains pays alors que cela ne s'est pas produit dans d'autres. Cela contribuera à réduire dans une certaine proportion le nombre de personnes en détention, mais très modérément.
M. Claude Domeizel - De combien ? 5, 10 % ?
M. le Rapporteur - En suivant l'exemple hollandais, cela donne 240 à 250 personnes à la troisième année. La population hollandaise représentant le quart de la population française, cela fait 1 000 en France.
Mme Martine Viallet - Le consultant nous a fait les études sur une base de 1 000 personnes suivies simultanément en s'inspirant de l'exemple hollandais. C'est une hypothèse de départ. Je ne sais pas ce qui a prévalu à l'origine puisque j'ai devant moi le promoteur. J'ai le sentiment que ce qui apporte surtout dans le soutien, c'est la qualité du suivi et donc des mesures plus qualitatives que quantitatives. C'est pour éviter que des personnes qui n'ont pas grand chose à faire en prison puissent être sanctionnées quand même. Je crois que l'on verra surtout à l'usage. Cela ne videra pas massivement les prisons.
M. Robert Bret - Vous avez évoqué le ratio de 1 surveillant pour 2,6 détenus et vous avez dit que nous étions à la traîne des autres pays européens, notamment scandinaves. Vous avez évoqué le décalage entre les départs à la retraite et les recrutements. Y aurait-il une crise de vocation au niveau de l'administration pénitentiaire ? Les derniers incidents médiatisés accentuent-ils encore cette crise de vocation ? Y a-t-il des indications de ce point de vue ? En liaison avec cette question, quel est le taux d'absentéisme des personnels, des surveillants de prison qui ont des conditions de travail très difficiles liées notamment à des effectifs insuffisants ?
Seconde question, j'ai cru comprendre lors de la visite à la prison de La Santé qu'un grand nombre de détenus de nationalités étrangères n'avaient commis d'autre délit que d'être en situation irrégulière dans notre pays. Au moment où il y a une surpopulation carcérale, est-ce la meilleure réponse à apporter à ce type de situation ?
Mme Martine Viallet - Il n'y a pas de crise du recrutement, mais simplement concurrence. Nous recrutons dans le même vivier que les policiers, les pompiers et les gendarmes. Ces corps ont aussi de gros besoins, de gros problèmes...
M. le Président - ... et des départs à la retraite massifs.
Mme Martine Viallet - Pour contrebalancer tout cela, nous allons faire de la publicité supplémentaire pour le prochain concours. Nous sommes tenus par la procédure avec des délais très longs. Pour le dernier concours de l'année, nous ferons une publicité réellement massive. De plus, nous ne voulons pas dégrader le niveau. La reprise économique aidant, nous avons besoin de faire de la publicité, sinon, nous dégraderions le niveau et nous ne le souhaitons pas.
Les événements récents vont-ils accentuer ce phénomène de concurrence ? Si on fait trop croire que la pénitentiaire est un lieu où l'on tabasse les détenus, les candidats ne voudront pas y aller. Je ne sais pas quelle image le public va retenir de cette campagne médiatique. Nous avons essayé de développer une série d'émissions télévisées plutôt valorisantes, tout en étant très honnêtes. Là, c'est plutôt l'aspect médiatique qui l'emporte.
Le taux d'absentéisme est très variable selon les établissements. Il y a un établissement où le taux est de 34 % en moyenne annuelle et de 54 % en fin d'année. Dans d'autres établissements, le taux d'absentéisme est pratiquement nul. Cela dépend du type de population de surveillants, du type de population pénale et aussi de l'ambiance dans l'établissement. Quand un directeur manage très bien avec une bonne population pénale et une population de surveillants assez stable, tout va bien. C'est surtout marqué par l'extrême variété.
Pour l'absentéisme, la vrai question porte sur le remède qui, comme partout dans l'administration, est loin d'être évident. Nous essayons de travailler établissement par établissement. Nous essayons de favoriser aussi l'aide au logement pour éviter que les surveillants ne soient tentés d'être absents.
Les étrangers en situation irrégulière sont assez nombreux en institution pénitentiaire, mais c'est rarement uniquement à cause de leur présence irrégulière. La première fois, un arrêté de reconduite à la frontière est pris, et ce n'est que si la personne est reprise en infraction à son arrêté de reconduite qu'il y a condamnation éventuelle ou s'il y a refus d'embarquement. Il n'y a pas qu'une catégorie d'étrangers en situation irrégulière.
J'étais autrefois au ministère de l'intérieur où je m'occupais des étrangers ; je me faisais déjà la remarque qu'ils n'avaient pas grand-chose à faire en prison, mais en même temps, nous ne trouvions aucune solution pour ne pas donner l'impression qu'il n'y avait pas d'impunité totale à l'irrégularité. La justice et la pénitentiaire n'arrivent qu'en fin de course et il faudrait régler le problème en amont. Cela ne sert pas à grand-chose et symboliquement, c'est aussi une façon de montrer que l'on ne tolère pas impunément l'irrégularité. Concrètement, cela ne change pas grand-chose.
M. Robert Bret - Quel est le nombre de personnes concernées par cette situation ?
M. le Président - En fait, ce sont des étrangers condamnés pour infraction à la législation sur l'entrée et le séjour des étrangers en France.
Mme Martine Viallet - Oui, mais en général, ils ont d'abord fait l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière qu'ils n'ont pas exécuté et c'est après qu'ils sont incarcérés, parce qu'ils ne sont pas partis. Mais ils sont simplement irréguliers.
M. Robert Bret - Ils n'ont pas commis de délit.
M. le Président - Ils ont commis le délit de ne pas respecter l'arrêté...
Mme Martine Viallet - Pour eux, le bracelet électronique n'apporterait pas de solution. C'est clairement un problème insoluble.
M. le Rapporteur - Avez-vous un chiffre ?
Mme Martine Viallet - Je vous le communiquerai.
M. le Président - Dans certaines maisons d'arrêt, c'est une partie importante.
Mme Martine Viallet - C'est très localisé dans certains établissements : Villepinte, La Santé. Ils sont parfois condamnés uniquement pour infraction à la loi sur le séjour, mais il y a aussi d'autres choses. C'est notamment le cas pour des personnes qui ont des activités limites en matière de moeurs ; c'est sur l'irrégularité du séjour qu'on les condamne. Cela correspond au souci de faire disparaître de la voie publique un certain nombre de personnes. C'est plus complexe, si j'ai bien compris ce que disent les juges ?
M. Claude Domeizel - Pour compléter la question de M. Bret sur le taux d'absentéisme, pourrez-vous nous communiquer le ratio moyen des 15 ou 20 établissements où le taux est le plus élevé et les 15 ou 20 où le taux est le moins élevé ?
Mme Martine Viallet - Ce que j'ai dit tout à l'heure peut laisser une équivoque ; on peut avoir un très bon chef d'établissement avec un fort taux d'absentéisme en raison des nombreux autres facteurs.
M. Claude Domeizel - Pourriez-vous y joindre les effectifs et les quelques éléments qui pourraient nous guider dans l'analyse ?
M. le Président - J'aurai une demande d'information complémentaire qui peut recevoir une réponse différée. Vous avez parlé des sanctions. Il serait intéressant d'en connaître la nature et le motif. Le dernier rapport d'activité de l'administration pénitentiaire date de 1997.
Mme Martine Viallet - Cela vous surprend et c'est à juste titre.
M. le Président - Cela surprend ceux qui sont chargés du contrôle de l'administration. C'est l'un des rôles du Parlement.
Mme Martine Viallet - Le rapport existe. Sa publication a été retardée pour des raisons sur lesquelles je préférerais ne pas m'étendre. Il est en cours de publication avec une sortie prévue fin mars. Il existait et donc, lorsqu'on nous demandait des extraits, ils étaient communiqués. Les journalistes en ont eu de larges extraits, mais il est exact qu'il ne paraîtra qu'à la fin mars.
M. le Président - Ce qui est important, c'est que le Parlement ait le rapport.
Mme Martine Viallet - Absolument ! Cela dit, je crois que votre commission avait demandé communication de la version photocopiée. Si ce n'était pas le cas, je le ferai.
M. le Président - Merci, madame la directrice.
Audition de M. Pierre TRUCHE,
président
de la Commission nationale consultative des droits de
l'Homme
(15 mars 2000)
Présidence de M. Jean-Jacques HYEST, Président
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Pierre Truche.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur le Président, nous avons estimé indispensable d'entendre le président de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme, mais aussi le haut magistrat avec sa longue expérience, du parquet notamment. Vous avez eu à connaître la condition pénitentiaire au cours de votre carrière. En dehors de vos fonctions d'aujourd'hui, votre audition était souhaitable et nécessaire.
En tant que président de la commission nationale consultative, êtes-vous informé d'atteintes aux droits de l'Homme au sein des établissements pénitentiaires ? Comment ces informations vous parviennent-elles, si c'est le cas ? Quelle est la nature des problèmes dont il est fait état ? Voilà la première série de questions, pour lancer votre exposé.
M. Pierre Truche - La Commission nationale consultative des droits de l'Homme a été saisie récemment par la garde des Sceaux d'une demande d'avis sur le code de déontologie de l'administration pénitentiaire. Si cet avis, que nous avons rendu récemment, n'est pas en votre possession, il est à votre disposition, puisque ce document a été rendu public.
Nous avons répondu aux propositions du ministre de la Justice avec un certain nombre d'observations. Je voudrais surtout vous dire mes réflexions sur les prisons, qui proviennent surtout de mon expérience passée, limitée dans la mesure où je n'ai jamais eu affaire à des établissements pour longues peines. J'ai pu fréquenter les plus grands établissements de France, que ce soient les trois grands établissements parisiens, ceux de Marseille ou de Lyon. J'ai eu la possibilité de voir les extrêmes à l'étranger, c'est-à-dire une prison à Antsirabé à Madagascar et d'autres en Suède, à Prague, etc.
Mes observations s'articulent sur deux points : les droits des prisonniers et la parole en prison.
Les droits des prisonniers.
Le Président de la République Française a fait une réflexion en 1975, lorsqu'il est allé serrer la main d'un détenu à Lyon, ce qui avait entraîné un certain nombre de réprobations. Il a dit que la prison est seulement la suppression d'aller et venir. Le code pénal prévoit une peine pour enlever la personne du circuit et la priver de la liberté d'aller et de venir, mais il faut bien regarder la privation des droits subséquents et la façon d'y remédier.
Le droit à la dignité
Ce droit à la dignité d'une personne humaine est atteint si l'on met trois personnes dans 9 m² et que l'on oblige ces trois personnes à faire leurs besoins les plus élémentaires en présence des autres. Si l'on veut que ce droit soit respecté, la solution passe par des crédits pour créer des établissements avec des cellules individuelles.
Le droit à la vie familiale
Être privé de sa liberté d'aller et de venir entraîne des privations des droits familiaux. Il existe des palliatifs heureux, tels que les parloirs rapprochés pour les rapprochements intimes tolérés. Vous avez aussi entendu sur Radio Notre-Dame à Paris ou Radio Fourvière à Lyon des femmes et des enfants de détenus à qui on ouvre l'antenne pour passer des messages aux détenus. On y entend tout l'amour qui ne passera pas, toutes les nouvelles données sans vouloir inquiéter celui qui est en prison et qui ne pourra pas assumer la maladie de son enfant.
La solution est financière là aussi. J'ai vu en Suède un deux-pièces-cuisine, c'est-à-dire la possibilité pour un détenu d'avoir une chambre avec son conjoint ou son compagnon et une autre pour les enfants avec une cuisine.
Autres droits
Il faut connaître les droits qui seront atteints par contagion. On peut envisager le droit au travail, pour les mineurs le droit aux loisirs, qui figure dans la Convention des droits de l'enfant, c'est-à-dire l'entrée en prison d'activités artistiques, mais ces expériences n'ont pas eu de lendemain. Nous avons fait rentrer de grands peintres pour travailler avec les détenus. Nous avons eu des expériences de théâtre avec Armand Gatti, du chant choral, etc.
Quand on parle des prisons, la privation de droits qui découle de la privation de la liberté d'aller et de venir devrait être mieux définie. Je n'interviendrai pas à ce sujet, car ces droits supposent dans l'architecture des prisons des réformes importantes et coûteuses.
La parole en prison
J'ai toujours considéré qu'il y avait quatre hiérarchies en prison, qui sont des obstacles à la parole.
L'administration pénitentiaire
Cette hiérarchie ne doit pas être relâchée : les agents ont des obligations de sécurité, de veiller à la santé et à la vie des personnes qui leur sont confiées, d'empêcher les conflits entre détenus. Il faut donc une rigueur certaine, ce qui implique une hiérarchie qui ne facilitera pas la parole.
Les détenus
Je ne parlerai pas de caïds, je n'ai pas connu cela dans les établissements de longues peines. Je veux simplement parler de certains détenus, travestis ou "pointeurs" (des hommes qui ont commis des viols, notamment les plus atroces sur mineurs), dont les conditions de vie sont très difficiles. En outre, il existe une hiérarchie quand on vit à trois dans une cellule de maison d'arrêt ; certains ont plus de moyens pour cantiner, certains choisissent une place et imposent une place à d'autres ; certains encore imposent des rapports sexuels à d'autres.
Les surveillants et les détenus
Cette hiérarchie va imposer de sortir de la cellule lorsqu'on en reçoit l'ordre, que l'on rentre de promenade, que l'on ferme la porte, que l'on ne crie pas, etc. Cette hiérarchie impose aussi des rapports qui ne sont pas forcément des lieux de parole.
Les intervenants extérieurs (magistrats, avocats, médecins, instituteurs, visiteurs)
Il est certain que lorsqu'un juge de l'application des peines, un procureur ou un juge d'instruction interviennent, les relations ne sont pas simples, car le détenu attend quelque chose de chacun d'entre eux. Ce ne sont pas des relations détendues et confiantes.
D'autres personnes interviennent dans les prisons : les avocats, les médecins, les instituteurs et les visiteurs des prisons. Avec ces personnes, les relations sont tout autres.
Je me suis souvent demandé pourquoi les avocats, qui connaissent la vie dans les prisons, n'ont pas fait plus d'interventions. En effet, ces hiérarchies n'impliquent pas forcément absence de parole. Des surveillants et des directeurs de prison discutent avec les détenus, des détenus discutent entre eux, des avocats discutent aussi bien avec l'administration qu'avec les détenus et beaucoup de problèmes vont se régler en attirant l'attention de la direction comme les médecins peuvent le dire : "mon client me dit ceci", "Il faut peut-être procéder à des changements de cellules " .
C'est à la fois un lieu où, par la force des choses, la parole n'est pas facile, à cause de toutes ces hiérarchies, mais elle fonctionne quand même. Nous avons affaire à des hommes en prison dans des situations difficiles, y compris du côté des surveillants. Comment faire circuler la parole ? Doit-on penser que la parole ne circule pas, alors que cela est vrai aussi dans beaucoup de lieux de la société ? C'est un paroxysme ici. Comment faire qu'elle circule mieux, surtout dans des situations de crise comme dans des cas récents où, par la force d'une direction, se produisent en prison des crimes ou des situations inadmissibles ?
Comment faire circuler la parole ?
La parole des intervenants extérieurs est très difficile. Je ne parle même pas des commissions de contrôle et de surveillance des prisons, qui se réunissent chaque année, qui consistent en une visite en commun où l'on échange des idées, mais qui ne permettent pas le dialogue.
Je voudrais faire part de mon expérience de procureur. Pour parler avec un détenu, il faut un certain temps. Il a toute sa journée et toute sa semaine pour réfléchir à ses problèmes. Celui qui vient en prison n'a pas le même temps pour exposer les problèmes, or il faut faire coïncider ces deux temps. Des juges de l'application des peines le font, mais pour nouer un dialogue en prison, il faut du temps, de la confiance, et ne pas en attendre forcément un résultat concret, tout en ayant l'objectif de faire cesser les brimades, etc.
De façon paroxystique, on retrouve la même condition de dialogue dans la société. Le dialogue n'est pas toujours aisé, mais, en prison, toutes les conditions, toutes ces hiérarchies et ce que l'on peut craindre si on parle s'accumulent pour dire que la parole n'est pas facile et qu'il n'est pas aisé de savoir exactement ce qui se passe.
Lorsque j'ai été entendu par la commission Canivet, j'ai dit qu'il s'agissait d'une pétition de principe par rapport à la justice : quand il se produit une situation conflictuelle ou difficile, que toute la justice moderne se tourne vers une médiation et fasse en sorte qu'une personne de qui on n'attend rien, mais qui peut alerter, même de façon anonyme, soit là pour entendre ou écouter.
Récemment, Noëlle Herrenschmidt, reporter dont vous avez sans doute vu les dessins remarquables pour les procès importants dans Le Monde et La Croix , et qui a publié ses Carnets du palais, puis ses Carnets de prison, a projeté des reproductions de ses dessins. En première page de son livre, on lit : "Parole de surveillant et parole de détenu" . Elle est reporter aquarelliste, elle dit comment elle est entrée dans les prisons, a couché à l'intérieur, a essayé de rentrer en contact. Cette femme est très intéressante, très généreuse, elle a voulu nouer le contact et s'est rendu compte que quelquefois le contact est facile, mais parfois impossible. Elle me disait récemment qu'elle était restée huit jours dans une maison d'arrêt pour jeunes délinquants et qu'elle n'a jamais pu communiquer avec eux.
Nouer le contact n'est pas toujours évident. Le grand problème des prisons, en dehors de ce que j'ai évoqué en premier lieu sur les réformes des droits interdits et permis, c'est qu'il faut faire ressortir ce qui est inadmissible, ce qui porte gravement atteinte à la dignité de l'homme et redonner la parole à ceux qui statutairement n'en ont pas l'occasion. Je n'ai pas de solution toute faite.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Je voudrais centrer ma question sur la Commission nationale consultative des droits de l'Homme dont vous êtes président et vous demander si elle est fréquemment informée d'atteintes aux droits de l'Homme au sein des établissements pénitentiaires, par quelle voie ces informations vous parviennent et de quelle nature sont les problèmes dont il est fait état. Vous pouvez vous concentrer sur les deux dernières années pour restreindre le débat.
M. Pierre Truche - La Commission nationale consultative des droits de l'Homme est composée de 98 personnes représentant des ONG, des syndicats, des cultes, des ministères à titre consultatif et des personnalités. Nous pouvons être saisis par les ministères, en l'espèce par le ministère de la Justice, et nous pouvons nous autosaisir. Nous avons, parmi les membres de notre organisation, l'Observatoire international des prisons. Ils nous saisissent de temps à autre, car la parole passe beaucoup à l'extérieur. Finalement, on sait plus ce qui se passe en prison quand les détenus en sont sortis que quand ils y sont.
C'est par l'Observatoire international des prisons que nous avons été saisis, ainsi que par le ministère de la Justice pour donner notre avis sur le code de déontologie de l'administration pénitentiaire. Ce code nous a été soumis à deux reprises à un an d'intervalle ; nous avons beaucoup travaillé avec la directrice de l'administration pénitentiaire et ses services pour arriver à certaines mesures, dont il sera tenu compte dans une grande proportion. Je pourrais vous remettre cet avis, qui demandait qu'un titre préliminaire dans le code de déontologie pose les principes qui s'imposent en prison. Nous avons pensé qu'il y avait quatre principes :
Principe de valeur constitutionnelle de respect de la dignité de la personne
Ce principe vise au respect de la dignité du prévenu et du surveillant, qui doit être considéré lui aussi par le nombre d'années qu'il passe en prison, qui doit être digne dans son comportement, tant à l'intérieur de la prison qu'à l'extérieur.
Principe de non-discrimination
En détention, les personnes sont de toutes origines et de toutes nationalités. Il est exclu de faire des différences entre les détenus selon la couleur de peau, la religion, l'ethnie, etc.
Principe de proportionnalité
Ce principe fait l'objet d'un enseignement dans les écoles pénitentiaires : lorsque l'usage de la contrainte est nécessaire et autorisé par la loi, il doit être proportionné au but poursuivi, en raison du nécessaire respect de l'intégrité physique d'autrui. La proportionnalité est un principe qui figure dans tous les textes internationaux, notamment dans la Convention européenne des droits de l'Homme, comme dans les principes fondamentaux français.
Principe de respect des droits des détenus
Ceci renvoie à la première partie de mon exposé : le nécessaire respect des droits des détenus qui ne leur ont pas été expressément retirés par la loi et les règlements en exécution d'une décision de justice ou pour la stricte nécessité du fonctionnement du service public. Les restrictions devront être appréciées à la lumière du principe de proportionnalité. Tout cela doit adhérer à un objectif de réinsertion.
Voilà ce que nous souhaitons au sein de la commission dans le texte qui a été adopté à l'unanimité en assemblée plénière et approuvé par ceux qui nous avaient saisis de cette affaire. Cela nous paraît être un ensemble de principes élémentaires.
Un texte se rapporte aux obligations des surveillants et un autre texte se rapporte aux obligations de ceux qui interviennent. Dans le texte qui nous était proposé, les obligations de ceux qui interviennent (visiteurs des prisons ou instituteurs) était faites par référence aux obligations des surveillants. Nous avons demandé que cela soit séparé, car ils n'ont aucun lien hiérarchique avec la direction de la prison et les sanctions sont différentes. Un intervenant en prison qui manque à ses obligations se voit retirer son habilitation alors que les sanctions disciplinaires de la fonction publique sont appliquées pour un surveillant.
Concernant les surveillants, nous avons aussi attiré l'attention sur quelques points. Lorsqu'un supérieur délègue ses pouvoirs, nous avons voulu insister sur le fait qu'il a une obligation de surveillance sur la façon dont cette délégation de pouvoirs est exercée. Nous ne voulons pas qu'un supérieur, même dans un établissement de 5 000 personnes comme en voit la banlieue parisienne, puisse déléguer complètement. Il doit conserver une responsabilité.
Nous avons aussi insisté pour que les conditions d'usage de la force soient réglementées.
En liaison avec le droit à la parole, nous avons demandé que l'article 40 du code de procédure pénale, qui fait obligation à tout fonctionnaire de révéler au procureur de la République les infractions constatées, soit modifié par rapport la rédaction qui nous était proposée. La rédaction était que, si un surveillant constate une infraction, il doit en rendre compte à son supérieur hiérarchique. Nous voulons que tout surveillant se sente responsable de ce qu'il constate ; si son supérieur veut étouffer une affaire, il aura lui-même l'obligation de révéler au procureur de la République ce qu'il a constaté.
Nous avons aussi parlé de la restriction à la liberté d'expression, qui doit être explicitée par rapport à la Convention européenne des droits de l'Homme.
Concernant les relations avec ceux qui interviennent dans les prisons, y compris pour organiser le travail le cas échéant, mais surtout pour les instituteurs et les visiteurs des prisons -médecins et avocats ont leur propre lieu de contrôle, c'est-à-dire leur Ordre ; l'administration pénitentiaire n'a pas à intervenir-, nous avons insisté sur les règles de la sécurité en prison et le devoir de réserve sur ce que peut leur dire un détenu. Les confidences ne doivent pas faire l'objet de divulgations, au risque d'être sanctionnées. Nous avons insisté sur ce devoir de discrétion et sur le devoir de préparer la sortie et la réinsertion.
Voici l'avis que nous avons rédigé et que je vous remets. Cet avis a été remis au Premier ministre et au garde des Sceaux, et selon notre statut a été rendu public.
M. le rapporteur - A partir de cet avis, je voudrais vous poser une question complémentaire. Pensez-vous que la déontologie de l'administration pénitentiaire doit être différente de celle des forces de sécurité ? Estimez-vous justifiée la particularité de la déontologie de l'administration pénitentiaire, telle que proposée, ou pensez-vous que l'unicité de ces deux déontologies est nécessaire ? Ce sujet est en débat au Parlement en ce moment.
M. Pierre Truche - Une grande réforme a déjà soustrait au ministre de l'Intérieur l'exécution des peines. Ce qui dépend de la justice, c'est aussi bien ce qui est en amont que ce qui est en aval. Il doit y avoir continuité : le regard des magistrats sur ce que deviennent leurs décisions est important. La position qui consiste à recevoir une affaire, prendre une décision et peu importe ce qui se passe après ne me paraît pas conforme au rôle de la justice tel que nous le concevons aujourd'hui. Je pense personnellement qu'il est important de conserver le rattachement de l'exécution des décisions les plus graves et les sanctions prononcées en prison, même si cela peut être amélioré.
Certaines missions sont comparables, mais si l'on pense que dans les prisons il y a à la fois une mission de sécurité, d'exécution des décisions de justice, d'interdiction de certains droits, mais aussi une mission de réinsertion ; à ce moment-là, on obéit à des règles différentes. Nous sommes dans un milieu clos, fermé, dont il faudra un jour sortir. C'est pourquoi, à titre personnel, je pense qu'il faut garder une spécificité à l'administration pénitentiaire et l'insérer encore plus dans le ministère de la Justice.
M. le rapporteur - Sur la nécessité de respecter les droits des détenus en dehors des règles d'enfermement et de sécurité inhérentes à l'administration pénitentiaire, avez-vous des propositions à faire, compte tenu de votre expérience de magistrat et de président de la Commission des droits de l'Homme, en fonction de la crise actuelle née à la suite de publications ?
M. Pierre Truche - Ceux qui s'intéressent aux problèmes des prisons, qu'ils soient au ministère de la Justice ou magistrat, ne nous ont pas permis d'apprendre grand-chose. Je me réjouis cependant si une évolution est possible.
Beaucoup de personnes sont dans des situations difficiles au sein de notre société. Un jour, le Parlement s'est saisi d'une loi sur l'exclusion pour résoudre des situations difficiles. Que le Parlement se saisisse de la situation difficile des détenus en prison, je ne peux que m'en réjouir, mais les conditions sont déjà connues. Il ne faut pas perdre de vue que la prison est dans la culture française. Combien de fois n'avons-nous pas entendu à propos d'affaires bénignes : "Il est rentré plus vite que les gendarmes qui l'accompagnaient, il n'a pas été en prison."
Les prisons quatre étoiles, je n'en ai jamais vu. Souvenez-vous des campagnes sur les parloirs libres ou la télévision dans les prisons. Du côté de la société, l'idée de punition va au-delà de la privation d'aller et venir, c'est une vieille idée de notre culture chrétienne où le châtiment doit permettre une rédemption et d'aller plus loin. Peut-être que j'extrapole. C'est mon sentiment. C'est aussi ce qu'écrivaient de grands auteurs : Le Traité des délits et des peines de Beccaria expliquait très bien ce phénomène de rédemption, de purgatoire qui permet d'aller au paradis.
Sur les droits des prisonniers, notre avis indique que les droits peuvent être interdits par les textes ou par la sécurité de l'établissement. Il devrait y avoir une plus grande précision à ce sujet. Que ferons-nous législativement pour le droit à la dignité à la suite de l'enquête qui pourrait être faite par le comité sur les traitements inhumains et dégradants du Conseil de l'Europe dans les prisons ? Pourrons-nous imposer des prisons avec cellules individuelles ?
M. Rober Badinter - On fera ce que l'on a fait. Ceci est une loi républicaine votée en 1874 prévoyant dorénavant que les maisons d'arrêt pourvoiront à ce qu'il y ait une personne par cellule. Cela fait plus d'un siècle.
M. le Rapporteur - ... il sera scrupuleusement interdit de mettre un condamné avec un détenu provisoire...
M. Robert Badinter - La première règle est que, là où il y a détention provisoire d'un présumé innocent, il doit être incarcéré seul. La loi a été votée par le Parlement républicain...
M. le Rapporteur - ... mais jamais appliquée.
M. Robert Badinter - Nous n'avons jamais eu les crédits pour le faire.
M. le Rapporteur - La semaine dernière, Guy Canivet, Premier président de la Cour de cassation, se trouvait à votre place. Il disait qu'il est nécessaire au stade où nous en sommes d'aller plus loin et d'envisager une vraie loi pénitentiaire qui reprendrait toutes ces obligations et les redéfinirait, qui n'accepterait pas que des règlements particuliers d'établissements pénitentiaires se contredisent dans les droits des prisonniers d'un établissement à un autre. Il a même parlé de loi pénitentiaire ou de code pénitentiaire. Partagez-vous cette analyse ?
M. Pierre Truche - S'agissant des règlements intérieurs, sous réserve de différences entre établissements de longue peine et maisons d'arrêts, il est certain qu'une harmonisation nationale doit intervenir. Cette proposition a déjà été faite il y a un an ou deux par la Commission des droits de l'Homme afin que chaque détenu qui rentre en prison connaisse les règles qui lui sont applicables.
Si on parle de code pénitentiaire, précisons les droits qui sont retirés, car un code dit ce qui est possible, ce qui est permis, ce qui est interdit. Prenons les droits les uns après les autres. Le droit de vote : un présumé innocent en prison peut-il exercer son droit de vote ?
M. Hubert Haenel - Normalement, oui.
M. Pierre Truche - Est-il possible de faire recevoir par un agent de la mairie ou de la police la procuration qu'il va donner à quelqu'un ? Si l'on veut faire un code des droits du détenu, il faut définir ceux qui lui sont retirés et ceux qu'il exerce. Quand un condamné n'a pas été condamné à une peine afflictive et infamante, comme on disait autrefois, quand il n'a pas été condamné à une privation de ses droits, il devrait pouvoir voter. Ce cas est peut-être marginal, mais il faut donc réfléchir aux droits fondamentaux de l'homme et déterminer ceux qui sont retirés ou conservés et comment les exercer dans ce dernier cas.
Le droit à la santé est assuré en prison dans des conditions satisfaisantes après les réformes faites dans les années 83 et 84. Je rappelle cependant qu'avant ces réformes, M. Fuli, déporté pendant la guerre, a été assassiné pas un colis piégé pour manque de complaisance en prison. La situation a beaucoup changé depuis vingt ans. Il faut préciser les droits refusés au détenu selon qu'il est en détention préventive ou condamné ; si on se réfère au code pénal, qui dit que toute sanction doit être expressément prévue par la décision de condamnation, ne faudrait-il pas que tous les droits qui seront retirés au détenu condamné à une peine d'emprisonnement soient prévus par le tribunal ?
M. le Rapporteur - A la lumière de votre expérience de magistrat, quel bilan pouvez-vous dresser des contrôles exercés par les magistrats dans les établissements pénitentiaires ?
M. Pierre Truche - Je ne peux parler que du contrôle que j'ai exercé personnellement, je ne peux pas parler au nom des juges de l'application des peines. Je peux dire que j'ai été confronté à des situations de prisons calmes ou en pleine insurrection. Je me souviens avoir dû m'interposer physiquement en leur promettant qu'il ne se passerait rien pour que des détenus descendent des toits. Les gardiens faisaient une haie et frappaient les détenus avec des bâtons. Je suis intervenu physiquement. Voilà ce que je peux dire sur certaines interventions difficiles.
Pour le reste, les procureurs, à mon avis, n'ont pas la possibilité de vraies paroles. Quand j'ai vu des détenus en prison, même si je leur consacrais un certain temps, ils me parlaient de leur affaire, du retard dans leur affaire, de leurs difficultés pour obtenir un permis de visite pour leur conjoint. Les commissions de l'application des peines auxquelles j'ai assisté étaient parfois difficiles, notamment quand après des insurrections il fallait supprimer des remises des peines. Les relations avec les détenus ne sont pas faciles.
Cela étant, je ne voudrais pas être entièrement négatif. A partir du moment où des directeurs d'établissements pénitentiaires savent que le procureur s'intéresse à la prison, qu'il y va dès qu'il se passe quelque chose et qu'à tout moment il peut intervenir à la demande de la direction ou pour un incident, c'est important. Lorsque j'étais procureur général, le procureur de Lyon réunissait les représentants de la police et de la gendarmerie et faisait venir le directeur de la prison également. Il y a chaque semaine un échange de vues entre le procureur et le directeur des prisons de Lyon.
L'important pour un procureur est que l'institution judiciaire des magistrats soit impliquée dans ce qui se passe en prison et de montrer qu'on est impliqué en discutant avec eux, en étant présent avec les détenus. Il est vrai que le dialogue en prison suppose du temps et le temps du magistrat n'est pas celui du détenu. Cela suppose de la confiance, mais quand on attend quelque chose de quelqu'un d'autre, les relations ne sont pas simples.
M. Hubert Haenel - Vous nous dites que des contrôles s'exercent en prison de la part des autorités judiciaires, mais aussi administratives. Il est difficile d'exercer le contrôle : certains s'en désintéressent, d'autres le font, mais il est parfois difficile d'engager un dialogue avec un détenu. Il n'en sort souvent pas grand-chose, même pour celui qui va le "visiter".
La commission Canivet a proposé pour pallier les insuffisances de contrôle d'instaurer un contrôleur général indépendant. Cette solution est-elle pertinente ?
M. Pierre Truche - Il s'agit de prendre très vite connaissance que des infractions graves sont commises en prison.
M. le Président - Certains événements graves n'ont pas été révélés tout de suite.
M. Pierre Truche - Comment connaître ces incidents ? Qui va les révéler et à qui ? Une victime les connaît si, par exemple, il s'agit d'un détenu qui a été sodomisé par un codétenu ou même par un surveillant. Avant que ce détenu ne parle, il lui faudra surmonter sa crainte à l'égard de ceux qui ont commis ces actes sur lui. Lorsqu'il s'agit de comportements issus du mauvais fonctionnement de la hiérarchie pénitentiaire -dont je n'ai connaissance que par les journaux-, il est difficile de les exprimer.
Qui fera naître cette parole ? J'ai proposé à la commission Canivet que quelqu'un écoute et entende ceux qui sortent de prison. Ce serait une source de renseignements, parce qu'alors le détenu échappe à la crainte. Qui va faire cela ? Un nouveau corps d'inspection ? A mon sens, en faisant venir 36 personnes à la fois ou même 4 ou 5 on n'obtiendra pas forcément des renseignements.
Il est difficile de dire à ceux qui reçoivent des confidences -les avocats et médecins qui en reçoivent essaient de régler eux-mêmes les problèmes auprès de la direction- de se porter dénonciateurs, ce n'est pas leur travail.
Je suis devant un mur, je ne peux pas vous aider. Qui va recueillir la parole en prison ? Il existe des organismes. Les juges de l'application des peines font un travail difficile. Quand il n'y en a qu'un pour une grande maison d'arrêt, il ne peut pas y consacrer tout le temps qu'il faudrait. L'inspection des services judiciaires ou de l'administration pénitentiaire peut le faire, mais elle ne peut compter que sur un seul magistrat et quelques inspecteurs dépendant de lui.
Le problème est de pénétrer dans un milieu clos, paradoxe puisqu'on devrait de ce fait savoir ce qui s'y passe. En réalité, on ne sait pas ce qui s'y passe. Beaucoup de choses peuvent se régler à l'amiable, mais beaucoup de personnes resteront au bord du chemin et n'auront pas accès à la parole pour se faire entendre.
Mme Josette Durrieu - Vous avez dit qu'un avis sera donné sur le code de déontologie. Le problème du quotidien est celui du règlement de la prison. Il est assez curieux qu'il puisse y avoir autant de règlements que de prisons. C'est de cette harmonisation que vous parliez. Cela me paraît nécessaire. S'ils sont différents, certains sont plus souples et d'autres plus restrictifs. J'ai assisté à un incident dans une prison avec un membre de la commission. S'il y avait eu un règlement précis, il aurait été intéressant de vérifier. Il me semblait que cela pouvait constituer un abus de l'administration.
Ce problème des règlements et de l'avis me semble important. Cela relève-t-il de la compétence de la commission nationale consultative de demander une harmonisation, une bonne information et que l'on ne puisse pas, chemin faisant, ajouter des restrictions, parce que tel était le contenu de l'incident ?
M. Pierre Truche - La Commission des droits de l'Homme a déclaré il y a plusieurs mois qu'elle souhaitait une harmonisation qui pourrait être modulée selon le type d'établissement pénitentiaire. Une maison centrale n'est pas une maison d'arrêt, de même que nous avons souhaité que, pour les centres de détention pour lesquels des modifications sont en cours, il n'y ait pas un règlement par centre de détention. Il faut une harmonisation et que ces règlements soient connus, remis en plusieurs langues à ceux qui entrent en détention.
Mme Josette Durrieu - Autre question, le droit à la vie familiale. Vous avez dit avoir vu des hôtels de prison en Suède. J'en ai vu moi-même au fin fond de la Moldova ! Ce n'est pas un problème religieux, vous avez dit que c'est un problème de culture. Il est curieux que nous soyons si en retard. J'ai lu dans la presse la semaine dernière que les premiers parloirs sexuels étaient expérimentés à Rennes, à Saint-Martin-de-Ré et à Poissy à partir de cette semaine. C'est peut-être un fait culturel religieux éminemment français. Ce retard par rapport à certains pays peut-il être expliqué autrement, puisque ce n'est pas un problème de moyens ?
M. Pierre Truche - Il peut y avoir un problème de sécurité dans les expériences de parloir libre si l'épouse sort agressée ou blessée. En Suède, les enfants peuvent venir et ont une chambre à part. Il y a tous les problèmes psychologiques de l'enfant qui va voir son parent en détention. Le problème ne peut pas être réglé d'un trait de plume. Tant que ce n'est pas entré dans une histoire pénitentiaire, cela ne peut se faire qu'à titre expérimental. Je suis très ému quand j'entends sur Radio Notre-Dame les épouses parler à leur mari en détention.
M. Robert Badinter - Monsieur le Président, c'est un problème que nous avons étudié mais aussi essayé de mettre en oeuvre. Il faut mesurer ce que cela signifierait, s'agissant de maisons d'arrêt. A Fleury-Mérogis, des milliers de détenus sont en âge et en désir d'avoir des relations sexuelles.
Nous avons fait le calcul avec Mme Ezratty de ce que cela représentait. Si vous avez 1 000 à 1 500 détenus auxquels vous voulez accorder des parloirs pour y avoir des rapports sexuels, vous n'allez pas faire cela comme un bordel militaire de campagne ! Il faut du temps. Si vous avez 1 000 détenus et que vous considérez une durée normale d'une heure au minimum -pardonnez-moi ces détails...- cela veut dire tous les samedis plus d'une centaine de cellules, combien de surveillants immobilisés et dans quelles conditions ? Voilà la réalité. Moi aussi, je suis allé en Suède. Ce n'est possible que dans les centres de détention, il faut du temps pour respecter la dignité humaine.
Concernant l'endroit où nous pouvons le faire sans difficultés, c'est à la prison de femmes de Rennes. J'ai proposé à Mme Ezratty de demander à chaque détenue si elle souhaitait avoir des relations sexuelles dans des cellules. Rennes est très grand par rapport aux besoins s'agissant des condamnées femmes. Le XIX e siècle est un siècle au cours duquel il y avait beaucoup plus de condamnées qu'au XX e siècle. Matériellement, cela était donc possible. La réponse a été à 74 % : "non, nous ne voulons pas de relations sexuelles en prison". Certaines disaient n'en avoir eu que trop, des malheureuses que l'on avait prostituées, et d'autres le refusaient pour des raisons de dignité et de sentiments.
C'est infiniment plus complexe qu'on ne le pense. Nous avions une rupture complète entre hommes et femmes. Les hommes demandent un accroissement considérable de personnel et de locaux, tandis que pour les femmes, je souhaite que cela se fasse, mais c'est une question culturelle difficile. Ce n'est pas lié à la question religieuse.
Dans les grandes maisons d'arrêt, c'est techniquement impossible. Nous avions même envisagé de faire venir des caravanes ! Nous nous sommes rendu compte de ce à quoi ressemblerait une file de caravanes montant vers Fleury-Mérogis ! Nous avons envisagé cela à Saint-Paul à Lyon, mais les conditions ne l'ont pas permis non plus. Cela ne se fait pas ainsi ou dans des conditions de dégradation humaine effrayantes.
M. José Balarello - Monsieur Badinter a raison, la statistique est différente pour les femmes, mais pour les hommes, la demande est très forte, surtout pour les longues peines, quand il n'y a plus d'espoir d'avoir des relations normales. Que connaissez-vous de ce qui se fait à l'étranger pour les longues peines sur ce chapitre des relations sexuelles ?
M. Pierre Truche - Je ne peux parler que de ce que j'ai vu en Suède, où il n'y a pratiquement pas de longues peines. Ce pays connaît une délinquance très rude de la part de skinheads, mais les sanctions ne permettent pas de longues peines. Dans la prison que j'ai visitée, il n'y avait que trois longues peines, pour lesquelles faire un deux-pièces-cuisine n'était pas un problème. C'est la seule expérience que j'ai pu constater et dont je peux vous parler.
M. Marcel Lesbros - Je vous remercie d'avoir évoqué la mémoire du Dr Fuli, que j'ai connu. C'était un homme remarquable. Il a été déporté à 18 ans. Il est mort en service dans des conditions difficiles.
Nous n'avons pas abordé la question du secret médical. Les médecins qui fréquentent la prison à titre de médecins hospitaliers ou de généralistes sont tenus de visiter les détenus à l'entrée ou quelquefois pour les affections courantes. Le secret médical pose un problème en prison pour nous, médecins.
Tous ceux qui ont exercé la médecine en prison ou les médecins-légistes sont tenus de recevoir quelques confidences. Quelle est la position à adopter ? On a sa conscience ! On ne peut pas enregistrer tout ce que l'on vous dit en prison, le médecin est une sorte de confesseur et ne peut pas rapporter au juge d'instruction ou de l'application des peines. Quelle position doit-on avoir ? Les médecins qui en ont l'expérience savent ce qu'ils doivent dire ou pas. Quelquefois, les médecins sont dans des conditions de facilité avec les détenus et reçoivent des confidences qui peuvent avoir des conséquences importantes. Le secret médical doit-il être appliqué dans des établissements pénitentiaires comme on l'applique en dehors, dans la médecine libérale ?
M. Pierre Truche - La situation a changé : quand les médecins étaient des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire, ils devaient répondre à des demandes de magistrats et établir des certificats. Ils dépendent maintenant de l'hôpital le plus proche et sont soumis aux règles des médecins des hôpitaux. Il appartient aux juges qui veulent obtenir des renseignements sur un détenu de commettre un expert qui viendra et, selon les règles de la profession médicale, pourra consulter les dossiers et rédiger un rapport.
Le problème peut se poser aux médecins quand apparaît un cas de maladie infectieuse et qu'il faut hospitaliser le détenu. Il leur appartient de faire un certificat dans ce sens pour que l'administration pénitentiaire prenne ses responsabilités.
M. le Président - Ce n'est pas une question facile.
M. Pierre Truche - Elle a été modifiée dès lors que ce ne sont plus des médecins fonctionnaires.
M. Marcel Lesbros - Chacun a sa morale et sa philosophie. Quand j'étais médecin conventionné, j'exerçais dans une maison d'arrêt. Quand le juge d'instruction m'interrogeait, il n'y avait pas de problème, mais on n'a pas le droit en tant que médecin de donner des renseignements ; j'avais pour principe de respecter le secret médical.
M. le Rapporteur - La loi de 1994 sur l'organisation des soins aux détenus a précisé les choses. Étant donné qu'il y a davantage d'intervenants, des médecins des hôpitaux auxquels les prisons sont conventionnées, le secret médical doit être une règle absolue sinon l'édifice de confiance bâti pour soigner les détenus s'effondrerait.
M. le Président - J'ai une question sur le régime disciplinaire dans les prisons. Il y a des propositions, des recours, des sanctions aussi. Peut-on admettre davantage d'interventions de la justice dans l'application du régime disciplinaire ?
M. Pierre Truche - Dans les régimes disciplinaires, la discipline peut être rendue par la justice ou par le corps lui-même. Pour un policier qui manque, la justice interviendra si une infraction a été commise, supprimera son habilitation à un OPJ, mais la poursuite disciplinaire dépend du corps.
M. le Président - Je parle de la discipline vis-à-vis des détenus, c'est-à-dire mettre en isolement, etc.
M. Pierre Truche - Je ne suis pas choqué que les règles disciplinaires soient à charge du directeur d'établissement. Le problème intervient avec les garanties du détenu. Vous savez ce qui se dit de plus en plus à Strasbourg : il s'agit d'une sanction et l'intéressé doit bénéficier des droits de la défense. Quand interviendra, comme d'ailleurs le Conseil d'Etat l'a dit à propos des militaires, une audience dans laquelle l'intéressé pourra se faire représenter par un personne de son choix, que la sanction soit prononcée par un directeur des prisons ou par le juge de l'application des peines, s'il y a un recours...
Je pense que la justice dans de tels cas doit être considérée comme un recours, un appel. Que la première instance soit réglée sur place permet de mieux régler les affaires et en cas de protestation ou d'appel, que cela soit confié au juge de l'application des peines ou au tribunal est un autre problème.
M. le Président - Au nom de la commission, je vous remercie infiniment, Monsieur le Président, de votre présence et de votre exposé.
Audition de Mme Elisabeth GUIGOU, garde des
Sceaux
(15 mars 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Guigou.
M. le Président - Madame le garde des Sceaux, la commission d'enquête a beaucoup de questions sur les conditions de détention et le contrôle. En outre, un rapport sur le contrôle vient d'être publié. Le rapporteur a de nombreuses questions. Peut-être souhaitez-vous commencer par faire une introduction sur l'analyse des conditions pénitentiaires et les projets de la Chancellerie ?
Mme Elisabeth Guigou - Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, je voudrais d'abord vous dire combien je suis sensible à l'attention que le Sénat a décidé de porter à la situation de nos prisons. Je sais que cet intérêt n'est pas nouveau. Soyez assurés que j'ai donné toutes instructions à mes services pour que votre travail soit facilité et que votre vision de nos prisons soit aussi complète que possible.
Je crois nécessaire de vous dresser un rapide tableau de l'ensemble, puis de vous entretenir des principaux axes de la politique que je conduis en matière pénitentiaire.
Je dresserai ce tableau d'ensemble à partir des consultations que j'ai faites, notamment au cours des nombreuses visites que j'ai effectuées dans plusieurs de nos prisons. J'ai constaté, comme vous qui avez également visité ces établissements, que nous avons une situation immobilière très contrastée avec certaines prisons extrêmement délabrées, dans un état qui n'est pas digne de notre pays, et d'autres qui, au contraire, ont été construites plus récemment et sont dans un état plus acceptable.
Nous avons des maisons d'arrêt sur-encombrées et des centres de détention qui ne le sont pas, avec souvent un problème d'hygiène grave dans les établissements les plus vétustes. Partout, quelle que soit la qualité de l'immobilier, des problèmes de violence existent entre détenus ou entre détenus et surveillants. Partout, la détresse des détenus est grande ; elle se manifeste par un nombre élevé de suicides qui constituent pour moi et pour mon administration, un souci poignant.
Sur la situation d'ensemble, je crois qu'il est utile de rappeler ici le cadre légal et administratif, les contraintes immobilières, la situation du personnel pénitentiaire et la situation des détenus
Sur le cadre légal, j'indiquerai simplement que j'attache bien évidemment la plus grande importance aux observations de la commission Canivet dont vous avez lu le rapport. Il faut une remise en ordre des normes.
L'administration pénitentiaire, forte de ses 25 000 fonctionnaires dont 20 000 personnels de surveillance, est naturellement exposée aux difficultés inhérentes à l'ampleur de ses structures. C'est une administration très particulière puisqu'elle est chargée d'exercer des contraintes d'ordre public avec des préoccupations de sécurité très fortes.
Cette administration doit aussi pouvoir concilier la centralisation et la déconcentration. Depuis vingt ans, elle a fait un gros effort de modernisation, dont je ne rappellerai pas les principales étapes que vous connaissez. Mais cette administration doit encore faire des efforts importants, notamment sur le contrôle, car les effectifs de l'inspection technique de l'administration pénitentiaire pas plus que ceux de l'inspection générale des services judiciaires qui quelquefois interviennent sur les prisons ne peuvent suffire à couvrir efficacement les 186 établissements de métropole et des départements et territoires d'outre-mer.
Concernant les contraintes immobilières, sur les 186 établissements, auxquels il faut ajouter l'hôpital pénitentiaire de Fresnes, 109 ont été construits avant 1920 et 45 sont installés dans des anciens couvents ou des casernes désaffectées. Ce ne sont pas des bâtiments qui avaient été conçus à cet usage.
Il existe une grande différence entre les établissements récents et les anciens, avec dans ces derniers beaucoup de promiscuité et une absence d'intimité extrêmement choquantes. Le taux de surpopulation peut atteindre 180 %, voire dépasser 200 %, comme c'est le cas à Loos.
Je voudrais insister sur la situation du personnel pénitentiaire car je ne voudrais pas qu'on le nie dans ces enquêtes, même si les détenus doivent faire l'objet de toute notre attention. Le personnel pénitentiaire se sent très souvent injustement attaqué lorsque la situation dans les prisons est révélée. Ils ont le sentiment qu'on les prend pour des boucs émissaires et qu'on les tient pour responsables d'une situation qu'ils n'ont pas voulue, qu'ils n'ont pas créée et qu'ils subissent presque autant que les détenus. Le personnel subit tout autant que les détenus les problèmes dus à la vétusté.
Je tiens à souligner que le personnel pénitentiaire est très exposé ; c'est un métier dangereux : 320 agressions, subies par le personnel pénitentiaire, se sont produites en 1999 en ne comptant que les incapacités de travail d'au moins un jour qui en sont résultées. Parfois certaines agressions peuvent aboutir à la mort, comme nous l'a rappelé le procès qui s'est tenu à Troyes en novembre 1999 où l'on jugeait les auteurs d'une évasion avec prise d'otages, au cours de laquelle un fonctionnaire, M. Dormont, dont je salue la mémoire, a été tué. Une récente tentative d'évasion aux Baumettes a montré à quel point les surveillants sont exposés.
C'est aussi un métier dans lequel les surveillants sont exposés sur le plan professionnel : ils ont des contraintes liées à leur statut qui les prive du droit de grève. Ils peuvent aussi encourir des sanctions disciplinaires lorsqu'ils commettent des fautes. Leur nombre, pour l'ensemble des personnels pénitentiaires, s'est élevé à 253 en 1999 dont 10 révocations. Je tiens à dire, tout en soulignant la qualité et la dureté du travail du personnel pénitentiaire, que je n'entends pas "couvrir" les manquements à la déontologie.
Il y a aussi "l'héroïsme au quotidien" de ces fonctionnaires qui ont à faire face à des situations difficiles : comment oblige-t-on un détenu qui ne veut pas se lever, ne veut pas manger, ne veut rien faire ou qui ne veut pas quitter le quartier disciplinaire ? Ce sont des situations extrêmement difficiles.
La balance des recrutements et des départs en retraite est très défavorable, puisque l'administration pénitentiaire traverse actuellement une crise de ses effectifs. Cette crise résulte de la reconnaissance, sous la précédente législature, de la bonification du 1/5 ème . Cette mesure était excellente, mais il aurait fallu l'accompagner d'un plan de recrutement destiné à combler les vacances de poste. Cela n'a pas été fait et nous en payons le prix depuis 2 ans, puisque 500 fonctionnaires sont partis en 1998, plus de 1 000 partiront en l'an 2000. Les créations de postes ne suffisent pas à couvrir ces départs, malgré les surnombres que nous donne la direction du budget.
Nous nous heurtons à une autre difficulté qui est le caractère insuffisamment attractif de la profession. Nous procédons en ce moment à des concours exceptionnels et nous avons à faire face à des défections. En effet, les personnes qui se présentent à ces concours se présentent aussi à ceux de la police nationale. Comme le travail de surveillant de prison n'est pas valorisé, n'est pas reconnu comme gratifiant, en tout cas moins que celui de policier, nous avons beaucoup de déperditions, de démissions.
C'est ici un cercle vicieux qui se met en place : la situation dégradée rend la profession moins attrayante et le manque d'attrait participe à la dégradation.
A côté des surveillants qui sont 20 000, il y a plus de 2 000 personnels administratifs, 2 000 travailleurs sociaux, 675 personnels techniques et 342 personnels de direction. Je voulais ne pas les oublier.
Je voudrais décrire rapidement la situation des détenus. La population pénale comprenait 52 000 détenus au ler janvier 2000. Ils se répartissent en 31 000 condamnés et 21 000 prévenus. On compte dans ces 21 000 prévenus ceux qui sont en attente d'appel ou de cassation. C'est une population pénale qui a aussi beaucoup évolué ces dernières années et qui est très fragilisée.
21 % sont illettrés ou proches de l'illettrisme ; 16 % ne dépassent pas le niveau d'études primaires ; 23 % étaient sans emploi en rentrant en prison, la plupart en tant que chômeurs de longue durée ; 20 à 30 % sont indigents et n'ont aucune ressource en prison. J'ajoute à cela que beaucoup présentent des caractères pathologiques : 30 % déclarent une consommation excessive d'alcool ; 30 % déclarent consommer ou avoir consommé des stupéfiants ; 10 % ont fait l'objet d'un suivi psychiatrique avant leur incarcération.
Voilà ce qu'est la population pénale aujourd'hui. En réalité, c'est le bout de l'exclusion. De plus, nous avons aujourd'hui en prison de plus en plus de gens qui devraient être ailleurs, en particulier dans des hôpitaux psychiatriques.
Il faut aussi considérer la forte proportion des étrangers qui représentent plus de 20 % de la population pénale, avec des taux beaucoup plus importants dans certaines maisons d'arrêts comme à La Santé où l'on trouve 50 % d'étrangers de 80 nationalités différentes. L'obstacle de la langue, l'indigence, l'absence de soutien familial, l'exclusion sont autant de facteurs de précarisation de ces personnes pour lesquelles l'idée de réinsertion n'a pas beaucoup de sens, à commencer par celles qui sont menacées d'expulsion ou de reconduite à la frontière.
Les condamnés restent plus longtemps en prison : aujourd'hui, la durée des peines est plus longue. En 1980, la moyenne des détentions était de 4,5 mois ; elle est de 8,7 mois en 1999. Nous avons aussi une plus forte proportion de détenus âgés : 1 400 détenus avaient plus de 60 ans en 1999 contre 779 quatre ans plus tôt ; actuellement, 337 détenus ont plus de 70 ans et 22 détenus ont plus de 80 ans.
C'est donc à partir de ce tableau assez sombre que je viens de vous brosser que j'ai déterminé les grands axes de la politique pénitentiaire telle que je l'ai exposée au conseil des ministres en avril 1998 et au Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire, le 8 juillet 1999.
Je rappelle que ce conseil n'avait plus été réuni depuis 12 ans.
La politique pénitentiaire s'oriente autour de trois axes qui tendent à développer les alternatives à l'incarcération, améliorer la vie en détention et les conditions de travail des personnels et, enfin, à assurer une ouverture et un contrôle.
Les alternatives à la détention sont nécessaires pour réduire le sur-encombrement des prisons. Je crois qu'il est indispensable d'agir sur les entrées et sur les sorties.
Pour les entrées, c'est le projet de loi relatif au renforcement de la présomption d'innocence, que vous allez examiner en deuxième lecture le 29 mars prochain. Il agit sur les détentions provisoires.
Pour agir sur les sorties, j'ai demandé à M. Farge, conseiller à la Cour de cassation, de réfléchir à la libération conditionnelle, aux raisons pour lesquelles elle diminuait sans arrêt depuis une vingtaine d'années et de faire des propositions pour y remédier.
M. Farge m'a remis son rapport le 17 février dernier. Il préconise une juridictionnalisation complète du mécanisme d'octroi de la libération conditionnelle, avec débat contradictoire, assistance d'un conseil et possibilité d'une voie de recours. Le Gouvernement réfléchit à ces propositions que nous trouvons très intéressantes. Je ne peux pas vous dire aujourd'hui qu'elle sera la position définitive du Gouvernement, mais elle sera de toute façon déterminée dans les jours qui viennent, avant le débat en deuxième lecture du projet de loi concernant la présomption d'innocence au Sénat.
Je rappellerai aussi l'importante innovation que constitue le bracelet électronique dont l'initiative revient à M. le sénateur Cabanel. Le texte d'application est en cours de rédaction ; les premiers bracelets devraient être posés à la fin de ce semestre.
L'importante réforme des services pénitentiaires d'insertion et de probation a été mise en vigueur en avril 1999. Elle a notamment pour objet de fusionner le corps des travailleurs sociaux, qu'ils interviennent à l'intérieur ou à l'extérieur des prisons, afin d'assurer un meilleur suivi des détenus et, ainsi, de mieux prévenir la récidive.
Sur l'amélioration de la vie en détention et des conditions de travail des personnels, il m'est apparu extrêmement urgent de prendre des mesures pour améliorer la reconnaissance de la dignité des détenus et favoriser la réinsertion et l'amélioration des conditions de travail.
Concernant le programme immobilier, j'ai obtenu la construction de sept maisons d'arrêt : à Lille, Avignon et Toulouse où la première tranche est déjà en cours, à Toulon, Meaux, et Liancourt où la deuxième tranche est en cours. Enfin, j'ai obtenu au collectif d'automne une décision pour Saint-Denis de La Réunion.
Nous allons en fermer six puisque la maison d'arrêt de Lille restera ouverte et sera complétée par un autre établissement.
J'ai également obtenu le financement pour la rénovation des cinq plus grandes maisons d'arrêt : Les Baumettes, Loos, La Santé, Fresnes, Fleury-Mérogis, pour un budget de 3 milliards de francs. La construction des nouveaux établissements représente 2,6 milliards de francs et la rénovation des cinq plus grandes maisons d'arrêt, 3 milliards de francs.
J'ai aussi obtenu un budget pour la réhabilitation du parc classique, pour un montant total de 3,2 milliards de francs, dont 1 milliard a déjà été obtenu. La poursuite du remplacement des établissements les plus dégradés est également prévue.
Enfin, nous voulons parvenir à un encellulement individuel, qui constitue la norme des nouveaux établissements. En effet, nous prévoyons aujourd'hui un détenu par cellule. Ce n'est pas nouveau car c'était déjà le cas dans le programme des années 80. Nous programmons aussi une douche et un sanitaire complet, ainsi qu'un espace suffisant pour le sport et pour les locaux de travail. Si nous voulions parvenir à un encellulement individuel, il nous faudrait créer 12 500 places de plus, ce qui supposerait un budget supplémentaire de 7,5 milliards de francs.
Vis-à-vis des personnels, nous poursuivons une politique de créations d'emplois. Ainsi, en 1998, 1999 et 2000, 1 074 emplois nouveaux ont été créés, dont 563 en personnel de surveillance. Nous avons créé en 1998 presque 300 postes pour les personnels d'insertion et de probation, puisqu'il fallait, au cours de cette année de mise en oeuvre de la réforme, faire un effort en direction de ces personnels.
Nous construisons aussi une nouvelle École nationale de l'administration pénitentiaire à Agen, qui sera inaugurée cet automne.
Nous mettons en place des comités d'hygiène et de sécurité dans les 94 établissements qui comptent plus de 50 agents. J'attache enfin la plus grande importance au dialogue social dans cette administration, ce qui n'est pas exactement sa culture.
Pour une meilleure prise en compte de la dignité des détenus, nous apporterons des améliorations concrètes. M. Badinter était à l'origine de l'introduction des télévisions dans les cellules en 1985.
J'ai pour ma part, par le décret du 8 décembre 1998, prévu le droit à trois douches hebdomadaires, là où ils ne peuvent en prendre actuellement que deux. Dans certains établissements plus modernes, il leur est possible de prendre une douche par jour.
Nous avons fait en sorte que tous les entrants se voient remettre une trousse comprenant des produits d'hygiène corporelle et que cette trousse soit renouvelée pour les indigents. Nous avons construit des laveries accessibles aux détenus afin qu'ils puissent laver leur linge. Ceux qui n'avaient pas de visite au parloir ne pouvaient pas faire laver leur linge. 500 millions de francs ont été consacrés à cette amélioration depuis 1998.
Les sommes dépensées en faveur des indigents, sous forme de pécules de cantine ou d'aides à la sortie, représentent 29 millions de francs depuis 1998.
Nous avons augmenté le travail fourni aux détenus, facteur de socialisation et d'autonomie financière, avec une augmentation de son volume de 25 % en 3 ans, la priorité étant accordée aux plus démunis.
Enfin, nous avons travaillé sur les unités de vie familiale, pour permettre le maintien des liens familiaux pendant la période d'emprisonnement. J'ai décidé de localiser dans trois établissements les trois premières expérimentations, à Rennes, Saint-Martin-de-Ré et Poissy et obtenu dans le budget de cette année les créations de postes nécessaires à leur mise en place.
La dignité des détenus passe aussi par un renforcement de leurs droits : c'est également l'objet du décret du 18 décembre 1998. Nous développons, dans l'optique de le généraliser, le projet d'exécution de peine qui doit permettre à chaque détenu de penser à sa libération dès le moment où il entre en prison et de travailler sur la perspective de cette libération. Le projet d'exécution de peine permet aussi de véritablement individualiser la peine, dans une logique de progression pour le détenu, avec l'implication de tous les intervenants, chefs d'établissement, surveillants, personnels éducatifs, médecins.
Nous créons des centres pour peines aménagées, plus orientés vers la réinsertion que la sécurité. Ils sont en cours d'aménagement dans trois établissements.
Pour répondre aux situations les plus difficiles comme les suicides, j'ai envoyé une circulaire le 28 mai 1998, préconisant des mesures pour le repérage et le suivi des détenus les plus fragiles. Il faut savoir que cette circulaire a déjà produit certains effets, car nous avons réussi à empêcher de nombreux suicides, malgré le nombre encore élevé de ces suicides, notamment au moment clé que constitue l'arrivée en prison.
Pour la prise en charge des mineurs qui a fait l'objet d'une circulaire du 15 juillet 1998, nous avons affecté au budget 2000, 128 des créations d'emploi, spécifiquement pour les quartiers mineurs qui sont maintenant dotés de surveillants ayant reçu une formation spécifique dispensée par la protection judiciaire de la jeunesse. Les surveillants de mineurs ont une formation d'éducateurs. 50 millions de francs ont été consacrés en 1999 et 2000 à la rénovation ou la constitution de quartiers de mineurs à l'intérieur des prisons dont l'effectif ne dépassera plus 15 à 20 personnes.
Sur l'ouverture et le contrôle, l'administration pénitentiaire a besoin de montrer qu'elle ne craint pas la transparence et qu'elle n'a rien à cacher. J'y ai veillé en permettant largement l'accès des établissements à la presse. Plus de 200 reportages pour la presse nationale ont été autorisés ces deux dernières années et plus de 300 pour la presse régionale.
Il faut également savoir que quotidiennement, plus de 30 000 personnes entrent dans les prisons ; ce sont des intervenants de toutes sortes : visiteurs, enseignants, concessionnaires de travail et fournisseurs.
L'ouverture, cela consiste aussi à permettre aux instances de consultation et de concertation de tenir leur rôle.
Le rapport que m'a remis M. Canivet est un élément très important du travail que nous menons actuellement. Venant juste de recevoir ce rapport, je ne peux pas vous dire ce que le Gouvernement décidera de retenir. En ce qui me concerne, je souhaite surtout que cette réforme soit menée en concertation avec les personnels. Comme le dit très bien le rapport Canivet, il faut faire cette réforme du contrôle externe avec les personnels et en aucun cas contre eux.
En conséquence, considérant que c'est un rapport de très grande qualité, je m'attache à le soumettre à la concertation. Dès le 20 mars prochain, je soumets ce rapport, ainsi que celui de M. Farge au Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire.
Ce que j'espère surtout, c'est que l'intérêt que manifeste depuis quelques semaines notre pays à nos prisons ne faiblira pas. C'est la publication du livre de Mme Vasseur qui a provoqué cette prise de conscience. J'espère que cela ne constituera pas un feu de paille car je pense que c'est une mission très importante qui est confiée à l'administration pénitentiaire par la Nation. Je pense que cette mission sera d'autant mieux remplie que la Nation voudra ouvrir les yeux sur ses prisons.
M. le Président - Merci, madame le garde des Sceaux. L'intérêt manifesté par le Sénat n'est pas motivé par la sortie récente de livres ; le Sénat s'intéresse depuis longtemps à la condition pénitentiaire. C'est le cas notamment de la commission des lois qui avait fait plusieurs constats. A propos de Saint-Denis de La Réunion, nous y avions mené une mission en janvier sur un thème différent. Nous avions fait part aussi de l'indignité dans laquelle se trouvaient les détenus et les gardiens ou les gardiens et les détenus dans cette prison de Saint-Denis de La Réunion. Il n'était pas possible de conserver cette prison dans cet état.
Vous avez raison de dire qu'il y a de grandes lois sur les prisons et que parfois, l'intérêt du Parlement ou du Gouvernement faiblit. Concernant les lois sur l'emprisonnement individuel des prévenus, le président Badinter a consacré beaucoup de passion et d'intelligence à ces problèmes et nous avons tous pu lire dans son ouvrage que cela avait déjà été décidé en 1875 ! Ensuite, des préoccupations autres ont été dominantes.
En ce moment, il y a plus de sensibilité aux conditions de détention, mais on a connu des époques où l'on pensait que ce n'était peut-être pas la priorité : les prisons 4 étoiles et la présence de la télévision dans les prisons avaient suscité des articles d'une hostilité...
Mme Elisabeth Guigou - ..."Incendiaire". Cela ne semble plus être le cas. Tant mieux !
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Madame le garde des Sceaux, je regrette de ne pouvoir participer le 20 mars prochain au Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire, mais vous savez que je me suis attaché à la réanimation de cette structure difficile à gérer qui mérite d'être une structure de concertation.
Ayant entendu votre exposé, on peut résumer le problème à deux aspects :
- le contenant, que vous avez décrit. Il est relativement déplorable dans la plupart des établissements ;
- le contenu. Il concerne deux populations enfermées en vase clos : d'une part les détenus, d'autre part les membres de l'administration pénitentiaire. Cette espèce de huis clos mériterait une solution. Aujourd'hui, une réflexion utile serait de trouver l'adéquation entre un contenant honorable et un contenu non conflictuel.
Sur le contenant, des efforts ont été faits. Je ne reparlerai pas du programme 13 000 qui a eu le mérite d'empêcher les explosions dans la vie carcérale, mais qui a peut-être commis l'erreur d'installer beaucoup d'établissements à distance des centres urbains et donc, de ne pas donner une satisfaction aux familles quant aux contacts avec les détenus.
Vous-même, vous avez eu à gérer un programme 4 000 et vous avez aujourd'hui pour objectif la rénovation ou la transformation des maisons d'arrêt ; les maisons d'arrêt sont le point le plus litigieux du dispositif de l'administration pénitentiaire.
Ma question est de savoir si nous n'allons pas, encore une fois, réaliser un certain nombre de places de prisons sans avoir une philosophie globale du système.
Je voudrais être sûr que vous avez une volonté de définir une unité de vie -telle qu'on la voit aux Pays-Bas- avec un lit correct, une table où il est possible de travailler de jour comme de nuit, un lavabo, un WC, et la douche incorporée dans un angle de la pièce, que les Hollandais réalisent remarquablement.
Avez-vous cette volonté d'avoir un objectif de transformation de l'accueil dans les prisons ?
Question subsidiaire : est-ce compatible avec l'existence des établissements de la seconde partie du second empire ? Je pense à La Santé. Est-il réalisable de rénover La Santé avec 350 ou 400 millions, avec une réduction de près de la moitié du nombre de places ?
Fresnes est plus ventilée ; elle dispose d'espaces plus lumineux où la vie paraît encore possible. Ne devons-nous pas frapper clairement l'opinion en expliquant que certaines prisons-repoussoirs ne peuvent pas ou ne doivent pas survivre ?
Mme Elisabeth Guigou - Oui, bien sûr ! J'ai la volonté de transformer l'accueil en prison. Quand nous avons lancé la construction des deux tranches de prisons nouvelles, j'ai donné à mon administration des consignes et des préconisations extrêmement précises pour les architectes.
Avant-hier, on m'a montré le travail des trois lauréats sélectionnés par le jury pour la deuxième tranche. Le travail de réflexion qui a été fait par les architectes des première et deuxième tranches avec l'administration pénitentiaire est remarquable.
Nous avons fourni des préconisations très précises. Sont prévues des cellules de 10,5 m 2 incluant les sanitaires complets avec le souci d'organiser la luminosité et la vue. On ne se rend pas toujours compte que l'enfermement consiste aussi à ne rien voir de l'extérieur. Un élément déterminant dans le choix de ces bâtiments architecturaux -j'y tenais beaucoup- lors de la sélection était d'avoir des espaces suffisamment importants et ces échappées visuelles.
Il y a aussi une volonté de transparence plus grande dans l'architecture, d'abord pour sécuriser les personnels qui doivent pouvoir voir une rangée complète, sans céder au syndrome de Fleury-Mérogis ou de Lille, et pour limiter la circulation des détenus à l'intérieur de l'établissement. Chaque fois que les détenus doivent circuler, cela signifie du personnel supplémentaire pour leur faire franchir certains contrôles.
Il y a donc une véritable réflexion sur l'architecture. Il y a des demandes de terrains de sport, de gymnases omnisports, de locaux suffisants pour le travail. Dans un des derniers projets, un architecte a inclus, parmi les espaces extérieurs, des jardins horticoles. Cela me paraît une très bonne idée à l'exemple de ce que l'on voit en Corse. Cela permet de garder le contact avec la vie de tous les jours, y compris en prison. Pour certains, cela passe peut-être aussi par le travail horticole.
Faut-il fermer La Santé ?
M. le Rapporteur - Peut-on la réhabiliter ?
Mme Elisabeth Guigou - Oui, nous travaillons sur plusieurs hypothèses. Tout d'abord, pour mettre La Santé aux normes nouvelles -c'est-à-dire une cellule par détenu- il faut supprimer la moitié des places pour passer de 1 200 à 650 places. Cela veut dire qu'il faudrait alors créer un autre établissement dans la région parisienne. Nous travaillons sur des hypothèses assez complexes, mais dans ces réflexions sur l'encellulement individuel, pour lequel je n'ai pas encore le financement, nous en menons une, tout particulièrement sur la prison de La Santé.
Je ne sais pas quelle est la solution que nous adopterons au final.
M. le Rapporteur - Sur le contenu, l'administration pénitentiaire compte 20 000 agents qui ont d'ailleurs beaucoup évolué. L'influence de l'École nationale de l'administration pénitentiaire a été forte ; le rajeunissement a amené des jeunes gens plus cultivés. Elle a fait beaucoup de progrès et gère des situations de stress, aux limites de situations conflictuelles, sans arme avec beaucoup de sang-froid. Il n'est pas question de porter un jugement défavorable sur l'administration pénitentiaire, mais de l'aider à cohabiter avec le monde des détenus.
Cette administration pénitentiaire ne mériterait-elle pas aussi une réflexion de fond ?
Faut-il imaginer que quelqu'un entre dans l'administration pénitentiaire pour y passer sa vie ? Ne faudrait-il pas imaginer des passerelles, au bout de cinq à six ans, vers d'autres secteurs des forces de sécurité (Gendarmerie, CRS), de manière qu'il n'y ait pas une sorte de psychose d'enfermement à perpétuité pour ceux qui entrent dans l'administration pénitentiaire. Quand il y a des choix multiples dans les concours administratifs, ceux qui vont vers l'administration pénitentiaire sont ceux qui n'ont pas pu entrer dans l'Éducation nationale ou une autre administration.
Par ailleurs, pour la population carcérale, il est vrai qu'un effort a été fait vers les peines substitutives. Je ne parlerai pas du bracelet, mais j'ai l'espoir...
M. le Président - Nous parlons des conditions de détention.
M. le Rapporteur - .. je vous remercie de ce que vous avez dit sur la tentative qui est faite, et qui ne se ferait plus dans le cadre des centres pour peines aménagées, puisqu'ils semblent avoir pris quelque retard dans leur réalisation.
Cela dit, le niveau de notre population carcérale est-il tout à fait justifié ? On a vu baisser la détention provisoire depuis 5 ans, mais il y a 35 000 vrais condamnés. N'y a-t-il pas là une vraie réflexion pour savoir si la place de ces personnes est vraiment là et si les peines ne sont pas trop longues ? Il semble que c'est l'accumulation de personnes lourdement condamnées qui entraîne cette surpopulation carcérale actuelle. Dans ce domaine, on assiste à un effort vers le milieu ouvert ou les centres de semi-liberté où sont accueillies 100 à 110 000 personnes.
Ne pourrait-on pas, là aussi, essayer de comprimer ce nombre par toutes les peines substitutives d'emprisonnement ?
Comment imaginez-vous l'évolution de cette population pénitentiaire ? Avez-vous, à court ou à moyen terme, des objectifs de compression du noyau dur de la population pénitentiaire ?
Mme Elisabeth Guigou - Le personnel pénitentiaire exerce un métier très difficile avec une pression psychologique très forte. Dans une moindre mesure, c'est aussi vrai pour les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse. J'ai demandé à mes administrations de travailler sur la possibilité de trouver des débouchés ailleurs, dans d'autres administrations. Cela a produit quelques résultats bien ténus. Je peux citer le cas du directeur de la centrale de Moulins qui va devenir magistrat dans quelques mois.
En sens inverse, il serait intéressant de savoir comment des personnels d'autres administrations pourraient venir rejoindre l'administration pénitentiaire. Il faudrait permettre des allers-retours dans les deux sens, car nous ne pourrions pas assurer l'administration pénitentiaire en remplaçant des agents expérimentés qui partiraient par des agents plus jeunes. Nous avons aussi besoin de personnels expérimentés.
Ces passerelles ne doivent pas aboutir à la création d'un corps unique ; comme leurs missions et leurs contraintes ne sont pas les mêmes, il ne me paraît pas possible d'assimiler les personnels pénitentiaires aux forces de sécurité. Ils ne sont pas armés et il ne faut pas qu'ils le soient, sauf ceux qui sont dans les miradors qui ont le droit et le devoir de tirer sur les détenus qui s'évadent.
Le niveau de la population pénale s'explique par un allongement de la durée des peines, que je déplore tout comme vous. Ce sont les décisions des tribunaux. Quelle influence pouvons-nous avoir ? Celle du débat public sur l'air du temps. Nous sommes dans une société qui devient de plus en plus répressive. Nous sommes tous un peu responsables de cette situation. Les tribunaux traduisent ce climat-là. Dès lors que la durée des peines a tendance à s'allonger, que pouvons-nous faire ? Éviter, restreindre autant que possible la détention provisoire qui est choquante pour toutes sortes de raisons et pas seulement parce que cela encombre les prisons. Cela relève maintenant du projet de loi sur la présomption d'innocence.
Du seul fait de l'élévation du seuil en dessous duquel la détention provisoire est interdite ou du fait de la réduction de la durée de la détention provisoire, on estime à près de 5 000 le nombre de détentions provisoires qui pourraient être évitées chaque année. C'est à comparer non pas aux 52 000, mais aux 70 000 personnes qui entrent en prison chaque année. Il est impossible de chiffrer ce que donnera l'institution du juge de la détention provisoire. Elle aura pour effet de diminuer le nombre de détentions provisoires ; toutefois, cela dépendra de l'attitude de chacun d'entre eux. Il est donc difficile d'en chiffrer l'impact. On voit déjà qu'avec les autres mesures, ce sera significatif.
Pour le reste, il convient de travailler sur les libérations conditionnelles, sur les mesures d'individualisation des peines, sur les remises de peine, sur tout ce qui prépare à la libération anticipée. Je suis convaincue -toutes les études le montrent- que la libération conditionnelle est l'un des meilleurs éléments de lutte contre la récidive. Il vaut mieux préparer les gens à la sortie que de les faire sortir d'un seul coup. C'est l'un des meilleurs instruments de réinsertion sociale des détenus. Nous avons besoin de préparer une libération conditionnelle, spécialement pour les longues peines. On sait que ce sont ceux qui auraient le plus tendance à en être éliminés. J'ai inversé la tendance en 1999 pour un petit nombre de très longues peines et pour la première fois depuis des années, nous avons réussi à augmenter le nombre de libérations conditionnelles pour les très longues peines.
Cela produit des effets considérables dans les prisons car cela redonne un espoir aux détenus. Une perspective de sortie les incite à adhérer au projet d'exécution de peine.
Je pense et j'espère que nous pourrons vraiment aller dans le sens préconisé par le rapport Farge. J'en regarde les modalités ; le Gouvernement n'a pas encore pris position.
Je crois beaucoup à la libération conditionnelle ; par contre, je ne crois pas chez nous au numerus clausus. Cela me paraît difficile d'en acclimater le principe en France.
M. le Rapporteur - C'est un exemple donné par les Hollandais, étant donné qu'ils ont amélioré leurs prisons.
Mme Elisabeth Guigou - Nous devons arriver à désencombrer significativement les prisons car c'est une fuite en avant que de créer de nouveaux établissements si l'on ne réduit pas la durée des peines et si l'on ne prévoit pas d'alternatives à l'incarcération. Par rapport aux 52 000 détenus, 120 000 personnes sont suivies à l'extérieur par l'administration pénitentiaire. Déjà, ce suivi extérieur est une réalité.
M. le Rapporteur - Quand nous avons entendu le Premier président Guy Canivet, il nous a dit qu'il pensait qu'une nouvelle loi pénitentiaire devait définir les droits des détenus, les conditions de détention. Il a même dit qu'il faudrait peut-être avoir un code pénitentiaire. La multiplicité des règlements intérieurs différents les uns des autres est une source de conflits, ou tout au moins entraîne une gêne intellectuelle quand on les compare.
Madame le garde des Sceaux, pensez-vous possible que l'on ait à voter une grande loi pénitentiaire ou que l'on s'engage dans la voie d'un code pénitentiaire ?
Mme Elisabeth Guigou - Le rapport Canivet développe l'idée qu'il faut mettre de l'ordre dans les normes juridiques qui se sont additionnées, empilées ; extrêmement confuses, enchevêtrées, elles ont besoin d'être précisées. C'est une excellente idée. J'espère que nous arriverons à le faire. En même temps, vous connaissez la longueur de ce type de travail, l'encombrement du calendrier du Parlement. Mais c'est un travail que nous devrions entreprendre. Les détenus et les agents, toutes les parties prenantes, doivent savoir ce qu'est le droit en prison ou les droits des détenus. Ce serait une bonne chose.
Mme Josette Durrieu - Madame le garde des Sceaux, je voudrais vous demander de nous parler un peu plus des enfants. J'appréhende un peu de voir des mineurs en prison. Ils représentent un échec pour tout le monde, y compris pour la société.
Nous allons parler de ce que nous sommes susceptibles de faire en amont. Mais quelle est l'alternative à la prison pour des enfants ? Vous créez des unités de vie familiale. Ce sont des cellules qui autorisent les relations sexuelles. Vous expérimentez cela sur trois sites. Qu'y a-t-il de fait en particulier pour les enfants afin d'essayer de rapprocher la famille ?
Mme Elisabeth Guigou - 650 mineurs sont incarcérés au 1 er janvier 2000. 53 maisons d'arrêt sont habilitées à les recevoir et nous disposons de 780 places. Les mineurs sont toujours séparés des majeurs. Mais je vous ai dit tout à l'heure que je voulais créer des quartiers de mineurs qui ne dépassent pas 15 à 20 places. J'ai rappelé les créations de postes en rappelant que 128 postes les concernaient sur les 386 créations d'emplois.
Nous essayons de faire en sorte que les mineurs soient en relation avec des surveillants spécialement formés pour cela. Ce sont des surveillants référents ayant un rôle d'éducateur, qui passent beaucoup plus de temps avec les mineurs qu'avec les majeurs. Ils essaient de leur consacrer le temps nécessaire pour parler avec eux, pour les encadrer, pour les inciter à participer aux activités. Voilà ce que nous essayons de développer.
En même temps, il faut savoir qu'en prison, l'encadrement ne suffit pas à répondre aux attentes de ces mineurs incarcérés qui ont commis des actes très graves et qui ont en général un parcours déjà très préoccupant. Souvent, les situations familiales et sociales sont tout à fait dégradées. Ils cumulent toutes sortes de handicaps.
La meilleure solution est d'éviter que les mineurs entrent en prison.
Pour cela, nous avons mis en place un certain nombre d'actions à la suite du conseil de sécurité intérieure de janvier 1999. Toute la politique de sécurité vise à faire en sorte de mieux coordonner les différents acteurs sur le terrain. Quand des mineurs ont affaire à la justice et la police, c'est parce que tous les mécanismes de prévention en amont ont échoué. Il est déjà bien tard quand ils en arrivent à la délinquance.
Nous avons multiplié les postes d'éducateurs. Cette année, 680 personnes supplémentaires vont arriver à la protection judiciaire de la jeunesse. La moyenne des recrutements avant 1997 était de 30 à 40 par an. Nous aurons les mille éducateurs supplémentaires qui ont été fixés d'ici la fin 2001-2002 ; nous aurons également 25 juges supplémentaires pour enfants ainsi que des " substituts mineurs " supplémentaires.
Nous avons aussi décidé de diversifier les formules d'hébergement. Nous avons des foyers classiques, des familles qui accueillent des mineurs, mais nous avons besoin de structures dans lesquelles les mineurs multirécidivistes puissent être accueillis 24 heures sur 24 et être pris en charge complètement dans un encadrement très strict avec deux adultes pour un enfant ou un adolescent. C'est du "sur-mesure" que l'on ne peut pas assurer en prison. A mon avis, on ne pourra pas l'avoir avant bien longtemps sauf à connaître une explosion des effectifs, avec les difficultés que j'ai signalées tout à l'heure.
Ces centres éducatifs renforcés ont avant tout un projet éducatif. Il ne s'agit pas de parquer les mineurs et de les oublier dans une maison de correction. Nous aurons une soixantaine de centres éducatifs renforcés à la fin de l'année ; nous en aurons cent à la fin de l'année prochaine. Nous aurons aussi des centres de placement immédiat, pour accueillir dans l'urgence, jour et nuit, week-end compris, les mineurs qui par exemple brûlent des voitures et qu'il ne faudrait pas renvoyer immédiatement dans leur famille en attendant le jugement, mais qu'il faudrait pouvoir orienter, évaluer, etc.
Par cette politique de prises en charge beaucoup plus individualisées, plus encadrées, j'espère que nous arriverons à éviter que des mineurs aillent en prison. Quelquefois, ce n'est pas évitable.
De même, l'enseignement doit être amélioré en prison. Beaucoup de ces mineurs sont illettrés. Les enseignants qui viennent en prison ont quelques heures à consacrer à un groupe de mineurs. En réalité, ils font là aussi du suivi individuel. Le temps réel de scolarisation de ces mineurs se raréfie. Nous avons à demander aux ministères qui interviennent des efforts supplémentaires.
S'agissant des enfants qui ne sont pas détenus, mais ayant des parents en prison, les unités de vie familiale sont de petits appartements. Cela prendra un certain temps -1 an à 18 mois- pour les construire sachant que nous voulions éviter les préfabriqués. J'ai pu voir les plans de ces petits appartements dans les nouveaux établissements. Ils sont intégrés dans la seconde tranche. En général, il s'agit d'appartements de 2 pièces avec une chambre et une salle de séjour ou d'un studio. C'est "lieux de vie" sont réservés aux détenus sans permission de sortie et qui ont de longues peines. Ils peuvent y recevoir leur famille, leurs amis. Il s'agit bien de leur famille au complet, et pas simplement leur compagne ou leur compagnon, pour recréer l'espace de deux jours, une vie familiale à l'intérieur de l'établissement.
Quant aux enfants en prison, nous développons, grâce à l'aide de nombreuses associations, l'accueil des familles de détenus. Dans les nouveaux établissements, nous avons prévu des locaux à l'extérieur du mur d'enceinte pour accueillir les familles. Dans les nouveaux programmes immobiliers, les parloirs préserveront l'intimité des gens ; ils seront fermés et offriront un espace suffisant, avec un mode de circulation intelligent. Mais il y a trop de prisons encore dans lesquelles vous avez des boxes avec un mètre de hauteur où les enfants courent partout. Le vacarme y est effroyable.
Pour les très jeunes enfants, vous connaissez les règles. Ils restent avec leur mère jusqu'à l'âge de 18 mois-2 ans. Il faut socialiser les enfants. C'est un problème très douloureux. Quand les enfants sont placés dans des familles d'accueil, nous essayons de faire en sorte que celles-ci soient proches de l'établissement pénitentiaire. Ainsi, les enfants peuvent rester au contact de leurs parents. Le problème est accru quand les deux parents sont en détention sans être dans le même établissement. Cela devient alors très difficile à gérer.
M. Robert Bret - Le rapport Pradier, rendu public en décembre 1999, a pointé divers problèmes. Il qualifie le problème de la maladie mentale en prison de désastre psychiatrique. Un nombre considérable de psychotiques identifiés sont en prison avec des experts qui déclarent de plus en plus d'individus responsables de leurs actes. Vous avez donné le nombre important que cela représente.
Il y a les recommandations du rapport Pradier et le rapport Canivet. Cela nous interroge sur le sens de la peine, sur "la prison, pour quoi faire ?", "qui mettre en prison ?" et les objectifs de la détention. On a pu voir lors de nos visites de maisons d'arrêt l'impuissance des surveillants face à de telles situations. Ils ne sont pas formés pour de tels détenus. S'agissant de l'alternative à la prison ou de la question de savoir qui mettre en prison, il y a là un vrai sujet de société.
Mme Elisabeth Guigou - Je partage tout à fait cette analyse. C'est une difficulté. Il suffit de quelques détenus présentant des troubles psychiatriques pour que l'ensemble d'une détention soit très désorganisée. Seuls, on a peur qu'ils se suicident ; avec d'autres, c'est l'enfer pour les codétenus. Les personnels pénitentiaires ne sont pas formés pour s'occuper de ces personnes. Il y a un problème dont il faut prendre la mesure.
Ce sont les experts psychiatres désignés par les tribunaux qui décident si une personne est responsable des actes ou pas et donc, si elle peut être jugée ou pas. Tout dépend de ces experts psychiatres.
Là aussi, c'est le débat public qui doit nous permettre d'avancer sur cette question. Personne ne peut se substituer à ces experts. Il faut ajouter à cela que nous avons aussi un déficit de prise en charge dans les services publics, non seulement des majeurs, mais aussi des mineurs. Beaucoup de jeunes incarcérés ont aussi ces troubles psychologiques et ne devraient pas être là. Parmi les jeunes qui sont placés en foyer, un nombre très important devrait être dans des structures spécialisées.
Il faudrait faire comprendre à l'opinion, à la Nation, que l'on ne peut pas se débarrasser de ces jeunes délinquants et qu'ils sortiront un jour de prison, à part quelques criminels. Il ne s'agit pas de les parquer et de les oublier, mais de faire en sorte qu'ils puissent se réinsérer dans la société. C'est de notre responsabilité à tous de favoriser la réinsertion et de juger de l'utilité d'une peine de prison. Ce sont des idées anciennes, défendues par beaucoup, mais que l'on a du mal à admettre dû à un réflexe ordinaire de ne plus vouloir en entendre parler. Mais c'est complètement choquant au plan de la morale collective, et de plus, tout à fait irréaliste.
Nous avons 26 services médico-psychologiques régionaux soumis à une réglementation strictement hospitalière. L'ensemble de la médecine en prison est complètement contrôlé par le ministère de la santé. C'est un sujet dont je me suis entretenue avec Bernard Kouchner et Dominique Gillot ; les deux ministres sont conscients qu'il faut prendre des mesures. Le problème résulte aussi de la difficulté à pourvoir les postes de médecins psychiatres orientés vers les prisons. C'est une vraie difficulté.
M. le Rapporteur - Il y a aussi un changement de conception de la psychiatrie. Elle ne veut plus enfermer les malades ; elle les traite par des chimiothérapies qui allègent les troubles psychotiques. Si le traitement n'est pas suivi régulièrement, le patient retombe dans ses troubles. C'est pourquoi ils arrivent devant la justice.
Ne devrions-nous pas avoir des établissements plus spécialisés que nos prisons pour écrémer cette population qui en représente plus de 10 % ? Les SMPR les suivent, les traitent, essaient de les envoyer vers les hôpitaux, mais ils reviennent tout le temps quand ils ont été condamnés.
M. le Président - Pour le personnel pénitentiaire, c'est vraiment un souci. La responsabilité repose sur le lien pas toujours évident entre les troubles psychiatriques et les faits commis. Naguère, nous avons rencontré beaucoup de difficultés pour modifier dans le code la définition de la démence. Les médecins nous ont dit lors de plusieurs enquêtes qu'ils découvraient que des personnes détenues pour divers motifs étaient atteintes de troubles psychiatriques qui n'avaient jamais été révélés auparavant ou qui se déclenchaient au moment de l'arrivée en prison. Il y a alors deux aspects à traiter : la délinquance et les troubles psychiatriques. Toute la difficulté réside dans le fait de trouver des structures adaptées.
M. Robert Badinter - Madame le garde des Sceaux, je n'ai pas besoin de dire que je soutiendrai de toutes les façons possible la politique que vous conduisez. Je n'ai pas besoin de vous dire non plus que je suis d'un pessimisme total pour avoir beaucoup fréquenté la prison dans ma vie, pour y avoir consacré beaucoup de temps, beaucoup de réflexion, et pour avoir mesuré que les rapports entre notre société et le phénomène carcéral depuis deux siècles n'incitent pas à l'optimisme.
Les discours ont été tenus, toujours avec conviction, comme s'ils étaient partie intégrante de la réalité. Dans le phénomène carcéral, il y a la réalité et le discours, celui-là étant indissociable de la réalité. C'est lui qui permet d'accepter, parce que l'on projette une espérance, ce qui est toujours une réalité cruelle. Cela prend des formes différentes selon les temps, mais depuis deux siècles, hélas, c'est ainsi.
La présomption d'innocence, la limitation des détentions et la pratique de la libération conditionnelle sont des problèmes qui ne me paraissent pas tomber directement dans le cadre de notre commission d'enquête. Au Sénat -je ne sais pas pour l'Assemblée nationale- la question porte sur la condition matérielle des prisons et sur les moyens d'amélioration. Pour le reste, cela concerne des problèmes d'ordre législatif.
Je n'aurais à cet égard que quelques interrogations. Je ne peux pas être très surpris. J'ai quitté la Chancellerie avec des projets, plus que des projets. Mauzac en était l'illustration concernant ce que vous avez dit sur les unités de vie familiale.
Si vous examinez les travaux réalisés par l'administration pénitentiaire dans les années 84-85, vous y retrouverez des notes nombreuses. Il s'est écoulé 15 ans ! Comment se fait-il que dans l'administration pénitentiaire, les projets se succèdent et que les réalisations suivent quand elles peuvent ? Des questions budgétaires ? J'en suis absolument convaincu et j'y reviendrai tout à l'heure. Mais on reste quand même étonné.
Concernant les parloirs, la totalité de l'administration pénitentiaire résistait à ce qui était chez moi une volonté absolue : la suppression du système inhumain de parloir existant pour instaurer les parloirs libres, simplement pour pouvoir embrasser son mari, son épouse, son fils, etc. Il n'est pas besoin de vous rappeler ce que cela a représenté dans l'administration pénitentiaire, et dans l'opinion publique.
Je m'intéresse encore de très près à ces questions et j'ai beaucoup d'amis qui travaillent dans ce domaine. Je reçois encore tant de lettres disant que le mode de parloir dont j'ai décidé n'existe pas encore dans la réalité, 15 ans plus tard !
Je me dis qu'il y a quelque chose de fou dans l'administration. Quelle en est la cause ? Quelle est la raison de cette espèce de continuité ? J'ai toujours le sentiment que l'on travaille par à-coups. Des progrès se font suite à une prise de conscience politique, généralement à la faveur d'une crise. On sait ce que signifie une crise en prison : révolte des détenus, des gens sur les toits et quelquefois, des prises d'otages, des explosions. Ensuite, on fait des progrès ; puis, cela s'arrête. Pourquoi ? Parce qu'il y a une évasion spectaculaire ou une tragédie avec prise en otage de gardien. On revient alors à une autre politique.
La question que je ne cesserai jamais de me poser est la suivante : qu'est-ce qui donne ce sentiment que des réformes sont voulues, décidées, faites avec une telle difficulté et qu'elles se heurtent à une espèce d'opacité ?
Je suis arrivé à la conviction que le premier problème est la permanence de l'ouverture aux contrôles extérieurs. Ce sont les regards extérieurs qui permettent la modification. Sinon, c'est un univers clos -vous avez très bien fait de le dire- dans lequel la condition des personnels est terrible. C'est vrai que la société ne rend pas assez compte à ceux qui assurent cette mission, de la difficulté de cette tâche. C'est un univers clos où règne la violence. Cela fait partie de la réalité carcérale. Cela, on ne l'entend pas assez.
Qu'est-ce qui fait que l'on reste ainsi prisonnier d'une certaine idée de la prison, idée qui demeure à travers les générations et qui fait partie d'une sorte d'inconscient collectif ? Cela me paraît au coeur des choses.
Nous avons connaissance de rapports internationaux comme ceux du comité de prévention de la torture qui fait partie du Conseil de l'Europe, présidé par M. Zakine, président de chambre à la Cour de cassation. Il a été le premier directeur de l'administration pénitentiaire lorsque j'étais garde des Sceaux. Je sais par M. Zakine ce que sont les rapports.
Lisant le rapport dont vous avez ordonné la publication en 1998, je me dis que subsiste au moins une interrogation : à la lecture de ces rapports internationaux sur l'état de nos maisons d'arrêt, je me demande ce qui se passe. C'est une question que vous n'avez pas abordée. On va peut-être pouvoir faire évoluer les choses sans crise à la faveur de cette prise d'intérêt soudain.
Vous connaissez comme moi les quatre articles D. 176 à D. 180 du code de procédure pénale dans sa partie réglementaire. Je pense qu'un chapitre réglementaire vaut mieux qu'un chapitre législatif. Modifier la législation est beaucoup plus difficile que travailler par décret dans un domaine qui nécessite un maximum de souplesse.
Si l'on fait un code, il faut en fixer les principes et avoir une grande partie réglementaire. Ces quatre articles sont très précis ; ils mentionnent des obligations. Je vérifiais les textes : sur les quatre articles, trois ont été modifiés de mon temps. Le juge de l'application des peines doit visiter les établissements pénitentiaires au moins une fois par mois, il doit faire part de ses observations éventuelles et doit adresser chaque année au ministre de la justice un rapport sur l'application des peines. Ensuite, le président de la chambre d'accusation doit rendre compte trimestriellement et faire part de ses observations au juge d'instruction, au juge de l'application des peines. L'article D. 178 prévoit que le procureur de la République et le procureur général visitent les établissements pénitentiaires. Le procureur de la République doit se rendre au moins une fois par trimestre, plus souvent s'il le faut, pour entendre les détenus.
En 1985, j'avais tenu à préciser : "il fait part de ses observations au procureur général", de façon à ce que l'on ne puisse pas dire que cela ne remontait pas. Le procureur général lui-même doit visiter...
Il y a tout un système très cohérent, pas très pesant, mais qui implique la présence des magistrats dans les prisons. Je ne parle pas du juge de l'application des peines qui, par définition, y est très souvent. Mais les autres devraient y aller. Tout cela fait l'objet de rapports. Ces rapports existent-ils ? Que fait-on de cette littérature ?
Quand je lis -à notre humiliation commune- les rapports internationaux sur les Baumettes, sur Lyon, sur les prisons de Paris, je me dis que ce n'est pas possible. Où sont les rapports de nos magistrats sur ces établissements ? Que contiennent-ils ? Rien ? S'ils contiennent quelque chose, qu'est-ce qu'il advient ? Rien ! Cette question du contrôle est mentionnée dans le rapport de M. Canivet. Une chose est la prescription du contrôle -les textes-, autre chose est l'effectivité et les conséquences des contrôles.
Véritablement, comment ne pas s'interroger sur une prise de conscience suffisante de la part de la magistrature en ce lieu ? C'est une question qui n'a rien de vexatoire pour quiconque, mais qui est une question première.
En 1991, le comité de prévention de la torture a émis un premier rapport que j'ai d'ailleurs eu sur ma table et en 1996, un deuxième qui sera publié en 1998. Ce qui y est constaté sur les maisons d'arrêt, il est évident que ceux qui devaient y aller l'ont vu. Alors, il faut s'interroger. Il s'agit de conditions matérielles ! Je ne parle pas des grandes réformes, des nécessités budgétaires.
C'est l'éternelle histoire de la pénitentiaire : on décide de changer, on change, on s'arrête parce que, mystérieusement, l'intérêt retombe et que les moyens ne suivent pas. Je le dis et je le redirai avec beaucoup d'amertume à l'Assemblée nationale où l'on a demandé à m'entendre. Tous les gardes des Sceaux successifs ont essayé, avec moins de passion que moi parfois. A chaque fois, l'histoire de l'administration pénitentiaire se répète : des textes sont votés et, ensuite, une pratique vient, qui ne correspond ni aux intentions proclamées, ni aux textes que l'on prend. Voilà la question clef.
Qu'advient-il de toutes ces obligations si précises inscrites à charge de la magistrature, gardienne de nos libertés individuelles et dans laquelle nous avons confiance ? Il y a là quelque chose que je ne peux pas m'expliquer et que vous pourrez peut-être me révéler.
Mme Elisabeth Guigou - Je ne peux pas mieux m'exprimer sur ce problème que nous rencontrons tous, successivement. J'espère que l'intérêt manifesté sera constant, mais je crains que cela ne soit qu'un feu de paille. On se donne bonne conscience pendant quelque temps et on oublie ensuite parce que ce sont des réalités dérangeantes, qu'il faut faire des choix, parce que c'est difficile.
Je crois profondément comme vous que l'un des vrais problèmes réside dans les à-coups. En matière immobilière, les conséquences sont effrayantes. Quand on arrête une année ou deux un programme d'investissement, cela prend ensuite plus de temps pour le faire repartir. Si nous avions eu depuis 20 ans un programme continu de constructions immobilières, nous aurions aussi un parc immobilier plus adapté.
M. Robert Badinter - Quand il s'agit de centres de détention, vous savez que l'on arrive à trouver les terrains, les aménagements, etc. L'aménagement des maisons d'arrêt dans les villes et dans les banlieues se heurte à une résistance effrayante -pour ne pas dire plus- des élus locaux.
J'ai des souvenirs précis concernant la mairie de Lyon avant M. Barre, et concernant M. Médecin -à l'époque où il n'avait pas encore eu des rapports différents avec les établissements pénitentiaires- dont j'ai encore l'amertume au coeur. Je me souviens de ce qui s'est passé à Lyon où une rue passait entre les deux morceaux de Saint-Paul...
Mme Elisabeth Guigou - C'est toujours le cas !
M. Robert Badinter - Il aurait suffi de supprimer cette petite rue qui ne sert pratiquement qu'aux chauffeurs de taxi et qui facilite le commerce le samedi, pour construire un terrain de sports dans une prison. Jamais je n'ai pu obtenir cela des élus de Lyon.
Concernant les maisons d'arrêt, je passe sous silence le fait que l'on a cherché des implantations dans la région parisienne pour s'entendre à chaque fois dire par les élus locaux qu'ils ne voulaient pas avoir de prison chez eux car c'était mal vu pour l'avenir de la commune. Ils pensent qu'ensuite on ne connaît plus la commune que par le nom de la prison. Le cas de Fresnes est extraordinaire. Non seulement, la commune de Fresnes ne voulait pas, mais les femmes de Fresnes accouchaient hors de Fresnes pour ne pas laisser penser qu'elles étaient en prison lors de leur accouchement.
Mme Elisabeth Guigou - Sur les sept établissements que nous allons construire, nous n'avons pas eu de problème d'implantation. Peut-être est-ce en train de changer ? De plus en plus nombreux sont les maires qui souhaitent voir leur prison rénovée et qui offrent de participer à ces aménagements. C'est le cas aujourd'hui à Lyon parce que M. Barre a décidé de réaménager ce quartier.
Pour les nouveaux établissements, nous avons eu énormément de contacts avec les élus. Nous n'avons pas connu le type de difficultés que vous avez rencontrées. J'espère que cela continuera.
M. Robert Badinter - C'est un signe très positif.
Mme Elisabeth Guigou - Pour le reste, sur les unités de vie familiale, j'ai décidé très vite en arrivant de m'engager dans cette voie parce que je savais que cette question avait été très longuement réfléchie. J'ai voulu faire en sorte que nous ne puissions pas avoir d'opposition des personnels. On travaille donc avec eux pour la conception afin que cela soit préparé, expliqué et discuté. Surtout, je voulais avoir les créations de postes nécessaires dans le budget avant de créer les unités de vie familiale pour assurer aux personnels que les choses se passeraient convenablement. Il n'y a pas de personnel de surveillance à l'intérieur des unités de vie familiale. C'est une autre conception de la sécurité.
Beaucoup m'ont dit de le faire tout de suite ; j'ai préféré prendre ce temps-là. Maintenant, c'est lancé.
M. le Président - C'était prévu ?
M. Robert Badinter - Plus que prévu, c'était fait pour Mauzac. C'était en 1985 ; nous sommes en l'an 2000. On reconnaîtra que cela n'a pas été vite.
Mme Elisabeth Guigou - Assurément ! Les résistances sont fortes et je pense comme vous que c'est certainement parce que la pénitentiaire est encore un monde trop clos malgré les 30 000 personnes qui entrent en prison chaque jour. Il faut organiser l'ouverture et le contrôle extérieur. Le code de procédure pénale préconise des visites de magistrats très précises. Avant que le rapport Canivet ne comporte des développements sur ces sujets, j'avais demandé que l'on regarde comment le code était appliqué. Les juges de l'application des peines vont dans les prisons régulièrement et font des rapports ; c'est leur métier.
Les visites des présidents de chambre d'accusation sont très rares. Les procureurs s'y rendent pour la plupart ponctuellement pour participer à la commission de l'application des peines. En outre, il y a peu de rapport en dehors de ceux des juges de l'application des peines. Quant aux commissions de surveillance, on sait qu'elles sont assez formelles. J'ai récemment encouragé un préfet qui a fait un rapport pour alerter ses collègues sur le fonctionnement des commissions de surveillance.
J'ajoute qu'il y a une prise de conscience chez les magistrats. Le président de la chambre d'accusation de Paris, M. Laurans, s'est rendu il y a un mois à la prison de La Santé. Il a fait libérer sur-le-champ un détenu qui était là depuis très longtemps, près de deux ans, et dont le dossier n'avait pas évolué. Mais c'est la première fois depuis 10 ans que l'on fait cela. Il y a là quelque chose à mettre ou à remettre en route.
Le Figaro publiait des analyses sur les résistances qui se font jour à propos du projet de loi sur la présomption d'innocence. Ce n'est pas facile. Il faut donc que ces contrôles existent. Le rapport Canivet préconise également des contrôles inopinés de personnes extérieures.
En même temps, dans l'organisation de ce contrôle, je souhaite que nous ayons des discussions. Je ne crois pas que l'on puisse imposer une réforme in abstracto . Il faut voir comment cela peut s'organiser. A chaque intervention extérieure, cela représente du travail supplémentaire pour le personnel. Il faut pouvoir organiser cela.
C'est en tout cas ma volonté. J'espère que nous pourrons obtenir quelques débuts d'application et que mes successeurs continueront dans cette voie. Je suis moins pessimiste que vous parce que je n'ai pas votre recul. Peut-être le serai-je dans quelques années ?
M. Robert Badinter - De toute façon, vous ne le serez jamais autant car avant d'entrer à la Chancellerie, j'avais fréquenté les prisons pendant 30 ans durant lesquels j'avais écouté les personnels pénitentiaires et les détenus ; j'avais milité ; j'avais espéré et j'avais fait. Cela dit, en ce qui concerne l'article D. 179, le rapport conjoint du Premier président et du procureur général rend compte chaque année au ministre de la justice du fonctionnement de l'administration pénitentiaire.
Je reviens à ce qui m'a frappé par rapport aux deux rapports du comité de prévention de la torture, ce qui constitue finalement la véritable inspection internationale des prisons. Je prends les cas de Paris et de Marseille. Les procureurs généraux et les premiers présidents que j'ai tous connus et qui sont ou ont été des magistrats éminents, ont-ils fait état de cette situation ?
Il y a là quelque chose qui se passe et qui nous stupéfie.
M. le Président - Nous nous permettrons de demander où en sont les rapports, puisque c'est le rôle de la commission d'enquête. Y en a-t-il eu régulièrement ? Les obligations du code de procédure pénale ont-elles été accomplies par ceux qui en étaient chargés ? Il est intéressant d'avoir ces éléments. Nous avons l'intention de demander ces informations pour tous les parquets généraux.
Certains, qui font des rapports sachant que cela ne servira pas à grand-chose, ne renoncent-ils pas à les faire vraiment ? Mais c'est une autre question.
Mme Elisabeth Guigou - Je demande aux procureurs et aux procureurs généraux des rapports sur la politique pénale et sur l'application de la politique pénitentiaire. Il nous faut analyser si nous avons dans tous les rapports que je reçois des procureurs généraux des éléments sur la situation des prisons. Je ne peux pas vous répondre maintenant, mais nous allons faire ce travail pour vous. Cela fait partie de la politique pénale.
J'ajoute que si je demande maintenant des rapports de politique pénale de façon très assidue, -je ferai une première synthèse pour le Parlement très bientôt- c'est aussi parce que ce Gouvernement a décidé de ne plus donner d'instructions individuelles et que l'énergie mise à contrôler la politique pénale à travers une instruction individuelle emprunte aujourd'hui d'autres canaux.
M. Robert Badinter - Ce n'est pas cela la question. Il ne s'agit pas de politique pénale. Il s'agit du fonctionnement quotidien des établissements pénitentiaires. Si je pose cette question, c'est parce que c'est le code qui le dit : "Un rapport conjoint du Premier président et du procureur général rend compte chaque année au ministre de la justice du fonctionnement des établissements pénitentiaires . " Je ne parle que du fonctionnement.
Personnellement, je suis convaincu que les rapports ont été envoyés, mais je crains qu'ils ne soient que l'expression d'un rapport d'un rapport d'un rapport, c'est-à-dire que finalement le contrôle effectif ne reste qu'un contrôle formel.
La vraie grande question est celle-ci : ne pensez-vous pas que ce que j'évoquais tout à l'heure, le regard extérieur, celui de la magistrature qui est déjà codifié, en définitive, n'existe pas ? Il est simplement formel. Ces rapports sont souvent la reproduction d'autres rapports, sans qu'il y ait de contrôle effectif.
Mme Elisabeth Guigou - C'est une question qu'a bien analysée le rapport Canivet. Oui, effectivement, nous avons besoin de rénover les modes de contrôle pour qu'ils ne soient pas simplement formels. Bien entendu !
M. le Rapporteur - C'est ce qu'a pu voir la commission Canivet, même en Hollande où existe une commission de la société civile -la commission des prisons- qui apporte le regard de la société civile sur le fonctionnement de la prison. De nombreuses voies méritent d'être étudiées, mais il faut innover dans ce domaine.
M. Jacques Donnay - Madame la garde des Sceaux, vous avez exposé la situation rapidement et de façon assez complète. Vous avez répondu en partie à mes interrogations. C'est un monde qui m'est étranger ; j'ai été nommé à cette commission et j'ai pu visiter deux maisons, Fresnes et La Santé.
On a dit tout à l'heure que l'on voulait un contenu non conflictuel. J'ai remarqué un environnement épouvantable, c'est-à-dire des détails qui portent sur le moral des détenus. Il y a par exemple des douches où des carreaux sont partis, des fissures, une peinture dégradée. Il s'agit là d'une question de maintenance.
Je pense que si l'on avait dans ces prisons un service de maintenance convenable, on pourrait complètement changer cet environnement. En particulier, les sorties avec des murs gris, des grillages rouillés, donnent une ambiance épouvantable que l'on pourrait changer avec peu de choses.
La question du sport m'a aussi sauté aux yeux. Vous avez affaire à des jeunes gens de 18 à 30 ans, enfermés toute la journée, qui sortent une demi-heure ou une heure sans pouvoir faire de sport. A La Santé, j'ai vu 20 personnes faire de la musculation dans un espace de 10 m 2 . Vous leur laissez ainsi une agressivité qui doit obligatoirement se manifester un jour ou l'autre. Le sport est indispensable, non seulement pour le défoulement, mais aussi pour une réinsertion ultérieure.
Quand je suis allé à Fresnes, j'ai constaté qu'une salle de sports utilisable assez rapidement a été fermée depuis un an pratiquement. Les détenus ont un plateau d'évolution mal aménagé ; rien n'est fait.
J'ai l'impression que, dans l'immédiat, on pourrait, avec fort peu de moyens et une organisation relativement faible au plan financier, changer l'ambiance de cette prison. Je suis d'accord bien entendu avec ce que vous avez dit, mais la maintenance des locaux et les moyens de pratiquer des sports me semblent tout aussi fondamentaux.
Mme Elisabeth Guigou - Nous essayons d'identifier les interventions que nous pourrions faire dans le cadre des crédits dont nous disposons et qui permettraient de changer un climat. Ce ne sont pas des rénovations de fond, mais elles sont importantes. Je pense comme vous que les espaces sportifs sont très importants. Qu'ils soient suffisamment bien équipés et attractifs inciterait les détenus à ne pas rester à regarder la télévision toute la journée.
M. le Président - Nous vous remercions, madame le garde des Sceaux.
Audition de
Me Henri LECLERC,
président de la Ligue des droits de
l'Homme
(15 mars 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Me Leclerc.
Me Henri Leclerc - Monsieur le Président, mesdames, messieurs, je suis président de la Ligue des droits de l'Homme et avocat. Voilà 45 ans que je pratique les prisons, en tant qu'avocat. Il est donc évident que ma déclaration sera mélangée de mon expérience, de ma connaissance du dossier et des objectifs de la Ligue des droits de l'Homme.
A 14 heures, j'ai demandé à l'un de mes clients qui a effectué deux ans et demi de prison avant d'être acquitté par la cour d'assises ce qu'il aurait souhaité vous dire. Les larmes lui sont montées aux yeux, véritablement, avant de pouvoir me répondre : "Dites-leur que c'est dégueulasse !" C'est tout et je vous le transmets.
Deuxième point. Dans ce temps où j'ai fréquenté les prisons, j'ai observé des évolutions, certes, mais pas tellement matérielles. A la prison de Fresnes, la seule transformation importante que j'ai pu constater à la salle de visite des détenus est l'installation de filets de sécurité pour empêcher les prisonniers de se jeter d'en haut. Pour le reste, j'ai pu constater quelques évolutions majeures. Ces évolutions étaient indispensables mais elles ont mis longtemps à venir. Il faut savoir que l'état des prisons avant les années 70 était ahurissant.
En 1974, les révoltes dans les prisons ont amené une première série de réformes importantes et d'améliorations considérables. A l'époque, comme avocat, je plaidais à Nancy avec mon ancien patron pour les mutins de la prison Charles III ; ce que nous avons appris dans cette affaire, ne serait-ce qu'à l'audience, était sidérant. Je l'ignorais totalement.
La deuxième vague d'améliorations importantes est intervenue au moment où Robert Badinter était garde des Sceaux. Je resterai plus réservé sur la troisième série d'améliorations consécutive au projet Chalandon et au moment où M. Chalandon a considérablement augmenté le nombre de prisons par le système du recours aux investissements privés. Les conséquences en furent à la fois bonnes et mauvaises.
Aujourd'hui, nous sommes confrontés à plusieurs éléments. Un projet de loi sur la présomption d'innocence est destiné à modifier les conditions de la prévention provisoire. Depuis 1970, j'en ai connu beaucoup de ces projets de loi. Je les ai tous étudiés, j'ai participé à nombre de commissions, j'ai parlé à beaucoup de gardes des Sceaux. En outre, ce qui est rare, j'ai lu l'intégralité des débats des assemblées parlementaires depuis 1970 sur la détention provisoire.
Les espoirs fondés sur ces modifications étaient considérables, mais les projets de modification partaient souvent très longtemps pour revenir comme peaux de chagrin, sans parler des modifications un jour acquises, abandonnées le lendemain avant toute mise en oeuvre ou rejetées à peine appliquées.
L'unanimité est restée constante contre l'excès de la détention provisoire. Tout le monde a cru que les modifications apportées allaient modifier le paysage en profondeur. A mon avis, la modification projetée aujourd'hui est capitale : l'institution du juge de la détention provisoire -dont le nom me rebute un peu- pourrait amener des améliorations. Nous l'espérons tous. Je reste néanmoins réservé sur la modification législative, car je suis convaincu que la lourdeur des pratiques judiciaires et de l'administration pénitentiaire empêchera certaines évolutions.
Les modifications apportées par les gardes des Sceaux toujours désireux d'améliorer la situation se sont souvent heurtées aux mêmes difficultés.
Premièrement, le ministère des Finances n'aime pas consacrer beaucoup d'argent aux prisons ; deuxièmement, l'administration pénitentiaire n'est pas très dynamique. Voilà, en gros, ce que j'ai entendu de tous les gardes des Sceaux qui ont bien voulu me faire quelques confidences.
En même temps que ce projet de loi, deux rapports remarquables ont été déposés :
D'abord, le rapport de M. Canivet, président de la commission du même nom, qui apporte beaucoup d'éléments.
Le deuxième rapport concernant les peines plus longues émane de M. le conseiller Farge. Ce rapport me paraît également remarquable et présente certaines propositions.
Dès l'abord, la moitié seulement sera mise en oeuvre : on se préoccupera du juge de l'application des peines ; heureusement, on ne limitera plus le rôle du juge à rendre des décisions de l'administration judiciaire, mais on étendra ses pouvoirs à ceux d'un véritable juge. M. Badinter se souviendra peut-être que, dès 1978, des commissions ont proposé cette solution, mais que cette dernière s'est toujours arrêtée aux portes de la Chancellerie ; jamais le pouvoir du garde des Sceaux sur les libérations conditionnelles n'a été mis en cause. Aujourd'hui, les longues peines pèsent lourdement. Là aussi, il faudrait très vite légiférer sans attendre demain que les mentalités soient prêtes ou l'argent au rendez-vous.
Sur la vie elle-même dans les prisons, ce qui nous a le plus touché, c'est la détention provisoire, à laquelle j'ajouterai les courtes peines, c'est-à-dire le problème des maisons d'arrêt. Dans la plupart d'entre elles, les conditions de vie se sont améliorées mais restent encore révoltantes, du moins par ce que j'en sais via ce que m'en disent ceux qui s'y trouvent. Cela me paraît préoccupant et c'est tout le problème de la détention provisoire : le séjour en maison d'arrêt et les courtes peines concernent ceux qui, parmi les détenus, nous intéressent le plus. Forcément.
La détention, la peine est subie de la même façon par tous, quelle que soit la situation au sein de la société, bien que ceux qui peuvent "cantiner" la vivent de façon un peu meilleure que ceux qui ne le peuvent pas ; cet état de fait m'énerve quelque peu.
Cela étant dit, le plus grave est que la prison est déstructurante. Au fond, tout le monde sait bien que l'accomplissement de la courte peine d'emprisonnement est le moment où se forgent la récidive pour l'avenir et les carrières de délinquant. Les processus législatifs n'ont pas réussi à écarter ces courtes peines d'emprisonnement -ç'aurait pourtant été bien nécessaire-, de même que la détention provisoire, en général assez courte. Ce sont des moments, déjà difficiles en soi, où des personnes sont arrachées à leur milieu et mises dans des situations périlleuses vis-à-vis de la société.
Bien entendu, depuis 1945, on parle de la fonction de "resocialisation" de la prison, de la nécessité de réinsertion sociale. Pendant des mois, nous avons parlé du traitement pénal : il ne sert à rien d'en parler sur les courtes peines, ni sur la détention provisoire. Le traitement pénal n'existe pas à ce niveau. La détention provisoire me choque : elle enracine les gens dans la délinquance, de même que les courtes peines d'emprisonnement. Comme l'a fait le législateur allemand, il faudrait peut-être qu'un jour, le législateur français s'en préoccupe.
Ce problème a été beaucoup débattu au moment de la discussion sur le code pénal, en 1992, et s'est finalement résolu par la nécessité de motiver toutes les peines d'emprisonnement, motivation qui n'a pas été respectée par les tribunaux, ce qui a été immédiatement entériné par la Cour de cassation qui a estimé que la motivation résultait de l'énumération de la gravité des faits. Ainsi, une prescription législative a été complètement abandonnée et confortée par une décision judiciaire. Il n'y a pas de motivation des peines d'emprisonnement.
Que faire à ce sujet ? Ces conditions de vie difficiles n'améliorent pas du tout l'insertion sociale. Cette idée de croire que plus les gens souffrent, mieux ils se réinséreront dans la société est complètement fausse. La dureté de la répression ne fait qu'accroître la révolte et la coupure. L'idée qui a consisté à envoyer à la campagne les prisons situées au centre de la ville n'a pas arrangé les choses ; elle date de Fresnes. M. Badinter a fait un livre passionnant sur le sujet. Les familles ne sont pas d'accord, car cette situation accroît la rupture.
Le problème des conditions de vie en prison est insupportable : le surpeuplement des maisons d'arrêt engendre des conditions de vie inacceptables sur le plan de la dignité. Il suffit de vous référer aux rapports de diverses organisations comme le comité contre la torture, etc.
Que conviendrait-il de faire pour modifier les choses ? Plusieurs éléments me semblent importants.
Premièrement, apprendre aux prisonniers qu'ils ont des droits. C'est le premier facteur de la dignité : faire en sorte qu'ils aient accès à leurs droits, respecter leur droits et leur donner les moyens de les faire respecter. Ce serait une première façon de ne pas les couper du monde et de mieux savoir ce qui se passe à l'intérieur de la prison.
Il me paraît essentiel de ne pas construire de nombreuses prisons mais de réaménager celles qui existent et de faire en sorte qu'elles deviennent humaines. En l'occurrence, on sait que le problème est budgétaire ; voilà un objectif idéal pour l'utilisation d'une partie de la "cagnotte". Cela me paraît important.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Cela n'a pas été annoncé !
Me Henri Leclerc - Oui, il faut mettre de l'argent là-dedans et votre commission serait bienvenue de dire ouvertement au Gouvernement que ce serait une excellente destination, que ce serait propre.
Après les droits, la deuxième chose est l'hygiène. On ne peut plus accepter la surcharge. Il est inadmissible que les gens ne puissent pas bénéficier de douches selon leur désir, qu'ils vivent à six dans une cellule prévue pour un ou deux.
Pour remédier à ce surpeuplement, il faudrait avant tout que les magistrats accomplissent leur mission de se rendre dans les prisons pour apprécier ce qui s'y passe ; le code leur en donne le droit et il s'agirait pour eux d'en profiter. Pourquoi la prison est-elle le seul endroit où l'on réussit à faire entrer des gens qui ne devraient pas y être quand il n'y a plus de place ? J'ai toujours pensé qu'il devrait être interdit de mettre dans une prison plus de personnes qu'elle ne peut en contenir, sauf décision exceptionnelle en situation de crise extraordinaire. Il appartiendrait au juge de la détention provisoire de constater que la maison d'arrêt est pleine et que, dans ces conditions, il ne peut pas en ajouter à moins d'en faire sortir un autre. Cela peut paraître dérisoire, mais indispensable à mes yeux.
Le troisième critère, primordial à mes yeux pour humaniser la prison, est d'ouvrir la prison. Il peut paraître curieux de parler d'ouvrir la prison, lieu fermé par nature. Certes, on a progressé dans ce sens. Elle est un peu ouverte : beaucoup de gens entrent dans la prison, mais il faut aller encore plus loin, beaucoup plus loin.
C'est notre travail dans les prisons par le biais de notre commission spécialiste de la prison à la Ligue des droits de l'Homme. Elle est dirigée par un musicien, Nicolas Frise, qui a beaucoup travaillé à l'intérieur des prisons, en particulier à Saint-Maur, pour créer des lieux d'apprentissage, avec placement des personnes à la sortie. L'impression que nous avons véritablement est que la ville doit accepter la prison, mais qu'elle sache ce qui s'y passe.
La prison doit être transparente. La société ne doit pas refuser de voir ces lieux ; elle doit les voir, non pas par les commissions qui vont périodiquement les visiter et n'y voient rien, mais en y laissant entrer les journalistes en permanence. Il n'y a pas de raison de bloquer la prison : les citoyens doivent pouvoir voir ce qui s'y passe, il faut que la prison soit ouverte sur la société. Il sera alors intolérable d'y voir perdurer des situations dont nous savons bien qu'elles existent, sans les avoir vues, sauf à les connaître à partir des confessions de prisonniers. C'est d'ailleurs ce que révèle Mme Vasseur. Mais il existe des centaines de choses à dévoiler sur des centaines de prisons.
M. le Président - Merci de votre exposé très complet.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Une seule question, Maître. Nous sommes parfaitement conscients de l'argumentation que vous avez développée. Nous pensons que cette période d'émotion des élus, de la population constitue un bon moment pour essayer de franchir une étape et de modifier un état d'esprit dans les système carcéral français.
Dans ce cadre, le rapport Canivet propose des structures, les unes à caractère administratif, avec une superstructure administrative de contrôle -contrôleur général des prisons avec ses délégués régionaux et ses représentants par établissement-, une autre structure centrée sur la médiation avec un médiateur des prisons et qui va jusqu'à la décentralisation.
Pensez-vous que ce dispositif, même s'il rajeunit ou supprime les anciens contrôles qui n'ont jamais été vraiment efficaces, y compris ceux déduits du code de procédure pénale, serait suffisant à lui seul ? Ou bien, compte tenu de ce que vous nous avez dit, songez-vous plutôt à une commission qui émanerait davantage de la société civile autour de la prison, à l'instar de la solution adoptée par la Hollande ? Les commissions de prison hollandaises représentent la société civile du district où elles sont implantées et sont composées d'hommes et de femmes, de différentes professions non nécessairement liées au judiciaire ou au juridique, qui assistent le directeur dans la vie quotidienne ? Dans ce système, un commissaire de semaine est nommé qui peut être réquisitionné, de jour comme de nuit, pour se rendre à la prison constater une difficulté éventuelle et étudier avec le directeur et le détenu la possibilité d'un solution après entretien. Saisissant l'occasion de franchir une étape, ne faudrait-il pas aller jusque là ?
Me Henri Leclerc - En effet, les prisons hollandaises ont pris le relais des prisons suédoises en matière de progrès réalisés dans ce domaine. On peut y observer des éléments très intéressants.
Le grand avantage du rapport de la commission Canivet est d'abord d'avoir rendu une analyse assez complète, d'avoir dépassé des idées de base, d'avoir donné des idées générales avant de proposer des solutions.
Parmi les solutions proposées, nous pensons plutôt à une sorte de Haute autorité, le Conseil de contrôle de la déontologie, qui doit d'ailleurs se mettre en place, mais cela tarde. Nous pensions que cet organe aurait également à s'occuper un peu de la prison. Nous pensions en tout cas qu'il fallait quelque chose. Ainsi, l'architecture des structures proposées par la commission Canivet me paraît intéressante.
Peut-on aller plus loin ? Oui, dans le sens de l'ouverture de la prison. La société doit prendre en charge la prison. La société civile en France n'est pas trop bien définie ; elle semble moins structurée que dans d'autres pays européens. Mais il y a des possibilités. Il est indispensable de mieux organiser ceux qui entrent dans les prisons et qui ne sont pas suffisamment écoutés, sauf dans certaines prisons. En effet, la prison est encore un lieu qui repose beaucoup sur la personnalité de son directeur. Je suis toujours surpris de voir des directeurs réussir de nettes améliorations de la situation de leur prison par leur seule volonté. Si les choses étaient plus ouvertes, s'il existait une commission, une respiration entre la prison et la ville, cela résoudrait des problèmes. C'est à étudier et digne d'être travaillé.
M. le Rapporteur - J'ai moi-même siégé dans la commission Canivet, sans participer à l'ultime phase de délibération ni signer le rapport du fait de ma désignation en tant que rapporteur de cette commission.
M. Guy Canivet, nous a dit ici une chose qui correspond à une partie de votre exposé : "Les détenus ont des droits. Il y a des droits qu'on leur retire. Il faut le dire de façon claire et ne pas laisser à des règlements intérieurs d'établissements pénitentiaires disparates la possibilité de régler leur vie quotidienne. Il faut donc vraisemblablement faire une loi pénitentiaire . " Il a même ajouté : "Il faudrait imaginer qu'au-delà des droits, on puisse définir des modalités d'organisation nouvelle de l'accueil de la vie intérieure. Au fond, c'est peut-être même un code pénitentiaire."
Pensez-vous que le moment soit venu d'une loi pénitentiaire ou même d'une grande structure, d'une loi cadre avec des tiroirs ? Qu'en pensez-vous ?
Me Henri Leclerc - Tout cela, c'est formidable, mais c'est lent. Comme le disait Guillaume Apollinaire, "la vie est lente et l'espérance violente" . Permettez à ceux qui vivent l'événement de vous dire que la mise en place d'un appareil aussi lourd et complexe qu'un code pénitentiaire risque de partir dans des commissions qui réduiront, qui amenderont, qui émettront leur petit discours. Je crains beaucoup que cela ne dure très longtemps et risque de s'enliser.
Il y a urgence : on ne peut pas continuer ainsi. J'ai toujours senti une honte, depuis 45 ans, et il y a toujours urgence. Maintenant, c'est bien : l'opinion publique s'est émue. Profitons-en et ne renvoyons pas trop à des constructions législatives. Un code pénitentiaire est une très bonne idée, mais il nous faut des mesures immédiates.
M. le Président - En outre, dans ces textes, qu'est-ce qui est de nature législative, qu'est-ce qui est concret dans la vie de la prison, dans le règlement intérieur ?
Nous dialoguions ce matin avec le président Badinter : les grands principes de respect des droits de l'homme, en prison, sont constitutionnels. La déclaration reprend déjà tout. Faut-il tout remettre dans un texte particulier pour le rappeler ?
Me Henri Leclerc - Il est évident que les droits fondamentaux s'appliquent aux prisonniers.
M. le Président - A partir de ce moment, c'est la pratique au quotidien qui me paraît la plus importante, sans nécessité d'élaborer de grandes constructions. Comme le disait notre rapporteur, l'homogénéisation des règlements intérieurs serait un pas important. Un règlement type permettrait de savoir ce qu'il convient de faire pour respecter les droits de l'homme.
Me Henri Leclerc - Un règlement type commence par la reconnaissance des droits des prisonniers. Pour réinsérer des gens dans la société, il me semble primordial de leur apprendre cela avant tout : leurs droits, la société qui leur reconnaît des droits quoi qu'ils aient commis envers elle, et ce même en prison. Et d'abord, le droit à l'hygiène.
M. Robert Badinter - J'adhère tout à fait à ce que dit Me Henri Leclerc, ce qui n'étonnera pas après tant d'années. Il y a urgence : elle dure depuis à peu près deux siècles en ce qui concerne les prisons françaises. Mais, en ce moment, nous connaissons une ouverture sur l'opinion publique : il convient d'en profiter. Un travail de codification serait fort bien, mais d'autres préoccupations interviendront et le travail arrivera trop tard. C'est maintenant qu'il faut agir.
La question clé du surpeuplement constitue la source absolue du mal dans les maisons d'arrêt. Vous avez évoqué l'idée du numerus clausus : " autant et pas plus ; une marge maximale de 10 % au-dessus de la contenance, pas plus. La Santé a atteint le seuil, débrouillez-vous. " Comment articulez-vous cette décision au regard du pouvoir des magistrats ? Cela me paraît difficile.
Me Henri Leclerc - Le problème va se poser dans des conditions qui peuvent être très difficiles. D'abord, vous avez le problème des juges de l'application des peines. Si le projet de loi sur la présomption d'innocence, qui a été amendé, est voté par le Sénat, voilà qui donne au juge de l'application des peines des droits judiciaires plus importants qu'avant.
Ensuite, il y a le fait que, dans les maisons d'arrêt, se trouvent des gens en détention provisoire et des gens qui exécutent des courtes peines. Parmi les détentions provisoires, il s'agit aussi de distinguer deux types : les détentions provisoires et les commencements d'exécution de peines prononcées lors des comparutions immédiates.
Avec un numerus clausus, le juge de la détention provisoire prendrait une décision de détention. On serait alors obligé d'emmener la personne à cinquante kilomètres ? La situation deviendrait vite insupportable. Le numerus clausus impliquerait de devoir trouver une solution qui ferait que le directeur de prison n'aurait pas le droit d'accepter plus de personnes que prévues ; le juge serait alors dans une situation insupportable : il ne saurait où placer les gens.
Pour ma part, je penche vraiment pour une obligation de réunion, de convocation immédiate pour une décision du juge de l'application des peines qui libérerait des gens dans l'exécution de leur peine.
Une autre solution encore : instauration d'un numerus clausus, avec 10 % de battement et obligation pour les juges d'instruction d'aller voir ce qui se passe dans les maisons d'arrêt pour qu'ils se rendent compte qu'ils envoient des gens dans des endroits innommables et que ce n'est pas possible. Ils devraient avoir une obligation de dresser un rapport sur la situation de la détention provisoire dans les maisons d'arrêt. Très souvent, dans certains tribunaux, deux ou trois juges sont responsables de la détention provisoire en maison d'arrêt. Trop de tribunaux en France ne l'utilisent pas. Je ne parle pas des grandes maisons d'arrêt comme Loos, les Baumettes, La Santé, Fresnes ou Fleury-Mérogis qui sont des monstres gigantesques dans lesquels on ne sait plus bien où l'on en est.
L'idée du numerus clausus est vraiment à travailler. C'est autour de cette solution que le législatif trouverait sa soupape. A un moment, il faut arrêter : les juges savent ne pas pouvoir mettre dix détenus par cellule. Un numerus clausus existe, mais où se situe-t-il ? On ne sait pas. Pourtant, nous avons déjà connu des situations effrayantes : à La Santé ou à Fresnes, voici quelques années, dans des cellules prévues pour deux, équipées de châlits pour permettre d'y vivre à quatre, on ajoutait encore des matelas posés au sol pour arriver à une population cellulaire de six détenus. Ce n'est pas seulement la place ni la promiscuité monstrueuse, mais il faut prendre conscience de l'odeur, du volume d'air à respirer : tout devient insupportable !
M. le Président - Et vous n'avez pas vu la prison de Saint-Denis de La Réunion !
Me Henri Leclerc - Si, je l'ai vue il y a quelques années et cela m'a suffi. Il faut y ajouter l'inconvénient majeur de la chaleur. A Basse-Terre, j'en ai visité une monstrueuse aussi. Maintenant, il existe une nouvelle prison en Guadeloupe, mais il a fallu dix ans entre le moment de la décision et la réalisation.
Mme Dinah Derycke - Je voudrais revenir à des préoccupations plus terre à terre. Monsieur le président, sur la troisième série d'améliorations pour les prisons, vous avez dit que vous étiez plus réservé, qu'il y avait des conséquences bonnes et mauvaises. Pourriez-vous expliciter ?
Un deuxième point également. J'ai visité quelques prisons ces derniers temps et je ne suis pas du tout de profession proche du judiciaire. Partout où nous sommes passés, le fait de pouvoir "cantiner" a toujours été présenté comme un facteur d'amélioration de la vie quotidienne des détenus. A travers le petit propos que vous avez tenu à ce sujet, vous ne semblez pas tout à fait partager cette opinion. La cantine semble pourtant un sujet important. Qu'en pensez-vous ?
Me Henri Leclerc - Je vous dirai ce que j'en pense avec, comme toujours, des contradictions inéluctables. Dans chaque chose, il y a du bon et du mauvais et les prisons n'y échappent pas.
Je n'y peux rien, mais des places ont été créées dans les prisons et elles ont été vite remplies. Mon impression est qu'on a toujours créé plus de places en prison -13 000- et que l'on y a enfermé autant de prisonniers de plus. Ce fut mathématique et rapide. Par nature, l'administration pénitentiaire et la Justice ont horreur du vide. Je constate quand même que c'est depuis cette époque que les libérations conditionnelles ont nettement diminué : les places libres supprimaient la tension pour placer des gens dans des centres de détention. De 40 000, on est passé à 53 000 places. Cette création de nouvelles places m'a donc préoccupé ; j'aurais préféré que l'on aménage les prisons anciennes.
Sur le second point, la gestion privée et la conception privée de la prison n'est peut-être pas à écarter mais a abouti à un coût plus considérable. Les cantines dans les prisons privées pratiquent des coûts prohibitifs. Cela me choque.
Sur le troisième point, peut-être le président de la Ligue des droits de l'Homme a-t-il une conception républicaine quelque peu dépassée : pour moi, un service public qui met tellement en cause la fonction régalienne de l'Etat devrait continuer à être géré par l'Etat.
Cela étant, certaines prisons ont des aspects d'hygiène, de confort et de propreté meilleurs que d'autres, avec parfois des craintes de déshumanisation. Ce sont des problèmes complexes.
M. le Président - Ce n'était pas lié aux prisons privées, mais à des conceptions modernes de la prison.
Me Henri Leclerc - Les prisonniers préfèrent souvent se trouver dans une prison "dégueulasse" plutôt que d'être dans une prison moderne où l'on ne voit plus personne. La première fois que je suis allé à la prison de Saint-Maur, avant que les choses ne changent, j'ai été sidéré. C'était une des premières prisons modernes. Je suis arrivé jusqu'à mon client sans voir personne : les portes s'ouvraient, je donnais ma carte ou mon autorisation qui partaient dans un aspirateur. Je ne voyais personne. Je suis entré dans une pièce et mon client est arrivé par une autre porte au bout d'un moment. A la fin de notre entretien, j'ai sonné, la porte s'est ouverte automatiquement et il est parti. Je n'ai pas vu un seul surveillant. Mais cela a changé : on a réintroduit l'homme.
M. le Rapporteur. - Entre-temps, elle a connu des troubles importants durant lesquels les détenus ont tout cassé.
Me Henri Leclerc - Voilà ce que je voulais dire sur les prisons. Le point de la cantine est lié : dans les prisons privées, la cantine est très chère, car la gestion y est privée. C'est un véritable scandale. Il serait intéressant de demander les prix de la cantine. C'est révoltant.
M. le Président - Nous les avons demandés.
Me Henri Leclerc - C'est révoltant. Vous payez tout, même le strict nécessaire. Dans certaines prisons, le savon n'existe pas dans les fournitures de l'administration pénitentiaire et il vous faut "cantiner". Ne parlons pas du dentifrice.
Ce qui me choque dans la cantine, c'est qu'il s'agit d'un lieu, d'un moyen d'humaniser, de faire en sorte qu'on vive mieux. L'ordinaire des prisons n'est pas pire que l'ordinaire des casernes ; n'exagérons pas. Il fut un temps où c'était affreux. Actuellement, les choses se sont améliorées. C'est de la petite amélioration, mais il faut de l'argent pour vivre en prison aujourd'hui. Il est un fait que ceux qui ont beaucoup d'argent vivent mieux que ceux qui n'en ont pas.
En plus, la prison permet la création d'une hiérarchie, de points de passage obligés, du caïdat qui règne aussi sur les moyens à la disposition de certains détenus. Celui qui a la possibilité de permettre à un jeune d'avoir du chocolat aura un pouvoir sur lui. Après, on s'étonnera qu'en prison se reconstituent des réseaux de délinquants : ce n'est un secret pour personne que la drogue circule en prison, à travers des réseaux fondés sur l'argent. Voilà qui choque ma conception de la République et de l'égalité. S'il y a bien un endroit où les gens devraient être égaux, ce devrait être la prison. Je préférerais l'égalité par le haut que par le bas, mais c'est une chose qui me choque.
M. Marcel-Pierre Cleach - Maître Leclerc, nous avons vu que la sur-occupation est l'un des graves problèmes. Actuellement, la prison du Mans que nous visiterons prochainement est surpeuplée, à moins qu'elle ne soit vidée pour notre visite. J'ai déjà été prévenu par certains syndicalistes qu'il fallait s'attendre à ce que notre visite soit préparée. Par cellule prévue pour deux, il y a six détenus, en préventive ou condamnés mélangés, en maison d'arrêt.
Madame la garde des Sceaux nous a dit qu'elle espérait une réduction de cette sur-occupation en cas de vote et d'application de la loi sur la présomption d'innocence d'environ 5 000 détentions préventives par an, et en espérant que le juge de la détention aurait une action capable de diminuer le nombre de ces détentions préventives.
De votre expérience d'avocat, partagez-vous ce point de vue ou bien émettez-vous quelque doute ? Je crois que vous avez déjà répondu un peu à cet égard.
Me Henri Leclerc - Je souhaite que Mme la garde des Sceaux ait raison : que la loi sur la présomption d'innocence aboutisse enfin à ce à quoi les autres lois n'ont pas abouti, c'est-à-dire à la réduction de 5 000 détenus provisoires. Mais ma vieille expérience me rend sceptique, mais espérons et avançons.
M. Marcel-Pierre Cleach - Ma deuxième question concerne l'administration pénitentiaire. Tout à l'heure, notre collègue Donnay a abordé le problème du délabrement. Il a cité des exemples : l'impression globale, les grilles rouillées, l'absence de peinture, la propreté, les carreaux cassés. Il s'agit d'un problème de crédit mais aussi de direction. Je suis surpris qu'un directeur d'établissement ne puisse pas faire travailler des détenus à l'entretien de la prison. Je ressens là une insuffisance -pour ne pas être méchant- de la qualité de cette administration.
Nous avons aussi vu qu'au sein de la haute administration persistent des pesanteurs anciennes, difficiles à remuer. A la base, il y a les gardiens. De par la profession que j'ai exercée et du mandat de maire que j'occupe depuis de très nombreuses années, j'ai eu l'occasion de rencontrer des anciens détenus, condamnés ou pas. Tous se sont montrés unanimes, de bonne foi, pour me parler des gardiens. Je n'ai pas entendu que de bonnes choses. Vous avez évoqué les réseaux de drogues, beaucoup m'ont dit qu'elle circulait très facilement, plus facilement qu'en ville et que le gardiennage n'y était pas étranger. On m'a cité des cas de perversité, d'inhumanité des gardiens. Je sais que c'est un métier très difficile, mais..
De votre expérience, pouvez-vous confirmer ces points de vue ? Est-ce excessif ?
Me Henri Leclerc - Les choses ont quand même beaucoup changé. Le personnel de l'administration pénitentiaire, surtout depuis la création de l'école d'administration pénitentiaire, a évolué : dans le personnel d'encadrement, franchement, certains agents sont des personnes remarquables. Bien entendu, comme toujours, certains sont mauvais. Dans l'ensemble, l'amélioration est considérable.
Le problème des surveillants est important. J'ai beaucoup parlé avec eux : il existe de très braves types et de parfaits salauds. Il est essentiel de revaloriser la profession de surveillant ; ce serait sans doute un facteur d'amélioration de l'humanité des prisons. Les mâtons, les gardiens n'ont pas la considération de l'opinion publique qu'ils méritent pour pratiquer un métier difficile et sont souvent cantonnés dans un rôle dans lequel ils se complaisent parfois, hélas, de simple surveillance, d'observation. La Nation leur a confié une fonction mais sans leur octroyer les moyens de compréhension pour exercer cette fonction.
Je rêve d'une prison dans laquelle les surveillants seraient des éducateurs : la fonction de surveillant serait considérablement valorisée. Il leur serait donné des filières. Je n'ai pas assez dit qu'une des conditions de l'amélioration de la condition pénitentiaire, c'est une transformation du rôle des surveillants. A cette fin, il s'agirait que le pays les considère mieux et que leur fonction soit réévaluée. Elle ne doit pas être uniquement une fonction hiérarchique ; les surveillants doivent savoir qu'ils remplissent un rôle éducatif. Ils constituent parfois le seul contact des détenus. Si ce contact reste précis et revêche, il ne mènera à rien ; si les surveillants de prison restent au bas d'une hiérarchie où ils sont humiliés, ils auront quelquefois tendance à se retourner contre les détenus et à les humilier aussi. En revanche, s'ils étaient respectés, ils respecteraient sans doute davantage les détenus.
M. le Président - Merci infiniment, Monsieur le Président.
Audition de
Mme Catherine ERHEL,
présidente de la section
française,
et de M. Patrick
MAREST,
délégué national de l'Observatoire
international des prisons
(22 mars 2000)
Présidence de M. Jean-Jacques HYEST, Président
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Catherine Erhel et à M. Patrick Marest.
Mme Catherine Erhel. - Pour commencer, je présenterai rapidement l'Observatoire international des prisons. Il s'agit d'une organisation non gouvernementale qui a pour objet de veiller à la dignité des personnes détenues ; c'est une organisation des droits de la personne qui se préoccupe essentiellement des droits de l'Homme en prison. Elle a un statut consultatif à la commission des droits de l'Homme de l'ONU à Genève. En France, elle siège à la commission consultative des droits de l'Homme.
L'OIP a deux axes d'action : d'une part, moins de prisons en favorisant tout ce qui permet de limiter le recours à la détention ; d'autre part, instaurer l'état de droit en prison, ne serait-ce que le respect du droit en vigueur dans les lieux de détention.
Nous considérons que l'une des premières causes de conditions indignes de détention dans les prisons françaises, comme tout le monde s'accorde à le reconnaître, y compris la ministre de la Justice, est liée à la surpopulation carcérale. Le fait d'entasser trois, quatre ou cinq personnes dans des cellules de 9 à 12 mètres carrés est en effet générateur de violences et de conditions de détention absolument insupportables. A plusieurs reprises, elles ont été condamnées par le Comité européen de prévention contre la torture.
La solution n'est absolument pas de construire de nouvelles prisons. A l'OIP, nous nous inquiétons beaucoup lorsque nous voyons, alors qu'une dotation budgétaire exceptionnelle pour les prisons était allouée, que la ministre de la Justice annonçait avant-hier la construction de nouvelles places pénitentiaires. Telle est la politique suivie depuis plus de dix ans, presque quinze. Nous savons que les 13 000 nouvelles places initiées par Albin Chalandon et les 4 000 nouvelles par M. Nalet ont abouti à la situation que nous connaissons aujourd'hui, c'est-à-dire des prisons toujours surchargées et des conditions de détention totalement insupportables. Il est donc clair pour nous que la solution n'est absolument pas de construire de nouvelles places de prison.
Ce problème de la détention doit être repris à la base pour en limiter le recours. En travaillant sur cette question, j'ai retrouvé une intervention de M. Peyrefitte qui, en 1978, disait qu'il fallait vider les prisons. On le dit toujours mais, entre-temps, le nombre de détenus a doublé. Il est clair que, pour aboutir à une vraie limitation du recours à la détention, une mesure contraignante devra prévaloir sur des mesures incitatives.
Plusieurs pays européens ont adopté le numerus clausus. Il s'agit de ne jamais accepter un détenu de plus qu'il n'y a de places disponibles. 39 000 cellules existent en France ; l'Assemblée nationale a voté l'encellulement individuel pour les prévenus à échéance de trois ans et vous-mêmes l'avez suggéré à échéance de cinq ans. Il est possible et réaliste de le faire, y compris avant ces délais, en adoptant le numerus clausus.
Il présente de nombreux avantages, notamment celui de responsabiliser les magistrats. Aujourd'hui, un magistrat affecte un détenu à un établissement pénitentiaire en ignorant tout de ce qui s'y passe. Tout au mieux, par ouï-dire ou réseau personnel, il peut savoir que la situation est tendue dans un établissement comme Fleury-Mérogis et choisira plutôt Bois-d'Arcy ou une autre prison du ressort. C'est pareil pour Marseille où la situation est fréquemment tendue aux Baumettes ; il choisira plutôt Luynes ou ailleurs. Rien d'institutionnel ne l'amène à s'informer de la situation des prisons dans lesquelles il affecte les détenus.
Grâce au numerus clausus, des clignotants s'allumeraient dès que le seuil d'occupation d'un établissement pénitentiaire atteindrait une cote d'alerte. Dès ce moment, le directeur de la prison ou les responsables pénitentiaires, comme le directeur régional, alerte les magistrats du ressort, tous ceux qui interviennent dans la détention -juges du siège, juges d'instruction, juges de l'application des peines, y compris les services de l'audiencement- de façon que les uns et les autres restent vigilants et diligents sur les situations en attente et en souffrance dans les prisons, et les règlent.
C'est vrai qu'il faut un peu forcer l'imagination des magistrats : ils ont souvent recours à la détention par facilité et avec mauvaise conscience. Libérons leur conscience et responsabilisons-les sur ce qu'ils font. Si une alerte est effectivement lancée par les responsables de l'administration pénitentiaire, cela signifie que les juges du siège seront amenés à regarder plutôt deux fois qu'une les possibilités d'une peine alternative et, pour les juges d'instruction, les possibilités d'un contrôle judiciaire pour remplacer une détention provisoire.
Théoriquement, c'est dans le texte mais l'article 144 est rarement appliqué : les juges d'instruction ne croient pas aux contrôles judiciaires et une pratique quotidienne routinière s'est instaurée. Néanmoins, s'ils étaient alertés, ils pencheraient sans doute plus souvent pour un contrôle judiciaire. De même, les juges de l'application des peines seraient incités à se montrer attentifs et sensibles aux demandes de libération conditionnelle. Encore une fois, les services de l'audiencement seraient incités à plus de diligence : le temps moyen d'audiencement d'un procès d'assises aujourd'hui est de 49 mois, ce qui, d'une part, contribue à l'allongement des peines et, d'autre part, constitue un délai déraisonnable au regard de la cour européenne.
Ce numerus clausus est possible. Il présente l'avantage de responsabiliser les uns et les autres, de responsabiliser les directeurs de prison dont plusieurs lui sont favorables parce qu'il leur permet de gérer leur établissement pour de vrai : ils auraient le droit de refuser un entrant s'ils ne disposent pas de place pour l'accueillir. Voilà quelques jours, un ancien directeur de la maison d'arrêt de Toulon m'a raconté qu'il avait transformé un local qui ne servait à rien, où la température montait à 50° dans l'après-midi, en cellule pour trois détenus parce qu'il n'avait pas de place pour les mettre ailleurs. Ils le font avec mauvaise conscience, certes, mais il ne faut pas s'étonner des situations de violence générées par ce genre de conditions.
Quantitativement, ce numerus clausus est possible : il y a 39 000 cellules et environ 51 à 55 000 détenus selon les mois, ce qui signifierait l'obligation de libérer entre 12 et 15 000 détenus assez rapidement. Pour l'instant, la seule manière de gérer la surpopulation carcérale c'est les grâces présidentielles qui libèrent une fois par an -parfois même deux fois par an - 3 à 4 000 détenus de manière relativement arbitraire. Un numerus clausus permet d'examiner les situations individuelles et de libérer plus vite les gens qui n'ont rien à faire en prison. On saurait où les trouver, ces 10 à 15 000 personnes qui n'ont rien à y faire.
En guise de pistes, voici quelques exemples. D'abord, les 5 000 étrangers placés en prison pour séjour irrégulier, ayant commis ce seul délit administratif de ne pas être en possession de papiers ; on ne voit pas très bien ce que la prison peut résoudre dans de tels cas.
Ensuite, les mineurs : 2 000 à 3 000 sont passés par la prison. Or, tous les professionnels ont donné l'alerte pour dire que la place des mineurs ne pouvait pas être en prison. Comme on ne sait pas quoi en faire, on les place en prison sachant pourtant qu'elle risque de les envoyer à la récidive au lieu de les ramener dans le droit chemin. On sait en outre que les directeurs de prison sont catastrophés par cette population qu'ils sont incapables de gérer faute d'équipement adéquat.
D'autres pays européens, confrontés aux mêmes problèmes, ont trouvé d'autres réponses que la prison à la délinquance des mineurs et même à la violence des mineurs. Deux exemples : l'année dernière, l'Espagne a élevé l'âge de la majorité pénale à 18 ans en plafonnant à 5 ans la peine maximale pour les mineurs de 16 à 18 ans qui ont commis les violences ou les faits les plus graves ; même dans ce cas, la peine d'enfermement ne s'effectue pas en prison. En Italie, les instituts pénaux sont des établissements qui regroupent les mineurs condamnés avec un encadrement de trois adultes par mineur ; mais jamais en prison.
La troisième possibilité d'impact de ce numerus clausus est la détention provisoire sur laquelle vous êtes en train de plancher. Il faut savoir qu'au 1 er décembre, il y avait 21 000 détenus provisoires ; au 1 er mars, la Chancellerie en annonce 18 000 parce qu'elle a changé son mode de calcul mais pas parce beaucoup ont été libérés. Parmi eux, 1 000 sortent chaque année complètement innocentés par un non-lieu. D'après les chiffres de la Chancellerie, plus de 11 000 personnes sont sorties de prison entre 1990 et 1997 avec un non-lieu ou une relaxe, soit plus de 1 000 par an. 1 000 autres s'ajoutent aux premières, car elles sortent condamnées avec sursis ; de l'aveu même des magistrats, ces personnes n'auraient jamais dû aller en prison. Enfin, 1 000 sont en détention provisoire depuis plus de trois ans, ce qui est quand même loin des délais raisonnables de la convention européenne.
Enfin, on ne voit pas trop ce qui, en dehors d'un numerus clausus contraignant qui fixe une limite absolue au-delà de laquelle il n'est plus possible de placer quelqu'un en prison, serait efficace pour limiter la détention provisoire.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Sauf à respecter le code pénal.
M. Patrick Marest. - Oui. De nombreuses initiatives ont été prises pour leur faire respecter le code pénal, mais en vain. Pourtant, la volonté législative a toujours été claire. Il faut donc créer une barrière, une contrainte qui force à appliquer les textes.
Mme Catherine Erhel. - Le quatrième moyen qui permettrait de résorber cette surpopulation carcérale, c'est la libération conditionnelle. M. Bret disait que vous vous y penchiez. C'est vrai que cette mesure est en voie de disparition, que tout le monde sait que c'est une prévention de la récidive, que toute libération anticipée, quelle qu'elle soit, favorise la réinsertion : les mesures sont prêtes, le rapport Farge est très explicite cet égard. Il suffit de l'adopter et surtout de le mettre en oeuvre.
Le cinquième moyen consisterait à supprimer les périodes de sûreté. Certains d'entre vous les ont vu votées entre 1986 et 1993. En tant que journaliste, j'ai été témoin de la manière dont a été votée la peine de sûreté de trente ans, en commission paritaire, in extremis et sans débat parlementaire. Après quatre ans de débats assez passionnés sur le code pénal, en fin de parcours, en 1993, le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale de l'époque a proposé cette peine de sûreté de trente ans après un fait divers épouvantable sur une petite fille. Le Président de la République était même intervenu. C'est ainsi que cette peine de trente ans a été adoptée, dans des conditions démocratiques relatives. En 1986, la première peine de sûreté avait été adoptée dans un contexte de terrorisme.
Ces peines de sûreté votées dans des contextes très émotionnels sont inutiles, d'abord, puisque des détenus sont en prison depuis plus de trente ans, sans peine de sûreté, ensuite, parce qu'elles paralysent l'administration pénitentiaire. Récemment, Mme Viallet parlait de l'apparition d'une gériatrie pénitentiaire avec le maintien en détention de personnes âgées dépendantes, exclusivement lié aux peines de sûreté, car ces personnes ne peuvent pas être libérées. Enfin, ces peines sont inhumaines parce qu'elles ferment tout espoir.
L'allongement des peines fait partie des causes de la surcharge des prisons et les peines de sûreté y contribuent largement.
Un dernier mot sur l'allongement des peines. La France est très en retard en cette matière comme sur celles des mineurs ou de la détention provisoire. Certains pays européens ont plafonné les peines : le Portugal a supprimé la peine perpétuelle, la Norvège a plafonné la peine maximale à quinze ans. La France emprunte plutôt un chemin inverse en continuant à allonger interminablement les peines.
Voilà les cinq pistes sur lesquelles il me paraissait possible de trouver les 12 à 15 000 personnes à libérer sans aucun dommage ni pour la société -il s'agirait là plutôt de bénéfice- ni pour les victimes ni surtout pour les personnes détenues dans de telles conditions qu'on ne peut rien espérer retirer de leur séjour en prison.
Sur les conditions de détention, je laisse la parole à Patrick Marest.
M. le Président - Merci, madame. Vous avez la parole, monsieur Marest, en tant que délégué national de l'Observatoire international des prisons.
M. Patrick Marest. - Nous serons très rapides sur les conditions de détention sachant que nous disposons d'une heure d'intervention, si j'ai bien compris, afin de laisser la place à des personnes auditionnées plus tard.
S'il n'y avait qu'une chose à dire concernant les conditions de détention, ce serait pour appuyer sur le même clou que Catherine Erhel : 70 % des détenus sont incarcérés dans les maisons d'arrêt, soit 7 personnes incarcérées sur 10, dans les conditions de détention qu'on leur impose, c'est-à-dire à deux, trois ou quatre dans 9, 10 ou 11 m². Là se joue une période extrêmement difficile à vivre pour ceux qui la subissent et extrêmement difficile à gérer pour ceux dont c'est le métier, pour les surveillants, ou ceux qui ont à intervenir en détention et à faire en sorte que soient pris en considération un temps éducatif, un temps de soins, etc.
Pour y remédier, un numerus clausus est la bonne réponse. Sachez qu'il existe déjà de fait en France : dans les établissements privés à gestion mixte, dont une partie de l'intendance a été concédée au privé. En effet, par contrat, au-dessus de 120 %, des indemnités doivent être payées par les pouvoirs publics en direction des concessionnaires.
Deuxièmement, dans les établissements pour peine, le numerus clausus de fait résulte de ce que l'administration pénitentiaire ne tolère pas la présence de plus de deux personnes par cellule sous peine d'en arriver à une situation ingérable. Comme on tient à ce principe, le surplus s'entasse plutôt dans les maisons d'arrêt.
Inutile de passer des heures à décrire la violence, la perte d'intimité, ces conditions vécues 23 heures sur 24, mise à part l'heure de promenade. On ne fera croire à personne que ce temps répare : nous constatons plutôt qu'il abîme. En outre, on sait que les effets physiques et psychologiques de l'incarcération sont considérés par nombre de spécialistes du domaine médical et psychiatrique comme irréversibles à partir de quatre ans d'enfermement. Par exemple, au bout de quatre ans, tous les sens s'atrophient sauf l'ouïe. Comme le disait Mme Erhel tout à l'heure, plus le temps de la peine effectuée en détention est long, plus le taux de récidive est fort. Moins le temps carcéral comporte de temps mixtes, c'est-à-dire passés à l'extérieur au travers d'aménagements de peine, comme la libération conditionnelle ou la semi-liberté ou le placement extérieur -tout cela en forte baisse- plus le taux de récidive est important.
Bon nombre de pays ont ainsi compris qu'ils devaient prendre des décisions fortes en la matière : la Norvège a limité ses durées de peine à 15 ans, la Hollande a un numerus clausus de fait. Il faut s'inspirer de ces conditions pour que le temps carcéral soit un temps plus approprié aux personnes à qui on le fait subir : aujourd'hui, la solution carcérale est la seule solution adoptée pour les voleurs de pommes comme pour les violeurs de petites filles, les abus de biens sociaux, les jeunes toxicomanes ou les étrangers sans papiers. Nous semblons manquer collectivement d'intelligence en ce bas monde concernant la réponse à donner dans l'intérêt de la société, dans l'intérêt de la personne et dans l'intérêt de la victime.
En tant que commission d'enquête du Sénat, au-delà du constat d'état des lieux que vous vous êtes proposés de faire, vous devez être extrêmement moteur en matière de nécessité de réforme. En tant qu'organisation non gouvernementale, nous voyons passer des gardes des Sceaux qui, tous, sont manifestement dans une situation où ils peinent à pouvoir débloquer certaines inerties, souvent syndicales puisque les syndicats de surveillants pèsent énormément au sein de l'administration pénitentiaire.
De plus, ce sujet n'est pas facile électoralement parlant ni pour les uns ni pour les autres et il n'y a pas grand-chose à gagner à aborder cette question et à accepter les remises en cause imposées depuis quelques mois. Pourtant il faut le faire parce qu'il est clair que les gens qui passent aujourd'hui en prison nous reviennent plus abîmés qu'ils n'étaient entrés.
Cela n'a d'intérêt pour personne. Un seul exemple avec la question des mineurs : les statisticiens du CESDIP, l'organisme lié au ministère de la Justice, affirment que les taux de récidive pour les mineurs se chiffrent à 100 %. Un mineur mis en prison est sûr d'y revenir ; il a donc été inscrit dans une spirale de délinquance.
J'entends encore l'ancien directeur des prisons de Lyon qui, un jour, avait convoqué la presse pour dire lui-même ce qu'était la vie dans sa prison pour les mineurs qu'il avait en charge : " 23 heures sur 24, c'est la télé. L'heure de promenade est un lieu où toutes les violences s'expriment ", et d'autres considérations encore qui l'amenaient à poser publiquement la question. Il était rejoint par d'autres directeurs et par une commission d'enquête de l'Assemblée nationale qui avait estimé, après son passage dans les prisons, que l'incarcération des mineurs était un échec. C'était en avril 1998. Cela rejoignait aussi l'avis d'une pléiade d'inspections administratives du service judiciaire dans un rapport concluant aux mêmes échecs.
Nous vous demandons donc d'aider nos concitoyens et, parmi eux, les 6 000 magistrats en France, à se déconstruire la réponse unique en leur possession, à savoir la réponse carcérale. Pour ce faire, il faut non seulement leur proposer autre chose que des alternatives mais les empêcher d'avoir recours à l'incarcération dans un certain nombre de cas, de délits et de personnes. Sans cela, dans trois ans d'autres rediront ce que nous dit aujourd'hui Mme Vasseur, et ce que l'on a semblé découvrir il y a quelques mois, on le redécouvrira. Pendant ce temps, des générations seront passées par la case "prison", auront été privées un moment de la liberté d'aller et venir. Par là, elles auront subi bien d'autres maux que cette limitation de liberté de mouvement : des maux qu'on ne peut pas assumer dans un pays démocratique.
Je repense à Beauvais : l'Observatoire a dénoncé ce qui s'y était passé sans que personne ne s'en soit rendu compte pendant trois ans, entre 1995 et 1998, dans une maison d'arrêt et dont personne ne parlait. Un directeur et ses six surveillants avaient les pratiques les plus ignobles envers les détenus, les détenues, les personnels femmes et envers un certain nombre d'autres personnels hommes. Que faisaient-ils concrètement ? Le vendredi soir, l'heure de leur apéro commençait à 19 heures pour finir à point d'heure ; saouls, régulièrement, ils urinaient soigneusement dans les casiers des avocats et dans les plateaux à médicaments des détenus. Tout cela pendant trois ans, sans que personne ne s'en rende compte !
Il faut savoir que l'institution carcérale est aveugle sur ses propres établissements. L'inspection des services pénitentiaires n'est pas efficace en la matière et les contrôles existants sont défaillants ; Beauvais, Riom et d'autres l'ont prouvé. La ministre l'a désormais reconnu. Ce qui a poussé l'Observatoire à demander, avec d'autres associations, un véritable contrôle extérieur des établissements et que l'exigence démocratique s'affirme vis-à-vis de l'institution carcérale.
La commission Canivet a rendu son rapport récemment : il n'y a rien à retrancher à ses propositions. Si l'on veut un système qu'elle a pris soin d'imaginer et de construire en choisissant le meilleur d'ailleurs et en essayant de l'adapter d'emblée aux contraintes et à la tradition du monde français, la ministre serait bien inspirée de reprendre telles quelles les propositions de la commission Canivet et de les appliquer. La connaissant un peu pour la fréquenter depuis son arrivée à la Chancellerie, je sais qu'elle ne modifie rien à la condition carcérale sans y être contrainte.
Je suggère à la commission du Sénat, comme nous l'avons fait à la commission de l'Assemblée nationale, de la persuader que cette exigence démocratique soit désormais une réalité, qu'une loi pénitentiaire soit discutée au Parlement à horizon décent et qu'une charte des droits du citoyen détenu y soit élaborée. Une telle loi n'existe pas en France ; on sait grosso modo qu'existe le concept de privation de la liberté d'aller et venir mais sans savoir jusqu'où cela va, ce qui élimine tout garde-fou. Par ailleurs, il faut qu'un véritable contrôle tel qu'imaginé par la commission Canivet soit mis en place à différents niveaux, national avec ce médiateur "Contrôleur général des prisons" et la conférence des médiateurs et ces délégués citoyens qui peuvent entrer à tout moment dans n'importe quel établissement.
Voilà grosso modo ce qu'il faut. Pour cette commission, ce fut long d'élaborer ce dispositif. Encore une fois, nous attendons de vous que vous appuyiez désormais sur cette nécessité. Merci.
M. le Président - Monsieur le rapporteur ?
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur. - Vos deux témoignages sont édifiants. Une question sur le fonctionnement de l'OIP : en tant que parlementaires, nous ne sommes pas toujours bien informés, même en appartenant à la commission des lois, même en appartenant, comme moi, au Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire, même en appartenant à certains conseils d'administration spécialisés d'établissements pénitentiaires. C'est un peu dommage. J'avoue que vos documents sont intéressants mais nous aurions besoin d'un contact plus proche et plus efficace.
Cela dit, je fais à peu près la même analyse que vous. Le système carcéral français, c'est : un contenant -autour de 39 ou 41 000 places selon les explications données-, un contenu -les gens qui y sont placés. A partir du moment où ces gens sont intégrés dans le système, il reste la nécessité de définir les véritables droits de l'homme aux mains de la justice. Actuellement, nous ne les connaissons pas : c'est une zone de non-droit, aggravée par des règlements intérieurs variables d'un établissement à l'autre, et il convient de pouvoir faire respecter ce code de la personne humaine dans les établissements pénitentiaires, sous contrôles extérieurs. Je siégeais dans le groupe de travail Canivet et je partage l'analyse que vous en donnez, mais je pense que c'est un peu compliqué.
M. le Président - Mon cher rapporteur, je vous rends attentif au fait que nous ne sommes pas là pour délibérer, mais pour poser des questions. Nous entendons tout ce qui nous est dit.
M. le Rapporteur - Il existe aussi un problème de contrôle à terme. La question peut se poser de savoir si les établissements pénitentiaires peuvent continuer à fonctionner aujourd'hui comme ils le font, c'est-à-dire avec un chef, le directeur, et sans aucune cohésion sauf dans son établissement. C'est le cas de l'Institut de santé pénitentiaire de Fresnes où le directeur est entouré de représentants du personnel, de représentants de départements extérieurs et, dans ce climat déjà, les affaires sont mieux débattues. Je voudrais savoir si vous êtes intéressés par cela.
Enfin, concernant le numerus clausus, je signale tout de même que les Pays-Bas l'ont abandonné ; ce ne fut qu'une phase intermédiaire pour pouvoir réviser leur système carcéral, revoir le principe même de leurs cellules d'accueil et retrouver une capacité pénitentiaire. Quand nous étions en visite en Hollande en décembre, les Hollandais nous ont dit que c'était terminé, mais que cela avait été extrêmement pénible, qu'il fallait quasiment extraire quelqu'un pour incarcérer quelqu'un d'autre.
Dans votre énumération, ne devriez-vous pas aussi ajouter les malades ? Il en existe de vrais : une personne atteinte de sida en phase évolutive, en trithérapie, est encore incarcérée. Il faudrait aussi augmenter la fréquence des grâces médicales. D'autre part, du fait de la structure nouvelle de la psychiatrie, près de 1 % des malades mentaux se retrouvent en prison et ce sont les plus dangereux pour le personnel et pour les codétenus. Il y a aussi les vieillards, vous l'avez dit, et cela tient à la main lourde utilisée parfois dans les peines. Il faudrait des sortes de sections gériatriques de l'administration pénitentiaire. Il y a tout cela.
De votre analyse, je partage à peu près tout, mais il faudrait vous dire que le numerus clausus, à mon sens, n'empêchera pas de revoir le contenant, à savoir les prisons elles-mêmes : imaginez-vous qu'on puisse garder et utiliser des prisons du Second Empire ou de 1900, dans un état de décrépitude avancé ? Un exemple : Loos-les-Lille date de 1906 et est une véritable caricature d'établissement pénitentiaire. Il n'est pas possible d'exprimer notre respect de la personne humaine en plaçant des condamnés dans des conditions aussi pénibles.
Nous avons tellement de points communs qu'il m'est difficile de vous poser de vraies questions pour satisfaire à la volonté du président. Mais j'ai essayé d'exprimer des réserves, de vous conduire à étendre peut-être le raisonnement, de le partager ou non. A vous de répondre à des questions d'atmosphère plus qu'à des questions précises.
Mme Catherine Erhel - Sur le souhait de relations régulières avec les gens du Sénat, c'est avec grand plaisir : nous pouvons mettre en place un dispositif plus régulier, spécialement si des correspondants au Sénat travaillent plus régulièrement sur les prisons. Nous pouvons vous abonner gratuitement à nos publications, si vous ne l'êtes pas encore.
Le fait que le numerus clausus a été abandonné en Hollande ne nous avait pas échappé. Malgré tout, ce numerus clausus imposé a permis de modifier les réflexes : en Hollande, ils en étaient arrivés à la liste d'attente. Le numerus clausus a permis de mettre en place cette collaboration entre magistrats et responsables de l'administration pénitentiaire de façon à modifier les réflexes d'incarcération. C'est vraiment ce qu'il faut faire en France ; toutes les mesures législatives ont échoué.
Je citais la référence de M. Peyrefitte qui n'avait pas une image spécialement laxiste et qui disait déjà il y a vingt ans qu'il fallait vider les prisons. Les mesures législatives ne sont pas suffisantes. Il faut imposer une limite physique qui est celle du nombre de places au-delà desquelles on ne peut pas céder. Nous parlons bien de cellules individuelles. L'encellulement individuel a été voté aussi bien par l'Assemblée que par le Sénat.
Enfin, quand vous dites que le numerus n'empêchera pas de modifier les prisons, c'est évident. Les deux axes de l'OIP sont clairement : moins de prisons et l'état de droit en prison. Il faut changer.
Je voudrais néanmoins vous alerter sur un point : s'agissant des droits de l'homme, ce n'est pas une question d'architecture. Certes, certains établissements sont vétustes, mais on n'a jamais vu que les droits se modifiaient par les murs uniquement. Les prisons sont un espace de non-droit aussi bien dans les nouvelles prisons du type Villefranche que dans les vieilles prisons vétustes comme celle de Loos. Véritablement, la question immobilière bloque toute capacité de réforme de l'administration pénitentiaire. Elle dévore les budgets et ne laisse aucune place pour rien.
Sur la détention provisoire, la seule décision importante à prendre, au-delà du numerus clausus, c'est une réhabilitation du contrôle judiciaire : effectivement, il faut consacrer des moyens importants à ressusciter ce contrôle. Cette mesure coûte beaucoup moins cher qu'une journée de détention et nettement moins cher que la construction d'une nouvelle cellule. Il est indispensable de consacrer des moyens à ce contrôle judiciaire. D'ailleurs, peut-être que les magistrats y auraient plus volontiers recours s'il n'avaient pas le sentiment qu'en plaçant une personne sous contrôle judiciaire, le prévenu ne sera convoqué que six mois plus tard. Il leur faudrait un contrôle judiciaire un peu efficace, un peu actif, un peu opérant.
Nous sommes très rétifs sur la question immobilière, y compris sur les établissements vétustes, même si... En effet, nous savons que ce domaine mange les budgets et paralyse toute autre initiative.
M. Patrick Marest - Pour vous convaincre que nous ne négligeons pas l'information des sénateurs sur la question carcérale, la revue que quelques-uns ont en main est consacrée à toute l'actualité de ce début d'année. En ce moment même, au siège de l'OIP, des gens mettent ce numéro sous enveloppe pour vous et pour les députés. Nous vous remettrons également ce rapport rédigé pour vos collègues de l'Assemblée nationale, selon les axes de réflexion qu'ils s'étaient donnés sur notre état des lieux des conditions de détention. Il vous sera remis à chacun un ou plusieurs exemplaires du livre que nous faisons paraître dans une vingtaine de jours. A mon avis, vous serez donc bien informés.
Sur la question du contrôle judiciaire, en France, une association qui a ce contrôle en charge, rémunérée par le ministère de la Justice, consacre 1 650 F pour une personne par an. Parallèlement, le coût d'une journée de détention en France est estimé, selon certaines sources, à environ 400 F, que vous multipliez par 365 : il n'y a pas photo. C'est un véritable choix budgétaire à opérer. Nous irons vers les alternatives à l'incarcération -c'est ce qui me rend optimiste-, notamment pour des raisons économiques : toutes les solutions alternatives non seulement fonctionnent mieux en termes de récidive mais coûtent aussi nettement moins cher.
M. le Président - L'institution du bracelet électronique a été mieux expliquée : au départ, son utilité n'avait pas été comprise. La loi a été votée en 1997 mais n'est toujours pas mise en oeuvre.
M. Jacques Donnay. - Je suis très intéressé par ce qu'a dit Mme la Présidente. Je suis d'accord sur l'état des lieux que vous avez dressé, mais un élément semble avoir été oublié : l'évolution de la société. Les délits sont beaucoup plus nombreux qu'il y a vingt ans. J'habite le département du Nord : plus de 50 % des personnes sont incarcérées pour faits de drogue, surtout en tant que dealers. Ce phénomène n'existait pratiquement pas il y a vingt ans. Divers délits doivent être réprimés, en plus grand nombre que précédemment.
Ce qui m'étonne, c'est que vous reprenez comme base de l'incarcération les possibilités carcérales. D'accord qu'il n'y ait qu'un seul détenu par cellule ; votre commentaire est bon. Mais la situation actuelle veut que l'on refuse de mettre en prison des gens qui le méritent. Les juges sont submergés ; certains jeunes Roubaisiens, membres de bandes connues, sont remis en liberté à plusieurs reprises avant d'être finalement incarcérés faute d'alternative. Qu'en faire ? Bien sûr, il existe des peines de substitution. Pour des jeunes, que proposez-vous dans le genre ? Bien entendu, il existe des possibilités de les placer dans des zones aérées, des zones déboisées pour qu'ils changent un peu d'ambiance et acquièrent un esprit collectif. Oui, mais vous me direz peut-être que ce sont des maisons de correction ou des organisations de redressement ; on arrive alors dans une autre situation.
Je crois que votre argumentaire est bon mais que vous oubliez les gens qui ont subi des dommages, les gens qui ont perdu un membre de leur famille, assassiné, les vieilles dames complètement perturbées. Vous oubliez complètement les victimes pour ne voir que le détenu lui-même. Voilà qui me gêne beaucoup. Ce que vous avez dit tout à l'heure pour les brebis galeuses dans les prisons peut être étendu à toute la société humaine ; dans tous les groupements sociaux, il en existe, mais il ne s'agirait pas d'en faire une généralité. La situation de l'incarcération, tout en étant dramatique, mérite d'être révisée mais comporte quand même des aspects moins négatifs. Il me semble que vous êtes trop orientés.
Vous nous demandez de réfléchir, mais c'est aussi à vous de le faire : donnez-nous des solutions. Votre analyse est bonne, mais vos réponses sont moins satisfaisantes à mon sens.
M. le Président - En fait, ce sont des questions qui nous ont été posées.
Mme Catherine Erhel. - Il ne me semble pas avoir dit que les criminels, etc. ne devaient pas aller en prison ou que les victimes devaient être négligées ; je n'ai rien dit de ce genre. Parmi les gens dont je disais que la détention était inutile, elle est inutile pour la personne détenue, mais aussi pour la victime et pour la société. C'est pourquoi j'ai cité explicitement le cas des étrangers, des mineurs, de toute une catégorie de prévenus et de gens placés en détention provisoire. On ne peut pas soutenir que sortir de prison les étrangers en situation irrégulière ou d'autres personnes lèse quiconque.
Quant aux toxicomanes, il est exact que cette nouvelle délinquance date d'une vingtaine d'années. Ils représentent à peu près 5 000 personnes par an en prison pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, tout confondu, et 600 à 800 pour simple usage de stupéfiants, selon le taux de rotation et les années.
Je voyais M. Barre expliquer à la télévision ses expériences d'opium. C'est illisible d'envoyer en prison des gens pour simple usage de stupéfiant dans une société comme la nôtre. Et cela donnerait déjà 800 détenus de moins.
Une série de gens sont condamnés pour trafic -je pense aux petits dealers-, par nécessité, si j'ose dire. Cette situation suppose un autre type de prise en charge. La prison est la plus mauvaise réponse à la drogue : la drogue circule en prison. C'est encore une sanction complètement illisible ; cela suppose une autre sorte de prise en charge. Que des gens qui ont commis des crimes et des délits soient condamnés à la prison par les tribunaux, c'est un état de fait. Nous ne le contestons pas, mais nous disons qu'il y a trop de gens qui n'ont pas leur place en prison. Et pour ceux qui vont en prison, ils doivent le faire dans des conditions décentes, en accord avec ce que la société est censée leur apprendre par ailleurs. C'est tout ce que nous disons.
M. Patrick Marest - Vous posiez une question sur les surveillants, avant de penser de nous que nous étions un vulgaire syndicat de détenus. L'OIP s'est toujours définie autrement qu'un comité de soutien aux détenus, qu'un comité d'experts -tel le CPT, Comité de prévention de la torture- qui fait des visites des établissements pour faire un rapport, pour cataloguer les prisons en bonnes ou mauvaises. Il s'est aussi interdit d'être une organisation humanitaire au sens de venir installer l'eau chaude là où nous avions dit qu'il n'y avait que de l'eau froide pour les détenus.
En revanche, depuis le début, on prend soin, à chaque revendication du respect du droit à la dignité des personnes détenues -ce qui est notre objet social-, de ne pas donner aux uns en arrachant aux autres. Le respect de la dignité des uns aboutira de toute façon à la revalorisation de la fonction des autres.
Il faut bien l'entendre : l'association a trop souffert d'un huis clos entre ces deux populations, surveillants et détenus. Ils ont à vivre la même situation pour des raisons différentes et ils sont soumis aux mêmes limitations de possibilité d'expression. Les violences carcérales sont multiformes : violence contre soi -par le suicide, l'automutilation, la grève de la faim- ou violence entre détenus ou violences à l'égard des personnels et réciproquement.
Mais sachons aussi qu'il n'y a pas d'autres moyens d'expression permis aux détenus. Le droit d'association n'existe pas, ni le droit de réunion, ni le droit d'organisation, ni le droit de représentation. Et le devoir de réserve s'impose aux surveillants : il leur est interdit de prendre la parole publiquement, hors mandat syndical, pour dénoncer un dysfonctionnement, un abus ou un mauvais traitement. Voilà un lieu où la capacité de dire les choses normalement, comme vous et moi, n'est pas permise ; cela génère des phénomènes de violence.
Parallèlement, nous avons toujours dit qu'il fallait s'adresser de façon anonyme et individuelle à l'ensemble des 20 000 surveillants et leur poser les questions de base, celles que nous posons : où la prison marche-t-elle et où ne marche-t-elle pas ? Que pensez-vous qu'il faille changer ? Je suis intimement persuadé que la réponse obtenue serait proche des observations de l'OIP et très éloignée de ce que laissent parfois penser certaines représentations syndicales majoritaires.
Ne vous laissez pas abuser par ce genre de discours. Certains surveillants et directeurs de prisons sont à l'OIP et certaines victimes, ayant assisté à des procès ou n'ayant elles-mêmes à l'époque pas imaginé autre chose qu'une réponse carcérale comme véritable réponse, rejoignent des groupes locaux de l'OIP. Ils constatent qu'au bout du compte, cette réponse n'a pas été la bonne pour la personne, pour ces personnes dont je parle, victimes ou proches de victimes. Il faut entendre ce discours et qu'émerge une parole de victime sur cette question et qu'émerge une possibilité, inconnue aujourd'hui, de demander des comptes quant à l'efficacité de cette réponse.
Il faudrait imposer une obligation de résultat à l'institution carcérale pour ses deux missions : la mission de garde -qui fonctionne très bien, car quand il s'agit de sanctionner pour une évasion, l'institution fonctionne très bien- mais aussi en matière de réinsertion. Là, quand il s'agit de mesurer l'efficacité de l'institution, aucune mesure n'existe ni aucune sanction. La dernière enquête date de dix ans. Voilà qui laisse à mesurer de quel côté penche l'institution et là où nous la laissons pencher.
Notre travail, à vous comme à nous qui sommes mandatés sur cette question et qui regroupons des gens très différents -ce qui donne la richesse de l'OIP-, notre travail est d'aller observer la prison : nous sommes des gens du cru et cela nous concerne. Ces gens-là, c'est nous. Ils doivent nous revenir dans un meilleur état qu'ils n'y étaient entrés. Vos propos laissent penser qu'il n'y pas grand-chose à faire sur ce qui se passe, mais nous sommes persuadés du contraire.
M. Jacques Donnay. - Un mot qu'on oublie souvent mais qu'il faut dire quand même : un délinquant, un détenu est quelqu'un qui a oublié ses devoirs de citoyen. C'est une question de base que vous oubliez complètement. Vous leur donnez des droits, et je suis d'accord pour tout ce que vous avez dit, mais il y a aussi des devoirs.
Deuxièmement, je suis étonné par ce qu'a dit tout à l'heure Mme la Présidente. M. Chalandon a construit de nouvelles prisons. Oui, il manque des places dans les prisons puisqu'il y a quelquefois deux, trois, voire quatre détenus par cellule. Des cellules supplémentaires ont été construites et vous dites que c'est une erreur, que cela n'avance à rien.
Alors, quelle est la solution ? Si vous avez trop de détenus, vous les remettez en liberté ? Si je comprends bien, le nombre de places doit rester fixe et vous établissez un numerus clausus : tous les coupables de crimes qui ne trouvent pas de place en prison, vous les remettez en liberté ? Ou vous en relâchez d'autres de façon tout à fait anormale ?
Pour respecter votre volonté de faire une cellule par détenu, si l'on arrive à une surpopulation même en pratiquant les restrictions suggérées -détention provisoire, etc.-, il conviendra d'arriver à plus de cellules, même pour la situation actuelle. Or, vous êtes contre ; je ne comprends pas bien non plus. C'est tout.
M. le Président - Vous serez peut-être obligée de recommencer votre explication, madame Erhel, et M. Bret ne pourra pas poser de questions.
M. Robert Bret - Il faut savoir si l'on pose des questions ou si l'on s'engage dans un débat.
M. le Président - Ce sont des propos tout à fait toniques et qui font réfléchir : ils obligent à des réactions. Je vous en prie, posez des questions.
M. Robert Bret - Pour m'y intéresser de près, je tiens à saluer le travail de l'OIP et de sa revue "Dedans, Dehors" qui constitue une bonne fenêtre sur tout ce qui se passe dans ce milieu clos. Il aurait fallu s'en occuper depuis déjà longtemps.
Je tenais à poser quelques questions. J'ai été surpris, mais vous avez complété, par les 12 à 15 000 détenus à libérer ; j'étais surpris que vous laissiez de côté les 20 % de malades mentaux, de psychotiques. A Loos ou à Fresnes, nous avons eu un débat avec le médecin psychiatre qui n'était pas pour des établissements spécialisés : un univers carcéral aménagé pouvait être une bonne réponse mais il fallait réfléchir en termes d'effectifs et de conditions de détention. Ces 20 % de la population carcérale constituent une part énorme. Personnellement, j'aurais tendance à penser à la nécessité d'établissements spécialisés.
Vous venez d'évoquer un mot que je n'entendais pas : réinsertion. La prison, et le rapport Canivet le montre bien, réussit relativement bien sa mission de garde et de sécurité, mais tout est à faire au niveau de la réinsertion. En discutant avec les surveillants, on remarque qu'ils sont désarmés de ce point de vue et qu'ils ont envie, à travers une formation adaptée, de mieux répondre à cette mission.
Nous en sommes à la quatrième visite de prison et nous retrouvons dans ces murs de prisons tous les maux de notre société. Toutes les statistiques montrent que l'incarcération ne sera pas une réponse. Ces jeunes mineurs qu'on a vus, à Loos, derrière les grillages ou dans leur cellule, avaient 16 ans ou 17 ans : quel avenir pour eux ? La société ne leur a pas donné de repère. Je serais assez intéressé d'avoir l'opinion précise de l'OIP sur la question.
Sur l'alternative à l'incarcération, je souhaiterais connaître votre opinion sur les bracelets électroniques. Je sais que vous en avez une et j'aimerais que vous la fassiez partager à notre commission d'enquête.
Et peut-être aussi une question sur le droit de réserve des personnels pénitentiaires : à faire sauter ?
Mme Catherine Erhel - Sur la question des psychotiques, des malades mentaux, je ne sais pas si l'on peut souhaiter des établissements spécialisés. Il en existe, notamment à Château-Thierry, et il serait bon que des parlementaires s'y rendent : c'est assez terrifiant et tétanisant.
En revanche, il est certain que la prison est utilisée pour sanctionner certains troubles du comportement relevant de problèmes de santé mentale : c'est là-dessus qui faut intervenir. La prison, comme réponse unique à tous ces troubles de comportement qui relèvent de problèmes de santé mentale, est-elle une bonne solution ? Patrick nous racontera peut-être un exemple terrible.
Enfin, sur le bracelet électronique, nous avons notre position : c'est une forme de contrôle judiciaire, mais qu'est-ce qu'elle apporte de plus que le contrôle judiciaire ordinaire ? Si nous avons trois sous à investir dans le contrôle judiciaire, investissons-les dans un contrôle judiciaire humain qui permette un accompagnement social des gens, qui possède un contenu de soutien plutôt que dans une forme électronique qui consiste à voir des petites lumières s'afficher ou s'effacer ; somme toute, une simple mesure de surveillance. On voit quand les gens passent la ligne jaune, mais on ne sait pas où ils en sont, ce qu'il fallait faire au moment où il fallait les aider. Le bracelet électronique est une mesure de contrôle judiciaire et nous sommes favorables à un grand développement du contrôle judiciaire mais humain, avec accompagnement social.
M. Patrick Marest - Pour rajouter un mot sur le bracelet électronique, les magistrats étant ce qu'ils sont, leurs pratiques étant ce qu'elles sont, on aura beau inventer une série de dispositifs en partie alternatifs à l'incarcération, eux ne les utiliseront pas tels quels : ils les appliqueront à des gens qui n'auraient pas été condamnés à de la prison ferme. C'en est dramatique. On peut en inventer mille et s'inspirer d'autre pays : en soi, le bracelet électronique n'est pas mauvais, mais j'ai le sentiment que les magistrats vont vous déconstruire l'objectif que vous lui assignez.
Sur les mineurs, il suffit de téléphoner au ministère de la Justice et de demander s'ils croient aux alternatives. Ils répondent que de tout ce dont ils disposent, et c'est en quantité, ils savent très bien ce qui fonctionne ; il ne manque que la décision politique pour passer à la pré-prison pour telle catégorie de personnes -dont les mineurs- ou de délit. Toutes les petites unités à fort encadrement, où la personne est au centre du dispositif et associée au dispositif, fonctionnent, à l'inverse de l'institution carcérale. Voilà la caractéristique forte des alternatives à l'incarcération et qui fait qu'on peut varier cela indéfiniment comme mise en oeuvre : cela fonctionne. L'institution carcérale, c'est l'inverse. Un mineur qui n'est pas détenu, à qui on propose de s'associer à un projet, à qui on propose la palette des possibilités qu'il a ratées jusque là, un mineur à qui on laisse une place dans la dynamique qui parle de réparation, de médiation, à un moment donné, cela "percute" et cela marche.
La pratique des gens sur le terrain sur ce registre-là, que ce soit pour les maisons de correction, si on veut les voir sous cet angle ou qu'on les qualifie d'unités éducatives à encadrement renforcé, ou pour d'autres structures plus associatives et moins étiquetables comme celles-là, sont sur le même registre : celui d'un temps qui n'est pas perdu, gâché, que l'on essaie de remplir, un temps qui garde un sens. On restaure la personne qui serait bancale, on reconstruit avec elle un projet de vie. C'est tout le contraire de l'institution carcérale.
Sur l'exemple des psychotiques en prison, nous avons le cas de ce détenu qui, le jour de l'anniversaire de la chute du mur de Berlin, s'attaque avec sa propre tête aux murs de sa cellule et qui se fait Berlin. Il a été signalé à plusieurs reprises par les psychiatres, avant et pendant son incarcération, comme n'étant pas dans un état compatible avec la détention. L'institution n'entend pas, ne réagit pas et ce garçon se suicide, bien évidemment. On va le sanctionner d'avoir attaqué avec sa tête le mur de sa cellule. Sans rire, on va parler d'une sanction disciplinaire pour une faute du premier degré ! On va le sanctionner parce qu'il a atteint à la sécurité de l'établissement : il ira trente jours au mitard ; au bout de dix jours, il se suicide !
Je ne suis pas persuadé que la réponse soit satisfaisante à tout niveau quand on voit le déroulement cette histoire.
M. le Président - Chers collègues, madame la Présidente, nous vous remercions infiniment. Bien entendu, nous avons aussi à établir un rapport, nous allons visiter, nous allons lire vos documents.
C'est quand même troublant : en dehors de tous les problèmes généraux que vous avez évoqués, il y a eu Riom, Beauvais, etc. où personne n'a rien vu. On peut se dire que la réponse, c'est la solution Canivet, globalement. Néanmoins, quand on dit que personne ne visite les prison, je dis que c'est faux : des tas de gens entrent en prison tels les visiteurs de prison, des éducateurs, etc. mais ils ne voient rien.
Mme Catherine Erhel - Soit ils ne voient rien, soit ils se sentent astreints à un devoir de réserve, même s'ils ne l'ont pas. De toute manière, ils ont quelque raison : les gens qui ont parlé en prison ont été sanctionnés et soumis à de très rudes pressions. Nous avons encore le cas d'un médecin de Villefranche qui subit des mesures de représailles pour avoir parlé, notamment à l'occasion d'un suicide : il avait signé un avis défavorable au maintien de ce détenu au quartier disciplinaire. Il est difficile pour les intervenants de parler.
A cet égard, le devoir de réserve est à faire sauter. Actuellement, un code de déontologie est en discussion ; il vise à étendre ce devoir de réserve à tous les intervenants en prison. Ce n'est pas acceptable du tout.
M. Patrick Marest - Tout à l'heure, vous auditionnez Mme Vasseur ? Vous avez là le bon exemple de la personne qui voit et prend son courage à deux mains ; il en faut. Elle prend aussi sa plume pour le faire savoir.
Une dernière chose concernant Riom. Beauvais concerne les détenus. A Riom, l'Observatoire est intervenu pour rendre publics des conflits entre un directeur et ses surveillants ; les détenus n'étaient pas en cause. Manifestement, ils n'avaient pas à subir les dysfonctionnements entre les personnels de Riom et il y a même eu une pétition de soutien de certains détenus envers le directeur qui a été suspendu avec le sous-directeur. C'est encore pour répondre à la mise en garde.
Audition de M. Jean-Pierre DINTILHAC,
procureur de
la République de Paris,
ancien directeur de l'administration
pénitentiaire
(22 mars 2000)
Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Dintilhac.
M. Jean-Pierre Dintilhac - Monsieur le Président, je suis venu avec M. Lecompte, magistrat au parquet de Paris, plus spécialement chargé des questions de l'exécution des peines.
Vous m'avez demandé de présenter pendant dix minutes la question des prisons.
Évoquer la question des prisons devant votre commission me conduit à me remémorer une partie importance de ma vie professionnelle dont dix années ont été consacrées à l'administration pénitentiaire :
- jeune magistrat au bureau de la détention, de 1975 à 1977,
- puis, de 1982 à 1990, successivement chef de la division de l'exécution des peines, sous-directeur de l'exécution des peines et de la réinsertion et, enfin, directeur de l'administration pénitentiaire du 26 octobre 1988 au 17 octobre 1990.
A cette partie de ma vie professionnelle, passée au service de l'institution pénitentiaire, je dois ajouter, d'une part, mes deux premières années de jeune magistrat au parquet de Melun, sur le ressort duquel se trouvaient deux établissements pénitentiaires, une maison d'arrêt et une maison centrale qui a été en partie détruite par une mutinerie le 24 octobre 1973, d'autre part, quatre années de présidence (1994-1998) du Comité national consultatif de libération conditionnelle.
Tout dernièrement enfin, il m'a été demandé de présider le jury du concours de 1a conception-réalisation de six nouveaux établissements pénitentiaires (Haute-Garonne, Vaucluse, Nord, Var, Oise et Seine-et-Marne), jury qui s'est réuni pour la première fois le 17 juin 1998 et qui vient de se prononcer, le 3 mars dernier, pour la seconde et dernière tranche de ce concours.
Pour répondre à votre souhait, j'aborderai, en quelques minutes, trois sujets :
1°- L'évolution des conditions de détention, telle que j'ai pu la constater de 1973 à cette année 2000 ;
2°- Les conditions dans lesquelles sont détenues les personnes qui relèvent, sur le plan juridictionnel, du tribunal de grande instance de Paris ;
3°- Le rôle, enfin, et l'action du parquet et du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris à la maison d'arrêt de La Santé.
Sur l'évolution de l'institution pénitentiaire de 1973 à 2000, si je me réfère au souvenir que j'ai conservé d'une visite de la maison d'arrêt de Bourges, dans les années 70, par une matinée d'hiver humide, dans un établissement qui n'était pas chauffé, dont les cellules ne disposaient pas encore de sanitaires (ce qui imposait la corvée des tinettes chaque matin) et à ce que devraient être les nouveaux établissements qui seront construits dans les prochains mois, l'évolution est considérable.
Marquée par les drames et les crises successives survenus à partir du début de ces années soixante-dix, l'administration pénitentiaire s'avérait avoir en charge une des missions les plus délicates que l'État ait à assurer, sans disposer alors des ressources humaines, des moyens matériels, mobiliers et immobiliers et des crédits de fonctionnement nécessaires pour que cette fonction puisse être conduite dans des conditions de respect de la dignité des personnes détenues adaptées à l'évolution générale du niveau de vie.
D'une certaine manière, l'on peut dire que l'État n'avait pas su faire évoluer ses prisons au même rythme que les autres institutions et que l'écart entre le standard du niveau de vie général et la condition pénitentiaire s'était creusé dans une proportion qui rendait la situation des prisons explosive. Les explosions ont d'ailleurs été multiples, tant du côté des détenus que des personnels.
Devant gérer cette situation les fonctionnaires de cette administration, d'une manière générale, assuraient leur fonction avec beaucoup de dévouement et de courage et ils ne méritaient sûrement pas les critiques, souvent violentes, dont ils étaient fréquemment l'objet, alors que, tout en subissant cette situation, ils se voyaient soumis à une quasi-obligation de résultat au nom de l'impératif de sécurité. On leur demandait d'avoir l'angoisse de l'évasion.
La prise en compte progressive, en premier lieu de l'étendue des carences dont souffrait cette institution, puis la mise à niveau, bien plus lente mais réelle, devait permettre, au cours de ces vingt-cinq dernières années, une incontestable et même parfois une spectaculaire modernisation, mais aussi une très grande disparité.
Si les conditions de détention ont été améliorées sous certains aspects dans tous les établissements, que ce soit par l'évolution de la réglementation (par exemple pour ce qui concerne les procédures disciplinaires), par l'ouverture des prisons aux évolutions extérieures (la télévision) ou par la construction de nouvelles prisons (le programme 13 000), les progrès réalisés sur certains sites ne faisaient que rendre plus difficile à supporter l'archaïsme des structures les plus anciennes.
Interviewé, en tant que nouveau procureur de la République, je répondais à un journaliste du journal Le Parisien (10 septembre 1998), que Paris avait besoin d'une cité judiciaire comprenant un tribunal, des locaux pour la police judiciaire et une prison moderne.
C'est dire que la maison d'arrêt de La Santé, malgré des aménagements importants dont j'avais pu constater la réalité en m'y rendant le 29 juin 1998, quelques semaines après mon installation, m'apparaissait inadaptée à sa fonction, notamment le quartier haut, et que les conditions de détention y demeurent en dessous de ce que devraient être celles de la prison de la ville capitale de la France, de la Ville Lumière.
Sur les conditions de détention des personnes qui relèvent du tribunal de Paris, s'il est possible de connaître de manière précise le nombre de personnes détenues au titre d'une information en cours à Paris (1 000 environ, dont 100 mineurs en moyenne au cours de ces derniers mois), il est beaucoup plus difficile de savoir quel est le nombre de détenus, non condamnés à titre définitif, qui relèvent du tribunal et de la cour d'assises de Paris.
Selon un état statistique de l'administration pénitentiaire, établi au 1 er janvier 2000 à partir du fichier national des détenus (FED), 1 770 prévenus relevaient à cette date du tribunal de Paris, dont 1 676 hommes et 94 femmes. Parmi eux, à la même date, 508 seulement se trouvaient à la maison de La Santé, 979 à Fleury-Mérogis, 216 à Fresnes, tandis que les autres étaient répartis sur 25 établissements différents.
Quant à l'effectif de la maison d'arrêt de La Santé, il est de 1 200 détenus, soit un chiffre sensiblement égal à la capacité de l'établissement (1 242 places). C'est l'un des aspects positifs que j'ai découverts en retrouvant cet établissement qui a détenu jusqu'à 6 000 personnes après la guerre, que j'avais connu longuement avec près de 2 000 détenus et dont la population actuelle correspond à peu près à sa capacité, qui ne correspond pas forcément à des conditions de détention idéales.
Le rapprochement effectif/capacité permet de constater qu'il n'existe pas, actuellement, de surpopulation, contrairement à ce qui a existé dans le passé. Ces quelques éléments chiffrés démontrent par contre que Paris ne dispose pas d'une capacité pénitentiaire suffisante pour l'ensemble des prévenus qui relèvent de la juridiction et surtout qu'il est impossible de détenir à Paris les mineurs et les jeunes majeurs de 18 à 21 ans, ainsi que les femmes, puisqu'il n'existe pas de locaux de détention spécifiques pour ces personnes, ni de locaux de semi-liberté.
Cela veut dire que des populations, souvent les plus fragiles, sont transportées hors de Paris, dans les établissements de Fleury et de Fresnes ou d'autres établissements périphériques plus éloignés. Les visites des familles et des avocats y sont forcément moins fréquentes, l'éloignement et la distance rendant beaucoup plus difficile le maintien des relations, notamment pour les avocats pour lesquels le déplacement à Fleury-Mérogis représente pratiquement une demi-journée.
C'est dire également l'intérêt que présenterait la construction d'un établissement pénitentiaire moderne à Paris comprenant un quartier pour les mineurs et les jeunes majeurs et un quartier pour les femmes afin que puissent y être détenus ceux et celles pour lesquels le maintien à Paris est important, tant pour des motifs judiciaires que familiaux, pendant toute la durée de la prévention. Sans compter les économies quand on voit ce que coûtent les escortes que représente le transfert des détenus pour les établissements plus éloignés comme Fleury et Fresnes.
Sur la qualité des conditions de détention, si la maison d'arrêt de La Santé, construite entre 1863 et 1867, était alors un établissement moderne et original puisque y coexistent un quartier cellulaire (cellules de 6,9 m2) et une détention composée de cellules pour 4 détenus d'une superficie de 11,4 m2, cet établissement n'a pu être totalement adapté aux normes modernes. Tout cela induit des conditions de détention difficilement aménageables aux normes modernes, ne serait-ce que l'installation de douches ou de sanitaires dans des conditions satisfaisantes
Toutefois, et malgré l'exiguïté des espaces qui interdit notamment l'aménagement de véritables équipements sportifs, des améliorations très substantielles ont été réalisées. Je pense notamment aux très importants travaux réalisés dont le plus récent et le plus réussi est l'unité de consultation et de soins ambulatoires, aux bibliothèques en libre accès, aux laveries pour le linge personnel des détenus, à la remise à tout détenu libéré sans ressource ou indigent d'un "kit sortant" d'une valeur de 500 F, au repérage de l'illettrisme à l'entrée et même aux activités sportives avec de la musculation, du tennis de table, du yoga, du cardiotraining et quelques tournois de foot, de basket et de volley.
La création, en 1998, d'un "observatoire local de la consommation", composé de personnalités extérieures, dont M. Dupeyroux, professeur d'université grand spécialiste du droit du travail, a aussi permis de pratiquer des tarifs beaucoup plus bas sur les produits vendus en cantine, notamment les produits de première nécessité. Cette fonction est importante puisque la moyenne des dépenses personnelles, par détenu, était de 23 francs par jour en 1998, alors que le coût, à la charge de l'établissement (alimentation, habillage, couchage, hygiène corporelle, cotisations sociales et dépenses médicales), s'élevait à 25,31 francs.
En l'état, les conditions de détention à la maison d'arrêt de La Santé souffrent donc essentiellement du manque d'espaces et de locaux suffisants pour assurer la détention individuelle, ou à deux détenus au plus -ce qui me paraît essentiel pour les personnes dépressives- et pour installer les équipements collectifs et individuels répondant aux normes actuelles. La surface au sol ne permet pas, en effet, d'envisager une modernisation satisfaisante de l'établissement, sauf à réduire fortement la capacité ou à opter pour une construction en hauteur, solution qui a été adoptée dans plusieurs pays où elle semble donner toute satisfaction. J'ai visité des établissements pénitentiaires de 60 ou 80 étages dans des conditions d'adaptation parfaite et de fonctionnement tout à fait adapté aux besoins, et qui correspondent à la densité des populations et des besoins.
Sur l'intervention du parquet de Paris à la maison d'arrêt de La Santé : la maison d'arrêt de La Santé relève plus particulièrement, au parquet de Paris, de la section de l'exécution des peines et de l'entraide répressive internationale (section A2) dont M. Jean-Charles Lecompte, premier substitut, est l'actuel responsable.
A ce titre, un magistrat de cette section se rend chaque semaine à l'établissement, tant pour siéger à la commission de l'application des peines que pour s'entretenir avec le directeur, les personnels et avec les détenus qui en ont formulé la demande ou qui ont adressé une plainte au parquet.
Une fois par trimestre, en outre, un magistrat du parquet procède à la visite de l'établissement. Le parquet est également directement concerné par tous les événements, souvent dramatiques, susceptibles de constituer une infraction pénale et par le décès de détenus, quelle qu'en soit l'origine.
Au cours des deux dernières années se sont produits, en 1998, 4 décès dont 3 par mort naturelle et 1 par suicide et, en 1999, 6 décès dont 3 morts naturelles et 3 suicides (dont 2 au quartier disciplinaire). A chaque fois, une enquête est engagée et une autopsie est pratiquée pour déterminer les causes exactes de la mort.
Lorsque le magistrat de permanence est informé d'un décès, il se rend sur place, ordonne systématiquement une enquête et fait procéder à une autopsie. C'est ainsi qu'à travers les autopsies et les analyses des viscères, nous avons pu déterminer que dans la majorité des cas, à La Santé, des traces de cannabis avaient été relevées dans les urines des personnes décédées, ce qui établit une consommation de drogue dans cet établissement.
C'est également ce qui résulte d'un certain nombre d'enquêtes qui ont été menées. En 1998, le nombre d'enquêtes pour trafic de stupéfiants s'est élevé à 19 tandis que 26 ont été engagées en 1999. Pour l'essentiel, il s'agit de la tentative d'introduction par les membres de la famille de petites quantités de cannabis. En janvier 2000 ont été découverts 70 grammes de cocaïne dans les effets vestimentaires d'un détenu. Des poursuites pénales sont systématiquement engagées contre les détenus trouvés en possession de drogue.
Enfin, les violences et notamment les violences sexuelles font l'objet d'une attention particulière. Entre 1994 et 1997, le parquet a été saisi de 11 procédures pour violences sexuelles au sein de l'établissement. 3 ont fait l'objet de poursuites criminelles devant la cour d'assises et 2 devant le tribunal correctionnel, les autres plaintes ne correspondaient à aucune réalité et ont donné lieu à classement. En 1998, aucune plainte n'a été déposée et une l'a été en 1999 ; cette plainte a été classée, l'enquête n'ayant pas établi la réalité des faits.
Enfin, ayant été conduit à présider la commission de surveillance de la maison d'arrêt de La Santé au mois de juin 1999, j'ai proposé aux membres de cet organisme de constituer un groupe permanent ayant pour mission de se rendre une fois par trimestre à la maison d'arrêt sur un thème précis.
C'est ainsi qu'avec les membres de ce groupe permanent, composé de six à huit personnes, nous nous sommes rendus à l'établissement successivement :
- le 28 juin 1999 pour rencontrer et entendre les représentants des organisations professionnelles,
- le 14 septembre 1999 pour contrôler le circuit du petit déjeuner (de 6h30 à 8h30),
- le 17 décembre 1999 pour contrôler le circuit de préparation et de distribution du déjeuner (de 11 h à 13h),
- enfin le 14 mars dernier pour le repas du soir.
Un rapport sera fait à la prochaine réunion de la commission de surveillance qui doit avoir lieu le 26 avril prochain.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Monsieur le procureur, nous nous sommes rendus à La Santé en délégation. Peut-être parce que nos regards étaient peu habitués à la vie carcérale -sauf pour moi qui rédige des rapports sur ce sujet depuis quelques années-, nous n'avons pas eu une impression aussi optimiste que la vôtre. Vous nous pardonnerez.
C'est vrai que La Santé comprend un peu plus de 1 200 places pour à peu près 1 200 détenus ; l'équilibre pourrait paraître favorable à première vue. Cependant, il faut voir le décompte de ces cellules : d'après le directeur, il n'y aurait pas plus de 250 cellules occupées par un détenu, les autres étant occupées par deux, trois ou quatre détenus. C'est pratique courante dans des pays où les cultures font qu'on a envie d'être en collectivité ; là, la méthode ne nous semble pas des meilleures. Si l'on veut tourner la page d'une période un peu difficile de l'administration pénitentiaire, il faut choisir une technique, c'est-à-dire un mode de vie à l'intérieur de la prison.
La cellule de l'avenir en France existe déjà dans certains pays d'Europe, comme aux Pays-Bas : c'est une cellule où l'on peut dormir décemment, munie d'une table de travail simple mais permettant de travailler de jour comme de nuit, avec un lavabo, un WC et, dans un des coins, une petite douche qui permet d'éviter les promiscuités de douches qui, à La Santé, ont pu faire l'objet de certaines relations plus ou moins constatées et souvent évoquées.
Vous avez participé au choix des six prisons nouvelles. A partir de maintenant, pensez-vous que la restructuration de l'administration pénitentiaire sera moderne quant à l'unité de vie, avec une personne par cellule ? Faute de choisir une formule claire et nette, nous irons vers les errements. Le système carcéral a connu de nombreux aménagements très partiels -que je qualifierais de rustines-, notamment avec les programmes 13 000 et 4 000, mais la situation est toujours aussi difficile.
M. Jean-Pierre Dintilhac - Monsieur le commissaire, la question de la détention unicellulaire, de l'encellulement individuel en France est ancienne : une loi de 1850 prévoyait que chaque détenu devait se trouver seul en cellule.
Personnellement, j'ai considéré que l'un des grands drames de notre système pénitentiaire était de ne pas disposer d'une cellule par détenu, sauf à avoir un volant de 10 à 20 % de cellules pour deux détenus, car certains ne supportent pas l'isolement et en deviendraient dépressifs. Deux, peut-être pour quelques cellules. Trois, danger : même si généralement les choses peuvent bien se passer, à trois ou quatre, s'installent des rapports de forces.
Voilà pourquoi, malgré des progrès remarquables, malgré l'évolution incontestable, le dysfonctionnement le plus grave et inquiétant pour la direction de La Santé, c'est le quartier haut, avec en majorité des cellules pour trois ou quatre détenus.
Voilà pourquoi je parle de deux solutions : ou bien rester sur place en diminuant la capacité de 1 200 à 600 places, ou bien raser complètement pour construire une tour de 60 étages pour parvenir à 1 200 ou 1 500 places, ou encore bâtir un établissement ailleurs.
Comme directeur de l'administration pénitentiaire, un de mes grands sujets d'inquiétude était de voir quelques prisons, comme la maison d'arrêt de Strasbourg, où est maintenant installée l'ENA, ou de Perpignan avec ses dortoirs de 30 et 40 détenus, qui connaissaient régulièrement, malgré la vigilance et la bonne volonté du personnel, des rapports de forces se terminant par des sévices, par des drames ou des relations sexuelles imposées. La cohabitation à plus de deux -d'accord pour deux quand c'est nécessaire et/ou souhaité- est sûrement une situation tout à fait dangereuse, à éliminer de nos institutions pénitentiaires.
M. le Rapporteur. - Une courte question qui se branche sur la première : votre sentiment sur La Santé. Faut-il raser ? Une rénovation de ce vieux bâtiment de 1860 peut-elle être efficace avec les contraintes que représente l'architecture telle qu'imaginée au siècle dernier ? La destruction permettrait une opération immobilière sur le secteur, à condition de disposer d'un autre terrain ; ce serait donc une autre opération Hôpital Georges Pompidou. Mais le terrain doit être situé dans la ville ou tout proche, et disponible immédiatement.
M. Jean-Pierre Dintilhac - La question est importante. Dans le débat sur la maison d'arrêt de La Santé, l'une de mes inquiétudes serait de raser sans reconstruire. Paris avait beaucoup de prisons, proches de la population, qui ont été rejetées à l'extérieur. On a créé des situations difficiles à gérer, qui posent des problèmes : bien des détenus, malgré ses mauvaises conditions, préfèrent La Santé à Fleury-Mérogis. On peut le comprendre.
La position idéale, qui exige quelques moyens, doit être réalisable : raser La Santé, quitte à reconstruire soit sur place, soit ailleurs, à condition de réaliser à Paris une prison moderne. La capitale doit disposer d'équipements remarquables qu'il s'agisse de la danse, avec l'Opéra, mais aussi de la justice ou des institutions pénitentiaires. Paris mérite une prison à l'honneur de la France et de la ville-capitale.
M. le Rapporteur - Monsieur le procureur, vous avez été précédé par les représentants de l'OIP. Ces représentants nous ont dit que l'administration pénitentiaire ne pouvait pas se réformer dans les murs où elle se trouve, dans le système dans lequel les juges enfournent constamment des détenus -c'est un peu moins vrai parce que les chiffres de population carcérale se tassent légèrement- et qu'il faut imposer un numerus clausus. On sait que certains pays l'ont déjà imposé avec plus ou moins de succès. Cette mesure serait drastique : si l'on attend qu'évolue favorablement le contenu, c'est-à-dire le parc pénitentiaire, autant dire que l'affaire est envoyée aux calendes grecques ; de mesure en mesure, nous verrons se pérenniser des méthodes qui permettent à certains de condamner notre système carcéral.
Numerus clausus ou non ? Sans vouloir vous influencer, pour moi, la question paraît chimérique. Vous, qui êtes davantage technicien, comment voyez-vous l'institution éventuelle d'un numerus clausus ?
M. Jean-Pierre Dintilhac - Franchement, sur le plan de l'idéal et des principes, je suis favorable au numerus clausus, mais je ne crois pas qu'il soit praticable dans un grand pays comme la France. Les Pays-Bas ont mis en place le numerus clausus il y a six ans ; depuis, ils ont multiplié par trois leur capacité pénitentiaire.
En 1989, un rapport avait proposé le numerus clausus. Il est difficile de concilier une attente des concitoyens en termes de réaction sociale à la petite et à la grave délinquance, alors que les magistrats, contrairement à ce que l'on dit, ont eu une vigilance à ne pas exagérer et même à réduire le recours à la détention provisoire, dans des conditions difficiles. A quel juge dira-t-on qu'il n'y a plus de place ? Au premier ou au dernier ? Où sera l'égalité de traitement du citoyen ? Cela me paraît très difficile sur le plan juridique.
Il faudrait considérer un numerus clausus virtuel : il y a un impératif à construire autant de places que de détenus et à poursuivre le travail engagé avec quelques établissements. Les premiers ont été construits avec Mauzac puis il y a eu le programme 13 000. C'est ainsi que l'on progressera, avec un effort permanent d'une administration qui s'est véritablement modernisée. Je ne m'en attribue pas les mérites, bien que j'y aie passé quelques années, mais je le vois de l'extérieur : des progrès considérables sont apparus dans les mentalités, chez les personnels, notamment avec le décloisonnement de la médecine pénitentiaire qui permet une ouverture autorisant à chacun de s'exprimer en toute liberté.
Il faut continuer sur ce chemin. Introduire d'un seul coup un numerus clausus me semble chimérique : dès lors qu'il faudra mettre en oeuvre cette règle, je suis persuadé qu'on trouvera des difficultés juridiques -peut-être constitutionnelles- et pratiques qui seront considérables. Il faut poursuivre.
Actuellement, si nous voulons juger, le recours à la détention est plutôt excessif non en termes de détention provisoire mais en durée des détentions provisoires et des condamnations.
M. le Président - Et en attente d'appel ou de cassation, en attente d'une décision de justice.
M. Jean-Pierre Dintilhac - Oui, et ce sont les reflets d'un engorgement d'une instruction judiciaire. Les délais d'attente devant la cour d'assises de Paris ne sont pas le fait de magistrats qui mettraient des dossiers sous le coude, mais il existe un plan de charge de la cour d'assises : il n'est pas possible de juger davantage d'affaires ou d'accélérer les affaires d'assises. Elles doivent être jugées les unes après les autres.
M. le Rapporteur. - Ultime sous-question : ce numerus clausus n'existe-t-il pas de facto pour l'entrée en centre de détention ?
M. Jean-Pierre Dintilhac - Il existe depuis la nuit des temps pénitentiaires dans les établissements pour peine. Pourquoi ? Les conditions de détention et la durée font que la population pénale y est beaucoup plus difficile et qu'elle change moins. Il faut y préserver des conditions de détention correctes alors que, dans les maisons d'arrêt, le turn-over permet de supporter des conditions de détention beaucoup plus difficiles sans explosion. Paradoxalement, les prévenus bénéficiant de la présomption d'innocence subissent des conditions de détention beaucoup plus mauvaises que les condamnés. En effet, tant qu'il n'y a pas de place dans les maisons centrales et les centres de détention, on attend, au risque de surcharger les conditions de détention et de les dégrader. C'est une réalité pénitentiaire, car si l'on dépasse les normes dans les maisons centrales en mettant deux ou trois détenus par cellule, malgré un escadron de CRS, on ne tiendra pas longtemps l'établissement.
M. Dominique Leclerc - Monsieur le procureur, je vous ai écouté avec attention. Permettez quelques réflexions de quelqu'un qui n'est pas habitué à cet univers et pour qui la visite de la prison de La Santé était la première, à part celles que je faisais régulièrement en province à Tours, depuis quelques années, pour voir notamment la mise en place de la loi de 1994 sur le suivi médical, la règle du 1/5 e pour les gardiens, le suivi social et les possibilités d'insertion d'année en année. J'ai aussi été marqué par la vétusté de cet établissement dont -comme vous- je pense qu'il est indigne de notre pays et de la capitale.
Au-delà de cette réflexion, je voulais vous poser deux questions. La première : nous avons rencontré des gardiens et des personnes en charge du suivi médical dans le cadre du détachement prévu avec le CHU voisin ; ces personnes nous ont relaté beaucoup de tensions et de déviances dans l'établissement.
En juin 1999, j'ai aussi été destinataire d'un livre blanc sur l'administration pénitentiaire dont la lecture m'a beaucoup marqué : beaucoup de choses inacceptables y sont dénoncées qui, en tant qu'élu et citoyen, me heurtent profondément. Je voudrais avoir votre avis sur toutes ces révélations qui choquent beaucoup l'opinion.
Seconde question : vous avez évoqué des visites régulières des magistrats en charge et maintenant de vous-même, pour contrôler la cantine et les repas. Ces visites sont-elles programmées et annoncées à l'avance ou inopinées ?
M. Jean-Pierre Dintilhac - Pour répondre à votre dernière question, les visites sont annoncées. J'ai souvent effectué des visites inopinées dans d'autres fonctions ; je n'ai pas vu de différence radicale, car je pense que, pour savoir intimement ce qui se passe au coeur de la prison, il faut y vivre et pas seulement y aller en visite, annoncée ou inopinée. Il conviendrait d'y vivre dans la durée, dans la succession des secondes et des minutes pendant lesquelles les drames se produisent dans des cellules collées les unes à côté des autres (600 à La Santé). On ne peut être partout à tout moment. Si bien que, sur cette notion de visite, je ne crois pas réellement que notre système actuel de contrôle soit totalement satisfaisant.
Quand j'ai été entendu par la commission présidée par M. Canivet, j'ai dit deux choses. Premièrement, je considère qu'il faut que les prisons soient le plus transparentes possible et que les organes de presse et les journalistes puissent aller régulièrement dans les prisons pour démythifier ce que l'on subodore derrière les murs. La réalité est différente : il y a souvent une misère morale et un abandon et il faut voir pour le savoir, alors qu'on pense à des choses qui ne s'y produisent pas.
J'ai aussi indiqué, parlant des visites de magistrats, qu'on nous dit qu'ils ne visitent pas. Que doivent-ils faire s'ils constatent la présence de rats ou de cafards ? Doivent-ils procéder à la dératisation ? Non, ils dénoncent l'insuffisance des capacités. Mais il faudrait préciser les rôles de chacun.
Un point important : la manière dont se régulent les relations des détenus entre eux, dont ils peuvent souffrir de la part d'autres détenus à cause des rapports de force en prison. C'est une population qui connaît souvent à l'extérieur des conditions de vie dominées par des rapports de force. La violence ne survient pas d'un seul coup à la prison : elle existait à la maison, mais elle ressort parce que la personne est en prison. Il faut connaître de l'intérieur.
Pour ma part, je suis très partisan d'un médiateur, extérieur, qui pourrait librement, en prenant son temps et en percevant une rémunération, rencontrer qui il veut quand il le veut, et rédiger un rapport de ses visites.
Quant aux magistrats, leur rôle est de vérifier si la loi est respectée. En cas d'infractions, qu'elles soient poursuivies, qu'on ne les camoufle pas au parquet. Il pourrait aussi exister des commissions techniques sous l'autorité du préfet pour vérifier que la nourriture est conforme aux normes de nourriture ou que l'hygiène est respectée. Je ne vois pas en quoi le procureur de la République pourrait déterminer la qualité de la nourriture en termes d'équilibre des prestations.
Nous avons vérifié ; quelques personnes responsables d'associations nous accompagnaient et elles ont fait le même constat sur les critiques formulées, sauf un point : la nourriture y est froide pour le dernier à qui elle est distribuée. Le système fait qu'elle se refroidit au fur et à mesure. Pour le reste, dès lors que c'est équilibré avec des épinards, personne ne veut d'épinards. Il s'agit là de réactions qu'on retrouve dans toute collectivité, comme chez les jeunes ou les enfants vis-à-vis de la cantine scolaire. Certains problèmes sont purement techniques.
Il y a trop de contrôles. On demande à tout le monde de tout contrôler. Il vaut mieux déterminer le rôle de chacun et ce que chacun doit faire en termes de contrôle.
M. le Président - Monsieur le procureur, en définitive, vous venez de nous indiquer que les conclusions de la commission Canivet vous paraissent pertinentes ?
M. Jean-Pierre Dintilhac - Bien sûr, notamment sous l'aspect d'un médiateur, affecté auprès d'une prison, qui ne dépende pas de la hiérarchie pénitentiaire mais qui ait une vision permanente et non pas ponctuelle -sinon on intervient à un moment où il y a tension (suicide ou autre événement)- et qui puisse voir les dysfonctionnements de fond, les difficultés liées à la structure de l'établissement, liées à la mauvaise prestation d'un agent ou à des dysfonctionnements judiciaires. Certains détenus peuvent ne jamais être convoqués par leur magistrat-instructeur ; c'est vrai, c'est un problème.
M. Robert Bret. - Monsieur le procureur, vous avez déjà répondu aux questions que je voulais soulever. Pour le parquet de Paris, combien de magistrats ? J'ai cru comprendre au travers d'un certain nombre de visites, y compris de maisons d'arrêts de votre ressort, que le personnel de l'administration pénitentiaire souhaitait une présence plus régulière et plus soutenue des magistrats. Au-delà de visites inopinées -et de trop de contrôles qui n'aident pas au bon contrôle- comment êtes-vous organisé sur le rythme de vos visites, leur nombre et vos missions de vérification du respect de la loi ? Pourriez-vous être plus précis de ce point de vue ?
M. Jean-Pierre Dintilhac - Tout à fait. Sur les missions, l'article 278 demande au procureur de visiter une fois par trimestre les établissements pénitentiaires. J'ai souhaité le faire personnellement avec quelques membres de la commission de surveillance. En dehors de ces visites, sur des thèmes bien particuliers, M. Lecompte, chef de la section de l'exécution des peines, se rend toutes les semaines à l'établissement pénitentiaire et un magistrat fait une visite de sa section une fois par trimestre, tandis qu'un autre visite les détenus qui ont demandé à être entendus. Voilà le rythme actuel de présences.
Il pourrait être supérieur, c'est vrai. Cependant, nous parlons ici des questions de prison. Si je suis entendu dans quelque temps par une autre commission qui s'inquiéterait de la présence du parquet au tribunal de commerce ou du rôle du parquet auprès des juges des incapables majeurs, etc. -je pourrais égrener la liste considérable des endroits où l'on nous demande- j'aimerais alors que l'on me dise comment organiser la vie professionnelle des magistrats pour que, en 39 heures par semaine, en assurant toutes ces fonctions, ils puissent toutes les assurer de fait.
Le parquet de Paris comprend actuellement 98 magistrats. Chacun a des domaines de compétences particulières. Pour le parquet, il y a une section et des magistrats plus particulièrement chargés de l'exécution des peines.
Sur un autre thème, lors de ma prise de fonction, j'ai souhaité faire le recensement des lieux de garde à vue ; je n'ai pas trouvé de dossier reprenant la totalité des lieux de garde à vue de Paris. A présent, le recensement en a dénombré 109. Comme il est hors de question d'imposer au seul magistrat de l'exécution des peines de s'y rendre, j'ai demandé de prendre en charge les visites de l'ensemble de ces 109 établissements une fois par semestre, à raison de deux magistrats par local de garde à vue.
Très sincèrement, on peut tout demander à tout le monde sous prétexte que la prison est un élément important. Mais je crois que la présence à Paris, auprès de l'établissement pénitentiaire, est une présence raisonnable. On pourrait faire deux fois plus mais, en réalité, on ne pourrait sûrement pas réussir à Paris l'équivalent de la présence permanente d'un médiateur. De surcroît, ce n'est pas le travail d'un magistrat. Je ne parle ici que du parquet de Paris ; d'autres magistrats peuvent avoir d'autres fonctions.
Mme Josette Durrieu - Deux questions, monsieur le procureur. Je n'ai pas entendu tout ce qu'ont dit les membres de l'Observatoire qui vous ont précédé, mais il semble qu'ils aient soutenu, entre autres, qu'il vaudrait mieux entrer moins et sortir plus des prisons, et responsabiliser les magistrats.
Je voudrais revenir deux minutes sur la marge d'appréciation entre celui qui commet la faute et celui qui définit la peine. Pendant ces auditions, il nous a été dit que la durée moyenne d'emprisonnement avait augmenté et même doublé en 20 ans.
Une question simple : pourquoi allonger la peine ? Est-ce dans l'air du temps ou y a-t-il davantage de détention préventive actuellement ? Y a-t-il moins de libérations anticipées ? Sur un cas précis, j'ai entendu le directeur d'une prison que nous avons visitée déplorer qu'un détenu qui venait à la bibliothèque ne soit justement pas encore sorti.
M. le Président - Il s'agissait là d'une libération conditionnelle.
Mme Josette Durrieu - C'est ma première question sur la responsabilisation du magistrat : qu'est-ce que cela signifiait pour eux ? Là, c'était une observation.
Deuxièmement, en ce qui concerne la récidive, l'insertion ou la réinsertion. Possède-t-on des statistiques sur les résultats et les échecs ? L'autre jour, nous avons rencontré un médecin psychiatre. Dans les couloirs, nous lui avons posé la question à propos de détenus à problèmes : ceux qui ont vu le problème se déclencher à l'intérieur de la prison, au cours de leur incarcération, et ceux qui sont sortis sans avoir de dommage supplémentaire. Il n'a pas été en mesure de faire la part des choses. Avez-vous une idée de ces statistiques sur le problème à l'intérieur de la prison, les problèmes de récidive ?
Enfin, vaut-il mieux écouter ceux qui sortent ou ouvrir davantage les prisons à ceux de l'extérieur ? Écouter plus ceux qui sortent des prisons et prendre en considération ce qu'ils ont à dire ? Ils disent qu'il faudrait aller plus souvent de l'extérieur de la prison à l'intérieur.
M. Jean-Pierre Dintilhac - Ces trois questions sont très vastes. A propos de statistiques, oui, il en existe mais reflètent-elles la réalité ? Ceux qui les étudient sérieusement savent qu'il faut en douter fortement.
Première question : la durée. La durée est incontestablement une des raisons majeures de l'augmentation de la population pénale. Si l'on raisonne en flux et en stock, comme des gestionnaires, le nombre de personnes entrant en prison diminue, le nombre de personnes qui se trouvent en prison augmente parce que la durée moyenne augmente.
Les raisons en sont multiples, telles une attente et une exigence de plus grande sécurité. Concernant les fonctions de procureur de Paris, il ne m'est jamais arrivé d'avoir des doléances de quelque élu que ce soit pour avoir requis un mandat de dépôt. Au contraire, il m'arrive très souvent d'entendre qu'il était scandaleux qu'une personne arrêtée se retrouve déjà dans la rue. Je réponds que la justice suit son cours, qu'il y aura une citation directe, qu'il y aura une convocation par OPJ, qu'il y aura un rappel à la loi : qu'il y aura toutes ces mesures, mais que cela se ferait dans trois mois. L'attente, c'est que la sanction intervienne immédiatement par une mesure qui n'est pas destinée à cet usage : la détention provisoire.
La contradiction est évidente entre l'attente de l'opinion publique et la justice. Malgré cela, la mise en détention a diminué mais a augmenté en durée. Premièrement, c'est parce qu'il y a effet mécanique : moins on met en prison, plus on met en prison des cas plus lourds. La durée est donc plus longue ou plus complexe. La deuxième raison, c'est que les textes sont plus complexes, ainsi que les enquêtes notamment par le phénomène de l'internationalisation, qui rend l'instruction infiniment plus longue. De plus en plus d'affaires nécessitent des investigations internationales.
Enfin, la durée augmente parce que les textes et l'opinion y contribuent ; je pense notamment aux affaires d'assises. Depuis 1978, a été créée la période de sûreté qui empêche des sorties à mi-peine pour des libérations conditionnelles, alors que les jurys d'assises qui ne sont pas des magistrats professionnels et qui sont majoritaires ont probablement beaucoup plus d'exigences en termes de sanctions, notamment dans un contentieux qui s'est beaucoup développé : les atteintes sexuelles et les affaires de moeurs pour lesquelles les peines sont de plus en plus lourdes.
Voilà ce qui est actuellement à l'origine de l'augmentation de la durée de l'emprisonnement. Je n'ai énuméré que trois causes. Il faudrait plus de temps pour toutes les citer.
En ce qui me concerne en tant que procureur de la République, j'applique des lois et j'essaie, tout comme je le demande aux magistrats du parquet, de recourir autant que possible, et systématiquement pour les primaires, aux alternatives à la détention. Je ne suis pas toujours compris par les élus locaux qui, directement ou indirectement, m'en font le reproche par l'intermédiaire de la population qui vient les voir.
Sur la récidive, il y a une très grande difficulté à vous répondre, car beaucoup d'études sont publiées. Les détenus qui sortent en libération conditionnelle récidivent moins. Je peux également dire que plus on reste de temps en prison, moins on récidive : la récidive des longues peines est moins forte que celle des courtes peines ; c'est une réalité qu'il est très difficile d'attribuer. Parmi les gens qui ont passé plus de dix ans en prison, le taux de récidive est très faible. Il est spectaculaire et fait immédiatement la une des journaux puisque c'est un fait criminel. Les courtes peines sont à taux de récidive très fort. On pourrait en conclure que la prison ne sert à rien. Je pense que si 20 000 ou 30 000 détenus sortaient des prisons, le taux de délinquance augmenterait : il existe donc un effet mécanique par la neutralisation pendant au moins la durée de la détention.
Cette durée de détention a-t-elle pour effet d'aggraver ? Je le crois aussi. Mais elle s'aggrave également selon les conditions de détention. Quand un détenu se retrouve avec trois codétenus dans une cellule et n'a rien à faire que de s'entretenir avec des camarades détenus pour des actes de délinquance, l'effet négatif de la prison est acquis. Au contraire, s'il est seul dans sa cellule et s'il en sort pour suivre une activité professionnelle, de formation ou culturelle, la prison a moins d'effet. Les conditions de détention sont déterminantes sur l'effet positif ou négatif de la prison.
Quand à la dernière question de savoir s'il est préférable d'écouter ceux qui sortent ou d'aller dans les prisons ? Je crois qu'il faut les deux. Les témoignages sont très différents : voyez celui de ce détenu, libéré voici peu de La Santé, docteur en sciences physiques, qui a été interviewé à plusieurs reprises, après avoir passé 25 ans en prison pour avoir assassiné deux policiers. Mais vous avez des témoignages de tout autre nature. Le témoignage humain reflète l'expérience personnelle et singulière. Il faut donc cumuler : écouter ceux qui veulent parler et ceux qui n'ont rien à dire parce que tout s'est bien passé ou qui ne veulent rien dire. Tout ce qu'ils expriment ne reflète pas forcément la réalité des choses. Il faut aussi aller observer.
Je continue à penser qu'à la fois une ouverture de la prison par les textes qui donnent libre accès aux élus ou aux journalistes de s'y rendre, dans les conditions d'encadrement nécessaires, et la création d'un médiateur qui puisse y aller à son gré, librement, seraient positives, quitte à ce que la presse interviewe tout ancien détenu qui sort de prison. Personne ne peut les en empêcher.
M. le Président - Mme Durrieu posait une bonne question. En 25 ans, toutes les peines ont à peu près doublé dans le code pénal. Voilà qui doit intéresser aussi le législateur. Nous y avons une responsabilité directe.
M. le Rapporteur. - Quelqu'un a demandé la pause dans les procédures législatives.
M. le Président - Monsieur le procureur, nous vous remercions.
Audition du Dr Véronique VASSEUR,
médecin-chef,
et de Mme Andrée PHILIPPE,
infirmière-chef
à la maison d'arrêt de
Paris-La-Santé
(22 mars 2000)
Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mmes Vasseur et Philippe.
M. Jean-Jacques Hyest, président - La commission a visité La Santé récemment. Nos collègues pourront donc vous poser des questions à ce sujet à l'occasion de vos témoignages. Je pense que nous avons tous pris connaissance de votre témoignage écrit.
Mme Véronique Vasseur - Je suis arrivée à La Santé en avril 1992 et j'ai commencé à écrire dès la première heure tant ce que je voyais m'a bouleversée. J'ai pris des notes pendant sept ans. J'ai parlé essentiellement de trois sujets : les locaux, la population et le système carcéral.
Les locaux, pour ceux qui ont visité, ont connu quelques améliorations. Reste la promiscuité : les détenus sont parfois seuls, mais la plupart du temps, ils sont deux, trois voire quatre. Dans d'autres maisons d'arrêt, ils peuvent se retrouver jusqu'à six. Cela engendre évidemment des problèmes de promiscuité, de violation d'intimité puisque le WC est commun, sans cloison. Pour le moment, on commence à placer quelques rideaux pour séparer.
La violence, le système du caïdat, tout cela est engendré par la promiscuité. On retrouve également des problème d'hygiène puisqu'ils n'ont droit qu'à deux douches par semaine.
Beaucoup de détenus entrent avec des maladies. C'est une population qui est globalement précaire. La Santé n'est pas très représentative : c'est une maison d'arrêt qui reçoit 60 % d'étrangers dont 30 %, en situation irrégulière. La population est précaire, marginale ; elle n'a pas accès aux soins ou très peu. Beaucoup de détenus sont toxicomanes, à peu près 25 %. Pour ces gens qui arrivent en prison, c'est parfois leur premier contact avec un médecin et c'est donc l'occasion de dépister beaucoup de pathologies.
A l'intérieur de la prison, les pathologies, même compensées dehors, "décompensent" à cause du stress, de l'enfermement, de la rupture avec le social, avec la famille. A La Santé, le système médical, c'est le jour et la nuit entre 1992 et 2000, puisque la loi de 1994 a rattaché les services médicaux des prisons à l'hôpital le plus proche. Pour nous, il s'agit de l'hôpital Cochin.
Nous sommes une antenne du service de médecine interne, implantée à l'intérieur de la prison. Cela a commencé à prendre effet en 1995, on a signé en 1996 et on a déménagé en 1997. Tout cela s'est donc fait très progressivement avec l'aide de Cochin et de l'administration pénitentiaire.
Les gros problèmes qui persistent sont le manque de cellules à alarme. Nous n'avons pas d'alarme pour les patients à risque. Par exemple, quelqu'un qui a déjà subi plusieurs infarctus ou qui est déjà parti en réanimation pour crises d'asthme graves ne dispose pas d'alarme, sauf les VIP, les gens médiatisés, connus, isolés. On ne peut pas y placer des détenus ordinaires.
D'autre part, une particularité de La Santé : il n'y a pas de ronde de nuit des surveillants entre 1 heure et 4 heures du matin. Un médecin est de garde 24 heures sur 24 ; il passe ses nuits sur place.
Il existe aussi les problèmes liés à la drogue qui circule -ce n'est un secret pour personne- et les problèmes de suicides : le taux de suicide monte régulièrement en France. Beaucoup de tentatives de suicides mais, à La Santé, peu de suicides sont réussis. Le plus souvent, les suicides se font par pendaison. La moitié se passe au quartier disciplinaire.
En prison, il règne un véritable gâchis humain avec des détenus qui restent. La moyenne d'incarcération est de plus en plus longue : elle était de 4 mois et elle est passée à 6 ou 8 mois. Ces gens n'ont pas de perspective. Ils sont complètement infantilisés, désociabilisés. S'ils étaient marginaux dehors, la situation ne fait que s'accentuer. Il faut comprendre qu'un détenu dans une maison d'arrêt, à part les très longues peines, est appelé à sortir et à revenir dans la vie civile. Je remarque donc un grand gâchis humain.
Il existe tout un système pénitentiaire qui n'est pas du fait des surveillants. Certains surveillants sont parfaits. C'est le système en lui-même : pour tenir une prison, on place des "balances" ; les dénonciations sont encouragées, avec des pressions sur les plus faibles. Tout le monde vit ensemble en prison, surveillants, détenus, personnels. Je n'irai pas jusqu'à dire que nous sommes démotivés, mais on voit revenir sans arrêt nos détenus. Le taux de récidive est très important, surtout chez les étrangers sans papier. Ce matin encore, il en est revenu un pour sa quatrième incarcération en un an, avec des noms différents, des alias, des X. On ne sait plus qui est qui.
Il règne une espèce d'absurdité dans le système, d'autant plus absurde que le service médical bénéficie de toute la logistique d'un hôpital et qu'on soigne le détenu de la même manière qu'un homme libre. Le reste paraît d'autant plus flagrant.
Voilà. Pour travailler en prison, il y a quatre mots-clés : le respect, la tolérance, la transparence et l'humour. Je compte beaucoup sur la commission Canivet pour un contrôle extérieur, pour que certaines affaires très graves, qui ont été quand même révélées des mois après, ne se reproduisent plus. Tout ce que j'ai dénoncé dans mon livre a été puni pénalement, mais quand on sort des affaires, on ne sait pas à qui s'adresser. Je compte donc beaucoup sur ce contrôle extérieur pour une transparence.
Mme Andrée Philippe - Mon témoignage portera sur cinq ans puisque je suis arrivée à la maison d'arrêt de La Santé en 1995 pour mettre en route le protocole de la loi de 1994. Je suis un personnel de l'hôpital Cochin où j'ai fait toute ma carrière. J'ai donc choisi de travailler en prison peut-être par curiosité et pour voir comment les choses s'y passaient.
Mon témoignage portera surtout sur la difficulté de travailler en prison pour le personnel médical et paramédical. Nous sommes soumis à des remarques insidieuses de l'administration pénitentiaire. Nous n'avons pas les détenus avec nous, sur place. Nous sommes obligés de passer par les membres de l'administration pénitentiaire pour les avoir, selon leur bon vouloir : parfois, on nous les envoie, parfois pas. On nous dit que c'est refusé ou que ce n'est pas refusé. Nous ne sommes jamais sûrs du refus du détenu. C'est un gros problème pour travailler correctement.
En deuxième lieu, des rapports sont rédigés sur nos activités. Nous ne savons pas trop pourquoi : jamais on ne nous parle en face, mais on apprend par la direction qu'on a eu un rapport parce qu'on a commis un faux pas, une fausse manoeuvre. Nous faisons l'objet aussi de tracts ou de lettres diffamatoires ; Mme Vasseur en a fait les frais il n'y a pas si longtemps.
M. le Président - Depuis la rédaction de son livre ?
Mme Andrée Philippe - Même avant. Pour la mise en route du protocole, tout s'est bien passé, main dans la main avec l'administration pénitentiaire ; nous avons eu de bons appuis. Mais, depuis quelques années, depuis deux ans environ, nos relations se dégradent, c'est vrai.
Un autre problème concernent les escortes pour envoyer les patients à l'hôpital, Cochin en général, puisque nous dépendons de cet établissement. Nous avons droit à quatre escortes par jour ; il arrive qu'on nous en supprime. Depuis le 1 er janvier 2000, 18 consultations ont été supprimées pour manque d'escorte ou de chauffeur. C'est un véritable problème, puisqu'il faut reprendre le processus : rendez-vous, autorisation, organisation.
Pour les retours d'hospitalisation, aucun ne peut avoir lieu durant le week-end. Des patients nous sont envoyés pour des problèmes cardiaques. Le service de cardiologie de Cochin signale qu'un patient doit sortir le samedi, vu que son cas n'était pas urgent, mais nous avons un mal fou à le faire revenir. Sachant qu'une journée en "cardio" coûte plus de 6 000 F, c'est un souci qui empêche la bonne marche du service.
Il faut aussi savoir que les activités pour les prisonniers, à la maison d'arrêt de La Santé, sont peu nombreuses, voire très peu nombreuses. Ils jouent au football sur du béton, ce qui entraîne des entorses multiples quotidiennement. La douche après le sport n'existe pas, puisque sont prévues deux douches par semaine ; c'est un souci. Pour les salles de musculation, la séance de douche a lieu au bon vouloir du surveillant. Des handicapés avec des cannes, pour fracture de jambe, par exemple, constituent de gros problèmes. Tout est à étage sans ascenseur ; ils mettent des demi-heures, en béquillant, pour gagner un lieu.
Ce n'est pas un travail satisfaisant pour nous. Surtout quand on sait que l'UCSA a été conçue en étages, dans un couloir en colimaçon, et que nous ne pouvons même pas descendre un brancard.
En cas d'urgences, nous devons effectuer un double déplacement : le SAMU et les pompiers. En effet, le SAMU ne brancarde pas et, à l'administration pénitentiaire, ils ne sont pas habilités à brancarder ! De sorte que c'est nous, les infirmières qui brancardons, ou nous appelons les pompiers qui sortent le détenu de la prison pour le mettre dans l'ambulance du SAMU. Les ambulances privées ne sont pas habilitées à entrer en détention : elles s'arrêtent dans la cour d'honneur.
Voilà, en gros, les obstacles auxquels nous sommes confrontés.
A cela s'ajoute le problème des repas : les régimes ne sont pas toujours respectés, les collations pour les diabétiques sont volées, elles disparaissent, elles quittent les cuisines mais on ne sait pas où elles aboutissent. Les repas arrivent froids, insipides ; ils baignent dans une sauce inqualifiable. Dans les prisons, il n'y a qu'une seule diététicienne pour tous les établissements de l'Ile-de-France. Cela me semble très peu. Pour ma part, je ne l'ai vue venir qu'une fois à La Santé et je ne l'ai jamais revue. C'est un problème réel.
Reste la question du mitard. Nous n'y entrons pas comme nous le désirons : c'est au bon vouloir des surveillants. Si une commission de prétoire se réunit, nous sommes alors bloqués pour tout l'après-midi, tout le temps que dure le prétoire.
M. le Président - Le prétoire, c'est un petit tribunal interne ?
Mme Andrée Philippe - Oui, c'est cela. Voilà, en gros, les problèmes que je tenais à vous communiquer.
M. le Président - Je suis persuadé que vos témoignages vont susciter des questions. Je passe d'abord la parole à M. le rapporteur.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur. - Je remercie Mme Vasseur et Mme Philippe de leurs témoignages.
Je voudrais interroger Mme Vasseur sur l'espoir qu'elle place dans la commission Canivet. Je faisais partie de cette commission Canivet jusqu'au moment où j'ai été nommé rapporteur de la commission d'enquête. Je signale au passage que cette commission Canivet proposait de réaliser un véritable contrôle externe des prisons. Ce contrôle externe suscite l'espoir, mais il comprend différents échelons qu'il faut harmoniser avec les contrôles du passé ; il faudra élaguer. Cela risque d'être touffu et pas forcément cohérent. Car trop de contrôles tue le contrôle.
Mais ce n'est pas là-dessus que je veux vous interroger. Je pense que l'on occulte un aspect des choses, à savoir le véritable contrôle interne. En prison, nous sommes dans une zone de non-droit, dans une zone où l'on enlève des droits au citoyen, surtout en matière de justice, une zone où l'on viole certains droits, parfois délibérément. Dans la prison, en dehors des détenus, il y a d'abord la population de l'administration pénitentiaire, un certain nombre d'intervenants extérieurs, parmi lesquels on pourrait vous inclure, bien que vous soyez détachées à l'intérieur. Le contrôle externe est une chose, et l'existence d'une sorte de contrôle interne, de cohésion interne me paraît presque plus importante que le contrôle externe.
Je suis administrateur de l'établissement hospitalier pénitentiaire de Fresnes. A la commission administrative, sous la présidence d'un magistrat à la retraite, en présence du maire de la commune, on retrouve des représentants des surveillants, des membres de l'administration pénitentiaire, des intervenants extérieurs, des visiteurs de prison, des infirmières et des médecins. Le résultat est que j'ai trouvé, moi, un climat où le directeur sort conforté du débat : il gère son budget, mais en donnant des explications comme dans un conseil d'administration des hôpitaux.
Avant 1900, l'hôpital était aussi une zone de non-droit. Je suis favorable à une véritable commission administrative interne dans les prisons. Je ne dis pas que les détenus doivent y être représentés. Certains Etats étrangers donnent aux détenus la possibilité de s'exprimer dans ce type de commission : tel ne serait pas le cas en France, ce qui provoquerait un scandale.
Les prisons étant rénovées, le monstre que représente La Santé étant rasé et transformé, pensez-vous que ce type de contrôle interne aurait évité tout ce que vous avez dénoncé et qui n'a été sanctionné que tardivement ? Cela vous aurait-il aidé à vivre votre vie et votre travail dans la prison ?
Mme Véronique Vasseur - Il ne faut surtout pas raser la prison de La Santé. Cet endroit est assez convivial et sympathique ; il est beau, architecturalement parlant. Bien sûr, il pourrait être aménagé, mais les locaux ne sont pas l'essentiel. Dans la commission Canivet, il y a aussi le fait de mettre une permanence d'avocats pour le droit des détenus, pas pour leurs affaires. C'est à l'intérieur : c'est une excellente chose.
Pourtant, il est vrai que les textes prévoient des contrôles, mais ils ne sont pas faits. Depuis la réforme, a-t-on vu des gens de l'IGAS, de la DDASS à La Santé ?
M. le Président - Avez-vous vu des gens des services vétérinaires ?
Mme Véronique Vasseur - Non. Mais ils ne passent pas chez nous.
M. le Président - C'est une vraie question. A plusieurs reprises, on nous a demandé : " Pourquoi n'est-on pas soumis aux mêmes contrôles que les cantines scolaires ?"
Mme Véronique Vasseur - Il y a certainement des contrôles dans les cuisines, mais nous sommes en dehors.
M. le Président - Il existe même des commissions de sécurité : en cas d'incendie, que deviendraient tous ces détenus ?
M. Robert Bret. - C'est surtout avant notre passage.
Mme Véronique Vasseur - D'après les textes, normalement, les magistrats doivent venir.
M. le Président - Et le préfet doit venir !
Mme Véronique Vasseur - En effet, tout le monde doit venir. Or, personne ne vient.
M. le Président - Monsieur le procureur Dintilhac nous a dit que ses magistrats et ses services passent régulièrement en visite.
Mme Véronique Vasseur - Ils visitent régulièrement depuis les deux pages parues dans "Le Monde". C'est vrai. Tout le monde est venu : les élus du 14 e sont venus, mais je ne les ai pas vus. Les rares fois où je les ai vus, c'était en 1993. C'est tout. Des textes existent depuis longtemps et on s'intéresse tout à coup aux prisons.
Cela dit, il faudrait un contrôle intérieur mais qui serait extérieur à l'intérieur. Pour l'instant, il n'y a que les services médicaux et les psychiatres -qui travaillent à l'intérieur- qui dépendent d'une autre administration. Nous sommes donc les seuls témoins qui échappent à la chape de plomb de l'administration et qui osent dire les choses.
M. le Rapporteur - Des tas de gens pénètrent dans les prisons. Même des députés.
Mme Véronique Vasseur - Oui, mais s'ils dénoncent, ils sont " virés ". Pour les aumôniers, c'est pareil. Ils voient beaucoup de choses et je dispose de nombreux témoignages. Mais s'ils dénoncent, on va les " virer ", c'est tout.
M. le Président - On peut " virer " un aumônier ? Je croyais qu'il était nommé par son diocèse ou son évêché.
Et vous ?
Mme Véronique Vasseur - Mais bien sûr.
Moi, je relève de l'Assistance publique, je suis médecin des hôpitaux. Cela ne dépend pas de l'administration pénitentiaire.
M. le Président - Bien. En fait, l'idée de notre rapporteur est d'organiser un conseil d'administration et de transformer les prisons en établissements publics.
M. le Rapporteur - A l'intérieur, autour du directeur, il y a un véritable dialogue : il est obligé d'écouter. Il est moins un souverain totalement libre ; il est obligé de discuter, d'expliquer ses décisions. A mon avis, ce serait un progrès assez important, mais peut-être pas aussi considérable qu'un très bon contrôle externe. Mais je doute encore de l'efficacité d'un contrôle externe quelle que soit la façon dont on le baptise. Il faudra quelqu'un de quasiment permanent.
M. le Président - C'est une autre affaire. Je voudrais vous poser une toute petite question à toutes deux.
La loi de 1994 a été excellente. Elle a été précédée par une circulaire de 1990 qui, déjà, avait posé la question du respect du droit à la santé des personnes. Vous avez dit que, dès 1996 ou 1997, les unités de consultation et de soins ambulatoires avaient été mises en place. C'est vrai que les locaux ont été aménagés, le matériel semble acceptable, la dentisterie -un énorme problème- est bien traitée, mais il semble quand même qu'on dérape sur deux points : la convention avec l'hôpital, dont on sait qu'il s'agit de Cochin. Mais y existe-t-il déjà une unité d'hospitalisation sécurisée ?
Mme Véronique Vasseur - De plus en plus, on envoie à Cochin ou dans les hôpitaux de l'Assistance publique dans les cas où Cochin ne pratique pas la spécialité concernée, mais on n'envoie plus beaucoup à l'hôpital de Fresnes : il est passé complètement à côté de la réforme.
M. le Rapporteur - Pour l'instant, ce qu'ils veulent, c'est réduire et réorganiser. C'est en cours.
Mme Véronique Vasseur - C'est en cours, mais cela demandera des années. Pour les unités sécurisées, de nombreux rapports ont été demandés. C'est en train de se faire. Pour l'instant, on n'en sait pas plus. Je pense que l'hôpital de Fresnes sera entièrement rénové et mis aux normes.
C'est en cours mais c'est une affaire de longue haleine. En attendant, on envoie en hôpital public avec le problème que cela entraîne : il faut deux agents devant la porte de la chambre. Quand vous avez quatre patients, et comme la préfecture de Paris est beaucoup plus conciliante que certaines autres préfectures, nous avons également des patients de Fleury-Mérogis et de Fresnes, nous nous trouvons parfois avec six, sept patients, cela donne jusqu'à quatorze agents dans nos couloirs. C'est un vrai problème.
M. le Rapporteur - Y compris le goulot d'étranglement des escortes. Les escortes aboutissent évidemment à retarder les explorations et les traitements ?
Mme Véronique Vasseur - Absolument.
Mme Josette Durrieu. - M. Cabanel, notre rapporteur, a dit qu'on dérapait peut-être en matière de frais hospitaliers. J'ai justement un problème qui m'est posé au niveau du conseil d'administration d'un hôpital dont je suis administrateur.
Avez-vous l'impression qu'on va très loin dans l'intérêt que l'on porte aux problèmes de santé et de soins dans la détention des détenus ? Je ne serais pas surprise que les moyens n'aient pas suivi après la loi de 1994, que l'on ait institué un système en relation avec l'hôpital public et que les moyens n'aient pas suivi. Quel est votre sentiment ?
J'enchaîne sur la deuxième question : pourriez-vous nous parler un peu des femmes et des bébés, des naissances ? (signe de dénégation de Mme Vasseur) Non ? Vous ne connaissez pas. Vous ne connaissez que La Santé. Avez-vous des vieillards ? J'en ai vu un à La Santé qui me paraissait pouvoir être dehors. En fait, j'en ai vu beaucoup de ces vieux de 70 ou 80 ans. L'un d'entre eux me paraissait tellement inoffensif qu'il devait y avoir passé pas mal de temps.
M. le Président - Chère collègue, vous justifiez la dangerosité selon l'apparence ? Vous savez qu'il faut être extrêmement prudent sur la question des violences, notamment sexuelles, ou dans la famille. En revanche, il y a un vrai problème du vieillissement. Pouvez-vous en dire un mot à Mme Durrieu ?
M. le Rapporteur - Un mot encore : vos détenus sont assurés sociaux. C'est bien appliqué comme le prévoit la loi de 1994 ?
Mme Andrée Philippe - Oui, dès le premier jour. J'ai quand même un souci : ils sont affiliés dès le premier jour de leur incarcération, mais le numéro de sécurité sociale ne nous parvient que trois, quatre, six mois après. Cela veut dire que l'hôpital fait l'avance ; cet aspect n'est pas encore trop grave. Mais quand on veut faire une prothèse dentaire au niveau de l'UCSA, il faut le numéro de sécurité sociale pour la prise en charge ; donc certains repartent sans prothèse.
Mme Véronique Vasseur - Des personnes âgées, nous en avons, dont M. Papon. Mais n'en parlons pas. C'est une situation parfois très difficile à gérer : elle nous pose un problème réel pour notre établissement, car nous n'avons rien pour les handicapés. Ajoutons à cela les cellules à alarme : M. Papon dispose d'une cellule à alarme, mais ce n'est pas le cas de tout le monde.
Les dérapages : quand on soigne un détenu, on le fait comme pour un homme libre ; il n'y a pas de limite, de frontière. La seule chose, c'est que c'est une population qui, dans son ensemble, à part un faible pourcentage non concerné, n'a pas accès aux soins à l'extérieur : c'est une population pauvre, précaire, toxicomane. Elle n'a pas accès aux soins ou bien elle ne se soigne pas parce qu'elle doit considérer d'autres priorités. La prison devient un peu l'endroit où l'on met tous les gens dont on ne sait plus quoi faire à l'extérieur, des personnes psychiquement fragiles, des toxicomanes, des sans papiers pour qui la prison est le seul endroit où ils seront soignés.
C'est un grand paradoxe ; on marche un peu sur la tête. Dans ce sens, il y a un dérapage. La prison : qui y met-on ? A quoi sert-elle ? Cette question dépasse de beaucoup mon témoignage.
M. Robert Bret - Je pars de votre conclusion, docteur Vasseur. Vous avez dit que les locaux ne sont pas l'essentiel, mais qu'en même temps notre système carcéral génère ses propres pathologies, comme le stress. En discutant avec des médecins, on se rend compte que la prison peut déclencher toute une série de troubles mentaux ou de contaminations. A partir de votre réflexion et de votre expérience, quelle est la réponse : l'alternative à l'incarcération ? C'est tout le sens du débat que nous engageons sur le sens de la peine, n'est-ce pas ?
Mme Véronique Vasseur - Absolument. C'est probablement moins de préventive, surtout à deux vitesses. On le voit très bien : ils viennent en préventive, ils ont un mandat de dépôt. Puis, ils reviendront pour être jugés une deuxième fois. Ce sont des incarcérations en plusieurs temps. A côté de la préventive, il y a la liberté conditionnelle, les permissions de sortie différées, retardées, voire annulées, qui engendrent toutes sortes d'angoisses.
C'est tout le système qu'il faut remettre à plat. C'est pourquoi les locaux ne sont pas essentiels : l'important n'est pas tant de construire d'autres prisons, des prisons modernes. On peut conserver La Santé, telle qu'elle est, avec les progrès réalisés. Quand je suis arrivée, les pigeons volaient partout ; les rats ne sortent pas quand viennent les sénateurs, car ils sont très peureux et ne sortent que la nuit. Mais ce n'est pas tout, c'est le système dans son ensemble qui n'est pas bon.
M. le Rapporteur - C'est un symbole du système.
Mme Véronique Vasseur - Oui, La Santé est un symbole du système, car elle est effectivement chargée d'histoire. Mais, pour moi qui en ai visité plusieurs, c'est l'une des prisons les plus sympathiques et les plus belles. Fleury-Mérogis, Bois d'Arcy, même Fresnes ne la valent pas.
M. le Rapporteur - C'est pas mal.
Mme Andrée Philippe - Les détenus ne veulent pas aller à Fresnes.
M. le Président - Cela dépend de leur origine géographique. C'est très important : on balade les prisonniers. Il ne faut pas raser La Santé.
Mme Andrée Philippe - Fresnes est beaucoup plus sévère. Il ne faut surtout pas raser La Santé.
M. Dominique Leclerc - J'ai plusieurs questions à poser, la première s'adressant plus particulièrement au médecin. Je comprends mal, madame, comment vous pouvez assumer votre responsabilité médicale par rapport à deux problèmes : le premier est le problème organisationnel. Vous êtes de l'administration pénitentiaire (Assistance publique) : il y a Cochin et Ste-Anne, déjà complexes. Deuxièmement, pour hospitaliser, vous devez avoir affaire à l'administration pénitentiaire.
A vous lire, on remarque toutes les tensions entre les uns et les autres, d'une part, et, d'autre part, toute l'organisation matérielle face à une administration locale pénitentiaire qui doit conditionner les transports des détenus malades. Dans de telles conditions, je ne vois pas comment il est possible d'assumer sereinement une responsabilité médicale de médecin-chef. Et sans évoquer le problème des urgences de nuit. Voilà pour le premier point.
Second point, après vous avoir lue, c'est tout le problème des personnes qui arrivent suite à une garde à vue. J'ai été profondément choqué qu'on puisse sortir d'une garde à vue après avoir été laissé sans nourriture, intentionnellement, parfois aussi victime de coups et blessures comme vous le décrivez dans votre livre. C'est indigne d'un pays qui fait la morale au monde entier sur les droits de l'homme.
J'ai aussi été profondément choqué par toutes les personnes qui arrivent chez vous pour des raisons liées à des perversions sexuelles. Vous parlez longuement des travestis. Existe-t-il encore un quartier pour ces personnes ? Toutes ces personnes victimes de déviances sexuelles sont-elles vraiment prises en compte individuellement ? C'est une situation que l'on dénonce de façon répétitive.
Autre chose. Dans votre livre, vous évoquez longuement le quartier disciplinaire avec tout ce qu'il peut engendrer comme problèmes. Quand on visite, quand on est confronté à l'administration, cet élément est systématiquement minimisé : de l'extérieur, on n'aperçoit pas les conséquences induites.
Enfin, après vous avoir vue, ainsi qu'après avoir rencontré tous les syndicats de gardiens et avoir lu un livre blanc sur l'administration pénitentiaire -Madame Philippe, vous nous le confirmerez aussi- toutes ces tensions, toutes ces guerres, ces mesquineries vont à l'encontre d'un service pénitentiaire tel qu'on peut l'imaginer surtout à l'extérieur. En un mot, la lecture de votre livre est assez frappante par rapport à une visite, aseptisée, telle qu'on a pu nous la proposer l'autre jour, quand nous l'avons faite en tant qu'élus.
Mme Véronique Vasseur - J'essaie de garder ma sérénité, de même qu'Andrée Philippe ; nous tenons bon. Mais c'est vrai que c'est très fatigant et stressant. Nous devons rester vigilantes en permanence, tout le temps être en guerre. C'est très éprouvant : il faut être costaud. C'est le premier point. Bien sûr, nous sommes tous volontaires ; personne ne nous a forcés à travailler là. Dès lors, nous assumons ou nous partons.
Les travestis n'existent plus à La Santé ; il y a eu un scandale, dénoncé. Les travestis, non opérés, sont alors partis rejoindre les travestis opérés à Fleury-Mérogis. Puis, un autre scandale a été dénoncé à Fleury-Mérogis par le comité européen de lutte contre la torture. A présent, les travestis ne sont plus incarcérés : il n'y en a plus à La Santé depuis ce scandale et il en reste deux à Fleury-Mérogis. Les délinquants sexuels ne suivent pas vraiment de traitement ; il y a une injonction thérapeutique à la sortie. Il ne se passe pas grand-chose pour les délinquants sexuels. Ils ne donnent pas d'androcure à l'intérieur, ou très peu. C'est un traitement que le patient doit accepter quand il va sortir de prison. Mais personne ne lui donnera l'androcure à la becquée ; il peut donc facilement l'arrêter.
Concernant le quartier disciplinaire, les fautes sont souvent minimes : elles sont toutes répertoriées dans les greffes et nous pourrions tous en être coupables. Voici quelques jours, quelqu'un a été placé au mitard parce qu'il a refusé d'aller à la consultation à Cochin parce qu'il trouvait qu'il se portait bien. Le patient détenu peut se sentir bien : c'est principalement nous que cela ennuie, parce qu'il a besoin d'aller à cette consultation même s'il va bien. Ce n'est pas un motif pour être envoyé au mitard dans une pièce ne comportant qu'un WC à la turque et un lit métallique à matelas de mousse.
La cellule pour agités est complètement vide, à part le WC à la turque. Quand vous êtes agité en prison, que vous faites du ramdam parce que vous ne supportez pas la détention -ce n'est peut-être pas le meilleur moyen de s'exprimer, mais certains ne disposent que de celui-là-, alors, on vous y enferme et c'est là que vous vous pendez.
Mme Andrée Philippe - Sans compter les gazages.
Mme Véronique Vasseur - C'est vrai que maintenant, on les gaze pour les faire tenir tranquilles. Nous ne pouvons pas cautionner de tels agissements.
Mme Andrée Philippe - On dit que ce n'est pas du gaz lacrymogène, mais quand on s'y rend après un gazage, on tousse pas mal et on n'arrive plus à respirer.
Mme Véronique Vasseur - Quant aux arrestations musclées, j'avais fait une étude sur 100 entrants : 20 sur 100 avaient été tabassés par les flics. Mais je n'ai rien fait parce que je l'avais envoyée à la Ligue des droits de l'homme, mais il fallait prendre tellement de précautions que c'était finalement infaisable. Oui, j'ai été lâche : à cause des syndicats de police, etc. Je ne l'ai donc pas fait. J'aurais donc voulu que La Santé et d'autres prisons se joignent à moi pour faire des statistiques beaucoup plus générales sur l'Ile-de-France, par exemple. Mes autres confrères ne l'ont pas souhaité. Moi toute seule, je ne l'ai pas fait.
M. Marcel-Pierre Cleach - Je voudrais remercier et féliciter le docteur Vasseur de son courage qui frise l'imprudence quand on connaît ce que vous êtes en train de dépeindre, vos dernières paroles. Depuis que je m'intéresse -et cela fait longtemps- aux problèmes des prisons, j'ai rencontré des aumôniers, des anciens détenus, des gardiens, des syndicalistes. Tout ce que j'ai lu chez vous n'a fait que confirmer ce que je savais, sauf le gazage que je ne connaissais pas.
Tout en vous disant combien j'apprécie votre acte de courage, qui correspond à votre façon de pratiquer votre métier de médecin, je voudrais vous demander comment les choses se sont passées pour vous avec l'administration pénitentiaire, à la suite de la parution de votre livre ? Bien sûr, j'ai eu des réponses lors de dîners en ville. Mais nous avons entendu tout à l'heure le procureur de la République nous dire qu'on mangeait bien à La Santé, que ce n'était pas mal, sauf que c'était un peu froid à l'arrivée.
Mme Véronique Vasseur - Au mess pour les personnels, alors ? Ce n'est pas pareil !
M. Marcel-Pierre Cleach - Mais ce n'était pas là la question : dans notre esprit et dans le sien, elle concernait le repas des détenus. Mais pouvez-vous répondre : comment cela s'est-il passé pour vous après ?
Mme Véronique Vasseur - Au départ, cela n'a pas été formidable. Ce fut d'abord la "Journée porte ouverte" avec des journalistes infiltrés par des surveillants en civil qui disaient des horreurs sur moi, un tract immonde, mis à disposition, à la vue des journalistes qui s'en sont abondamment servis. Mais, globalement, j'ai eu tellement de soutiens, de tous les corps de métier qui travaillent dans les prisons, qui gravitent autour, comme des avocats, des magistrats, des détenus, des familles de détenus, d'ex-détenus, de tout le monde et d'anonymes, de gens qui n'avaient rien à voir avec les prisons mais qui avaient lu mon livre, j'ai eu tellement de soutien que j'ai considéré tout cela comme des crapuleries de bas étage, tellement au ras des pâquerettes que je ne m'y noierai pas et que je garde la tête haute. Mais c'est d'un niveau très bas : faux témoignages, pressions, etc.
M. Jean Huchon - Je voulais poser pratiquement la même question : comment vous en êtes-vous tirée après la sortie de votre livre ? Vous y avez fort bien répondu.
Une deuxième question : l'action que vous menez, le travail que vous réalisez, le contact que vous maintenez est-il apprécié des détenus ? Est-ce qu'il se tisse entre vous et eux des relations privilégiées ?
Mme Véronique Vasseur - Je laisserai Andrée Philippe répondre, car j'ai un peu de pudeur. Mais ils sont évidemment tous avec nous, et de toute la France, et même de l'étranger. Évidemment.
Mme Andrée Philippe - Nous avons déjà la chance d'avoir la blouse blanche. Cela nous dédouane. Ils sont en général très corrects et très polis et gentils avec nous. Quand ils nous écrivent, puisque c'est un moyen de nous joindre, il y a toujours une petite formule de politesse. En général, ils sont souvent sympathiques. Pas tous, bien sûr, car certains explosent. Quand vous travaillez en hôpital, il y a aussi des malades qui ne le sont pas non plus. Les infirmières tirent quand même beaucoup de reconnaissance.
M. Marcel Lesbros - J'ai été médecin pendant des années dans une maison d'arrêt à Gap, avec 35 détenus. C'était un petit peu la vie familiale. J'avais des pressions mais qui n'étaient pas de même nature. J'avais une méthode qui me mettait en dehors du circuit. Vous connaissez mieux que moi. J'ai fait un rapport sur la maison d'arrêt de Gap à Mme Guigou. Ils n'étaient pas si mal que cela, mes détenus ; j'y avais même des copains. Il y avait certains caractères parfois. Mon lieu d'évacuation, c'était Les Baumettes. J'étais généraliste et, en même temps, je faisais fonction de médecin légiste. Je venais quand le surveillant-chef m'appelait parce qu'un nouveau entrait. Je venais quand il y avait quelque chose. Mais quand ils étaient un peu trop pénibles, si je puis dire, il me suffisait de les menacer de les envoyer aux Baumettes et ils étaient tout de suite guéris.
Mon souvenir est donc celui d'une maison d'arrêt qui tournait et tourne toujours d'une façon exemplaire. On y a investi, on a retapé.
Cette manière de fonctionner un peu familiale, je ne dis pas qu'on pourrait l'instaurer partout. J'ai visité Fresnes et les Baumettes : ce n'est pas pareil. Là, j'y ai travaillé. Mon expérience n'a rien à voir avec celle d'un médecin d'une maison d'arrêt, de pénitencier. Actuellement, on essaie : si la prison est mauvaise, il faut la supprimer. En médecine, quand un organe mauvais, vous l'extirpez. Il faut trouver un autre système. Sans être spécialiste, j'ai remarqué qu'il existe des centres pénitentiaires pour peines aménagées. Je trouve qu'on est en train de créer un système pas mal. En effet, cela permet de les laisser en semi-liberté. En somme, la prison constitue une sanction, mais en même temps une surveillance. Et c'est un système à étudier. Mais la question n'est pas là. Je tenais simplement à apporter mon témoignage qui est tout à fait différent parce qu'il n'a pas été vécu dans les mêmes conditions.
M. Jacques Donnay - Docteur, je voudrais que vous nous disiez ce que vous pensez des détenus relevant de la psychiatrie. Vous dîtes qu'on amène des délinquants. Il est certain que quelqu'un qui relève de la psychiatrie est plus difficile à gérer que quelqu'un d'autre. C'est difficile pour la police, pour les surveillants et pour vous. N'y aurait-il pas une volonté déterminée de mettre ces gens dans des hôpitaux psychiatriques préalablement ? Je sais que certains sont très dangereux. Quand ils prennent leurs médicaments, ils vont bien mais, sans médicaments, ils peuvent tuer.
Ma deuxième question concerne les détenus mineurs : avez-vous une méthode ?
Mme Véronique Vasseur - Je ne les connais pas. Chez nous, il n'y a ni femmes ni enfants.
M. le Président - Vous aurez l'occasion d'en parler demain, chers collègues.
Mme Véronique Vasseur - Pour ce qui concerne les malades psychiatriques dont la maladie est bien étiquetée, importante, cela relève de la responsabilité des experts psychiatres qui, de plus en plus, responsabilisent ces malades sur leurs fautes. L'allongement des peines aussi entre en ligne de compte : des gens fragilisés psychiquement vont "décompenser" complètement à l'occasion de l'incarcération alors que dehors, ils compensaient par des activités multiples, pas toujours avouables. De plus, la prison par elle-même, secrète un tas de souffrances qui les rend aussi dépressifs, les soumet à des troubles psychosomatiques. On se retrouve avec un pourcentage de gens psychiquement atteints, gravement ou simplement déprimés, angoissés, mal dans leur peau : ils constituent un groupe considérable en nombre.
M. le Rapporteur. - Seriez-vous favorables à avoir des établissements spécialisés dans le système pénitentiaire où placer ces personnes au lieu de les laisser dans les établissements normaux, parmi les autres détenus ? Il existe déjà le centre de Château-Thierry.
Mme Véronique Vasseur - Oui, pour les personnes très atteintes. Oui, bien sûr.
M. le Rapporteur - En avez-vous hospitalisé à Château-Thierry ?
Mme Véronique Vasseur - L'hôpital psychiatrique les accepte, mais c'est vraiment au compte-gouttes.
M. le Président - Je voudrais vous poser une dernière question à la suite de l'intervention de notre collègue Leclerc. Il avait visité la maison d'arrêt, puis il a lu votre ouvrage, notamment sur le quartier disciplinaire : le mitard y était à peu près vide. Il n'y a donc pas beaucoup de sanctions à La Santé ?
Mme Véronique Vasseur - Il ne faut pas prévenir quand vous y allez. Je ne vous ai pas dit le ménage qu'ils y ont fait : l'établissement n'a jamais été aussi propre ! Et ça sentait partout la peinture. C'était fou ! On n'a jamais vu ça à La Santé. Revenez-y !
M. le Président - Je vous remercie, mesdames.
Audition de M. Ivan ZAKINE, ancien
président du Comité européen pour la prévention de
la torture et des peines ou traitements inhumains ou
dégradants
(29 mars 2000)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, Président
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Ivan Zakine.
M. Ivan Zakine - Monsieur le Président, messieurs les sénateurs, jusque il y a un mois et demi, j'étais le président du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants que j'appellerai "Comité européen" dans la suite de mon exposé. Depuis sept ans, j'étais élu au titre de la France, mais je suis indépendant dans mes propos, la Convention ayant décidé que les membres sont indépendants des gouvernements qui les ont fait élire.
J'ai occupé les fonctions de directeur général de l'administration pénitentiaire en France de 1981 à 1983, fonctions qui m'ont amené à m'intéresser au sort des établissements pénitentiaires et aux conditions de détention et qui m'ont permis d'être élu membre français du Comité européen.
Tous ceux qui s'intéressent à la condition pénitentiaire n'ont pu qu'être satisfaits de la décision des deux assemblées parlementaires du pays, -Assemblée Nationale et Sénat- de créer concomitamment les deux commissions d'enquête. De manière quelque peu impertinente, je demanderai pourquoi seulement maintenant ? Il aura fallu un excellent agent de publicité de l'éditeur de Mme Vasseur pour que tout le monde s'émeuve dans l'hexagone sur le sort des établissements pénitentiaires.
D'après les rapports du Comité européen qui a pris ses fonctions fin 1989, la première visite a été effectuée en France entre le 27 octobre et le 8 novembre 1991. Les travaux sont soumis à la règle de confidentialité voulue par la convention, qui peut être levée à la demande du gouvernement du pays visité. Le Gouvernement français a joué le jeu de la transparence et le rapport, avec la réponse du Gouvernement français, a été publié le 19 janvier 1993.
En 1991, le Comité n'avait pas visité La Santé, mais Les Baumettes. Au paragraphe 91, on peut lire : "Les conditions de détention observées par la délégation dans ces prisons -Baumettes et Nice- laissaient fortement à désirer. Les deux établissements étaient sérieusement surpeuplés avec un taux d'occupation de 140 % à la maison d'arrêt des Baumettes et de 233 % à la maison d'arrêt de Nice ; en outre, ils étaient dotés de programmes d'activités insuffisants. Les conditions sanitaires et d'hygiène étaient loin d'être suffisantes ; les conditions d'hébergement déplorables dans les bâtiments A et B de la maison d'arrêt de Marseille/Baumettes, et le surpeuplement de la maison d'arrêt de Nice ont entraîné le Comité à appliquer l'une des mesures prévues -les observations immédiates- ce qui contraint le Gouvernement à apporter une réponse dans les trois mois."
La deuxième visite du Comité européen, qui nous intéresse d'autant plus qu'elle a mis le feu aux poudres, a été effectuée du 6 au 18 octobre 1996. Le rapport a été publié le 14 mai 1998 dans les mêmes conditions, avec l'accord du Gouvernement français et avec sa réponse.
Je prends un extrait concernant la maison d'arrêt de La Santé : "Quant aux divisions B, C et D -celles que fustige le livre dont nous venons de parler-, les cellules étaient dans un état de dégradation très avancée comme les bâtiments même dont le gros oeuvre était attaqué. L'équipement était à l'identique, les lavabos et les toilettes -un paragraphe particulier est consacré à l'état des sanitaires et au défaut d'intimité dans le livre- des cellules camouflés derrière un rideau de fortune étaient délabrés et insalubres, sans évoquer l'odeur se dégageant des toilettes. Les cellules étaient infestées par des poux et d'autres vermines." -repris également dans un extrait du livre et publié dans " Le Monde ". "La présence de rongeurs n'était pas non plus exceptionnelle." Il en est aussi question dans le livre. "C'était là une plaie contre laquelle l'établissement avait du mal à lutter. Quant aux douches desservant ces divisions, la situation n'était guère meilleure en dépit de certains travaux ponctuels. A leur état de dégradation et d'insalubrité, s'ajoutait celui de leur saleté. En résumé, les conditions matérielles de détention dans les divisions B, C et D étaient misérables et comportaient des risques pour la santé des détenus."
Dans la récapitulation de ce constat, nous trouvons : "Il appert de ce qui précède que les conditions de détention, dans plusieurs parties de la maison d'arrêt de Paris-La Santé, laissaient grandement à désirer. Dans les divisions B, C et D, celles-ci pouvaient être qualifiées d'inhumaines et de dégradantes." C'est bien l'objet de la convention européenne. Suivent toute une série de recommandations.
Je disais tout à l'heure que ces deux volumineux documents sont un réquisitoire assez implacable et objectif de la situation. Pour votre information, le membre national d'une délégation du Comité européen ne participe jamais aux visites dans son propre pays, précisément pour avoir une objectivité absolue. La délégation était conduite par mon collègue Nicolay, premier avocat général à la Cour suprême du Luxembourg. La réaction nationale a été quasiment nulle.
En 1998, en revanche, il y a eu une petite réaction pour ce qui avait trait aux commissariats de police et strictement rien sur les établissements pénitentiaires. Sur la police, cela avait entraîné une réaction surprenante du ministre de l'Intérieur qui avait traité par le mépris "ce communiqué publié par je ne sais trop quelle commission qui a cru devoir émettre des critiques à l'égard du fonctionnement de la police de notre pays". Je referme la parenthèse.
Le problème des établissements pénitentiaires, la question pénitentiaire remonte à fort loin. En prévision de ma venue chez vous, j'ai repris un vieil ouvrage de droit criminel datant de 1917 ou 1918. J'y ai trouvé trace de la première -et dernière- enquête parlementaire au sens plein du terme sur la situation des établissements pénitentiaires en France et qui remonte à 1875. Le rapporteur en était M. d'Haussonville, député de Seine-et-Marne. Depuis, à l'occasion des débats budgétaires, on a pu trouver quelques paragraphes dans les rapports des diverses commissions sur l'état des prisons, mais il n'y a plus eu d'enquête générale.
En fait, vous reprenez un flambeau et c'est fort heureux. Mon seul regret est que cela se fasse dans un contexte scandaleux : la situation est scandaleuse mais la manière dont on a utilisé ce scandale me paraît tout aussi scandaleuse.
Vous me voyez donc très satisfait de voir la représentation nationale s'intéresser au problème des prisons. En tant qu'ancien directeur de l'administration pénitentiaire, j'ai été frustré de n'avoir pas eu les moyens budgétaires nécessaires à l'époque, chacun étant dans l'illusion que le nombre des détenus allait baisser durablement. A la suite de la loi d'amnistie de 1981, on a dégonflé les établissements pénitentiaires, on a pu décompresser la situation dans les prisons. Le souci majeur de l'époque était d'améliorer les conditions de vie quotidienne dans les établissements pénitentiaires, y compris des bâtiments en matière de rénovation. Mais il n'y avait pas de grands chantiers de construction.
L'expérience montre que l'amélioration du parc immobilier pénitentiaire passe par des constructions nouvelles ou des rénovations de fond en comble, à la condition qu'il s'agisse d'établissements qui répondent aux normes et aux possibilités actuelles. Il ne suffit pas de badigeonner ou de replâtrer un établissement dont la conception est dépassée. Il faut construire d'autres prisons. Depuis, nous avons eu le programme du garde des Sceaux, M. Chalandon, programme 15 000 au départ devenu programme 13 000, normalement destiné à réduire le taux d'encombrement des établissements pénitentiaires. Ce fut la deuxième grande illusion.
Le phénomène n'est pas spécifique à la France, et mon expérience au Comité européen me montre bien que c'est commun à tous les pays : plus vous construisez de nouvelles prisons, plus vous avez de détenus dans un pays. C'est une loi que personne n'a réussi à mettre en défaut. Il n'y a qu'à voir le parc actuel pénitentiaire français : le nombre de places a augmenté à la suite du programme 13 000, et le nombre de détenus a crevé tous les plafonds. Il faut remonter à la période de la guerre d'Algérie pour avoir le même nombre de détenus en France qu'à l'heure actuelle.
Mon constat est donc quelque peu amer. Il est donc de bon augure que la représentation nationale s'en soit emparée. L'expérience montre aussi que tous les mécanismes de contrôle externe sont importants ; le rapport Canivet en apporte la démonstration. L'oeil de l'extérieur me paraît être fondamental.
Les différents rapports du Comité européen faisaient d'ailleurs cette recommandation à l'ensemble des gouvernements visités. Initialement composé de 15 Etats adhérents, le comité compte aujourd'hui 41 pays. Le dernier visité est la Tchétchénie voici deux mois et la Géorgie est le dernier pays à avoir signé la convention qui entrera en vigueur dans les six mois qui viennent. L'ensemble des pays du bloc de l'Est a été pratiquement visité à l'heure actuelle.
Dans tous les rapports, nous demandons qu'il soit institué un organe de contrôle externe. M. Nadal, s'il était là, ne serait peut-être pas satisfait. Là aussi, c'est un vieux débat : faut-il donner à l'Inspection générale des services judiciaires l'Inspection des établissements pénitentiaires ? Elle ne l'a pas à ce jour.
Vieux débat aussi que nous avions eu à l'époque où Jean Lecanuet était garde des Sceaux : faut-il intégrer le service de l'Inspection des établissements pénitentiaires à l'Inspection générale des services judiciaires ? Nous étions certains à dire que cela ne correspondait pas à grand-chose sinon à frustrer les pénitentiaires de leur propre inspection spécifique, car l'Inspection générale des services judiciaires n'est pas un organe de contrôle externe, c'est un instrument de contrôle d'une efficacité importante mais à la discrétion du ministre quant à son utilisation.
Ce n'est pas à proprement parler un organe externe au niveau des organes internationaux et il n'est pas totalement indépendant des autorités administratives. Or, cet organe de contrôle doit porter le regard de celui qui n'attend rien et qui est totalement indépendant de l'administration visitée. C'est fondamental.
Pour terminer, la France a été l'un des pays moteurs de l'adoption de la convention européenne de prévention de la torture. Pourtant, elle n'a toujours pas été à même à ce jour d'étendre l'action du Comité européen de prévention, sinon comme un organe de contrôle externe par rapport aux établissements pénitentiaires, aux établissements de police et aux établissements psychiatriques.
Les travaux préparatoires de la convention européenne et les discours du premier Comité européen reconnaissaient que les pays qui avaient ratifié et accepté l'entrée en vigueur dans leur pays de la convention européenne avaient eu beaucoup de courage. En effet, il n'est pas facile d'accepter qu'un organe totalement indépendant d'un gouvernement visité puisse, à tout moment, entrer dans ce qui apparaît comme le saint des saints de l'autorité de l'Etat, c'est-à-dire le commissariat de police, la gendarmerie, la prison, les hôpitaux psychiatriques pour les placements d'office, maintenant les centres de détention pour étrangers et -dernière conquête- les locaux disciplinaires militaires dans les casernes, y compris en Turquie où le Gouvernement s'est incliné. D'ailleurs, nous avons dit que nous allions visiter.
Toutes les barrières sont tombées. Tous les gouvernements ont pris cet engagement de respecter la lettre de la convention, de permettre à tout moment à une délégation du Comité de se rendre dans un pays pour y visiter tel établissement de son choix. Que nous n'ayons pas eu en France l'idée, le courage ou la volonté politique d'instituer un comité national de contrôle des établissements pénitentiaires me paraît regrettable ! J'ose espérer que les travaux de votre commission inciteront le Gouvernement à établir ce genre d'institution. D'ailleurs, le rapport de M. Canivet le prévoit.
Un pays proche, le Portugal, a institué l'IGAI (Inspection générale de l'administration de l'Intérieur) qui ne s'occupe que de la police et de l'équivalent de notre gendarmerie. Elle est dirigée par un haut magistrat en détachement définitif et inamovible par rapport à son statut de magistrat. Il recrute librement l'ensemble de ses collaborateurs où il veut, soit dans le corps des agents publics qui sont alors en détachement inamovible dans cette fonction, soit à l'extérieur. L'IGAI peut arriver à tout moment dans un commissariat et fournit un rapport important sur le fonctionnement des services de police.
Dans les rapports, les critiques sont rarissimes à l'égard du comportement des agents de l'administration pénitentiaire. Il n'en va pas de même à l'égard des services de police. Cela s'explique notamment par le fait que les agents de l'administration pénitentiaire vivent longtemps leur relation avec les détenus. Par conséquent, ils ne peuvent pas impunément se comporter brutalement à l'égard de quelqu'un qu'ils côtoieront souvent pendant de longues années. En revanche, les personnes arrêtées ne faisant que passer dans les services de police, l'excitation de l'arrestation, l'agressivité peuvent provoquer des réactions brutales. Les violences n'y sont pas du tout de même nature.
Cela étant dit, à quoi servent des organes de contrôle externe si le gouvernement visité ne tire pas les enseignements à partir de leurs conclusions ? Celles-ci sont-elles uniquement vouées à rester dans un tiroir, les responsables étant soulagés de ne pas s'en sortir trop mal, sans sanctions majeures appelées "déclaration publique" ? Le Comité en a pris deux depuis sa création, à l'égard de la Turquie. La France y a échappé.
Si c'est le cas, le constat est bien triste. J'ose espérer que le Gouvernement français, sous votre impulsion, prendra la mesure de ce qu'est la prison et que la prison fait partie de la cité. Il s'agit de rejeter la vieille conception datant de la Révolution française. Précédemment, le problème était résolu par la transportation via les galères du roi. Il n'était pas question de pénitentiaire. Il existait l'équivalent des maisons d'arrêt pour le temps très court à passer avant d'être jugé.
Voilà. Messieurs, la condition pénitentiaire attend beaucoup de vous ; elle est en droit d'en attendre beaucoup. Soyez un aiguillon pour le Gouvernement actuel et pour les gouvernements futurs. Ce me paraît être une oeuvre fondamentale pour le respect des droits de l'homme dans notre pays.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Monsieur le Président, vous nous avez bien informés sur le Comité européen pour la prévention de la torture. Quelques précisions encore. En quelles année est né ce Comité européen et sur quelles bases juridiques ?
M. Ivan Zakine - La première base juridique est l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales : "Nul ne peut être soumis à la torture, à un traitement inhumain ou dégradant". C'était tout. De cet article 3, à partir des années 1983 ou 1984, l'idée est née d'un organe préventif.
En effet, jusque là, existaient l'article 3 et la Cour, c'est-à-dire que le seul recours possible était la réparation du dommage subi par la personne qui avait enduré la torture ou un traitement inhumain ou dégradant. L'idée s'est fait jour, notamment sous l'impulsion d'un Suisse, Jean-Jacques Gautier, urbaniste de grande qualité, qu'il ne suffisait pas d'un organe venant sanctionner a posteriori les manquements à l'article 3, mais qu'un organe préventif était souhaitable. A partir de là, l'idée est née de créer un comité de prévention de la torture, sorte de regard externe sur l'ensemble des services pénitentiaires de police et autres.
Cela a abouti à la Convention européenne pour la prévention de la torture, entrée en vigueur en 1989. Le Comité fait l'objet d'une convention -que je peux vous faire parvenir- initialement prévue dans le cadre de l'ONU. Très vite, par souci d'efficacité, le cadre le plus opportun apparut être le Conseil de l'Europe, composé de 15 membres à l'époque.
A l'élaboration de la Convention, les auteurs avaient souhaité qu'il suffise de sept membres pour entrer en vigueur ; certains avaient proposé cinq membres mais un tiers seulement des membres du Conseil aurait été insuffisant. A l'ouverture à la signature, il y a eu un rush et tous les pays ont signé. Les ratifications ont été plus lentes à venir : la France a traîné les pieds précisément parce que ce contrôle externe du nec plus ultra de l'autorité de l'Etat -services de police et prisons- pouvait poser quelques problèmes. Finalement, la France a ratifié : la Convention est entrée en vigueur en novembre 1989.
La Convention prévoit que le Comité se compose d'un membre élu au titre de chacun des pays, selon une procédure assez complexe où chaque gouvernement présente trois candidats. La délégation parlementaire établit une liste soumise à l'assemblée parlementaire et le vote pour l'élection du membre est opéré par le comité des ministres des pays qui composent le Conseil de l'Europe.
A partir de là, le Comité a une liberté absolue. Pour vous donner un exemple très significatif, lors d'un déplacement en Italie, nous avions passé la journée dans la prison de Catane. En rentrant à l'hôtel vers minuit, le secrétaire du Comité me fait remarquer la présence d'une caserne de carabiniers sur la place à côté de notre hôtel. Nous décidons d'y aller, malgré le fait que nous n'en avions averti personne. Pour moi, c'était même une raison supplémentaire de visite. Nous nous sommes donc présentés à la porte de cette caserne et, ayant exhibé notre carte, le carabinier de faction s'est présenté et nous a ouvert un portail en nous signalant qu'ils avaient été informés de notre venue éventuelle par le commandant de l'arme qui avait envoyé une photocopie de notre sauf-conduit. La photocopie était affichée dans le poste de garde. Il a appelé le commandant et nous avons visité l'établissement de fond en comble, en pleine nuit.
Ceci pour vous montrer les pouvoirs que détiennent les membres du Comité quand ils sont en délégation dans un pays.
A la fin 1999, le Comité a publié un communiqué de presse pour annoncer son programme de visites de l'an 2000. Les travaux du Comité sont soumis à la règle de confidentialité, sauf en cas de communiqué de presse. Je ne viole donc rien en disant que la France sera visitée en 2000. Ne faisant pas partie de la délégation, j'ignore son programme.
Le Comité fixe librement son programme de visites. Les visites périodiques durent généralement une quinzaine de jours. Nous visitons à notre gré avec possibilité de modifier en cours de route le programme annoncé au Gouvernement, tant pour les locaux que pour les dates de visite. C'est vraiment la garantie fondamentale du regard externe.
Pour aller dans le sens de votre question, monsieur le sénateur, il conviendrait donc d'avoir l'équivalent à l'échelon national.
M. le Rapporteur - Un comité national pour la prévention ne risque-t-il pas d'affadir la valeur de ces inspections du Comité européen qui sont plus redoutables ? Comment arriver à l'articulation des deux contrôles ?
Je participais à la commission de M. Canivet. Comment un comité national pourra-t-il s'articuler avec le Comité européen ? Comment pérenniser un contrôle plus fréquent et plus directement en contact avec l'établissement ? Cela ne modifiera-t-il pas l'esprit de la Convention ?
Enfin, parmi les 15 membres qui sont devenus 41, les Quinze de l'Union européenne en font-ils tous partie ?
M. Ivan Zakine - Oui, tous. Je disais "comité national", mais j'aurais pu utiliser un autre terme, moins ambigu : organe national. Il n'est pas nécessaire qu'il soit sous le même moule que le Comité européen qui est soumis à la règle de l'internationalisation, de la multinationalité.
Je ne pense pas au risque d'affadissement pour la raison suivante : le Comité européen a rendu sa première grande visite en France en novembre 1991, la deuxième en octobre 1996 et la prochaine se fera au courant de l'année 2000. Nous le regrettons, mais, hélas, nous ne pouvons pas fonctionner de façon plus fréquente dans chacun des pays en l'état des moyens dont dispose le Conseil de l'Europe. Je n'apprendrai rien aux parlementaires à dire que lui aussi connaît des difficultés budgétaires à l'image d'autres institutions. Nous serons d'ailleurs amenés à réduire les très longues visites au profit de petites visites ponctuelles centrées sur des établissements ou des sujet précis.
Cela dit, à nos yeux, le Comité européen est là pour tirer les sonnettes d'alarme. Aux gouvernements à prendre le relais pour mettre en oeuvre, aux organes nationaux, gouvernementaux ou non gouvernementaux, à rester vigilants. Dans les pays que nous visitons, nous commençons officiellement notre visite un lundi tout en étant à pied d'oeuvre dès le samedi, toute la journée du dimanche étant consacrée à recevoir les diverses organisations non gouvernementales qui ont été informées par communiqué de presse de nos dates de visite dans le pays. Nous avons des demandes fréquentes, y compris des syndicats des fonctionnaires concernés.
La délégation qui s'est rendue récemment en République d'Irlande a vu les syndicats des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire qui avaient des doléances importantes à nous soumettre. Ils nous ont demandé, à juste titre, de vérifier certains points dans tel établissement.
Un relais doit être pris. Le Comité européen, qui dispose de pouvoirs très importants et redoutables à l'égard des pays, ne doit pas apparaître comme une sorte d'alibi ou de bonne conscience. Le comité ayant effectué sa visite et rendu ses conclusions au pays, ce dernier se sent tranquille pour quatre ou cinq ans . Il faut que la pression soit constante, que l'influence ou le lobbying se fassent en permanence.
La question pénitentiaire n'intéresse pas grand monde. Ce n'est pas spécifique à la France. Il est plus gratifiant, pour un gouvernement ou un parlementaire, d'inaugurer une crèche, un foyer de jeunes, un stade plutôt qu'une prison. Personne ne se bat pour inaugurer l'une des nouvelles prisons du programme 13 000 !
Quant à un éventuel affadissement, je ne le crois pas. Quant à l'articulation, elle pourrait être la suivante : lorsqu'un rapport est déposé avec un délai pour la rédaction, l'approbation et l'envoi au gouvernement, pour que le gouvernement l'ait absorbé et ait élaboré sa réponse, cela prend un certain temps, généralement deux ans. C'est donc dans l'intervalle que cet organe national pourrait prendre le relais.
Quand une délégation termine une visite, elle a des entretiens avec un ou deux des ministres concernés par la question. Pour la France, ce serait le ministre de la Justice, le ministre de l'Intérieur, le ministre de la Santé pour les établissements psychiatriques. A ce moment, le chef de délégation notifie verbalement un certain nombre de recommandations, appelées "observations immédiates", confirmées par protocole écrit dès le retour à Strasbourg . Il rappelle cet entretien et enjoint le Gouvernement d'apporter une réponse dans les trois mois.
Chaque pays devrait ainsi disposer d'un organe, quel qu'il soit, de contrôle national. Dans la réglementation de cet organe, il pourrait être prévu que les observations immédiates portées à la connaissance du Gouvernement soient systématiquement communiquées à cet organe de contrôle. Par hypothèse, il serait externe et totalement indépendant du Gouvernement et il pourrait donc apparaître comme un aiguillon à son égard ; il ne le laissera pas en paix tant que le Gouvernement n'aura pas apporté une réponse.
De la même manière, souvent j'entends dire que la règle de confidentialité est gênante et qu'elle affaiblirait le pouvoir du Comité. Pourtant, sans elle, le Comité européen n'aurait jamais vu le jour. Ce fut la contrepartie du courage : les gouvernements voulaient se réserver la possibilité d'occulter certains cas. Mais, en fin de visite, la délégation publie un communiqué de presse pour signaler la liste des établissements visités ; rien de plus. Tous ceux qu'intéresse la question savent que, dans les six ou huit mois qui suivront, le Gouvernement recevra un rapport de visite.
Ces organisations, qui ont pour rôle de prendre le relais, harcèleront le Gouvernement. Pourquoi ne pas publier le rapport reçu ? Le contenu du rapport est-il abominable ? Le Gouvernement se trouve immédiatement pris en tenaille. L'expérience montre que c'est positif. Même le gouvernement turc, qui avait refusé jusqu'à présent de publier le rapport de 1997, en a autorisé la publication.
L'expérience montre que les gouvernements soucieux de leur image vis-à-vis du respect des droits de l'homme ne résistent pas à la pression, non seulement de la communauté internationale, mais aussi de leur propre pays, à condition toutefois que l'ensemble du pays veuille s'intéresser à la question et qu'il y ait ces aiguillons pour réveiller les consciences au regard des établissement pénitentiaires.
M. Claude Domeizel - Dans le titre du Comité, il y a les termes "torture ou traitements inhumains ou dégradants", mais la torture est comprise dans les traitements inhumains. Vous avez une vue de tous les milieux possibles où il y a des actes de torture. Les lieux de détention constituent-ils un lieu où il y a plus de tortures qu'ailleurs ? Par rapport aux autres pays, comment la France se situe-t-elle, même si vous ne visitez pas votre propre pays ? Enfin, avez-vous en mémoire des actes de torture, dans un autre pays ou en France, qui aient pu vous marquer ?
M. Ivan Zakine - Le titre est "torture et peines ou traitements inhumains ou dégradants". Le terme de torture est aujourd'hui quelque peu dépassé. C'est pourquoi le texte ajoute "traitements inhumains ou dégradants", expression plus subtile et plus nuancée.
Vous demandiez s'il y a plus d'actes de torture dans les lieux de détention qu'ailleurs : s'agit-il de tous les lieux de détention, y compris les locaux de garde à vue ?
M. Claude Domeizel - Non, seulement dans les prisons ou dans les établissements pénitentiaires.
M. Ivan Zakine - C'est vraiment rarissime dans les établissements pénitentiaires, les établissements où l'on purge des peines, pour la raison indiquée tout à l'heure : les allégations de mauvais traitements de la part des gardiens de prison, des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire sont rarissimes, et pas spécifiquement en France. C'est une constatation pour la raison que, dans les prisons, on est condamné à vivre ensemble longtemps. Le surveillant "tortionnaire" ou violent ne s'y aventurera pas. Il ne sait pas si, un soir, à un coin de couloir, il ne se trouvera pas face à face avec le détenu qu'il aurait malmené quand ses autres collègues pouvaient lui prêter main forte ; il sait qu'il risque d'être isolé face à sa victime et il y regardera donc à deux fois.
En outre, c'est peut-être aussi une question de formation et d'éducation de ces fonctionnaires depuis quelques années. Entre mes deux passages à l'administration pénitentiaire, entre les années 60 et les années 80, j'ai trouvé des fonctionnaires totalement transformés. Ils ont évolué, situation économique aidant.
En 1960, un surveillant de l'administration pénitentiaire devait être capable d'écrire sans trop de fautes d'orthographe une dictée de niveau certificat d'études primaires, de rédiger un rapport dans un français acceptable et de connaître les trois opérations. Quand je suis revenu en 1981, les surveillants titulaires du baccalauréat étaient légion. Ne parlons pas des sous-directeurs d'établissement pénitentiaire : précédemment, la carrière des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire était fermée et les directeurs étaient issus du rang, sans aucun apport extérieur.
En 1974, le directeur général de l'administration pénitentiaire a inversé la situation et a créé un concours des sous-directeurs ouvert aux titulaires d'une licence ou d'une maîtrise. A partir de là, le panorama des établissements pénitentiaires a changé complètement. Pour le directeur général que j'ai été par la suite, c'est moins facile à gérer : des fonctionnaires de ce niveau intellectuel discutent et posent des questions. C'est pareil pour les surveillants.
M. le Rapporteur - Quand l'Ecole nationale d'administration pénitentiaire a-t-elle été créée ?
M. Ivan Zakine - L'ENAP a été créée dans les années 1963 ou 64, quand Jean Foyer était garde des Sceaux. Elle était toute petite et ne se trouvait pas à Fleury-Mérogis. Elle était située dans l'Est à Obernai, dans la région de Strasbourg.
Pour en revenir à votre question sur des lieux de torture dans les établissements pénitentiaires, même dans les autres pays, on entend très peu d'allégations à cet égard. Ponctuellement, dans quelques établissements, certaines allégations sont confirmées pour des actes de violence : il peut y avoir eu une mutinerie et ensuite tabassage. Ce n'est pas tolérable, c'est critiqué et nous le fustigeons, car il faut trouver d'autres moyens de réduire une mutinerie.
Pour en venir à votre dernière question, elle concerne ce que nous appelons le "tableau d'horreur" des divers pays. D'une manière générale, nous n'établissons pas de gradation. Certain pays -dont je dois encore taire le nom- devra prochainement publier un rapport : il confirme ce que nous avons découvert au détour d'un escalier de cave, une véritable "gégène" en parfait état de marche. C'était corroboré par des allégations de certains détenus qui nous avaient indiqué l'endroit. Avec la bénédiction des autorités, le procureur de la République que nous avons appelé immédiatement nous a soutenu qu'il s'agissait d'une pièce à conviction dans une procédure en cours de vol de batterie, non encore répertoriée. Mais c'est très ponctuel. D'une manière générale, les actes de torture au sens que vous lui donnez, sont rarissimes.
En revanche, les conditions de vie dans les établissements pénitentiaires -qui ne dépendent pas des fonctionnaires de l'administration mais de l'appareil d'Etat qui se désintéresse de la chose- deviennent des traitements inhumains et dégradants. C'est ce que nous avons dit, en 1981, à propos des Baumettes et de Nice et ce que nous avons dit, en 1986, à propos de La Santé.
Dans son ouvrage, Mme Vasseur n'a fait que reprendre ces propos : tant mieux si cela a permis de déclencher un renouveau. Mais il ne faut non plus en tirer l'impression que c'est systématique, que tous les services médicaux des établissements pénitentiaires de France ne valent rien, que l'on risque de mourir parce que personne ne vient. L'ouvrage de Mme Vasseur a l'intérêt d'exister : il fut le déclencheur, mais il convient de le replacer dans son contexte.
Si on reprend la chronologie des observations de Mme Vasseur, cela remonte à fort loin. C'est d'ailleurs concomitant à ce que nous avions constaté dans les années 1981-1986, je vous le signale en passant. Quand quelqu'un tient son journal de bord quotidien, il ne notera que les incidents ; quand il ne se passe rien, la page reste blanche sur le carnet. Lorsque vous décidez de faire un livre de ce carnet de notes, vous aboutirez à une compilation d'incidents, ce qui donnera l'impression qu'il s'agit du pain quotidien, permanent.
Cela n'enlève rien aux conditions matérielles de l'état des cellules à la maison d'arrêt de La Santé ou d'autres établissements. Un document publié entre 1962 et 1965 contient un rapport annuel de l'administration pénitentiaire avec son annexe : le rapport rédigé par le chef de l'Inspection des services pénitentiaires. Il était implacable sur l'état de délabrement des établissements pénitentiaires, dont certains sont encore en fonction.
J'en terminerai sur cette question de l'état des lieux et sur le traitement inhumain ou dégradant. En 1963, le plan de construction de Fleury-Mérogis était lancé. Les moyens budgétaires n'avaient pas été attribués au ministère de la Justice et ils ont fait l'objet d'une négociation rondement menée par le garde des Sceaux et le directeur de l'administration pénitentiaire avec le ministère de l'Éducation nationale. Vous comprendrez pourquoi : un transfert de crédits a été effectué du ministère de l'Éducation nationale au ministère de la Justice pour financer Fleury-Mérogis en contrepartie de la cession gratuite, du ministère de la Justice au ministère de l'Éducation nationale, de la maison d'arrêt de La Santé ; elle devait être rasée pour devenir le siège du ministère de l'Éducation nationale. Vous le retrouvez dans "Le Figaro" ou "France Soir" de cette époque. J'ai même le souvenir d'avoir vu la maquette du futur ministère de l'Éducation nationale qui devait se trouver sur l'emplacement de La Santé. Cela explique que, dans ces années là, se sont construits rue Jean Dolent, boulevard Arago, tout autour de La Santé, des immeubles résidentiels de luxe, notamment occupés par des fonctionnaires de l'Éducation nationale qui ont souscrit à ces programmes de construction, convaincus qu'ils allaient désormais travailler là-bas.
La maison d'arrêt de La Santé est toujours là, Fleury-Mérogis a été construit avec d'autres moyens. La Santé regorge et Fleury-Mérogis a dépassé sa capacité initialement prévue. Voilà pourquoi je vous disais que plus on construit, plus on a de détenus dans un pays.
M. José Balarello - Monsieur le Président, deux questions. La première concerne la composition des commissions de surveillance des prisons. Je fais partie de la commission de surveillance de la prison de Nice. Nous avons visité Nice, Les Baumettes, etc. Mme Vasseur a médiatisé l'opération. Sans être pour une médiatisation excessive, cela me paraît bon pour faire bouger les choses.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Pour médiatiser, il faut que l'enquête soit publique.
M. José Balarello - Il faut dire certaines vérités. En matière de composition des commissions de surveillance, il y a trop de fonctions représentées. En réalité, c'est béni-oui-oui : le préfet qui préside, le procureur, le président du tribunal ou son délégué, le juge d'instruction, le bâtonnier de l'ordre des avocats qui délègue souvent un membre du conseil de l'ordre, les assistantes sociales : tout cela, c'est du conformisme à outrance. On découvre les problèmes après, quand tout explose.
Notre commission ne doit pas avoir peur de dire qu'il faut modifier la composition des commissions de surveillance. Qu'en pensez-vous ?
M. Ivan Zakine - Je suis pleinement de votre avis. Je l'ai dit en d'autres lieux et je n'hésite pas à le répéter.
M. le Président - C'est une idée de notre rapporteur.
M. Ivan Zakine - La commission de surveillance est une grand-messe d'une solennité extrême. Quand cela se fait, on fait une visite au pas de course -parce qu'on n'a pas le temps- de ce que le chef d'établissement veut bien nous montrer : des locaux bien astiqués et bien propres. La visite se termine au mess des surveillants devant un apéritif. Le résultat n'est qu'un rituel qui n'a pas véritablement apporté quelque chose. De là à le supprimer...
M. José Balarello - Il faut la modifier : nous devons proposer d'intégrer beaucoup plus d'élus. Je représente le conseil général ; j'avoue que je suis isolé. Je peux peut-être parler plus librement, mais je vois les fonctionnaires, assistantes sociales, directeur de la prison ... C'est la grand-messe, absolument conformiste. On ne dit rien des problèmes qui existent.
La prison de Nice aurait dû être démolie depuis longtemps. Je suis intervenu plusieurs fois depuis des années, mais on nous répond qu'on ne peut pas la reconstruire dans la vallée du Var, car c'est une zone inondable. Je suis Niçois et je n'ai jamais vu cette portion de la vallée du Var inondée. On a l'impression que personne ne se presse, qu'il y a trop de fonctionnaires déférents devant leur administration centrale. Je pense que cet élément sera retenu par notre commission.
Ma deuxième question touche aux tortures. Vous avez dit que c'est minime. Vous avez été président du Comité européen pour la prévention des traitements inhumains ou dégradants. Or, il existe de ces traitements inhumains ou dégradants provenant non pas des gardiens mais des codétenus. Il faut en parler car c'est un élément considérable. Vous avez pu lire dans la presse qu'un gardien a été condamné par un tribunal pour avoir fermé les yeux alors qu'un détenu se faisait tabasser. Cela arrive fréquemment ; il faut avoir le courage de le dire.
On connaît le phénomène des caïds de la pègre, de moins en moins fréquents, dans les grandes cités comme Marseille. Ces caïds de la pègre s'y trouvent comme dans un hôtel trois étoiles : ils sont servis par les uns et les autres ; ils ont à leur disposition un tas de personnes. C'est tout juste si on ne leur fait pas la cellule. Et des jeunes prisonniers se font sodomiser aussi.
Tout cela ne peut pas durer. Vous me direz que cela provient de la surpopulation : quand ils sont à trois, quatre ou cinq par cellule, il se passe n'importe quoi. C'est la loi du silence : on ne trouve jamais l'assassin d'un détenu qui se fait flinguer. Nous sommes allés visiter des prisons à Saint-Denis de la Réunion. C'est affreux.
M. le Président - Sauf qu'ils vivent le jour dans la cour : c'est préférable à rester à quatre ou cinq par cellule.
M. José Balarello - Voulez-vous nous donner des idées et votre sentiment sur ces deux questions ?
M. Ivan Zakine - Sur la commission de surveillance : la plupart des pays ont l'équivalent. Tous les participants de la chose judiciaire ou pénitentiaire conviennent qu'elle détient un rôle purement symbolique. Mais on ne peut pas supprimer un organe qui devrait être de contrôle : il faut le réformer dans son mode de fonctionnement, d'abord par la fréquence de ses visites. Deux ou trois visites par an ne sont pas suffisantes. Quant à sa composition, vous demandez davantage d'élus ?
M. José Balarello - Il faudrait qu'ils soient majoritaires par rapport aux fonctionnaires.
M. Ivan Zakine - Il faudrait d'autres personnes que des agents de l'Etat. Nous revenons à une idée qu'il me semble avoir bien exprimée : cela doit être externe à l'Etat au sens le plus large du terme. C'est une tentation très grande que de vouloir autoriser tous les élus à entrer dans les prisons quand bon leur semble. Même si je choque certains d'entre vous, je dis qu'il faut faire très attention avec cet instrument qui peut être redoutable. Je ne le dis pas parce que j'ai été en charge de cette administration, mais l'équilibre d'un établissement pénitentiaire est très fragile.
J'ai peut-être été marqué par mes premiers pas dans cette administration pénitentiaire. C'était le jour de l'incarcération du général Salan, en 1962. Le temps d'arriver de La Santé, où nous avions laissé un calme absolu après notre visite, à la Chancellerie située place Vendôme, nous trouvons la direction de l'administration pénitentiaire en émoi : "La Santé est à feu et à sang !" . De fait, toutes les portes des cellules avaient volé en éclats sur un coup de sifflet. Tous les détenus se sont répandus dans les coursives.
L'équilibre d'un établissement pénitentiaire est précaire ; il suffit d'un rien. En une heure, je peux vous mettre La Santé à feu et à sang ; c'est l'enfance de l'art. Il suffit d'une maladresse, d'une excitation, d'une provocation.
Au niveau du Comité européen, nous sommes un certain nombre un peu rodés à la chose pénitentiaire et nous avons organisé des sessions de formation à l'égard des nouveaux membres qui découvrent le monde carcéral, parce que des pays nous proposent des membres élus sans expérience en la matière. Chaque session plénière reprend une séquence de rodage. Dans la délégation qui se rend dans un pays, nous nous arrangeons pour intégrer des membres suffisamment anciens, aguerris et connaissant la chose pénitentiaire, à côté de nouveaux membres qui font leurs premiers pas et que nous initions. Même nous, nous devons faire très attention.
Cela dit, il est évident qu'il faut rénover la commission de surveillance.
M. José Balarello - Modifier sa composition éviterait la bêtise de permettre à tous les grands élus d'aller visiter n'importe quoi n'importe comment. Je partage votre opinion.
M. Ivan Zakine - C'est se donner bonne conscience à peu de prix mais à un coût qui risque d'être grand.
M. José Balarello - De toute façon, ils n'iront pas. En revanche, si vous rendez les commissions de surveillance obligatoires une fois par trimestre et que vous modifiez la composition en mettant à côté du président, du procureur, du représentant du conseil régional, des élus locaux en nombre suffisant pour être majoritaires, ce sera productif. De plus, je ne pense pas que le préfet doive en faire partie.
M. le Président - Cher collègue, c'est le sentiment des personnes que nous auditionnons que nous attendons.
M. Ivan Zakine - Concernant les mauvais traitements entre codétenus, je ferai une critique à l'égard de l'ensemble des pays. Nous avons visité une quarantaine de pays où le surencombrement des établissements pénitentiaires est un fléau à supprimer. Cela ne passe pas uniquement par la construction de nouvelles prisons. Dans votre mission, vous avez aussi à vous préoccuper des conditions de détention au regard de la présomption d'innocence, notamment. Cela suppose que vous mettiez l'accent sur les maisons d'arrêt et sur les conditions de la détention provisoire. Or, c'est dans les maisons d'arrêt que l'encombrement est problématique ; il l'est moins dans les maisons centrales.
M. le Président - C'est la variable d'ajustement : on ne met des personnes dans les maisons centrales que lorsqu'il y a des places. Sans cela, elles restent en maison d'arrêt jusqu'à la libération d'une place en centre de détention. Là, il existe le numerus clausus.
M. Ivan Zakine - Depuis 40 ans que je vis dans ce monde des établissements pénitentiaires, je n'ai vu qu'une fois un chef d'établissement pénitentiaire, à Milan, avoir eu le courage d'afficher "Complet" et refuser d'ouvrir aux carabiniers la porte de la prison pour qu'ils y laissent une cargaison de détenus pour écrou. Dans les 48 heures, le ministre de la Justice du gouvernement italien était sur place pour se rendre compte. Cela a fait du bruit. Dans les six mois, la nouvelle prison de la banlieue de Milan était mise en chantier.
Cela étant, vous avez décidé de fixer votre regard sur les maisons d'arrêt et sur la détention provisoire. Le combat contre le surencombrement ne passe pas seulement par de nouvelles constructions -il en faut pour remplacer les anciennes- mais surtout par des mesures de substitution à la détention provisoire, par d'autres moyens. Tout le monde est convaincu qu'un bon tiers des détenus en détention provisoire n'ont rien à faire dans la prison ; ils auraient très bien pu être casés ailleurs.
M. José Balarello - Une simple question : vous avez visité toutes les prisons européennes. Que pensez-vous du système en vigueur dans les pays nordiques concernant les échanges sexuels entre les détenus et des membres de leur famille ou leurs proches ?
M. Ivan Zakine - Je l'ai vu fonctionner en Suisse, dans le Tessin. A Locarno, un centre de détention, prison de relative sécurité destinée aux longues peines, est implanté dans un vaste parc. Au fond du parc, dans l'enceinte pénitentiaire, un bungalow, ancienne villa du surveillant chef, constitue une maison de week-end pour familles de détenus ; il est composé de deux petits appartements superposés. Je ne l'ai vu qu'en Suisse.
Dans les pays nordiques, ils sont un peu revenus de leur système. Je ne pense pas que ce soit le problème numéro un des établissements pénitentiaires en France -je n'engage que moi- pour améliorer les conditions de vie et maintenir un minimum de relations familiales. Encore que... J'ai vu comment les choses se passent en Espagne : à Madrid, les conditions matérielles sont plutôt repoussantes. Pourtant ils ont fait l'effort. Mais quand on voit les conditions dans lesquelles les mamans arrivent : les gamins sont laissés dans un petit jardin d'enfants à l'entrée de la prison et elles empruntent un petit escalier en colimaçon qui donne accès à une batterie de petites cellules où elles ont le droit de rester une heure ou deux.
M. le Président - Cela fait penser plutôt à autre chose. Nous aurions encore beaucoup d'autres questions, mais nous avons d'autres personnes à entendre. Avons-nous eu les rapports du Comité européen ?
M. Ivan Zakine - J'ai demandé au secrétariat de Strasbourg de vous faire parvenir tout ce qui concerne la France.
M. le Président - La comparaison avec ce qui se passe dans d'autres pays me paraît importante pour voir comment d'autres ont réussi à améliorer.
M. Ivan Zakine - Je vous suggère la Suisse où l'on trouve des choses intéressantes. Je ne sais pas si vous l'avez incluse dans votre programme ?
M. le Rapporteur - Non, nous ne pensons pas à la Suisse parce qu'elle ne fait pas partie de l'Union européenne. Mais elle est au Conseil de l'Europe.
M. le Président - Monsieur le Président, nous vous remercions infiniment.
Audition de
M. Jean-Louis NADAL,
Inspecteur général des services
judiciaires
(29 mars 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Jean-Louis Nadal.
M. Jean-Louis Nadal - Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, il est apparu que votre mission était d'une particulière importance et j'ai pris soin de coucher sur le papier mes réflexions pour faciliter ensuite le débat.
Ces réflexions que je voudrais vous proposer sont beaucoup plus celles d'un magistrat qui a plus de trente ans d'expérience que celles d'un inspecteur général des services judiciaires, au moins pour ce qui a trait au constat. En revanche, dans les propositions auxquelles je songe, vous devinerez aisément l'inspecteur général, mais il n'oubliera pas le magistrat.
Dans le maelström médiatique, on pourrait être tenté par des réactions à l'emporte-pièce, par des indignations peu réfléchies. Sans dénier l'acuité des problèmes, je vous propose de les remettre en perspective. C'est l'objet de mon constat.
Celui-ci dressé, nous avons le devoir de songer à des propositions, ajustées à la réalité des difficultés sûrement, pragmatiques, et aussi de mise en oeuvre possible. Évolution donc, plutôt que révolution.
1. Le constat : l'acuité des problèmes, leur nécessaire mise en perspective.
Oui, les conditions de détention des personnes placées sous main de justice peuvent être mauvaises. Le sont-elles partout ? Non. Se sont-elles plutôt améliorées ? Oui. L'administration pénitentiaire s'est-elle ouverte sur l'extérieur ? Oui, très fort depuis vingt ans ; pas encore suffisamment, j'en suis sûr. Quant aux instances de contrôle, il importe de comprendre pourquoi elles n'ont pas joué leur rôle.
Nous examinerons donc successivement et brièvement les conditions de prise en charge des détenus et les causes de l'insuffisance des contrôles.
S'agissant des conditions de prise en charge des détenus, certaines précisions sont indispensables. Monsieur le Président, mesdames, messieurs, je tiens essentiellement à deux éléments, l'un relatif aux établissements, l'autre aux personnels. On ne souligne pas assez que le problème des conditions de détention émerge actuellement, et à juste titre, des maisons d'arrêt et pas ou peu des établissements pour peines : centrales et centres de détention.
Tous les professionnels savent depuis longtemps que le placement en maison d'arrêt de deux, trois, voire quatre détenus dans une seule et même cellule est la source majeure et quasi exclusive d'une majorité des dysfonctionnements les plus graves que ne connaissent pas les centrales et centres de détention.
Cette situation doit conduire prioritairement à une remise en question du régime de détention des maisons d'arrêt.
Le volume de leur population pénitentiaire est la variable d'ajustement du système pénal. Alors que les établissements pour peine bénéficient de fait d'un numerus clausus -un détenu par cellule-, le taux d'occupation moyen des maisons d'arrêt s'étage de 100 % à 200 %. Bien entendu, les prévenus et les condamnés n'y sont pas toujours séparés, loin de là.
Les agressions envers le personnel, entre détenus, les actes de violence, les sévices, le racket, les automutilations et les suicides, les incendies volontaires en cellule sont le lot quotidien des maisons d'arrêt, beaucoup moins des établissements pour peine.
Faut-il que j'indique ce qui est une évidence ? Que l'effectif d'un établissement -surveillants, personnels sociaux et direction- est fonction de la capacité d'accueil théorique de la maison d'arrêt et non de son occupation réelle, bien plus élevée. Ne faut-il pas rappeler avec force que sur 187 établissements, 119 sont des maisons d'arrêt, que 23 établissements ont été construits avant 1830, 63 entre 1830 et 1914, 46 entre 1914 et 1960, 54 depuis 1960 et plus particulièrement 49 depuis 1980 ?
Nous partons donc de très loin. L'a-t-on assez souligné ? Je ne le crois pas.
Deuxième précision : les personnels. Je pèse mes mots : aucun service public, sinon bien sûr les armées avec l'abandon du service national, n'a connu une évolution aussi forte que l'administration pénitentiaire : rajeunissement des fonctionnaires, partenariat avec les intervenants extérieurs, réforme de la santé, réforme du régime disciplinaire avec recours possible devant le juge administratif. L'ouverture a été considérable. Elle n'a pas été suffisante : c'est certain.
Mais croyez-vous qu'il est facilement possible, à l'intérieur de vieilles bâtisses, d'aménager des espaces sportifs, des cours de promenade, de créer des zones d'activités éducatives ou culturelles, des salles d'enseignement général ou professionnel, des ateliers et même des locaux d'accueil pour les familles, qui sont indispensables ?
Comment croire qu'il est facile de gérer simultanément un primo délinquant, un toxicomane lourd, un pervers sexuel et un demi-fou sans omettre le multirécidiviste chevronné ? La différenciation des projets d'exécution de peine, modalité favorisant une réinsertion -une insertion devrais-je dire pour certains, et donc une bonne sortie- est une opération d'une extrême complexité confiée à des fonctionnaires dont l'opinion connaît mal le dévouement, les sujétions et les conditions de travail qui ne peuvent se résumer à une durée annuelle de travail qui n'apparaît faible qu'aux béotiens, même si elle mérite sûrement analyse.
Gardons-nous donc de tout manichéisme et de tout esprit de système et abordons l'insuffisance des contrôles avec le même état d'esprit.
Sur l'insuffisance des contrôles, plusieurs organes ont vocation directe ou indirecte à assurer des contrôles ou inspections. Je citerai, sans être exhaustif, les magistrats de l'ordre judiciaire, la commission de surveillance, l'inspection de l'administration pénitentiaire, les inspections générales dont notamment l'inspection générale du ministère de la Justice, dite Inspection générale des services judiciaires (IGSJ), et l'IGASS. Je n'oublierai pas non plus les contrôles périodiques des directeurs régionaux de l'administration pénitentiaire ou de leurs adjoints.
Je voudrais limiter mon propos au contrôle des conditions de détention. Le respect des règles administratives générales, d'ordre comptable ou de gestion des ressources humaines, doit pouvoir être assuré par le mode de contrôle existant dans toute administration : pour notre cas, cela relève de la responsabilité des directeurs régionaux et de l'inspection technique des services pénitentiaires. En revanche, ils ne peuvent se consacrer totalement à un contrôle approfondi compte tenu de la diversité et de la lourdeur de leur tâche. Enfin, leur appartenance à l'administration pénitentiaire -ils ne peuvent être juge et partie- rend parfois très difficile leur mission de contrôle des conditions de détention.
Restent donc la commission de surveillance, les magistrats de l'ordre judiciaire, les inspections générales.
La commission de surveillance.
Beaucoup d'acteurs la considèrent comme formelle, à juste titre. Trop lourde par sa composition, elle n'est de surcroît pas réunie dans bien des établissements selon la périodicité exigée par le code de procédure pénale. Actuellement, elle ne joue pas son rôle. Il faut avoir la lucidité de le souligner.
Les magistrats de l'ordre judiciaire.
La liste est connue : parquet, juge de l'application des peines, juge d'instruction, juge des enfants, président de la chambre d'accusation, procureur général.
Aujourd'hui, en dehors du JAP, dont la présence en prison est régulière, et des parquetiers, dont le rôle varie énormément d'un ressort à l'autre, on peut affirmer que le contrôle des autres magistrats est très théorique. Ils n'exercent pas réellement leur droit de visite. En définitive, les contrôles exercés par les magistrats, quand ils ont lieu, paraissent d'une efficacité discutable.
Les inspections générales.
L'Inspection générale des services judiciaires a vocation à procéder au contrôle du fonctionnement de l'ensemble des services placés sous l'autorité du garde des Sceaux. Elle a donc naturellement compétence pour procéder à des inspections dans les établissements pénitentiaires.
Ses interventions ont été plutôt rares : seule ou conjointement avec d'autres services d'inspection, elle a déposé six rapports sur les sept dernières années : sur les longues peines (1993), sur le fonctionnement des comités de probation (1993), sur le schéma national d'hospitalisation des détenus (1995), sur l'amélioration de la prise en charge des toxicomanes incarcérés et sur la lutte contre l'entrée de drogue en détention (1996), sur la location de téléviseurs aux détenus par les associations socioculturelles et sportives des établissements pénitentiaires de la région parisienne (1998), sur l'enseignement en prison (1998). Je me tiens à votre disposition, au terme de cet exposé, pour vous éclairer sur la situation dudit enseignement tel qu'il est offert aux mineurs dans les établissements de Fleury et d'Osny.
L'IGASS, pour sa part, est chargée de veiller aux conditions de prise en charge sanitaire des détenus.
Pour revenir à l'IGSJ, relevons qu'elle est mal armée pour répondre à une extension de ses missions en milieu pénitentiaire. Forte bientôt de 23 membres contre 13 il y a un peu plus de deux ans, grâce à la volonté commune de Mme le garde des Sceaux et du Parlement, elle a vocation à inspecter 1 100 juridictions. Comment, avec cette lourde compétence, pourrait-elle à moyens constants intervenir dans des délais satisfaisants, c'est-à-dire souvent en extrême urgence, en milieu pénitentiaire ?
A ces constats non univoques, sinon pour souligner l'insuffisance des contrôles, j'aimerais répondre par des réflexions pragmatiques, des propositions réalistes. Ce sera mon deuxième point.
2. Les propositions : en un mot, préférer une évolution plutôt qu'une révolution.
Et d'abord, une option liée à une analyse juridique et politique. Une recommandation du Conseil de l'Europe et une résolution du Parlement européen soulignent la nécessité respectivement d'une autorité extérieure et d'un organe de contrôle indépendant. Je pense, pour ma part, que cette extériorité signifie que l'organe en question ne doit pas appartenir à l'administration pénitentiaire ; l'extériorité et l'indépendance n'exigent pas plus.
En droit, certains ne partagent pas mon analyse ; je le sais. Mais allons plus loin : faut-il que le modèle du procès imposant le juge impartial et l'indépendance statutaire gagne l'ensemble des opérations de contrôle, d'inspection et d'audit ? Je ne le crois pas. Les principes de la convention européenne des droits de l'homme régissent la matière civile et la matière pénale ; leur transposition trop mécanique à l'inspection ou au contrôle m'apparaît excessive.
La position que j'adopte consiste dès lors à considérer que la commission de surveillance, les magistrats de l'ordre judiciaire et les inspections générales constituent des degrés divers et des fonctions diverses de contrôle extérieur suffisants s'ils sont réellement employés, après toute reconfiguration utile, sans qu'une révolution institutionnelle -qu'impliquerait une autorité administrative indépendante ad hoc- soit nécessaire.
Si revivifier et utiliser réellement les dispositifs existants se révèle un échec, alors, et alors seulement, il sera temps d'envisager des bouleversements institutionnels.
La commission de surveillance : reconfigurer et dynamiser.
- en prévoyant que le chef d'établissement se place réellement en organe venant présenter son bilan, ses difficultés, ses perspectives ;
- en développant les pouvoirs d'audition de tiers de cette commission ;
- en restreignant le nombre de ses membres mais en veillant à intégrer les nouveaux intervenants de la prison, quitte à faire diminuer le nombre de membres de droit ;
- en prévoyant qu'elle dispose d'une commission permanente ;
- enfin, en augmentant la périodicité des séances obligatoires.
On peut donner à cette instance lustre et efficacité. Certains établissements ont déjà eu -je crois le savoir- des pratiques innovantes à cet égard.
Les magistrats : élaguer, soutenir, valoriser.
Le dispositif pourrait être centré sur le procureur de la République et le JAP. Mieux vaudrait obtenir des visites fréquentes de ces deux magistrats, assorties de rapports circonstanciés, que de multiples droits de visite inutilisés par plusieurs autres magistrats.
Une coordination du travail du JAP pourrait être assurée par le conseiller de la cour d'appel ou le délégué à l'application des peines. L'actuel rapport annuel conjoint des chefs de cour, souvent tombé en désuétude, en serait enrichi.
Le parquet devrait voir son intervention érigée en composante essentielle de ses fonctions au même titre que les priorités d'action publique, l'action commerciale ou la protection des incapables. J'y crois. Les résultats obtenus figureraient dans le rapport annuel d'activité désormais exigé de chaque procureur. La politique pénale ne peut se limiter à la prévention et à la répression : elle a vocation à intégrer le "post-sententiel".
Le JAP, à travers la "judiciarisation" de sa compétence et peut-être l'extension de celle-ci, constituerait une autorité de référence. Il pourrait aussi jouer un rôle dans l'arbitrage de conflits fonctionnaires-détenus en "amiable compositeur", en médiateur, diraient les modernes.
L'Inspection générale des services judiciaires : repositionner.
Extérieure à l'administration pénitentiaire, habituée à travailler avec d'autres inspections générales comme l'IGASS, l'Inspection générale de l'éducation nationale ou l'Inspection générale des finances, l'IGSJ peut voir ses missions se développer.
L'Inspection de 1'administration pénitentiaire devrait lui communiquer l'ensemble de ses rapports et son plan annuel afin que l'inspection générale évalue a priori la pertinence des choix et, a posteriori, l'exécution du plan d'inspection.
L'IGSJ, par ses liens institutionnels avec le médiateur de la République, faciliterait le règlement de certaines difficultés. L'IGSJ pourrait être destinataire des divers rapports d'activité pénitentiaire qu'établiraient tant les JAP que les procureurs de la République. Placée en recours à la disposition du garde des Sceaux, pour les situations que l'administration pénitentiaire ou les instances locales de contrôle -commission de surveillance et magistrats- n'auraient pas réglées ou décelées, elle incarnerait un moyen d'action puissant mais réservé à des problèmes ciblés.
La commission permanente de la commission de surveillance, le JAP, le procureur de la République seraient des instances de première ligne faciles à saisir, souples dans leurs interventions. La hiérarchie pénitentiaire et son inspection technique garderaient leurs responsabilités organisationnelles et gestionnaires. L'IGSJ vérifierait périodiquement la pertinence de ces dispositifs et suggérerait les éventuelles inflexions de pratiques à envisager. A sa mission traditionnelle de contrôle, elle ajouterait une mission d' " audit qualité " du dispositif multiforme de terrain.
Je m'arrête à ce stade. Je répondrai volontiers aux questions que vous me poserez. J'aurais pu aborder bien d'autres points, mais j'ai choisi de limiter mes propos aux conditions de détention et à leur contrôles, objet de l'enquête de votre commission. J'ai voulu vous faire partager un constat éloigné de 1'émotion. J'ai souhaité, pour l'évolution indispensable des contrôles, tracer des perspectives. Loin de me placer en démiurge, j'ai préféré le pragmatisme ; celui-ci ne limite pas notre ambition républicaine d'un État de droit qui doit nous guider en prison plus qu'ailleurs.
M. Jean-Jacques Hyest, président - La commission de surveillance est une préoccupation que le rapporteur a déjà évoquée à plusieurs reprises. Organe permanent, certains vont jusqu'à parler d'établissement public et de conseil d'administration, ce qui pourrait être une responsabilisation de la part de tous les acteurs.
Je laisse la parole à M. Balarello non pour exprimer son point de vue, mais pour compléter l'information de la commission sur ce que vous avez dit, notamment à propos de la commission de surveillance.
M. Jean-Louis Nadal - J'ai été procureur de la République au tribunal de grande instance de Créteil, et procureur général près les cours d'appel de Bastia, Lyon et Aix. J'ai été avocat général à Versailles et à Paris. J'étais chargé du contrôle du "post-sententiel" aux côtés du procureur de la République, de M. Pierre Truche, avec lequel nous parlions du problème pénitentiaire avec un soin et une attention tout particuliers.
M. José Balarello - Monsieur l'Inspecteur général, j'étais avocat au barreau de Nice, retraité lorsque vous étiez à la tête de la cour d'Aix. Je fais partie de la commission de surveillance de la prison de Nice. Incontestablement, j'ai toujours eu l'impression que cet organe n'était qu'une assemblée qui se réunit deux fois par an, quand elle se réunit -jamais dans certaines prisons-, présidé par le préfet, constitué du procureur de la République, du président du TGI et d'assistants sociaux ; j'y suis en tant que représentant du conseil général.
En fait, ses membres sont bien en majorité des fonctionnaires. Or, en France, il y a des esprits de corps ; le drame des esprits de corps, c'est qu'ils ont toujours raison, que ce soient les barreaux, les notaires, les magistrats ou les policiers. Ce sont les rigidités françaises.
Personnellement, je pense que les commissions de surveillance des prisons ne doivent plus être présidées par un fonctionnaire, mais pourquoi pas par un élu ; ensuite, qu'elles ne doivent plus être composées en majorité de fonctionnaires. Ce n'est pas une question de méfiance vis-à-vis des fonctionnaires, mais d'autre chose. Le directeur de la prison fait son exposé, ou ne le fait pas ou le fait mal ; on discute de lieux communs sans aller au fond des choses ; quand quelqu'un insiste sur un point précis, il lui est répondu que tout va bien. Cela se termine par un apéritif. Les choses se passent ainsi.
Rien n'évolue : on ne dit pas ce qui choque, c'est le conformisme absolu. A mon avis, pour atténuer ce conformisme, la première chose à réaliser serait de modifier la composition des commissions de surveillance. Quelle est votre opinion ?
M. Jean-Louis Nadal - Sûrement. Cette commission très lourde regroupe ponctuellement des acteurs de responsabilités et d'horizons divers. Pour les avoir moi-même pratiquées, j'avoue que ce n'était pas dans ce cadre que j'attendais une lueur de vérité au sein de l'établissement pénitentiaire .
Au-delà de votre réflexion ponctuelle, qui mérite une analyse approfondie, ce qui me paraît devoir prendre corps, c'est d'une manière affichée, claire, ouverte et transparente que l'autorité judiciaire et l'autorité pénitentiaire, sur le plan régional, prennent en charge le problème de l'administration pénitentiaire de la manière suivante.
Je vous donne un exemple : pendant quatre ans et demi, j'ai été procureur général près la cour d'appel de Lyon. J'avais mis en place un observatoire régional de la détention avec le directeur de l'administration pénitentiaire. Ce lieu de rencontre regroupait le président de la chambre d'accusation, le conseiller chargé de l'application des peines, le conseiller chargé de la protection judiciaire de la jeunesse, le juge des enfants, le juge d'instruction, le procureur de la République, le JAP, les travailleurs sociaux, les directeurs d'établissement et des représentants des surveillants.
Nous nous réunissions fréquemment, au moins une fois par trimestre, à la cour d'appel, au parquet général et le tour suivant, dans l'établissement pénitentiaire lui-même. Ce cercle d'échange n'était pas qu'un lieu de débat ou de regard intellectuel ou théorique. Il s'accompagnait de visites sur le terrain, notamment de contacts avec les surveillants et de contrôles du dispositif éducatif des établissements pénitentiaires d'une région difficile sur ce plan : on sait ce qu'est la maison d'arrêt St-Paul et la ministre a pris des décisions qui me paraissent tout à fait opportunes.
Il se créait ainsi une pédagogie entre l'autorité judiciaire et tous les acteurs directs ou indirects du monde pénitentiaire. Ce fut un temps fort dans cette structure en forme de dialogue permanent, car les problèmes ne se traitent pas ponctuellement : ils doivent bénéficier d'un socle, d'un dénominateur commun, d'une structure organisationnelle de vigilance constante. Nous traduisions ces éléments par la venue, une fois par mois, d'un avocat général, d'un substitut général qui avait passé une soirée à St-Paul, en discutant avec les surveillants sur des sujets précis ou de manière informelle, rencontrant aussi des détenus, des familles de détenus. Il s'était créé une dynamique qui avait permis, dans un contexte difficile, notamment en raison de la vétusté de la prison, de sauvegarder encore un équilibre, si précaire fût-il.
J'avais moi-même organisé à la première chambre de la cour d'appel de Lyon, à l'occasion de la sortie de jeunes surveillants de l'école pénitentiaire, une cérémonie en forme de reconnaissance sociale des surveillants. Elle était présidée par le premier président, le procureur général prenait la parole, ainsi que le préfet de région, Paul Bernard, le directeur de l'administration pénitentiaire, M. Prévôt. Y étaient présents les directeurs des établissements concernés, les représentants des surveillants, le juge d'instruction, le juge de l'application des peines et le juge des enfants. Il s'était créé là une dynamique non pas en forme de complicité et de connivence, puisque même les organisations syndicales avaient adhéré à ce processus pédagogique, mais c'était un pas important d'accompli.
Dès lors que la confiance, le dialogue, le contact, la disponibilité se mettent en marche, ils couvrent, d'ailleurs au-delà des paramètres légaux, tant ce qui touche la détention provisoire que l'exécution des peines. Cela nous permettait trimestriellement de préparer un état des courbes de progression de la détention provisoire dans le ressort de la cour d'appel. A partir du moment où apparaît une dynamique, toutes les instances ponctuelles doivent jouer leur rôle. Le juge de l'application des peines est obligé d'avoir une présence accentuée, ainsi que le juge des enfants et le président de la chambre d'accusation, ne serait-ce qu'en voyant cette dynamique à laquelle il ne peut pas se soustraire.
C'est un moyen de faire fonctionner toutes les instances avec un regard attentif. Je pense qu'à partir de là, il est possible de percevoir une lueur d'espoir. Pour cela, il faut mobiliser les énergies. Il faut motiver et, progressivement, de manière très forte, faire pénétrer une culture pénitentiaire dans l'esprit. C'est essentiel.
Le " post-sentenciel " fait partie d'une politique publique et pénale. Quand on rend compte en fin d'exercice au garde des Sceaux, il est indispensable d'intégrer le " post-sententiel ". Avec en outre cette difficulté que, dans les maisons d'arrêt et les centrales, le mot réinsertion n'a pas grand sens pour ces gens. Ce problème d'insertion est dramatique : certaines situations sont très lourdes à gérer. Bien sûr que des progrès considérables ont été réalisés. Il faut garder espoir, continuer à mobiliser les énergies, inciter, responsabiliser. C'est très important.
Aujourd'hui, le débat politique de la justice, qui traverse toute l'institution, est celui de la responsabilité ; cette responsabilité comprend tout ce qui est prévention, répression et "post-sententiel". Tous les acteurs auxquels la République a dévolu des responsabilités ont à les accomplir réellement : il faut que les présidents et les procureurs de la République fassent leur travail, que les premiers présidents et les procureurs généraux assument leurs responsabilités. Dès lors, l'Inspection générale des services judiciaires sera en position de force ; elle devrait devenir le recours suite à l'épuisements des autres recours et des responsabilités assumées insuffisamment par ceux auxquels elles reviennent.
Trop souvent, l'inspection générale fait une grande partie du travail à accomplir au premier ou au second degré. Des textes existent dans le code de l'organisation judiciaire. Dans le code de procédure pénale, les articles D. 177, 178 et suivants doivent être appliqués, non d'une manière formelle et statique, mais en leur donnant une logistique, une dynamique en termes opérationnels. Toutes ces visites se préparent soit en forme de bilans, soit, comme je le faisais aux Baumettes, à Osny, à Fresnes ou à Lyon, d'une manière empreinte d'une dynamique naturelle.
Quand j'étais procureur de la République à Créteil, le directeur de Fresnes était associé à toutes mes réunions d'action publique parce qu'il devait savoir comment je menais ma politique pénale. Tout ceci se termine ensuite en termes de sanction ou de réinsertion. Dans cette politique, tous les acteurs de la justice doivent être informés. Avec mon équipe, j'allais tous les quinze jours à Fresnes ; l'équipe de Fresnes me rendait fréquemment visite au parquet de Créteil.
Dans les circonstances difficiles de la prise d'otages de Fresnes, cela nous a permis de donner, avec le directeur de l'époque, une contribution essentielle : la fin aurait pu être tragique si nous n'avions pas eu, à travers ces liens étroits avec l'établissement, la connaissance personnalisée d'un détenu par deux surveillants dont l'approche m'a permis la libération d'une mère de famille prise en otage.
Tous les acteurs ont droit au respect. Il faut motiver aussi les surveillants, il faut investir et ne pas perdre de vue qu'une fois livrés à leur fonction, sortant de l'école, la formation continue. C'est le contact, la relation, la prise en charge, le regard des magistrats en particulier ; tous les acteurs qui, directement ou indirectement, de l'intérieur comme de l'extérieur, apportent leur concours à l'institution judiciaire doivent se rassembler. Ces problèmes sont trop importants pour être négligés. Personnellement, je suis heureux de voir que votre commission prend ce problème à bras-le-corps.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - J'ai beaucoup d'admiration pour votre enthousiasme. Je partage une partie de votre analyse, mais je suis plus pessimiste que vous : vous proposez de redynamiser ce que l'ordre judiciaire peut faire pour contrôler les prisons. Or, en dehors d'exemples comme les vôtres, trop souvent, dans les établissements, il n'en a malheureusement pas été ainsi. Je parlais au passé, car tout cela changera maintenant !
Finalement, les établissements pénitentiaires sont partis un peu à la dérive. Ce serait exagéré de le dire sans tenir compte de l'admirable dévouement et des personnels de direction et des personnels d'encadrement et des surveillants.
Peut-on encore tenter, sur la base de votre raisonnement enthousiaste, une rénovation ? Le point clef serait de créer une commission permanente à partir des commissions de surveillance et d'en changer la composition. Je n'irai pas jusqu'à confier la présidence à un élu. Pour vous qui connaissez Fresnes, vous admettrez que le conseil d'administration de l'hôpital de Fresnes est un exemple d'association où tous les participants à la vie pénitentiaire entourent leur directeur, le confortent. C'est le principe des établissements publics administratifs, avec des commissions administratives. Il est à manipuler avec prudence et réflexion. Il dérive un peu de votre idée mais avec une autre audace. C'est peut-être là une chance.
Par ailleurs, le groupe de travail Canivet, auquel j'appartenais, a fait des propositions assez lourdes : le contrôleur général des prisons, le médiateur des prisons de la République, les médiateurs régionaux, les médiateurs d'établissement. Toute cette structure est-elle compatible avec le maintien des anciens contrôles ? Bien sûr qu'il faut des contrôles techniques, même des contrôles comme ceux auxquels sont soumis, de façon très élémentaire, nos bâtiments communaux.
A l'ouverture d'un bâtiment communal, nous devons respecter les règles de sécurité en matière de réseau électrique, par exemple. J'ai été atterré d'observer qu'à Fleury-Mérogis, construit entre 1968 et 1970, le réseau électrique n'a pas été mis aux normes. Est-ce une erreur ou a-t-on mégoté au dernier moment ?
J'ai ouvert une maison pour personnes âgées ; si j'avais eu la moindre réticence quant au réseau électrique, même en téléphonant au préfet, je ne l'aurais pas ouverte. Quelque chose me choque : tous les grands contrôles extérieurs faiblissent quand ils entrent en prison. Est-ce le climat spécial des prisons ? Croyez-vous qu'avec les propositions du Premier président Canivet, structures assez complexes et extérieures, il y a encore place pour tout cet appareillage un peu lourd, efficace là où un homme l'a stimulé comme vous l'avez fait, mais inefficace dans la plupart des établissements ?
M. Jean-Louis Nadal - Ma réponse sera empreinte de prudence dans la mesure où le rapport vient d'être déposé. Mme la ministre entend lui donner une suite et mettre en place des ateliers, des groupes de travail pour creuser le problème avec le soin, le sérieux de rigueur dans une telle perspective.
Ce n'est pas une mince affaire, c'est un rapport de très grande qualité. Il demande réflexion : la pénitentiaire, peut-être plus qu'ailleurs, est le lieu où les équilibres en termes d'Etat de droit impliquent une connaissance profonde et sérieuse du terrain. Dialoguer en prison, mesurer l'équilibre d'une prison avec plusieurs paramètres est un travail très délicat. Quelle que soit la passion que l'on peut avoir pour la mise en place de la loi, au sens républicain du terme, dans ce travail, il faudra se décider, me semble-t-il, à associer tous les acteurs.
La fonction d'évaluation, de contrôle n'est pas nécessairement la fonction de jugement. Elle exige que soient posés les cadres et l'architecture des équilibres humains et sociaux ; tous les paramètres doivent être finement analysés. Ce travail ne peut être accompli qu'en association étroite avec ceux qui sont sur le terrain : le personnel. Tout système d'élaboration de lois qui partirait dans un raisonnement in abstracto , quelle que soit la qualité juridique du raisonnement, serait voué à l'échec.
C'est un lieu dans lequel l'essence humaine, l'existentiel a un poids que je peux vous dire avoir personnellement mesuré. Il exige du magistrat, du procureur, du JAP, du juge d'instruction un regard toujours en mouvement, car rien n'est figé dans une prison, chez un détenu, dans une cellule. En permanence, réagit une espèce de dynamique qui ne peut pas, à mon sens, partir dans une élucubration intellectuelle théorique pour être sacralisée par le dogme de la loi. Les impératifs de sécurité, de réinsertion, de respect des droits de l'homme, de fonctionnement font que le travail accompli aujourd'hui est insuffisant, voire inexistant.
En effet, aller évaluer ou inspecter signifie déjà avoir in globo certains cadres normatifs permettant d'avoir un regard salutaire. Ce métier exige beaucoup de modestie, de disponibilité. Que des intervenants, extérieurs ou intérieurs, soient encore plus nombreux pour permettre une flexibilité relationnelle, un adoucissement des tensions éventuelles ou en cours, pourquoi pas ? Mais je demeure, encore aujourd'hui, convaincu que, sans le regard sérieux, très sérieux de l'autorité judiciaire, il y aurait certainement dans notre démocratie, sur ce terrain, des difficultés que je ne souhaite pas voir se développer parce que cela me paraît délicat.
Je vous le dis : le rapport Canivet est de très grande qualité et je me range avec spontanéité à l'avis de la ministre qui va prendre ce chantier avec tout le soin nécessaire : il faut attendre. Le temps rendra son verdict dans ce domaine. Pas de précipitation, il faut travailler avec sérieux. Je n'aurai pas d'a priori.
J'espère aujourd'hui une prise de conscience très forte de la part de tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont sur la prison un accès, un regard, un dialogue, une visite, un texte qu'on peut faire vivre, sans l'appliquer d'une manière formelle. Le travail pédagogique est important.
Tout est possible, mesdames et messieurs. Il faut attendre que l'on travaille sérieusement autour du rapport Canivet. La situation peut évoluer.
M. Claude Domeizel - Je suis gêné de vous poser cette question : j'aurais préféré que vous terminiez votre audition par ce que vous venez de dire, qui aurait pu en être la conclusion. J'aurais préféré la poser pendant la discussion ou avant ; elle est peut-être terre à terre et au ras des pâquerettes.
Vous avez dit que le contrôle des magistrats était théorique. Vous avez dit à un moment que, plutôt que de donner des possibilités pour visiter des prisons, pour certains, il paraissait plus opportun de bien cibler et de désigner quelqu'un pour plusieurs visites sur l'année avec remise d'un rapport. Comment expliquez-vous la situation d'aujourd'hui ? Comment expliquez-vous que, mis à part le juge de l'application des peines, il y ait si peu de visites ? Cela peut-il relever de la faute professionnelle ?
M. Jean-Louis Nadal - Je n'irai pas jusque là. C'est une responsabilité que de piloter une politique pénale ou publique. La politique pénale, c'est la prévention, la répression et le "post-sententiel". De tout temps, ces trois éléments ont été incontournables. Si l'on fait abstraction du volet "post-sententiel", c'est grave. La prison, le "post-sententiel", la réinsertion, c'est une des priorités, c'est essentiel. Lorsque certains secteurs fonctionnent mal, lorsqu'ils relèvent d'une coupe théorique, cela vient du fait qu'il n'y a pas d'implication. Aujourd'hui, il faut donner une priorité, quels que soient les moyens.
Par exemple, quand j'étais procureur de la République à Créteil, parquet très lourd, malgré la présence de Fresnes à côté, c'était une priorité comme La Santé l'était quand j'étais avocat général aux côtés de Pierre Truche, à Paris. Il faut se donner les moyens et afficher des responsabilités. Je connais bien les problèmes de l'organisation judiciaire française, je connais bien les problèmes des parquets généraux et je sais ce qu'on peut y faire de positif, mais je sais aussi ce qu'on peut parfois y faire de stérile. Il faut que les parquets généraux et les parquets se situent dans une dynamique réelle.
La prison est un enjeu essentiel. La réinsertion est un enjeu essentiel. En l'an 2000, il est inconcevable, affligeant d'assister parfois à une méconnaissance de ces problèmes. Pour vous donner un exemple, j'ai appartenu à la conférence des procureurs généraux : nous n'avons jamais évoqué les problèmes des prisons entre procureurs généraux. C'est grave !
Dans la démocratie, la bataille que la justice accomplit pour les jeunes et les prisons a quelque chose de commun. Voilà trente ans, au début de ma carrière, mon procureur de la République, remarquable technicien, avait un regard sur les mineurs du style "parquet des mineurs, parquet mineur". Il ne s'en occupait pas ; on y mettait des magistrats au profil d'assistantes sociales. Idem pour les prisons, ce n'étaient pas de vrais magistrats. Pour avancer, il a fallu que la culture judiciaire évolue, que ces enjeux que sont les mineurs et la prison puissent vraiment rentrer d'une manière substantielle dans la culture judiciaire. Aujourd'hui, ça y est, mais il faut aller au contact, aller dans les établissements, rencontrer les gens. On y apprend considérablement.
Je disais souvent aux auditeurs de justice, en stage dans mon cabinet, de bien écouter les détenus : " Ils connaissent bien le code de procédure pénale, peut-être mieux que vous ". Dans la prison, on écoute, on apprend, on sent, on ressent. L'administration pénitentiaire a fait des progrès considérables et mérite aujourd'hui une certaine noblesse. Il faut qu'elle acquière ses lettres de noblesse ; elle en est digne. La prison républicaine peut être une prison de civilité ; c'est aussi une école : elle offre beaucoup d'espoir mais beaucoup de déception aussi.
Quelle que soit la modernisation des établissements, il faut que l'âme pénitentiaire change ; pour que l'âme évolue, tout le monde doit apporter sa contribution. C'est un enjeu essentiel dans notre société, celle d'aujourd'hui comme de demain. Dans le problème pénitentiaire, il ne faut pas positionner des acteurs considérés comme n'étant pas à la hauteur pour d'autres enjeux considérés comme prioritaires.
La prison, c'est de l'art : le dialogue avec des surveillants en difficulté, ce n'est pas donné à n'importe qui ; le dialogue avec les détenus, ce n'est pas simple. J'ai vécu à La Santé des mouvements, j'ai dialogué la nuit avec le directeur, j'y étais et j'ai participé aux négociations. Il faut se comprendre, il faut "écouter" les cris des écorchés qui vous adressent des messages qui ne sont jamais incolores, inodores ou sans saveur, qui sont l'expression d'une institution. Non, tout est chargé.
L'administration pénitentiaire, comme la justice, est un lieu où les exigences sont considérables. A cet égard, comme à toutes les fonctions, à tous les postes, le magistrat doit s'adapter. Aujourd'hui, c'est vrai, tout est lié : le problème de la détention provisoire est un problème majeur. Là aussi, il faut réfléchir. J'arrête là.
M. le Président - Plus que d'y réfléchir, nous légiférons. Bien sûr, mieux vaut réfléchir avant de légiférer.
Vous avez cité certains rapports de l'Inspection générale des services judiciaires que nous n'avons pas ; pouvez-vous nous les faire parvenir ?
M. Jean-Louis Nadal - Bien sûr, je vous enverrai des rapports. Cette année, nous avons accompli une mission délicate à Fleury et Osny sur l'enseignement pour les mineurs. Vous verrez les enseignements que l'on en a tirés. Nous avons pu établir un constat duquel nous avons élaboré un schéma de redressement, au sens double du mot, en termes de pédagogie, d'humanisme et de responsabilité qui touchent aussi l'Etat de droit -on l'oublie trop souvent dans ce pays quand il est question de justice.
L'Etat de droit est l'affaire de tous. C'est essentiel : un juge seul n'est rien, un procureur général seul n'est rien. Les regards et les compétences complémentaires et croisés permettent de faire évoluer une société, surtout dans les secteurs en difficulté, où la prison est l'exemple le plus fort.
Il a été suggéré aux techniciens de l'Éducation nationale de prendre des mesures. L'enseignement dans les prisons ne doit pas être à la marge ; il doit avoir un sens, il ne s'inscrit pas dans une optique que nous avons dénoncée. Tout a été mis à plat et nous avons réalisé un travail très intéressant. Par ailleurs, en tant qu'inspecteur général, je peux dire qu'il ne faut pas se montrer toujours pessimiste. Dans certaines juridictions, dans certaines cours d'appel, pour les prisons, des évolutions se font jour.
Le problème, c'est qu'elles ne remontent pas. Il faut donc s'y intéresser, mobiliser les énergies, induire une prise de conscience très forte de la valorisation de certaines initiatives. En tant qu'inspecteur général, je le dis souvent à la Chancellerie : on voit des magistrats dont on ne parle pas, qui accomplissent un travail considérable, qui sont sur le terrain dans les secteurs les plus difficiles, en contact avec les services de police, de gendarmerie, des prisons, la PJ. Il faut homologuer ce travail, le valider, en parler afin de propager une manière d'être. La prison, au-delà de la commission Canivet et de ses perspectives admirables, c'est un savoir : un savoir-faire et surtout un savoir-être. Il convient d'être conscient des enjeux et de les assumer pleinement.
Je vous rejoins tout à fait quand vous soulignez que ces commissions sont des chambres d'enregistrement d'une rapidité et d'une superficialité inacceptables. Il faudrait y mettre un terme.
M. Jacques Donnay - Une petite question : d'après vous, le personnel doit être d'expérience, de savoir-faire, de savoir-être, toujours à l'écoute. Après avoir vu des surveillants et d'autres personnels, j'ai l'impression que le problème se situe dans le décalage actuel : les surveillants, gens expérimentés, en contact permanent avec les détenus, disent que les surveillants-chefs sont nommés par un autre canal, après un examen qui fait suite à six mois de stage.
D'autre part, tout le monde constate que l'administration pénitentiaire est très jeune. Ainsi, des gens viennent comme directeurs ou directeurs adjoints, en attente d'autre chose, provisoirement. L'unité du personnel n'est pas bien assurée ; au contraire, d'après les surveillants, cela semble se délier.
M. Jean-Louis Nadal - Je ne partage pas tout à fait votre réflexion : qu'il y ait un rajeunissement dans le corps des surveillants, c'est certain. Par contre, le concours de sous-directeur est difficile ; les femmes et les hommes qui accèdent à ces postes sont, pour l'immense majorité, des gens de très grande qualité. J'ai toujours été surpris par la densité humaine de certaines personnes qui pourraient être au niveau de certains magistrats.
Quand j'étais procureur général à la cour d'appel de Lyon, une sous-directrice oeuvrait à Villefranche-sur-Saône, dans un établissement en difficulté. Le directeur y posait des problèmes majeurs et c'est elle qui gérait, avec une autorité qui forçait le respect, un établissement particulièrement difficile. Elle n'avait que 29 ou 30 ans.
Dans le corps des directeurs et sous-directeurs, nous retrouvons une qualité indéniable. Le concours est d'un niveau élevé.
M. le Président - Certains postes exposés ne sont pas forcément pris par ceux qui devraient les prendre en raison de leur âge et de leur ancienneté. Mais ce n'est peut-être pas plus mal pour l'administration pénitentiaire.
M. Jean-Louis Nadal - En effet.
M. le Président - Merci, monsieur l'Inspecteur général, de vos propos, de vos convictions. Il faudrait beaucoup de procureurs de la République qui partagent votre souci de lier, dans le judiciaire, la prévention, la répression et ce qui se passe après.
M. Jean-Louis Nadal - J'ai été très sensible à votre invitation. Je reste à votre disposition sur des points techniques précis. Le problème est immense mais passionnant.
M. le Président - De par vos inspections, vous avez certainement rencontré des expériences innovantes : pourriez-vous nous faire part de ces expériences de terrain dans un certain nombre de domaines ? Cela nous intéresserait beaucoup.
M. Jean-Louis Nadal - Votre observation est très importante. A la tête de l'inspection générale, depuis que j'assume cette responsabilité, il n'y a pas eu un tribunal de grande instance, un parquet qui a été inspecté ou visité sans que la maison d'arrêt ou les établissements pénitentiaires qui s'y rattachent n'aient fait l'objet d'une visite et d'un entretien par mes inspecteurs sur le terrain ; par exemple dans une maison d'arrêt, comme Toulouse, à une période extrêmement chaude avec une décision d'un juge qui a fait beaucoup parler de lui, Belfort, Toulon et d'autres établissements. J'y veille.
Pour le magistrat, l'administration pénitentiaire n'est pas à part mais est essentielle. Je m'en suis aperçu : lorsqu'on s'y donne à fond, d'abord on surprend et, ensuite, cela devient un fonctionnement normal. L'expérience la plus lourde en ce domaine fut celle de Lyon, en 1992, au moment de la révolte. Mon premier geste a été d'aller voir le directeur général de l'administration pénitentiaire et de me rendre sur le terrain, à St-Paul, tout de suite.
Je pense que la présence sur le terrain dans le dialogue, la revendication et l'attention est essentielle. La vérité, la base du renouveau part toujours du terrain. En ce sens, l'IGSJ est la seule courroie de transmission entre la ministre et le terrain des matériaux, de l'expérience : la vie, la difficulté, les innovations, les régressions, les stagnations, l'état de santé de l'institution judiciaire, y compris celui des prisons. Nous avons le regard plus affiné ; nous y voyons clair, nous savons les coups que l'on se donne, les coups que l'on prend.
M. le Président - Très bien. Nous attendons de vos nouvelles. Nous vous remercions infiniment.
Audition de M. Pierre TOURNIER,
ingénieur de recherche au CNRS
et expert au Conseil de
l'Europe
(29 mars 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Pierre Tournier.
M. Pierre Tournier - Je serai très bref. Je voudrais préciser que je suis démographe de formation. Même si j'ai juré de dire toute la vérité, les vérités que je possède sont forcément très partielles et se rapportent à ma discipline.
Les thèmes sur lesquels j'ai travaillé ont tous un rapport plus ou moins direct avec votre sujet : les conditions de la détention en France. Je les rappellerai pour mémoire. Ce sont des thèmes sur lesquels je pourrais revenir si vous le souhaitez. J'ai beaucoup travaillé sur l'inflation carcérale, le surpeuplement des prisons et les alternatives. Un autre thème est celui du temps carcéral, en particulier celui de la détention provisoire et de ses effets sur les décisions ultérieures dans le processus pénal ; c'est l'hypothèse du recouvrement de la peine, réellement plus compliquée que cela.
Ensuite, de façon plus approfondie depuis quelques années, j'ai beaucoup travaillé sur la question de l'aménagement des peines, principalement des lourdes peines, et de la récidive, l'une de mes spécialités étant le rapport entre aménagement des peines et récidive. J'ai donc été à l'origine -avec d'autres chercheurs- de travaux qui ont permis de tenter de montrer que la libération conditionnelle était un moyen efficace de lutte contre la récidive.
Depuis 1983, je suis expert permanent au Conseil de l'Europe, chargé de développer des instruments statistiques au niveau de l'ensemble des Etats membres, avec la possibilité d'essayer, chaque fois que possible, de situer ces questions dans l'ensemble des 41 Etats membres.
Je limiterai cet exposé préliminaire à deux ou trois commentaires et quelques chiffres sur une question qui me paraît essentielle et qui peut pourtant paraître simpliste ou anodine. L'expérience permanente, la lecture dans la presse des déclarations des uns et des autres, y compris de gens assez spécialisés sur le sujet, montrent que ce rappel n'est jamais inutile : il s'agit de commentaires sur les mots "inflation carcérale" et "surpeuplement des prisons".
On confond souvent ces deux concepts. J'ai donc été amené, voici deux ans, à travailler sur ce problème avec deux autres experts, l'un du Home Office et l'autre de l'Université de Lausanne, dans le cadre du Conseil de l'Europe. Une bonne partie de notre travail, réalisé avec une dizaine de hauts responsables de l'administration pénitentiaire étrangère, a été au début de faire comprendre à certains interlocuteurs de nationalité étrangère que ces deux concepts n'étaient pas identiques et qu'il était très important de les distinguer.
Je donnerai deux ou trois chiffres permettant d'avoir des ordres de grandeur en peines. De 1975 à 1995, la population carcérale en France augmente de 100 %, donc double, alors que la population française augmente à peine de 10 %. C'est ce que, dans les années 80, j'ai appelé "l'inflation carcérale" ; c'est un concept qui se réfère au nombre de détenus sans tenir compte du nombre de places. Sur une période assez longue, on constate que cette croissance est nettement plus rapide que la croissance du pays. Dans ce cas, le rapport est de 1 à 10.
Dans ces années, il fut beaucoup question d'inflation carcérale, à tel point qu'on finit par oublier que nous sommes sortis de cette inflation et qu'il n'est pas question actuellement de continuer à utiliser l'expression pour l'actualité.
Quelques chiffres pour le montrer : d'après les dernières données produites par l'administration pénitentiaire, au 1 er mars 2000, 47 837 personnes sont détenues en métropole. Sur les dix dernières années, soit d'abord de 1990 à 1995, la population carcérale augmente de 3,4 % : il y a inflation puisque, durant cette période, la population carcérale augmente 7 fois plus vite que la population française.
Entre mars 1995 et mars 1996, nous entrons dans une phase de transition : la croissance existe encore, mais plus faiblement avec 1,9 %. Dès cet instant, on entre dans une phase de désinflation. C'est le terme qui convient, que j'ai introduit dans un article récent, même si ce terme a été contesté. La désinflation veut dire que la croissance est encore là, mais que son rythme est très nettement atténué. Quelque chose de nouveau se passe.
A partir de mars 1996, c'est la décroissance de la population carcérale. De 1996 à 2000, la décroissance est de 2,8 % par an, soit une diminution de 7 200 détenus sur quatre ans. J'ai quelque réticence à parler de déflation, mais si cela devait continuer dans les années à venir, il serait logique de dire que la France, comme d'autres pays européens, se trouve dans une phase de déflation carcérale.
Pour autant, n'y a-t-il plus de problèmes ? Non, la question de la surpopulation n'a pas de rapport direct avec cet élément. La surpopulation, c'est, à un instant donné, la constatation que le nombre de détenus ne correspond pas au nombre de places disponibles.
Cet élément, contrairement à l'inflation et à la déflation faciles à mesurer, est bien plus difficile à quantifier. On en reparlera peut-être. Les derniers chiffres disponibles concernent toujours le 1 er mars 2000 : 47 837 détenus en métropole pour 46 256 places opérationnelles, c'est-à-dire qui peuvent être effectivement utilisées. Cela donne une densité de 103 détenus pour 100 places.
Or, ce taux, très souvent utilisé par l'administration pénitentiaire en France comme ailleurs, n'a pas de réelle signification ; il n'est pas utile de développer. Un de mes combats depuis plusieurs années au Conseil de l'Europe, c'est que la densité -rapport du nombre de détenus pour le nombre de places- n'a de sens qu'au niveau de l'établissement. S'il y a 50 détenus pour 100 places et qu'à quinze kilomètres de là, 150 détenus ne disposent que de 50 places, la situation est loin d'être idéale : un établissement est sous-occupé et un autre se trouve dans des conditions de surpopulation.
Le problème de la surpopulation est loin d'être réglé en France, nous sommes dans une phase de surpopulation carcérale.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Vos propos liminaires sont très intéressants, car ils dénoncent en effet des notions erronées que l'on entend souvent : on mélange des notions.
Avant de donner la parole au rapporteur, une question me taraude après avoir entendu certains propos : " Plus on crée de places de prison, plus on met de gens en prison ". C'est tout le débat sur le numerus clausus !
D'après vous, quelles sont les causes de la déflation ? Existe-t-il des analyses qui permettent de déterminer qu'il s'agit d'une approche différente de la sanction, que les alternatives à la détention sont plus importantes ?
Notre impression est que les sanctions sont aggravées, que la durée des peines augmente. De nouveaux types de détenus apparaissent, qui ne sont pas les mêmes qu'il y a vingt ans.
Voilà une série de questions -je sais que vous les avez étudiées- qui font que notre image est quelque peu brouillée. L'évolution de la population des prisons est incontestable : entre-t-on dans une phase nouvelle au moment où l'on parle beaucoup de libération conditionnelle ? Vous avez écrit à ce sujet un article remarqué. C'est un point dont le Sénat discute en ce moment.
M. Pierre Tournier - C'est une bonne chose.
M. le Président - Oui, les dispositions principales du rapport Farge ont été intégrées par le Sénat pour la judiciarisation de la libération conditionnelle. Ainsi, en complément de votre analyse, très importante, pourriez-vous nous donner un certain nombre d'éléments ?
M. Pierre Tournier - Certains éléments ont mis du temps à être découverts : dans tous ces phénomènes, si l'on ne regarde pas les événements sur une période suffisamment longue, on risque d'être myope. Vers les années 1987-88, au moment où des séries chronologiques sur de très longues périodes ont commencé à être construites, des conclusions sont apparues. Prenons la période à partir de 1970 : on s'est rendu compte qu'à partir de 1974-75, on pouvait parler d'inflation carcérale quasiment jusqu'en 1996. L'intérêt est de comparer ce qui s'est passé au cours des années 70 et après : à vue d'oeil, il y a inflation carcérale avant et après, mais les raisons intrinsèques en sont très différentes.
La population carcérale, comme n'importe quelle autre population, a un effectif qui dépend de deux facteurs : le nombre d'entrées et la durée. Au cours des années 70, la raison de l'inflation est un problème d'entrées : plus on avance dans le temps, plus on fait entrer de personnes en prison. Le record historique concerne 1980 où la France a connu près de 97 000 entrées en métropole ; ce chiffre n'a jamais plus été observé depuis. Ce facteur était un facteur d'entrées ; les durées de détention étaient à peu près stables.
A partir de 1981-82, un phénomène tout différent apparaît : les entrées diminueront jusqu'à atteindre environ 76 000 actuellement, soit 25 % de moins qu'en 1980, soit une diminution régulière et constante d'entrées, mais accompagnée d'un accroissement des durées. Ces deux phénomènes ont des explications totalement différentes : une première période d'inflation, une période de recours accru à la prison et une seconde période où la prison joue un rôle moins important dans le système pénal mais, comme les durées sont plus longues, l'inflation se poursuit.
Il est intéressant de remarquer que, depuis 1996, les entrées continuant à baisser et les durées n'augmentant pas autant qu'avant, les deux phénomènes se rejoignent et arrivent à faire diminuer la population carcérale.
Les conclusions que je tire, comme l'a fait le Conseil de l'Europe, c'est qu'une bonne vision de la prison nécessite la prise en compte de ces deux facteurs : ils peuvent faire diminuer ou augmenter les entrées et ils jouent sur la durée.
Si on lutte contre l'inflation carcérale uniquement par des moyens qui portent sur les entrées, comme avec le développement du contrôle judiciaire et le travail d'intérêt général, mais que l'on s'aperçoit que l'inflation carcérale existe, c'est décevant. Le problème est l'utilisation de techniques qui correspondent à 50 % de ce qu'il faut faire. Certes, c'est très utile et efficace mais cela ne suffit pas pour lutter contre l'inflation carcérale si les durées de détention augmentent.
Depuis pratiquement quinze ans, pour les chercheurs, la question centrale en matière de prison est devenue la durée de détention. Rien n'est simple : dans nos analyses, deux facteurs se conjuguent. D'une part, cela s'est démontré pour le viol, les juridictions sont plus sévères qu'auparavant mais ce n'est pas le seul facteur. Il suffirait alors de convaincre les juges de moins de sévérité. Ce serait une illusion.
Un autre facteur joue : le volume. Beaucoup plus d'affaires d'agressions sexuelles ou de trafics de stupéfiants sont traitées par la justice. Les deux éléments sont de nature différente : une augmentation de volume des affaires sérieuses et la sévérité accrue des juridictions.
Face à cette situation, notre piste est de déterminer nos réactions. Nous ne pouvons pas corriger grand-chose au volume : une immense majorité de nos concitoyens sont déjà d'accord pour lutter contre les agressions sexuelles et contre les trafics de stupéfiants. Pour cette question de volume, tout citoyen normalement constitué doit considérer que c'est un fait ; à la limite, si le volume augmente un peu, ce sera encore mieux puisque signifiant que le système de répression de ces infractions graves fonctionne mieux. Il ne faut pas trop attendre de ce facteur-là à moyen terme.
Quant au prononcé des peines, deux questions se posent. D'une part, le législateur a déjà donné sa position en votant un nouveau code pénal dans lequel certaines infractions sont plus sévèrement sanctionnées. A cette époque, le législateur était certainement en accord avec une proportion majoritaire du pays qui le soutenait. Certains de mes collègues chercheurs ne seraient pas tout à fait d'accord avec cette idée. Personnellement, je pense qu'il n'est pas à l'ordre du jour de tenter de convaincre les uns et les autres, soit les élus et l'opinion publique, de faire baisser les plafonds d'un certain nombre de peines.
Je préfère me battre sur le terrain de l'aménagement des peines où nous disposons de plus d'arguments. Les choses ont évolué sur vingt ans et cette évolution est claire à présent pour tous : qu'est-ce que le problème de l'aménagement des peines, si ce n'est une concurrence entre deux systèmes diamétralement opposés ?
Le premier système est une réduction des peines presque automatique, non individualisée, symbolisée par la grâce collective du 14 juillet mais aussi par les réductions de peine pour bonne conduite, quasiment accordées à tout le monde depuis la loi de décembre 1972. Ce système de réduction est donc aveugle, adressé à tout le monde. Si l'opinion ne comprend pas comment cela fonctionne, elle parlera de laxisme de la justice ; ce n'est pas cela. Le système est peu clair pour les détenus, pour leur famille, et il repose sur peu d'éléments rationnels.
L'autre système semble beaucoup plus intelligent pour la plupart des gens : l'aménagement des peines à travers des mesures individuelles. Le symbole en est la libération conditionnelle.
Depuis vingt ans, on s'est rendu compte que le premier système avait pris le dessus sur le deuxième.
L'une des façons intelligentes et sérieuses de réduire les durées de détention, non pour forcément les réduire mais pour atténuer la fréquence de la récidive, est de considérer que la réduction des durées doit s'accompagner d'un suivi post libération. Je suis d'accord avec des idées délaissées, intéressantes à reprendre, et écrites noir sur blanc dans un rapport trop oublié de Mme Cartier, présidente d'une commission mise en place par M. Méhaignerie, ancien garde des Sceaux, qui a inspiré la loi sur le suivi socio-médical en matière sexuelle.
En revanche, tout l'aspect de transformation des réductions de peine en suivi au-delà de la libération n'a jamais été repris. Pourtant, cet élément mérite notre intérêt. L'idée est simple ; au lieu d'accorder trois mois de réduction de peine à un détenu, il s'agirait de le libérer trois mois avant la fin de sa peine, mais avec la même période de suivi. Avec les moyens que l'on peut avoir, même si ces moyens sont faibles, cette période sera plus utile qu'une réduction de peine basée sur un postulat peu compréhensible pour quiconque, y compris pour le détenu.
Pour terminer, cela fait deux ans que, dans le cadre d'une association nommée RCP (Recherches, confrontations et projets sur les mesures et sanctions pénales), nous développons cette idée. Nous recevons beaucoup de courrier de détenus et de familles de détenus. Ce genre de proposition qui pourrait apparaître comme répressive est fort bien reçue, y compris par des détenus de longue peine. Ils trouvent l'initiative plus sensée que d'imposer un suivi après une libération.
Jamais, ils n'ont eu de réaction d'hostilité, alors que cela aurait été possible. Se montrer contre la grâce collective pouvait en effet soulever de l'hostilité de la part des détenus.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Monsieur Tournier, quelques questions. Vous avez développé une théorie et on vous prête l'idée qu'en ce qui concerne le volume des personnes incarcérées, il pourrait y avoir une réduction autour de 40 000 personnes, en utilisant différents dispositifs. Est-ce votre théorie ? Elle s'apparente au numerus clausus que défendent certains. Êtes-vous pour un numerus clausus ? Comment voyez-vous l'évolution ? On se remet à construire, on démolit de vieilles prisons pour en reconstruire de nouvelles. C'est bien, mais faut-il augmenter encore le nombre de places disponibles pour répondre à certains besoins, notamment dans les maisons d'arrêt ?
M. Pierre Tournier - C'est une question difficile où il est malaisé de démêler la part de raisonnement, de rationalité et d'idéologie. A propos des 40 000, à plusieurs reprises, j'ai avancé ce nombre : c'est une façon de dire qu'un État a la population carcérale qu'il veut. L'Etat a des moyens, comme la grâce collective, de jouer et d'influer sur cette population. Ce n'est pas du tout le domaine de la démographie, d'où la grande prudence dont on doit faire preuve en matière de projection ou de prévision.
Comme nous devrons y arriver dans tous les domaines, l'un des éléments du débat est de comparer avec les autres pays de l'Union européenne. Il n'y a pas de raison que la situation en France soit très différente de celles de la Suède ou de l'Espagne. Or, ce n'est pas le cas : les situations de fait sont très diversifiées. Avec 40 000 détenus, la France aurait un taux de détention qui se retrouve dans tous les pays d'Europe du nord. C'est loin d'être irréaliste : ces pays ne sont pas à feu et à sang, même s'ils ont d'autres cultures. En ces domaines, il n'est pas utile de regarder à l'Ouest vers les Etats-Unis, ni à l'Est -n'en parlons plus-, mais, au Sud, le Portugal, l'Espagne -l'Italie dans une moindre mesure- ont de gros problèmes avec leur population carcérale soumise à des taux de détention très élevés.
Comme il est toujours intéressant de regarder ailleurs, regardons vers le Nord : le Danemark, la Suède, la Norvège, la Finlande sont des pays intéressants. Par comparaison, il nous faudrait 40 000 détenus. Voilà un premier élément rationnel. A partir de là, deuxième élément : la diminution est actuellement d'environ 3 %. Cela représente 7 500 détenus sur quatre ans. Aujourd'hui, nous en sommes à 47 800. C'est donc à la portée d'une volonté politique. Je peux préciser : on peut dire que si l'on veut 40 000 détenus, on peut arriver à cette population.
La méthode pour y parvenir est celle que j'ai développée : dans le cadre de cette association RCP, elle est appelée la méthode du donnant donnant. D'accord pour diminuer les durées de détention non seulement pour lutter contre l'inflation carcérale, mais avant tout pour lutter contre la récidive. Ce serait un deuxième facteur important qui permet aussi de baisser l'inflation carcérale.
Qu'est ce que cette notion de donnant donnant ? C'est accorder l'abaissement de la durée de détention mais à risque égal pour la société : il n'est pas question d'augmenter le risque de récidive ou de risquer la sécurité du citoyen. Comment raisonner à sécurité publique égale ? Agir autrement serait de l'irresponsabilité.
C'est là que se développe l'idée du donnant donnant : on peut réduire la durée de détention à condition que la détention change de nature, que des mesures soient prises pour préparer cette sortie et réduire le risque, anticiper la libération grâce à la diminution du risque de cette sortie. Nous sommes au coeur de votre mission. C'est un premier élément du donnant donnant, qui exige des moyens.
Le second élément concerne plus le détenu : grâce à la libération conditionnelle, grâce à l'existence d'un titre judiciaire permettant un suivi, pendant le reste de la peine, on mettra en place un sas quasi utilisé pour tous dans le cadre d'un placement à l'extérieur, dans le cadre d'une semi-liberté. Ce sas comprendra des contraintes : quelques chercheurs de mes amis s'étonnent que je défende cette idée du bracelet électronique pour les condamnés en fin de peine.
M. le Rapporteur - C'est ce que font les Hollandais.
M. Pierre Tournier - Voilà qui entre parfaitement dans cette logique : le donnant donnant exige d'introduire des contraintes, dont le bracelet électronique pour les fins de peine, mais aussi le développement d'un fichier génétique pour les agresseurs sexuels après une condamnation définitive. Les détentions seront réduites si l'on se donne les moyens de sécuriser la société.
L'un des arguments de la gauche, auquel je suis sensible étant moi-même de gauche, c'est de développer le contrôle social. Là, l'erreur fondamentale serait que, face à un détenu, utiliser le bracelet électronique pour lui permettre d'être libéré par anticipation soit considéré comme un développement du contrôle social ; en effet, on échange et le détenu doit donner son consentement. Je crois que cela fait partie de ce genre de piste qu'il est nécessaire d'approfondir à condition de ne pas la dévier. C'est ainsi que je suis opposé au bracelet électronique en matière de détention provisoire ; le problème est tout autre.
M. le Rapporteur - Vous nous comblez : dans un premier temps, le bracelet électronique pour la détention provisoire a été proposé et je m'y suis opposé dans l'hémicycle du Sénat. Aujourd'hui, un amendement de l'Assemblée nationale propose cette solution. J'ai été très marri de voir qu'à la dernière séance du Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire, cette éventualité a été suggérée : la presse a emprunté cette voie à toute allure en évoquant cette proposition comme la panacée vis-à-vis de la présomption d'innocence. A mon avis, c'est une erreur. Je ne sais que faire, n'étant pas dans l'hémicycle. Je serais gêné de la voter : nous commettrions une erreur déjà évitée il y a cinq ans. J'avais demandé au Sénat de ne pas voter cette disposition.
M. Pierre Tournier - Voilà qui montre à quel point ces questions sont difficiles. Le même système peut entraîner des conséquences tout à fait différentes en fonction de l'endroit où il se situe dans le processus.
M. le Rapporteur - Les Hollandais n'ont pas de juge de l'application des peines. Ils disposent quasiment du même texte que celui voté sous la forme de la loi du 19 décembre 1997 et ils l'appliquent justement aux fins de peine. Lors d'une visite avec M. Canivet, nous avons vu le fonctionnement du bracelet électronique qui est attribué pratiquement uniquement à des gens en fin de peine.
Un autre élément pollue la problématique du système des flux, du système de l'apparente surpopulation carcérale : l'existence de malades psychotiques, surtout des malades psychotiques pour lesquels les experts ne prennent plus la responsabilité de décider qu'ils ne sont pas en état d'assumer leurs responsabilités, malades psychotiques pour lesquels la psychiatrie à l'extérieur a changé pour devenir une psychiatrie de chimiothérapie, où beaucoup de psychoses sont contrôlées. Malheureusement, celui qui ne suit pas les traitements se livre à certaines agressions et retourne finalement en prison pour de nombreuses années. En prison, aujourd'hui, ils constituent une gêne, voir un danger.
Pouvons-nous créer des établissements spécialisés pour ces gens ? Les psychiatres estiment que ce serait revenir au temps d'avant la Révolution française où des fers étaient placés aux psychotiques. Que font nos voisins européens, dont certains utilisent le même système psychiatrique ?
M. Pierre Tournier - Je n'ai pas encore répondu à la question précédente : faut-il construire ou non ? En conclusion des idées développées, soyons optimistes et imaginons que, dans dix ans, il y ait 40 000 détenus en France. Cela ne signifie pas qu'il faille 40 000 places, mais davantage. En effet, les établissements pour peine ne doivent pas dépasser un taux de densité supérieur à 100. Si l'on veut respecter la loi en ne déplaçant pas un condamné qui a une autre affaire et dépend d'un juge d'instruction, il ne peut pas être incarcéré n'importe où, ou bien si l'on veut permettre le rapprochement des familles, etc., il faut bien plus de 40 000 places.
Je ne me suis jamais lancé dans des calculs de ce genre. Si, après les constructions prévues, on s'arrêtait à un parc approchant les 48 000 places -chiffre tout à fait hypothétique- voilà qui me paraît bien pour une population de 40 000 détenus. Si l'on envisage que les prévenus soient placés en cellule individuelle, chose essentielle, il faut arriver à ce rapport.
La réponse est donc qu'il faudrait construire pour rénover les systèmes, sans dépasser 50 000 places. Pour les prisons, ce n'est pas une politique raisonnable.
L'autre question intéresse beaucoup les spécialistes en ce domaine. Depuis un an et demi, je suis président de l'Association française de criminologie et c'est le thème que l'on s'est donné pour toutes les années qui viennent. Nous organiserons un congrès l'année prochaine sur les soins obligés.
Je prends l'exemple de la Norvège. Jusqu'à une date récente, je trouvais la situation en Norvège assez intéressante et énigmatique : les peines maximales y étaient de 15 ans. Il y a une quinzaine de jours, j'ai eu la chance d'être au Conseil de l'Europe face à un Norvégien ; il semblait bien informé de ces questions. Dans une commission, nous l'avons interrogé sur l'après peine.
Nous avons raisonné à partir d'exemples concrets : quelqu'un enlève un enfant, le viole et le tue. Chez nous, il est condamné à perpétuité ; actuellement, il ne sort pas, c'est une perpétuité à vie. Comment cela se passe-t-il en Norvège ? L'expert distingué a répondu : "Chez nous, il n'y a pas de cas pareils" . Après cette première réponse, il a continué : "Les cas sont tellement rares que je ne sais pas comment les choses se passent". Nous n'avons donc pas eu la réponse ce jour-là. Ensuite, il s'est renseigné, il s'est fait faxer les textes de loi. En fait, ils ont commencé à travailler sur cette question. Il nous a expliqué que la peine maximale prononçable par une juridiction était de l'ordre de 21 ans, je crois, mais c'est à vérifier. En Norvège, de façon assez systématique, la peine exécutée est de 14 ans. Après, il y a un autre système, appelé la détention de sûreté.
Il s'est avéré qu'il ne savait pas nous en dire beaucoup plus, il ignorait la commission qui décidait mais, dans ses propos, j'ai relevé une idée très importante, sur laquelle nous pourrions travailler en France, même si elle est très délicate sur le plan éthique. C'est l'idée selon laquelle une peine qui dépasse une certaine durée n'est plus une peine.
C'est la question de la proportionnalité. Même si vous avez affaire à des faits graves, comme c'est le cas en ce domaine qui ne reprend que des faits dépassant l'entendement d'une personne raisonnable, on peut imaginer qu'au-delà d'une certaine durée, évaluée à 14 ans en Norvège et à 20 ans en d'autres pays, la peine a été exécutée ; le coupable a payé.
Après, se pose un autre problème, d'une autre nature : il ne s'agit plus de faire subir une peine, mais plutôt de régler une question qui concerne avant tout la société, qui doit se protéger des personnes dangereuses, et qui concerne l'individu à protéger contre lui-même, sa famille, etc.
L'idée, qui semble exister aussi en Autriche, est qu'après, il se passe quelque chose d'une autre nature. D'après ce que j'ai cru comprendre, il semblait qu'une instance décidait en fin de peine d'un temps de détention de sûreté de 3 ou de 5 ans. Au bout de cette période, la situation était réexaminée : il se pouvait que la personne soit guérie, donc susceptible d'obtenir une libération. Apparemment, ainsi, les détentions n'allaient pas au-delà de 14 ans en Norvège, sauf que la peine perpétuelle existait en elle-même.
Voilà un grand travail de réflexion : nous nous trouvons à l'interface de la justice pénale et de la santé. De quelle compétence s'agit-il là ? Je défends l'idée que tout cela devrait rester sous l'autorité du juge, mais il est clair que les experts ont une place éminente en cette affaire. Peut-on considérer qu'une peine à temps maximal a un sens ? L'association RCP a proposé l'abolition de la peine perpétuelle, mais pas dans l'angélisme ou la volonté de libérer tout le monde. Une peine perpétuelle n'a pas de sens : s'il y a nécessité d'une mesure perpétuelle de sûreté, c'est autre chose. Si l'on veut garder son sens à la sanction pénale, il ne faut pas tout mélanger.
M. le Rapporteur - Ce serait alors dans des établissements de santé fermés ?
M. Pierre Tournier - Je ne peux pas vous en dire plus. Mais cela doit ressembler beaucoup aux Unités pour malades difficiles (UMD).
M. le Président - Aucun pays ne veut le dire exactement ; ce serait reconnaître que des gens ne sont pas vraiment responsables, mais qu'en même temps, ils sont dangereux pour la société et qu'il faut en faire quelque chose. Nous avons tenu ces débats lors de la réforme du code pénal, article 64.
Il faudrait creuser la question dans les pays qui limitent la durée des peines ; il doit exister une solution. Pourquoi garde-t-on très longtemps certains condamnés et pourquoi a-t-on réformé la législation ? Parce qu'il y a eu récidive, qu'ils sont dangereux, que nous voulons les garder plus longtemps loin de la société.
M. José Balarello - Une question pratique : à La Santé, Carlos, dangereux terroriste international, purge une peine de 15 ans. Que feriez-vous avec Carlos ? Ou encore avec Papon ? Que veut-on faire en gardant un homme de 90 ans en prison ? Est-ce vraiment une sanction ? Je ne sais pas. Puisque vous avez étudié la question, j'aimerais avoir votre sentiment. Pour Carlos également, qui est déjà en prison depuis une petite dizaine d'années : que faire de lui au bout de 15 ans ?
M. Pierre Tournier - Je n'ai pas de réponse sur Carlos. Je suis assez content de le savoir à La Santé, mais je n'ai pas de réponse.
Sur la question des psychopathes ou psychotiques, l'affaire est massive. Carlos et les gens d'Action directe étaient dangereux, très inquiétants. D'après ce que j'en sais, je ne serais pas partisan de leur accorder la liberté conditionnelle. Ce sont des cas très particuliers.
M. José Balarello - Ceux-là sont connus, mais il doit y en avoir d'autres.
M. Pierre Tournier - C'est tout le problème du terrorisme, intéressant. Comment traiter la question des terroristes ? Je n'ai pas de réponse.
La question que vous avez posée est statistiquement massive. Imaginez que, dans les années à venir, on continue à développer des alternatives à l'entrée en prison, comme les travaux d'intérêt général ou d'autres inventions, voire que les conditions économiques permettent aux gens de payer de fortes amendes. Alors, dans dix ou quinze ans, dans les prisons françaises, il n'y aura que des agresseurs sexuels, des auteurs d'homicides, des gens très violents ou très malades.
Sans émettre des extrapolations trop osées, nous pouvons imaginer que, dans un avenir proche, la question pénitentiaire portera essentiellement sur ces personnes.
Vous remarquez que je fais une distinction considérable entre des questions difficiles, comme celle des terroristes pour lesquels on ne comprendrait pas les raisons de leur libération, puisqu'ils affirment que, dans les mêmes conditions, ils feraient la même chose, à distinguer de la question posée par des gens dangereux et violents de façon maladive. Sur le terrorisme, je ne sais pas si les psychiatres ont beaucoup de choses à en dire : peut-on dire qu'ils sont malades ? C'est bien plus compliqué.
M. le Rapporteur - L'inconvénient de la transfusion de psychotiques dans le système pénitentiaire, c'est que nos prisons deviendront à terme des hôpitaux psychiatriques. C'est le gros problème : cette évolution ne troublera-t-elle pas nos prévisions optimistes ?
M. Pierre Tournier - A mon avis, il convient de travailler de front sur la distinction existant entre la peine, qui doit avoir un sens, un objectif avec la réinsertion, et un élément d'une autre nature, le fait d'avoir affaire à des personnes dangereuses, non susceptibles d'évolution et qui devraient faire l'objet d'une autre forme de détention. Soyons prudents.
Quelqu'un parlait du système autrichien. Il semblerait que les établissements où sont détenues ces personnes sont plus ou moins ouverts, que les gens peuvent sortir accompagnés. L'objectif n'est plus la peine, mais la sûreté. Ces gens peuvent se rendre dans leur famille avec des moyens consistants. C'est une question de sécurité. Je crois que, les uns et les autres, politiques et chercheurs, travaillent sur cette question.
Un groupe de travail sera constitué au niveau du Conseil de l'Europe sur les longues peines, avec une dizaine de pays concernés. Cette question sera au coeur des débats ; ce n'est nullement particulier à la France.
M. le Président - Nous avons eu un débat touchant à ce sujet : les peines de sûreté, à une époque qui a suivi des crimes particulièrement abominables. Il fallait répondre au besoin de sécurité et calmer les esprits.
M. Pierre Tournier - On quitte le problème de la prison détention. Nous n'avons pas parlé de la prison en tant que lieu de sûreté pour les prévenus, sûreté au sens large du terme. Dans certains cas, minoritaires, c'est la sûreté des prévenus qui est en jeu. Il ne faut jamais avoir de visions manichéennes : certaines personnes étaient très satisfaites d'être placées en détention provisoire, ce qui a permis au juge d'instruction de les mettre hors de cause.
Rien n'est simple. D'abord, la détention provisoire est une prison de sûreté. C'est compliqué par le fait que, quand une peine est prononcée ultérieurement, la détention provisoire sera prise en compte. Cette question est délicate. Ensuite, la prison pour peine peut se justifier dans certains cas à condition de ne pas dépasser les 15 à 17 ans, sans quoi cela n'a plus de sens. Enfin, un autre problème de fond est la prison de sûreté.
M. Jacques Donnay - Avez-vous une statistique sur la récidive ? Je ne crois pas que vous en ayez parlé.
M. Pierre Tournier - J'ai participé à l'ensemble des enquêtes de récidive qui ont été avalisées ces vingt dernières années en France. Mon premier travail était de répondre à la demande de Robert Badinter, dans la perspective de l'abolition de la peine de mort. Il voulait déjà savoir combien de temps restaient en prison les condamnés à mort graciés et qui étaient libérés. Les chercheurs avaient aussi pris l'initiative de faire une étude de récidive. L'enquête a démontré qu'en moyenne ces personnes purgeaient 17 ans ; les gens ont gardé la moyenne en tête, mais la dispersion était considérable. Cela allait de 9 ans à 26 ans, 27 ans.
En termes de récidive, l'échantillon représentait à peu près 520 personnes dont une centaine de condamnés à mort graciés, les autres étant des condamnés à perpétuité, dont la plupart étaient sortis en libération conditionnelle ; à l'époque, c'était possible mais, aujourd'hui, c'est devenu quasiment impossible. Sur 600 personnes, on avait trouvé, dans le casier judiciaire, deux récidives sérieuses : un assassinat et une tentative de meurtre qui ne devait pas être très grave. Le premier cas, assassinat, avait été de nouveau condamné à perpétuité ; le second cas, tentative de meurtre, avait été condamné à deux ans. En tout, il y avait eu 34 retours en prison de personnes qui avaient été condamnées de nouveau à des peines d'emprisonnement ferme, les faits étant plus graves : vol, attentat à la pudeur, des affaires correctionnelles.
Ce qui compte, ce sont les ordres de grandeur. On avait pris des gens sortis sur 20 ans : certains étaient étudiés sur 20 ans et d'autres sur deux ou trois ans. Donc l'ordre de grandeur est très faible. L'existence de l'assassinat, présent dans notre échantillon sans qu'on l'ait recherché, montre que la libération de ces gens-là ne relève pas de la statistique, de la gestion du risque comme les assureurs le comprennent ; c'est uniquement une question de société, d'éthique. La personne qui sera tuée n'a pas de prix. En conclusion, le risque est très faible.
Un autre exemple : une enquête réalisée sur 500 mineurs incarcérés. Parmi eux, nous avons pris ceux qui avaient déjà subi une peine d'emprisonnement ; en regardant leur casier, on a constaté 100 % de nouvelles affaires. Tous avaient une nouvelle affaire à la sortie.
D'un côté, nous avons des taux de retour en prison de l'ordre de 1 %, 2 % ou 3 % pour les condamnés à perpétuité et, de l'autre côté, 100 %. Mais ce n'est pas pareil.
M. le Rapporteur - A-t-on aujourd'hui une idée d'un stigmate génétique pour ces criminels capables de récidiver ? A un moment, on avait cru à un chromosome ; on avait lancé diverses pistes avant de s'apercevoir qu'il n'y avait rien de solide. Depuis lors, les cartes génétiques sont plus importantes : on est capable de photographier la carte génétique d'un délinquant sexuel. C'est important pour le retrouver mais pas pour démontrer qu'il avait le gène d'une sexualité agressive et dangereuse. Du côté des criminels, a-t-on repris des études sur ce sujet vu que la génétique avance à grands pas maintenant ?
M. Pierre Tournier - Non. A mon avis, pour ces questions de récidive, des enquêtes de type sociologique vous donnent des explications beaucoup plus simples. Dans les diverses enquêtes qui portent sur des échantillons importants -de l'ordre de 2 000 ou 3 000 cas-, quand vous prenez en compte 4 ou 5 variables, comme l'âge -plus les gens sont âgés, plus la récidive est faible-, le sexe -les femmes récidivent beaucoup moins que les hommes-, la nature de l'infraction, essentielle -en matière d'atteinte aux biens, la récidive est beaucoup plus fréquente que dans l'atteinte aux personnes, ce qui est rassurant. Le passé judiciaire est une quatrième variable : l'état du casier judiciaire avant d'entrer en prison.
Quand vous croisez ces quatre variables, vous avez une valeur prédictive de très grande importance. Si vous avez affaire à un homme de 21 ans, condamné pour vol, emprisonné pour la cinquième fois pour des faits similaires, son taux de retour est proche de 100 %. Je n'ai pas besoin de génétique pour arriver à cette conclusion. Sauf si cette personne était repérée par ces quatre simples variables, on met le paquet pour faire en sorte qu'elle sorte en libération conditionnelle en fin de peine, que le milieu ouvert ait des moyens de suivi, etc. Avec quatre simples variables, je fais varier le taux de récidive de 100 à 0 %.
Bien sûr, vous vous rappelez le cas d'une femme qui a récidivé un infanticide ; elle constitue un cas unique dans les annales de la criminologie. Les femmes qui sortent de prison récidivent très peu. S'il s'agit en outre d'une atteinte aux personnes, commise par une femme âgée, le taux est nul.
Avec quatre variables d'une très grande simplicité, nous obtenons un élément prédictif statistique très important.
M. le Président - Je ne sais pas comment les pays européens règlent un problème spécifique : dans les prisons, beaucoup de gens sont condamnés pour infraction à la législation sur les étrangers, notamment en Île-de-France. A La Santé, nous en avons vu en quantité et il y en a d'autres ailleurs. Mais ils sont récidivistes : ils sont renvoyés après la prison et reviennent.
Avec des législations complexes, sur le plan administratif et judiciaire, d'autres pays sont-ils confrontés aux mêmes problèmes ? Utilisent-ils également le milieu carcéral en attendant de trouver une solution ?
M. Pierre Tournier - En France, les chiffres ont nettement diminué en matière de proportion d'étrangers dans les prisons : à une époque, on avait atteint 33 % d'étrangers ; on en est à 21 % ou 22 %. Cette baisse de la proportion est liée à la baisse du nombre de détenus en situation irrégulière. Pour ce seul motif. C'est une minorité de détenus étrangers. La situation est assez comparable dans des pays comme la Suisse, l'Allemagne ou l'Espagne ; l'Angleterre est mieux protégée. Les situations sont comparables et le traitement est du même ordre.
En matière de peine prononcée, quand vous considérez les délits, le fait d'être en situation irrégulière sur le territoire français constitue le type d'infraction le plus sévèrement sanctionné si l'on prend comme critère la proportion de peine d'emprisonnement ferme prononcée. Cela pose problème : ce fait est considéré comme plus grave que de voler le sac d'une vieille femme et de la bousculer. C'est parfois choquant.
M. le Président - Merci, monsieur Tournier.
Audition de
M. Jean-Jacques DUPEYROUX
professeur honoraire à
l'Université de Paris-II
(5 avril 2000)
Présidence de M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur
Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Jean-Jacques Dupeyroux.
M. Jean-Jacques Dupeyroux - Nous vivons dans un pays qui a une très faible notion de ce que sont les droits de l'homme. Cela m'a toujours frappé au cours de mon existence.
Nous connaissons la séquence diabolique : quelqu'un est convoqué au commissariat de police. Si le commissaire estime qu'il y a un minimum de gravité, selon des dénonciations plus ou moins fumeuses, l'intéressé sera mis en garde à vue. Il sera mis à nu pour le décontenancer, le " mettre en condition " comme disent les policiers. Il sera menotté ; il pourra passer 24 heures voire 48 heures en garde à vue dans des locaux plus ou moins sordides. Ensuite, s'il est déféré, il passera 24 heures ou 48 heures au dépôt, c'est-à-dire dans la soute de la maison du droit et de la justice, dans des conditions ignobles, couvert de vermine, avec des cris toute la nuit, alimenté d'un sandwich durant la journée. Il arrivera devant le juge dans un état épouvantable, après deux ou trois jours durant lesquels il aura paniqué, sans savoir si sa famille a été prévenue.
C'est ce que nous vivons en France tous les jours : 400 000 interpellations, suivies de gardes à vue, ont lieu en France ; ce ne sont donc nullement des hypothèses ponctuelles d'école. Au bout, c'est le renvoi en prison, qui est devenu un réflexe pavlovien de certains juges d'instruction. La France détient un record en matière de détention préventive.
A l'heure actuelle, l'opinion est très focalisée sur les problèmes de la prison ; Dieu sait combien je l'ai souhaité durant les nombreuses années où je fus visiteur de prison. Le livre de Mme Vasseur a été un impulseur, avec d'autres événements. Auparavant pourtant, beaucoup de livres de gens très compétents étaient parus sur la matière -entre autres celui de votre éminent collègue, M. Badinter- qui n'avaient eu aucun succès ni aucun impact. Moi-même, j'ai écrit des articles dans Le Monde , qui n'obtenaient aucune audience. Ici, d'un coup, tout le monde s'émeut : il nous faut donc profiter de ce vent favorable.
Que faire ? Je vous ferai quatre propositions qui permettraient à mon sens de modifier sensiblement le vécu des détenus dans les établissements pénitentiaires français et qui présentent l'avantage de ne pas coûter un centime. Les parlementaires que vous êtes doivent être sensibles à cette dernière remarque.
Auparavant, je voudrais vous mettre en garde non pas contre les visites de prison que vous êtes amenés à faire, mais quant à leur inaptitude à permettre un jugement sur la vie dans les établissements pénitentiaires. Il reste toujours une part d'ombre, une part de non dit ; il est très difficile de passer du constat des lieux, du baratin des managers à ce qui se passe réellement. En disant cela, je ne fais pas allusion à des violences, mais à la façon dont les gens vivent en détention. Les visiteurs ne le savent pas davantage ni l'administration centrale non plus.
Les événements de Beauvais en sont un exemple spectaculaire dont on a beaucoup parlé dans la presse. Pendant des années, certains détenus étaient systématiquement matraqués, brimés et personne ne le savait ; pourtant, l'établissement était traversé par des enseignants, par des visiteurs, par des inspecteurs. Ce fut à l'origine de la création de la commission Canivet. En traversant un établissement pénitentiaire, il est très difficile de savoir comment la vie y est vécue collectivement et d'en connaître les souffrances individuelles.
Je vous mets en garde contre toute conclusion hâtive vers laquelle nous sommes spontanément portés. Moi-même, j'ai visité des établissements pénitentiaires en me faisant des impressions peut-être complètement fausses.
Quelques exemples simples et rapides pourront illustrer ce point, avant de passer à mes quatre propositions.
La Santé s'est beaucoup améliorée ces dernières années. Au moment où elle a été le plus vétuste, elle était plébiscitée par les détenus qui préféraient cent fois s'y trouver que dans d'autres établissements de la région parisienne ou à Muret ; pourtant, la visite d'un établissement comme celui de Nanterre, plus pimpant que La Santé, est plus satisfaisante. Ne croyez pas pour autant que je plaide pour les cafards et les paillasses souillées d'excréments divers.
Cependant, tous les détenus que j'ai pu rencontrer me confiaient qu'ils étaient mieux à La Santé qu'ailleurs et désiraient y être ramenés. Pourquoi ? Peut-être parce qu'il y a une atmosphère de laisser-aller, de convivialité même. L'atmosphère y est particulière au point que les détenus s'y trouvent mieux que dans des prisons plus modernes, électrifiées, équipées électroniquement. Il est donc très difficile de se faire des idées précises sur le vécu.
Un autre exemple : le privé est chargé de l'alimentation à Nanterre. A priori, c'est assez plaisant alors qu'à La Santé, c'est franchement détestable, consternant. Or, tous les détenus normalement constitués diront que les plateaux repas ont belle apparence mais les laissent dans un état de faim en raison de l'insuffisance des portions. Je suis persuadé que c'est suffisant et je ne ferai certainement pas de procès au fournisseur : je suis certain que, sur le plan calorique, le repas est dosé avec exactitude. Il n'en reste pas moins que ceux qui font du sport, ceux qui sont un peu baraqués préféreraient la " roulante" distribuant les pommes de terre et les haricots.
L'état de faim dans lequel ils vivent est un élément fâcheux que le visiteur ne peut pas percevoir, à moins d'avoir des contacts particulièrement habiles avec les détenus. Comme partout, il y a de bons et de mauvais directeurs ; les détenus le savent. S'ils redoutent les foudres de la direction, ils ne se plaindront pas afin de ne pas se faire repérer.
Mes propositions porteront d'abord sur la transparence.
J'ai beaucoup insisté sur ce point lors de la commission Canivet ; tout le monde connaît cette opacité traditionnelle sur ce qui se fait en prison. L'administration pénitentiaire, pendant des siècles, a traité ses détenus comme du bétail, jusqu'à une époque très, très récente. Ils n'avaient aucun droit ; l'époque n'est pas si lointaine où les détenus n'avaient pas le droit d'avoir une montre, un miroir. Leur unique costume était celui donné par l'administration ; ils devaient porter un capuchon dans la cour pour ne pas voir les voisins, etc. Les QHS m'ont été racontés par des détenus : c'était une abomination, sans parler du mitard. Ce matin encore, je feuilletais une circulaire recommandant que les détenus ne soient pas laissés complètement nus au mitard, comme cela peut encore se faire.
Il subsiste des problèmes très graves. Voici 25 ans encore, l'idée que le détenu avait des droits était complètement étrangère à l'administration pénitentiaire ; je caricature pour faire bref. L'administration pénitentiaire a beaucoup changé : nouveaux directeurs, nouvelles générations, personnel mieux formé. Mais on a gardé une culture du silence, une culture du secret, une culture de la muraille de béton.
Des directeurs ont beau plaider qu'ils seraient ravis d'une plus grande transparence et de pouvoir faire partager leurs problèmes, je crois que c'est faux. Certains se montrent archidemandeurs devant une commission et, deux jours après, les mêmes refusent à des journalistes le droit de circuler dans leur établissement. Ils sont donc dupes de leurs désirs. Dans le monde des prisons, la culture du silence constitue une catastrophe.
Avec la transparence, nous n'aurions pas eu besoin de nous casser la tête, en commission Canivet, pour trouver des formes de contrôle de l'extérieur. Cela irait de soi.
A propos de transparence, ma proposition est la suivante : les journalistes devraient obtenir un droit complet d'entrée et de circulation dans les établissements pénitentiaires. Ce n'est pas le cas actuellement. Les journalistes, de la presse écrite ou télévisée, doivent informer le public. Si les directeurs d'établissement se savaient exposés à des visites, qui ne se produiront pas de façon tellement répétée une fois la curiosité satisfaite, ils agiraient tout autrement. Psychologiquement, le fait d'être exposé est autre chose que d'agir à sa guise à l'intérieur des murs. Cette rupture psychologique pourrait développer des incidences que je suis incapable de mesurer. Un autre intérêt de cette mesure est sa gratuité.
Ma deuxième proposition concerne les innocents, du moins les personnes juridiquement innocentes, qui peuvent ne pas l'être dans les faits. J'en ai connus pas mal en prison : nous savons combien la justice peut être hasardeuse.
Ce sera d'ailleurs votre débat demain : la présomption d'innocence. On nous dit toujours qu'il est très embêtant pour sa famille qu'une personne soit mise en prison parce qu'elle sera considérée comme coupable, au moins par les voisins et la rumeur publique. Elle risque de perdre son emploi parce que son patron n'aura plus confiance. On se place essentiellement du point de vue du public qui la traite comme coupable. En réalité, juridiquement, elle n'est pas traitée comme coupable : elle n'est pas emprisonnée parce que coupable, mais pour les besoins de l'enquête ou pour diverses raisons autres que sa culpabilité éventuelle.
Mais, à l'intérieur de la prison, elle est complètement assimilée aux autres. Elle se retrouve généralement en cellule avec des condamnés, sans différence de traitement. Elle est donc traitée comme un coupable.
Cette situation est contraire au code de procédure pénale et au pacte des Nations Unies sur les droits de l'homme, un peu plus formel, qui stipule que : " sauf circonstances tout à fait particulières, ceux qui sont présumés innocents doivent être isolés des coupables ". A parc immobilier égal, à nombre égal de places, il faudrait trouver un système qui permette de traiter les innocents comme des innocents. Concrètement.
L'idéal serait de les placer sous surveillance puisqu'il n'y a pas de raison de les punir. Je laisse de côté le problème d'une résidence surveillée à part, car ma proposition n'entrerait pas dans le cadre de la gratuité complète que j'ai annoncée au départ. Il me paraît incroyable que des gens présumés innocents soient traités comme ceux qui ont failli : c'est un non-sens très grave.
J'ajoute que, dans les prisons françaises, dont La Santé, joue un apartheid qui, à certains égards, est scandaleux : bloc des Français, bloc des Noirs, bloc des Arabes et le bloc " fourre-tout". Dans les prisons américaines -dont chacun sait combien elle sont détestables- on ne pourrait pas placer les Noirs et les Blancs dans des blocs séparés : ce serait passible de la Cour suprême. Une telle situation se retrouvait surtout en Afrique du Sud. Des raisons pratiques expliquent ce phénomène : le directeur dira qu'il cherche le moins d'ennuis possibles, qu'il évite des situations de conflit raciste, que chacun se sent mieux au sein de sa communauté. D'ailleurs, bien des gens d'un bloc déterminé sont persuadés que, du côté des cuisines ou par un autre biais, ils sont victimes de cet apartheid. Le bloc C estimera toujours avoir reçu de la nourriture destinée au bloc A, " sûrement parce qu'ils sont arabes ". Cette situation interpelle. Cette ségrégation en fonction des couleurs ou des ethnies pose un problème grave, auquel je n'ai pas de solution. Elle me paraît contraire à toutes les règles sur lesquelles repose notre République.
Ma troisième proposition porte sur les cantines et la télévision.
Dans les prisons françaises, l'argent est roi, ce qui entraîne un problème énorme. J'éviterai de dire qu'il faut supprimer les cantines ! Je ne sais pas ce qu'il faut faire. Il est choquant que les nantis vivent plus agréablement que les sans-le-sou : certains peuvent se faire servir des plats cuisinés sans en offrir à leurs compagnons de cellule ; c'est fréquent. Cette situation ressemble fort à celle de la Bastille où les nobles pouvaient conserver leurs domestiques et se faire servir. La vie en prison est donc très différente selon que l'on a ou que l'on n'a pas d'argent. Beaucoup n'en ont pas du tout : la majorité entre à La Santé avec moins de 100 F en poche. C'est vrai que la prison est la " poubelle " de la société.
Ce problème des cantines, auquel j'ajoute celui de la télévision payante, marque une situation particulière : les prix sont toujours très élevés et varient selon les établissements, ce qui est juridiquement contraire à la règle de l'égalité devant le service public.
En matière de télévision, c'est pareil : les prix et les systèmes sont différents. A La Santé, la location d'un téléviseur coûte 270 F par mois ; les codétenus se partagent le coût en fonction de leurs possibilités et celui qui n'a pas d'argent servira de femme de ménage aux autres, pour ne pas parler de services plus intimes. Parfois les choses se passent très bien pour cause de générosité minimale devant l'adversité, mais ce n'est pas toujours le cas. Il existe aussi d'autres systèmes : tous les détenus qui ont de l'argent paient une certaine quotité, ceux qui n'en ont pas ne paient rien ; ensuite, on installe la télévision partout, on mutualise entre ceux qui ont de l'argent. Un troisième système est surtout en vogue dans les centrales : on achète le téléviseur et on récupère très vite le prix de la location. Pour 1 000 F, on trouve d'excellents téléviseurs dans les grandes surfaces.
Sans entrer dans le détail des prix de cantines et autres, j'estime qu'il serait souhaitable de mener une enquête à ce sujet. La Cour des comptes, l'Inspection des finances ou l'Inspection générale de l'administration pourraient essayer de savoir pourquoi il y a de telles différences de prix d'une prison à l'autre, pourquoi les prix de cantines sont toujours très supérieurs aux prix pratiqués dans les grandes surfaces. J'en connais certaines raisons, mais le phénomène mériterait des vérifications très attentives pour trouver des solutions. En effet, si tel système de location de télévision paraît meilleur que les autres, il faut le généraliser. Tous les établissements dépendent de la République et du service public pénitentiaire.
J'insiste sur ces problèmes de cantine, comme je le fais sur la transparence ou l'innocence. A quoi pensent les détenus en arrivant en prison ? A la cantine, de façon obsessionnelle. D'autant plus que la nourriture est exécrable en prison, particulièrement à La Santé ; tous ceux qui peuvent se le permettre la refusent. Ces détenus sont persuadés qu'on leur sert des mets exécrables pour les forcer à cantiner : " puisque les prix sont supérieurs à ceux pratiqués sur le marché, l'administration s'en met plein les poches ".
C'est désastreux : d'abord, les gens s'imaginent qu'on les vole, puis ils se disent : " On nous a mis en prison parce qu'on était pauvres ; les fonctionnaires qui dirigent l'établissement peuvent se servir et nous faire payer des prix hors de notre portée". Les détenus demandent de l'argent à leurs compagnes qui s'étonnent qu'ils aient besoin d'argent pour payer du riz ou du lait concentré à des prix qui ne correspondent pas à la réalité. Ce sont des prix de cantine et elles se disent que leur homme est volé par l'administration.
L'ambiance en devient détestable. Il serait bon que des familiers des aspects financiers des établissements publics fassent le tour de la question et imaginent des solutions. Au bout de quatre ans de lutte, je suis parvenu à faire baisser de 15 % les prix de cantine à La Santé. Pour faire bouger les choses, il faut soulever des montagnes ; un visiteur isolé ne peut pas y parvenir.
Je suggère donc que des gens capables d'émettre de vraies propositions mènent des enquêtes. Peut-être ce point entre-t-il dans la compétence de votre commission ? En outre, aucune dépense n'est à prévoir, il s'agit seulement de réguler les prix sans imposer une quelconque dépense à l'administration.
Dernier aspect extraordinairement difficile à traiter : le suicide. Incontournable, il se retrouve régulièrement en première page des journaux. En simplifiant, il existe une espèce de peine de mort en prison. On l'a supprimée grâce au Parlement, mais elle subsiste sous une certaine forme dans les établissements pénitentiaires.
Il n'est pas normal de constater tant de suicides en prison. Je m'étonne qu'il n'y en ait pas davantage. En effet, ces gens arrivent là démantibulés, dans un univers cauchemardesque. Ils sont plongés dans un état d'angoisse extrême sur ce qu'ils vont devenir, sur ce que deviendra leur famille qui émargera au RMI après avoir connu une certaine aisance. On comprend que cet environnement est très pathogène et qu'il mène à une forme de sursaut d'homme libre ou à une fuite devant des problèmes qui paraissent insolubles. On le comprend très bien.
Que peut-on faire ? Tous les directeurs répondent " rien " ; ils disent que le suicide n'est pas prévisible. Moi, je dirais d'abord que beaucoup de suicides n'en sont pas ; je suis convaincu qu'on baptise suicides des accidents ou autres faits qui ne sont pas de vrais suicides. Il est très bizarre de voir un jeune en pleine forme dont on annonce le suicide à la famille deux jours plus tard. Aux demandes d'explication, il est répondu " qu'il s'est pendu avec son pantalon à telle hauteur, qu'il a dû tirer de toutes ses forces ". Je reste incrédule : j'ai essayé pour voir ce que cela pourrait donner, et je reste sceptique. Bien sûr, la plupart des suicides annoncés en sont, mais il y a doute sur certains.
Je suis scandalisé quand la famille est avertie bien après le suicide d'un détenu et quand la contre-autopsie est toujours refusée. Comment voulez-vous qu'une famille à qui le suicide est annoncé une ou deux semaines plus tard puisse y croire, alors qu'elle l'a quitté si peu de temps auparavant en excellente santé ? Une contre-autopsie est automatiquement refusée. Comment voulez-vous que cette famille ne vive pas jusqu'à la fin de ses jours avec l'idée que le fils a été tué ? J'ai essayé d'expliquer une brusque déprime dont on ne s'était pas aperçu ; il m'a été demandé de ne pas raconter d'histoires, qu'il s'agissait d'une mort non naturelle camouflée.
Les familles devraient être averties immédiatement et les contre-autopsies toujours admises comme un droit absolu des familles. Le refus est générateur de suspicions, c'est évident.
D'autre part, on s'aperçoit qu'une bonne proportion des suicides sont liés au mitard. Certains se produisent dans les deux ou trois jours de l'arrivée en prison, d'autres surviennent dans les deux ou trois jours avant la sortie : après un certain temps d'emprisonnement, la panique est grande à l'idée de sortir. D'après les statistiques, peu fiables, un bon nombre -40 %- de suicides sont liés au mitard, soit qu'ils surviennent pendant le mitard, soit juste après.
Cette question du mitard doit être revue. Il est évident qu'il faut garder des sanctions à l'égard de gens très dangereux. Je ne suis pas un visiteur angélique : il n'y a pas que des petits saints. Je sais que beaucoup de gens ne devraient pas se trouver en prison, mais aussi que beaucoup devraient y être et n'y sont pas. A cet égard, je ne partage pas du tout le point de vue de l'OIP. Chaque année, 15 000 viols sont reconnus et deux ou trois fois plus ne sont pas avoués pour mille raisons compréhensibles. Pourquoi ne mettrions-nous pas les violeurs en prison ?
C'est vrai qu'en prison, on retrouve des gens qui, à l'extérieur, sont des voyous, des " cogneurs ", des terreurs de quartier ; mis en cage, leur violence s'exerce contre les codétenus. Je peux donc comprendre qu'on mette les fous furieux au mitard. La vérité, c'est qu'il n'accueille pas que les gens violents et qu'il devient une façon de se débarrasser de celui qui a insulté le surveillant. Je peux comprendre cette réaction, mais le mitard est terriblement pathogène : les jeunes notamment ne supportent pas du tout la solitude totale. Pas de lecture : beaucoup de ces jeunes ne savent même pas lire ou sont incapables de comprendre la signification d'un texte. C'est fréquent.
L'inculture en prison est massive. A La Santé, 40 % des gens s'expriment dans des langues étrangères et il est impossible de les satisfaire tous. Même parmi les jeunes de banlieue ou d'autres personnes plus âgées, beaucoup lisent péniblement et sont incapables de lire un roman.
Rester seul 24 heures sur 24, malgré l'heure de sortie qui se fait seul dans l'espace d'une pièce, complètement seul, constitue un supplice : chaque minute s'ajoute à chaque minute, chaque heure à chaque heure. La durée n'est absolument plus supportée. D'ailleurs, le mitard a été limité à 45 jours, renouvelables. C'est déjà considérable. Imaginez-vous être enfermé dans un placard pendant 24 heures sans avoir rien à faire, sans radio, sans télévision, parfois entièrement nu ?
Il faudrait trouver une solution : diminuer automatiquement la peine de moitié, ou des deux tiers ? Dès le moment où l'on constate que les suicides surviennent au mitard ou dans la période immédiatement après, il faut s'attacher à réagir.
Que faire ? Très simplement et gratuitement : autoriser les visiteurs à voir les gens au mitard. Ils ont le droit de voir le médecin. Je souligne au passage un point positif : le mitard est toujours soumis à l'avis du médecin ; mais cet avis n'est pas toujours suivi et certains suicides surviennent après un avis négatif du médecin. Les prisons contiennent beaucoup de malades mentaux. Dernièrement, quelqu'un qui ne tournait manifestement pas rond et embêtait les autres a été placé au mitard pour 45 jours. Il s'est suicidé comme c'était prévisible.
Il est impensable de laisser les gens au mitard dans une solitude complète, particulièrement les jeunes. Permettons aux visiteurs, aux gens autorisés, avalisés et agréés par le ministère de la Justice, aux bénévoles qui ont leur place dans le système pénitentiaire de les voir. Peut-être faudrait-il spécialiser les visiteurs pour la visite de gens au mitard. On répond que les fous furieux les massacreraient. Peut-être, mais j'en connais qui sont passés par le mitard suite à une simple dispute avec le surveillant et qui ne répondent pas du tout à ce critère. Il s'agit parfois simplement d'un enchaînement de mots ou de gestes, d'un accrochage qui entraîne un rapport, puis une mise au mitard ; enchaînement très compréhensible dans cet univers restreint de la cellule.
Je comprends aussi le point de vue de l'administration qui répond devoir se faire respecter. Quand un étudiant chahute un cours, le professeur est aussi exaspéré. Ce n'est pas une critique de ma part.
Outre les médecins, ils peuvent aussi voir les aumôniers. Pour un jeune de banlieue, cette présence n'est peut-être pas spécialement la plus recherchée. C'est pourtant vrai que la densité des aumôniers est prodigieuse par rapport à la densité du clergé en France : un prêtre pour 15 000 fidèles et un aumônier pour 50 personnes. En réalité, cela ne marche pas, il faut le reconnaître.
Dès lors, ce serait une mesure dérisoire, ne remettant en question ni l'autorité administrative ni aucun centime public. Ce sont des mesures préventives qu'il convient de prendre. Permettre à quelqu'un de bonne volonté d'aller discuter et de fixer d'autres rendez-vous au prisonnier du mitard serait une occasion de le décompresser sans affecter l'autorité de l'administration. Les visiteurs ne sont pas là pour dénigrer l'administration.
Je vous ai donc soumis plusieurs propositions très simples : donner un droit d'entrée absolu aux journalistes, ne pas traiter des innocents comme des coupables, essayer d'élucider par une étude très poussée le problème des prix de cantine et de télévision, donner des visiteurs à ceux qui se trouvent au mitard pour essayer d'endiguer la croissance du nombre des suicides.
Pour terminer, une phrase : il serait souhaitable -mais je demande là quelque chose de très difficile, presque utopique- de voir dans quelle mesure chaque établissement répond à ce qu'on attend de lui, de distinguer les établissements performants des autres. C'est ainsi que l'on agit maintenant pour les universités : on crée des hiérarchies. Cela vexe les professeurs, mais encourage les établissements qui ne sont pas performants à regarder les raisons de la performance des autres. Cette méthode crée une émulation. La situation est identique dans les entreprises vis-à-vis de leurs filiales.
On pourrait imaginer toutes sortes de critères. L'idéal serait de savoir si les individus se réinsèrent ou non. A population équivalente, un établissement dont aucun des paroissiens ne se réinsère réussit moins bien que celui dont tous les paroissiens se réinsèrent.
Un autre critère serait celui des mutilations. Environ 2 000 mutilations ont lieu chaque année dans les prisons françaises ; c'est énorme. Mutilation des doigts, des oreilles et des paupières, voire mutilation du sexe. Un détenu s'était un jour cousu les paupières et la bouche. Ces mutilations sont généralement des appels au secours de gens qui demandent une libération conditionnelle, qui ne voient jamais le JAP -on peut passer plusieurs années de prison sans être reçu-. A mon sens, un établissement dans lequel se pratiquent de nombreuses mutilations est moins bien géré.
D'autres critères pourraient servir à déterminer la qualité de gestion des prisons. Certaines prisons ont de bons directeurs et d'autres de mauvais.
Je vous prie de m'excuser d'avoir été trop long, mais j'ai voulu me montrer positif, suggérer.
M. Guy-Pierre Cabanel, président - Je vous remercie. Je retiens vos suggestions : la transparence en prison, c'est vrai qu'elle est nécessaire. Votre proposition concernant les journalistes est audacieuse, mais il est vrai qu'elle ne sera pas toujours suivie d'effet, après l'émotion des premières visites. C'est comme pour le contrôle par le parquet : après un certain temps, on ne voit plus personne.
Pour revenir à nos discussions de la commission Canivet, je pense qu'aux contrôles externes, il faudrait ajouter un contrôle interne de solidarité entre tous les intervenants dans la prison, autour du directeur. Je reviens à ma vieille idée de la commission administrative dans le style des établissements publics. Elle crée une obligation d'échanger des informations. Ces échanges d'idées, comme à Fresnes où je siège, sont extraordinaires. Tous les participants entourent le directeur pour expliquer ce qui va et encourager les points positifs. Il manque actuellement une telle cohésion.
Les personnes juridiquement innocentes : c'est le drame des prisons françaises. Nous devrions avoir des divisions à cellules destinées à seule personne, selon la loi de 1875, et disposer d'un effectif réservé à ce genre de personnes. Absolument éviter qu'elles soient placées dans d'autres conditions. Autrefois, on disait que certains juges d'instruction usaient de la promiscuité des cellules pour pousser aux aveux ; je ne crois pas que ce soit vrai.
M. Jean-Jacques Dupeyroux - C'est banal. Certains juges d'instruction me l'ont avoué sans ambages.
M. le Président - J'espère que cela ne se fait plus.
Concernant les cantines et la télévision : nous avons remarqué ces disparités lors de nos visites. Nous essaierons une petite approche du problème. En proposition terminale, nous pouvons provoquer une inspection de la Cour des comptes. C'est peut-être l'occasion de clarifier le règlement intérieur des établissements dans le sens d'une unification dont nous avons parlé avec la commission Canivet.
Un dernier mot sur le suicide : ce problème de mitard et de suicide est gravissime. Il doit être résolu : préciser peut-être les conditions de l'isolement. D'ailleurs l'administration pénitentiaire nous a avoué utiliser des gaz incapacitants pour calmer les excités. C'est vrai qu'à La Santé, il y a des odeurs.
Je ne dis rien de plus. Mes collègues ont-ils des questions ?
M. Jacques Donnay. - Je suis étonné que vous disiez que les gens considèrent qu'ils mangent mieux à La Santé qu'ailleurs.
M. Jean-Jacques Dupeyroux - Non, non. A La Santé, la nourriture est exécrable et tout le monde cantine.
M. Jacques Donnay - Vous disiez que ce n'était pas mieux à Nanterre.
M. Jean-Jacques Dupeyroux - Je disais qu'à Nanterre, le gros défaut était que les portions étaient rétrécies.
M. Jacques Donnay - Je trouve aussi qu'il n'y a rien de pire que la nourriture de La Santé. Elle est froide. En revanche, je considère que Nanterre était beaucoup mieux organisé, que la nourriture arrivait chaude. Si elle est insuffisante, c'est une question de densité et je pense qu'il est plus facile de rendre une nourriture plus abondante que d'en corriger la qualité.
M. Jean-Jacques Dupeyroux - J'ai simplement voulu dire qu'une visite ne permettait pas toujours de saisir les problèmes dont souffraient des détenus. J'ai donné cet élément comme exemple ; pour moi, Nanterre est un bon système par rapport à La Santé, qui est le pire des systèmes sur le plan de la nourriture. Il n'empêche que Nanterre constitue peut-être le meilleur des systèmes et que les détenus se plaignent de rester sur leur faim. Je n'établis pas de comparaison.
M. Jacques Donnay - Il suffirait donc de mieux doser.
M. le Président - Le directeur de prison sait qu'en cas d'échauffement de l'atmosphère dans son établissement, il faut porter un peu son effort sur la nourriture.
M. Marcel Lesbros. - Monsieur le professeur, je suis moins expert que vous parce que je ne connais pas suffisamment les grands établissements vu que mon expérience se cantonne aux petites maisons d'arrêt. Votre exposé se résume en quelques mots : avec un bon directeur, nous avons une bonne prison. Choisir un directeur qui dispose de qualités humaines et techniques rend l'atmosphère bonne ou mauvaise au sein de la prison !
M. Jean-Jacques Dupeyroux - Exactement.
M. Marcel Lesbros - C'est le directeur qui fait l'établissement. J'ai constaté que lorsqu'une maison d'arrêt fonctionnait mal, on changeait le directeur. Certains directeurs n'étaient pas malhonnêtes, mais étaient la cause de difficultés. Dans les petits établissements d'environ 50 détenus, il suffit de changer de directeur pour tout faire changer. Le facteur humain est important.
Pour le reste, bien sûr, certaines autres notions mériteraient de longs exposés, dissertations et échanges d'avis. La question de l'innocent juridiquement qui est mis en prison est vraiment problématique. Je pense également à la cantine : chacun doit manger à sa faim dans des conditions acceptables.
J'insiste surtout sur le point de la responsabilité du directeur qui doit être près des hommes. Il doit être prévenu par le médecin qui a des contacts privilégiés avec les détenus, au même titre que les aumôniers ou les autres intervenants. D'une maison à l'autre, la situation varie. En prison, ce sont souvent des malades psychiques, assommés de médicaments. Un bon directeur doit posséder des qualités humaines ; un bon diplôme ne suffit pas.
M. Jean-Jacques Dupeyroux - Parlant de petits établissements, l'expérience montre qu'il faut éviter de construire des mégapoles carcérales : au-delà de 500 ou 600, même les maisons d'arrêt deviennent alors difficilement gérables. Les tout petits établissements sont presque des pensions de famille.
M. le Président - Nous vous remercions. Nous avons bien reçu vos quatre propositions, dont l'une quelque peu révolutionnaire sur la présence des journalistes.
Audition des Pères Jean-Hubert VIGNEAU,
aumônier général des prisons,
Jean CACHOT,
aumônier à Besançon,
et Hervé RENAUDIN,
aumônier à Paris La Santé
(5 avril
2000)
Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. les aumôniers.
Père Jean-Hubert Vigneau - Monsieur le Président, c'est bien volontiers que nous avons répondu à votre proposition d'être auditionnés par votre commission. En effet, nous pensons depuis longtemps que tout doit être mis en oeuvre pour améliorer les conditions de détention dans les prisons françaises.
C'est donc l'équipe nationale de l'Aumônerie catholique des prisons qui est devant vous : le père Jean Cachot, aumônier à la maison d'arrêt de Besançon et responsable de la formation pour l'ensemble de l'aumônerie, le père Hervé Renaudin, aumônier à La Santé et conseiller théologique de l'aumônerie, et moi-même.
Outre ma fonction d'aumônier général, je suis aumônier à la maison d'arrêt de Loos-les-Lille, que M. Donnay connaît bien pour y être allé voici quelques jours avec une délégation de votre commission.
La mission propre de l'aumônerie est d'assister moralement et spirituellement les personnes détenues " en leur témoignant qu'aucun de leurs actes ne peut leur enlever leur dignité d'enfant de Dieu". Je cite là le pape Jean-Paul II dans son message aux prisonniers, à l'occasion de sa venue à Paris pour les Journées mondiales de la jeunesse, en août 1997. C'est en effet pour nous une conviction que nul n'est identifiable à ses actes, aucun homme ne peut rester prisonnier de son passé.
Dans le cadre du jubilé organisé par l'Église catholique, l'aumônerie catholique des prisons a invité tous les membres de l'Église, y compris ceux qui sont incarcérés, à un travail de réflexion sur le thème " Libérez les captifs" . C'est à partir des remontées du travail de ce dossier que, dans un premier temps, nous allons vous lire des paroles de détenus sur leurs conditions de vie et, dans un second temps, quelques-unes de nos propositions.
Père Jean Cachot - Monsieur le Président, mesdames, messieurs, je vous propose un résumé de paroles prononcées par des personnes incarcérées sur leurs conditions carcérales et leurs souhaits.
" La prison, c'est un mal nécessaire pour payer le mal qu'on a fait à autrui. "
" C'est une école de vie pour repartir sur de bonnes bases."
Pour l'instant, il s'agit de réflexions positives ; elles sont peu nombreuses.
" Le premier choc carcéral, c'est la promiscuité. On mélange tout le monde, y compris dans les cellules : c'est un mixage explosif."
" La prison est une destruction complète de l'être humain. Avec l'enfermement, on subit tout : honte et désespoir. On perd toute dignité : censure du courrier, perte de l'intimité, vexations verbales, en particulier si l'on est auteur de crimes ou de délits sexuels. On perd son travail, on perd même sa famille et ses amis. Tout est à la tête du client. Il y a une ségrégation entre les détenus. On est complètement assistés, déresponsabilisés. La prison est infantilisante : aucun droit à la parole, aucun écoute, aucun dialogue."
" La prison est injuste. C'est la loi du plus fort et les pauvres y deviennent encore plus pauvres."
" Les parloirs, trop courts, sont insuffisants pour maintenir des liens familiaux."
" Le temps n'existe plus. On s'ennuie en prison. Les années qui passent engendrent agressivité et haine."
" Les surveillants ? A côté des bons surveillants, ceux qui nous parlent, il y a ceux qui nous traitent comme des déchets."
" L'avenir fait peur. Que faire à notre sortie si l'on a perdu sa famille et si notre casier judiciaire ne cesse de nous suivre ? La réinsertion est un leurre."
" Les peines sont trop longues. Au bout d'un certain temps, elles ne servent plus à rien, sinon à désocialiser davantage. "
Et voici quelques propositions ou quelques rêves.
" Il faudrait protéger les personnes fragiles, leur éviter le racket, voire le viol, arrêter le trafic des médicaments, arrêter les passe-droits. "
" Il faudrait informer le public sur la vraie réalité carcérale. "
" Il faudrait différencier les peines selon la gravité des actes et les lieux de peine selon la nature des crimes et délits. "
" Il faudrait une justice plus rapide et la détention préventive est trop longue et trop fréquente. "
" Il faudrait un personnel de surveillance mieux formé humainement et psychologiquement. "
" Il faudrait donner des occupations et du travail. Et un travail mieux payé. "
" Il faudrait que les illettrés soient scolarisés en priorité et motivés par des remises de peine. "
" Il faudrait faire bénéficier de libérations anticipées les malades, les personnes âgées, les handicapés. "
" Il faudrait des médiateurs indépendants qui entendent les doléances et en assurent le suivi. "
Voilà pour l'essentiel.
Père Hervé Renaudin - Mesdames, messieurs, nous voudrions conclure sur sept points, qui sont autant de propositions.
1. Il nous semble qu'il faudrait mettre fin à la surpopulation des prisons. Cette surpopulation rend très difficile d'envisager une reconstruction ; elle rend au contraire possibles toutes les violences, violences en particulier que constituent la promiscuité et la perte de toute intimité. Dans ce contexte-là, il est très difficile de pouvoir reprendre conscience de sa dignité.
2. Il nous paraît y avoir trop de prévenus qui sont de fait, même si ce n'est pas de droit, considérés comme des coupables. Cette culpabilité retombe sur leur famille, leur femme, leur conjoint, leurs enfants. Leur emprisonnement est-il à ce point indispensable quoiqu'ils ne menacent sérieusement personne ? Ne pourrait-on pas parfois se contenter d'une mise en examen assortie d'un contrôle judiciaire ?
Il nous semble qu'il y a trop de condamnés dont la société n'a vraiment plus rien à craindre. Les peines de substitution pourraient être utilisées plus largement. On pourrait aménager les peines pour permettre de reprendre ou continuer le travail à l'extérieur. Cela laisserait des possibilités à l'espoir.
Et puis, surtout, nous nous demandons ce que font en prison des étrangers qui sont simplement coupables d'être en situation irrégulière.
4. En détention, c'est encore beaucoup trop souvent la loi du plus fort. Tant pis pour les plus faibles ! C'est ainsi qu'il y a plusieurs prisons dans la prison, plusieurs enfermements. Nous souhaitons que soit garanti le respect des droits de chacun et que des personnes indépendantes puissent en être garantes.
5. Autour de la prison, l'exclusion. On demande à la prison de gérer des personnes que la société a marginalisées et qu'elle n'a pas réussi à intégrer. Or nous avons la conviction que, trop souvent, la prison aggrave la marginalisation des non intégrés et l'indigence des plus pauvres. Si l'on ajoute les délinquants sexuels, les toxicomanes, les personnes atteintes de troubles mentaux et les mineurs, il faudrait en détention plus de personnes disponibles et compétentes pour les écouter et, dehors, des réponses possibles à leurs problèmes. Tout cela aurait évidemment un prix.
6. Pour une part, la peine doit punir mais il est aussi prévu qu'elle serve à la réinsertion. La peine est là pour que le condamné se prépare à retrouver un jour la vie normale. Or, trop souvent, il est bien persuadé qu'il ne sera jamais quitte. Et surtout une peine trop longue tue l'espoir et, tuant l'espoir, elle rend totalement illusoire la perspective de la réinsertion.
7. La prison doit être là pour réinsérer ; or, elle n'y arrive pas. Non seulement elle n'y arrive pas, mais quand ils sortent, en réalité, ils ne s'en sortent pas. Réinsérer, c'est aussi épargner à des personnes d'être un jour les victimes des " sortants de prison " récidivistes.
Voilà les sept points sur lesquels nous voulons insister pour conclure.
M. Guy-Pierre Cabanel, président - Je vous remercie. Je vais d'abord passer la parole à notre collègue Marcel Lesbros, sénateur des Hautes-Alpes, ancien médecin de prison, mais d'une maison d'arrêt de 50 personnes seulement.
M. Marcel Lesbros - Comme le dit le Président, c'était une bonne prison parce qu'on pouvait s'occuper de tout le monde. On disait qu'il y avait un facteur humain dans ces prisons : il faut d'abord un bon directeur, de bons surveillants, il faut que les gens soient humains, qu'ils se parlent et qu'ils aient le respect de la personne humaine. S'agissant d'un petit nombre, il est possible de les remettre sur le chemin de la réflexion et de la guérison.
Sur les sept points que vous avez développés, Père Renaudin, nous sommes tous d'accord. Il s'agit de voir comment on peut les appliquer pratiquement. Si l'on parvenait déjà à placer seulement un détenu par cellule, si l'on arrivait à avoir un secteur social plus efficace, si l'on avait de bons directeurs, on arriverait peut-être à trouver des solutions de réinsertion par la suite.
La prison, c'est la privation de liberté. Les jeunes qui s'y trouvent sont juste de passage ; il nous appartient de les réinsérer. C'est l'après-prison qui compte et non la prison par elle-même, qui est coercitive et entraîne des violences de toutes natures, qui aigrit les gens.
Sans vouloir faire de brouhaha à ce propos, il conviendrait de faire des prisons à l'échelle humaine et surtout de réinsérer les détenus par un travail. Après, tout n'est que cas particuliers à ne pas traiter selon la simple application des textes, ce qui aggrave parfois leur irritabilité, dans une société déjà inhumaine par rapport à ce qu'ils ont fait.
Tout ce que vous avez dit, nous en avons conscience, les uns et les autres. La base de tout, c'est une réinsertion par le travail. Le ministère adhère à cette idée puisqu'il a créé des centres de réadaptation pour les petites peines, des peines aménagées.
Il faut que la société se défende et, en même temps, l'objectif serait la réinsertion. On disait qu'il fallait éviter les grandes mégapoles, comme les Baumettes, Loos. Des personnes devraient pouvoir y créer une sorte de convivialité et que chacun puisse être traité au cas par cas. Il y a un travail de couture, un travail artisanal à accomplir.
Quand la société a construit ces prisons, elle a aussi réagi par souci d'économie : c'est moins coûteux et plus facile d'en mettre dix par cellule, plutôt que de prévoir des cellules individuelles.
Je voulais simplement apporter quelques observations qui n'ont rien d'original, mais qui sont les constatations pratiques issues de notre expérience.
M. Jacques Donnay - Je voudrais d'abord dire avoir été frappé de la surpopulation à Loos ; c'est la prison à population la plus forte parmi les prisons que j'ai visitées. Bien entendu, c'est une source de difficultés.
Le problème que vous avez aussi évoqué était que les juges étaient peut-être trop sévères en mettant des gens en préventive. J'ai lu la revue " Dedans Dehors ", je lis les journaux. J'ai vu arriver dans une prison des délinquants de la veille, placés en préventive. Depuis ce temps, je suis attentivement les délits, crimes, etc. Ceux qui viennent en prison sont des gens qui le méritaient : il faut éviter que notre société ne devienne complètement dissolue. Certains crimes horribles sont commis. Des délits nouveaux apparaissent, inconnus jusqu'il y a quelques dizaines d'années. Les juges sont-ils trop sévères ? Je ne sais pas. Je sais seulement que la société doit être protégée de certaines personnes.
Bien entendu, le problème de fond est aussi la longueur de la détention provisoire. Beaucoup de détenus sont libérés sans être condamnés, après un temps souvent beaucoup trop long ; plus d'un an sans être jugés, c'est inadmissible. C'est la justice.
On nous a dit que les jeunes délinquants libérés reviennent deux, trois fois ; 100 % d'entre eux reviennent un jour en prison. Un tel constat est angoissant. Pour des crimes de sang ou des crimes de personnes plus âgées, les criminels ne reviennent plus. Peut-être alors que les peines sont trop longues et qu'il conviendrait de prévoir des facilités de libération. Pour les jeunes, en tout cas, c'est un problème grave. Il faudrait les aider, les former, ces jeunes. Parmi eux, parfois 40 % d'analphabètes. Une formation est indispensable pour permettre la réinsertion.
Le sujet est difficile. Ne serait-il pas préférable que la société forme mieux ces jeunes avant qu'ils ne commettent des délits ?
Une autre difficulté provient des familles désunies, ne se préoccupant pas d'envoyer leurs enfants à l'école. Il faut donc reprendre à zéro avec certaines personnes complètement livrées à elles-mêmes.
Bien sûr, j'adhère parfaitement à tout ce que vous avez dit. Trop de condamnés ? Oui. Il faut cependant savoir que les problèmes sont entiers.
M. le Président - Vous êtes bien placés pour recueillir des confidences. Recueillez-vous souvent des confidences sur les violences entre les personnes à l'intérieur de la prison ? Cela correspond à la zone de non-droit que vous avez décrite. Que pouvez-vous faire à l'égard de confidences de cette nature ? Que devient alors votre démarche ?
Père Hervé Renaudin - Les cas de violence gravissime ne sont pas fréquents. La violence est larvée, constante, faite de petits rackets, de brimades, d'insultes, de brutalités sur des personnes fragiles, en particulier sur les délinquants sexuels qui sont vraiment dans une situation épouvantable. On pourrait dire qu'ils subissent une double peine. Ils sont pratiquement interdits de toute activité collective, de toute promenade avec les autres, parce que les autres leur rendraient la vie impossible.
L'administration est impuissante à cet égard : s'il lui fallait gérer tous les cas de ce type, le climat deviendrait insupportable. Il existe donc une sorte de tolérance. On conseille même à des arrivants pour délit grave de dire qu'ils purgent une peine pour vol de voiture, afin qu'on leur " fiche " la paix. En fait, les choses se savent très vite, par le on-dit ou les médias, et ces gens sont continuellement embêtés. Le racket systématique s'est développé ces dernières années par la création de petites bandes, particulièrement de jeunes, exerçant leur pouvoir au niveau des couloirs, des cours.
L'administration est impuissante. Nous sommes donc témoins mais aussi impuissants.
M. le Président - Et concernant le dialogue avec l'administration ?
Père Jean Cachot - Bien sûr, nous entretenons un dialogue avec l'administration, avec le personnel de surveillance, les gradés, ou avec la direction. Tout le monde est tout à fait conscient de l'existence de ces problèmes et y remédie dans la mesure du possible. Il m'arrive d'intervenir lorsque j'estime que des personnes sont trop durement violentées et qu'elles sont terrorisées. Quand je demande de faire des changements de cellule ou de division parce que des personnes sont trop menacées, on m'écoute à peu près systématiquement.
En ce domaine, on tient compte de nous parce que nous sommes bien placés pour pouvoir dire des choses. A part cela, nous sommes comme les autres, placés dans un système où nos pouvoirs sont limités.
M. le Président - Deuxième question : vous qui vivez fréquemment à l'intérieur de la prison, comment percevez-vous les contrôles externes qui s'exercent sur les établissements pénitentiaires ? Il y a la commission de surveillance présidée par le préfet, les contrôles du parquet, ceux de l'Inspection générale des services judiciaires ; même des contrôles techniques y sont réalisés. Est-il courant de voir la prison contrôlée ou est-ce tellement rare qu'un contrôle manque complètement d'efficacité dans la vie quotidienne de la prison ?
Père Jean-Hubert Vigneau - J'opterai plutôt pour votre seconde réponse. Il est très rare de voir des magistrats en visite. Quelquefois, des jeunes magistrats débutants ou juges d'instruction arrivent sur Lille et visitent notre établissement. En fait, cela fait partie du rite d'entrée. Mais on n'assiste pas régulièrement à des visites.
Une réunion de la commission de surveillance doit être annoncée à toute la population de l'établissement. Peut-être un papier est-il affiché, que personne ne voit parce qu'on ne sait pas que cela existe. De ce point de vue, les contrôles extérieurs sont inexistants.
Père Hervé Renaudin - A ce sujet, j'évoquerai un événement qui peut sembler éloigné mais qui me semble avoir une relation avec votre question. En fait, le contrôle habituel, régulier, familier qui s'effectue, est celui des familles et des visiteurs. De fait, psychologiquement, l'accueil est tel avec les parloirs, les difficultés rencontrées, que la famille a l'impression d'être coupable. Or, elle n'est même pas consultée ; elle vient visiter l'un des siens. Psychologiquement, ce fait agit très négativement.
Les détenus en préventive sont livrés à tout, sans pouvoir maîtriser la situation, sans pouvoir nouer de relation : ils doivent attendre qu'on veuille bien venir les voir, que l'avocat les visite, etc. Par ailleurs, de multiples petits faits, insignifiants en apparence, jouent très fort d'un point de vue psychologique.
Un petit exemple significatif. A la maison d'arrêt de La Santé, les détenus ont reçu ce formulaire qui porte les indications suivantes : " Numéro d'écrou, nom, prénom. Suite au décret de grâce en date du 16 décembre 1999, vous bénéficiez d'une réduction de peine de 0 mois, 0 jour. Date de libération avant réduction : 10 février 2009. Nouvelle date de libération : 10 février 2009. " Cela peut être ressenti comme de l'humour noir ou comme une mesquinerie insupportable.
De telles petites choses, on devrait pouvoir les empêcher. Cela fait partie de ces violences larvées qui rendent la situation en prison très difficile.
M. le Président - Une commission s'est réunie autour du Premier président de la Cour de cassation, M. Guy Canivet, dont je faisais partie. Cette commission a abouti à certaines propositions. La première est de nommer un contrôleur général des prisons : lui ou ses représentants pourraient entrer, de nuit comme de jour, dans les établissements pénitentiaires pour opérer inopinément toute visite ou tout constat nécessaire. D'autre part, des médiateurs de prison seraient nommés. Ils éliraient un président des médiateurs de prison qui aurait une autorité morale pour s'exprimer de façon globale sur des crises touchant plusieurs établissements.
Tout cela paraît un peu compliqué. Que pensez-vous que nous puissions prendre de tout cela ? Dans la pratique, que faire pour changer profondément le climat dû aux conditions de détention ?
Père Jean Cachot - Si une personne remplissait la fonction de médiateur dans un établissement, librement, en assurant le respect du règlement dans toutes les conditions de sécurité normale pour les gens, il serait intéressant que les personnes puissent être entendues et écoutées.
Une dénonciation fréquente quant aux établissements pénitentiaires est que les gens n'ont pas le droit à la parole. Ils parlent aux aumôniers, aux services sociaux, aux visiteurs, mais ils n'ont aucune parole possible par rapport à l'administration. Ils acquièrent ainsi le sentiment, à tort ou à raison, de ne jamais être écoutés. Une personne devrait remplir ce rôle d'écouter et éventuellement d'assurer le suivi de la chose dite, des incidences et des conséquences qui peuvent en découler. Cet élément pourrait être intéressant pour instaurer la possibilité d'une parole libre.
M. le Président - Si les conditions d'un contrôle externe nouveau se dessinaient, ce serait une amélioration considérable. Dans certains pays voisins, ce n'est pas un médiateur, mais une véritable commission de la société civile qui est quasiment en possibilité de négociation permanente.
Autre chose : ce qui se règle facilement dans de petits établissements, via des contacts entre le médecin, l'aumônier, le directeur et même les surveillants, dans une atmosphère presque familiale, ne se règle plus de la même manière dans un établissement de 500, 600 voire 1 200 détenus (La Santé) ou plus de 3 000 détenus (Fleury-Mérogis).
Pourquoi les prisons resteraient-elles une zone de non-droit ? Il faudrait définir les droits des prisonniers, leurs devoirs, ainsi que les droits et les devoirs de ceux qui sont destinés à les garder, à préparer leur réinsertion : refaire une loi pénitentiaire globale.
Il me semble que, dans la République française, il y a une règle générale de gestion qui est la règle des établissements publics administratifs. Les directions d'unités administratives ont une commission administrative. Je suis persuadé que le contrôle externe est indispensable mais aussi la création d'une espèce de cohésion de tous les intervenants autour du directeur de la prison, de manière à former une concertation sous l'égide d'une commission administrative. Cela existe à l'hôpital de la prison de Fresnes. J'y participe quand je peux : c'est un véritable échange entre tous ceux qui participent à la vie des détenus. Seuls les détenus ne sont pas représentés.
Avez-vous, personnellement, une idée de structure interne capable de créer autour du directeur cette cohésion par une commission d'accompagnement du directeur ?
Père Jean Cachot - La prison est un milieu conflictuel. Le conflit joue tant entre la population pénale et le personnel de surveillance qu'entre le personnel de surveillance et le personnel administratif. Les choses ne sont pas simples à gérer. Si certaines choses avancent difficilement, c'est peut-être dû à l'incompréhension du personnel de surveillance qui, à notre avis, n'a jamais été suffisamment mêlé à la réforme ou à l'évolution du monde carcéral.
Ces dernières années, ces gens semblent avoir adopté une position un peu agressive, qui ne facilite pas l'avancement de la situation. Ils n'ont pas compris, ont du mal à comprendre ou ne veulent pas comprendre que ce qui va vers plus de dignité, plus de respect des personnes détenues a une incidence extrêmement forte sur leurs conditions de travail et sur la sécurité des établissements. Ils paraissent allergiques à ce type de discours alors qu'à l'expérience, c'est tellement évident qu'ils devraient le savoir. D'ailleurs, je crois qu'ils le savent.
M. le Président - Encore que l'on puisse dire, en particulier depuis que l'ENAP existe, que les surveillants ont maintenant une culture générale plus importante que dans le passé et qu'ils sont initiés à un certain nombre de disciplines devant leur permettre d'affronter des situations difficiles sans être armés. On leur a inculqué diverses notions psychologiques pour arriver à faire face aux détenus tout en gérant mieux la situation qui se présente.
C'est vrai que les prisons contiennent deux populations, dans un climat qui est l'un des plus mauvais en Europe : les détenus, d'une part, présents pour une peine définie dans le temps, et, de l'autre, les surveillants qui sont presque condamnés à la prison pour leur vie professionnelle entière. Il est indispensable de faire évoluer les sentiments, la compréhension des choses de la part de l'administration pénitentiaire.
Il y a de jeunes directeurs, de jeunes surveillants : au cours de ces dernières années, avez-vous senti une évolution ? Comment faire pour favoriser cette évolution ?
Père Jean-Hubert Vigneau - C'est vrai qu'il y a certainement de jeunes chefs d'établissement ; on en a vu à Loos. L'actuel est de la même trempe que son prédécesseur. C'est le cas dans d'autres établissements français. Des hommes et des femmes sont très attentifs à tout l'aspect humain de leur rôle ; ils ne veulent pas s'attacher uniquement à la sécurité mais veulent également travailler à la réinsertion.
Concrètement, les conditions objectives rendent tout cela un peu inopérant. Ce même constat est opéré par toutes les aumôneries des établissements pénitentiaires.
Père Jean Cachot - Ces dernières années, la mise en oeuvre de la réinsertion a joué ; elle est l'un des deux objectifs de l'administration pénitentiaire. Cela a fait entrer en prison une multitude d'intervenants. Ce fut mal perçu par le personnel de surveillance qui s'est vu relégué dans les fonctions les plus obscures, les plus difficiles, les plus pénibles : les fouilles, la surveillance, les clés. Le travail le plus motivant a été confié à des intervenants extérieurs. Ils n'ont pas été suffisamment associés à cette démarche.
De fait, nous trouvons dans le personnel de surveillance de très bons surveillants qui voudraient bien oeuvrer conjointement à l'insertion. Bien sûr, certains d'entre eux gâchent un peu l'ambiance dans certains endroits et parfois même polluent tout un climat. Nous devrions pouvoir associer davantage les surveillants -au moins ceux qui y sont motivés- au travail de réinsertion et non les enfermer dans un strict travail de sécurité.
Père Jean-Hubert Vigneau - Là-dessus s'est greffée une surenchère syndicale, plus pour brouiller les cartes que pour éclairer le système, à mon avis.
On a donné une formation qui reposait sur la méfiance. Un surveillant déjà ancien me disait qu'on leur avait conseillé de ne pas serrer la main d'un détenu en tant qu'agent de l'administration pénitentiaire. On mettait toujours l'accent sur la méfiance. Nous, nous disons que les choses changeraient considérablement si l'on demandait au personnel de s'adresser aux détenus en les appelant " Monsieur " ou " Madame ". Le rapport entre les deux personnes changerait complètement. Même s'il n'est pas prudent de serrer la main pour éviter toute agression, il reste que, dans la manière de s'adresser aux gens, certaines choses peuvent changer.
M. le Président - Avez-vous l'impression que la formation actuelle de l'ENAP ne contribue pas encore à ce changement de psychologie ?
Père Jean-Hubert Vigneau - Seules les jeunes surveillantes qui viennent dans des prisons d'hommes s'adressent aux détenus en leur disant " Monsieur ". Pas les surveillants hommes. C'est un constat.
M. le Président - Nous vous remercions de votre franchise. Avez-vous espoir dans la commission ?
Père Jean-Hubert Vigneau - Nous avons toujours espoir quand les gens s'arrêtent et réfléchissent sur une situation : les choses pourraient peut-être avancer.
M. le Président - Je vous remercie.
Audition de
Maître Jean-René FARTHOUAT,
président du
Conseil national des Barreaux
(5 avril 2000)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, Président
Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Me Farthouat.
Me Jean-René Farthouat - Monsieur le Président, messieurs, je suis heureux que le Conseil national des Barreaux soit entendu par votre commission pour lui faire part essentiellement d'un sentiment et de quelques constatations.
Lorsqu'on s'interroge sur la situation des prisons en France, avant même d'examiner les conditions matérielles de la détention et les problèmes qu'elles posent, c'est sans doute sur le peuplement des prisons qu'il faut commencer par s'interroger et se demander qui va en prison et pourquoi les prisons françaises sont surpeuplées. Vous avez certainement entendu ces indications un certain nombre de fois.
Sur les 52 000 ou 54 000 personnes qui peuplent les prisons françaises, selon les derniers chiffres en ma possession, environ 12 000 sont en détention préventive. Par conséquent, par rapport au peuplement des prisons, deux questions se posent concernant la détention préventive et les courtes peines qui constituent un contingent important des incarcérations.
S'agissant de la détention préventive, elle pose d'autant plus question au regard des conditions mêmes de la détention que nous sommes en présence de personnes détenues toujours présumées innocentes. Il existe une contradiction fondamentale entre la présomption d'innocence et la détention préventive.
Dans ce cadre, la prison qui, en toute hypothèse et conformément à la Convention européenne des droits de l'homme, ne doit être qu'une privation du droit d'aller et de venir -ce qui ne doit s'accompagner d'aucune autre sanction interne-, est particulièrement difficile pour les personnes en détention préventive : leur sort n'est pas fondamentalement différent du sort des personnes qui font l'objet d'une condamnation définitive.
J'entends bien que ces maisons de détention sont en principe distinctes, mais ce n'est pas complètement vrai : dans les maisons d'arrêt, lieux réservés à la détention préventive, on trouve un certain nombre de condamnés définitifs, notamment à de courtes peines, que l'on ne souhaite pas envoyer dans des établissements destinés à l'exécution des peines. Cette promiscuité à l'intérieur des prisons fait qu'en réalité, les maisons d'arrêt, en dehors de l'interdiction d'aller et venir propre à la prison, constituent un système disciplinaire particulièrement lourd, oppressif et mal vécu par ceux qui les subissent.
C'est une première réflexion à avoir sur une meilleure distinction entre la détention préventive et l'exécution des peines pour des condamnés définitifs.
Il me semble aussi qu'il faut poursuivre nos réflexions sur les limitations de cette détention préventive. Même si elle a régressé au cours de ces dernières années, elle reste extrêmement importante. Elle constitue alors pour beaucoup -je le dis avec modération mais avec certitude- un moyen de pression dans le cadre de l'instruction et une pré-peine. Des personnes mises en examen ne reverront leur dossier que dans un, deux ou trois ans. La tentation du juge est donc de faire exécuter les six mois de détention préventive possibles. Je ne dis pas que c'est conscient dans l'organisation mentale du juge, mais c'est un fait : il s'agit d'une pré-peine.
Cette pré-peine est particulièrement dommageable au regard des droits de la défense. Se défendre lorsqu'on est en prison est particulièrement difficile. Partir à 6 heures du matin de Fleury-Mérogis, menotté, pour être conduit et attendre jusqu'à 14 ou 15 heures dans les locaux de la souricière du Palais de justice de Paris n'est certes pas une partie de plaisir. Lorsqu'on arrive devant le juge, surtout dans des affaires complexes qui nécessitent la pleine possession de ses moyens, la situation est très difficile.
Le second problème est celui des courtes peines. En France, on n'arrive pas à changer les habitudes. Dès que des méthodes nouvelles de substitution sont proposées, on se trouve face à une grande réticence. Des travaux d'intérêt général (TIG) ont du mal à se substituer aux peines d'emprisonnement, alors qu'ils constituent dans de nombreux cas une réponse appropriée.
Une échappatoire aux TIG est le fait que nous ne sommes pas équipés pour surveiller, organiser. Souvent, le juge se dit qu'en infligeant 200 heures de TIG, la peine ne sera pas accomplie ; il préférera alors donner un mois de prison. Un effort doit être réalisé pour se persuader que les peines de substitution sont efficaces, efficientes et utiles, nettement plus que les courts emprisonnements. Ceux-ci ont tous les défauts : briser la vie professionnelle, la vie familiale pour une peine de quatre, cinq ou six mois qui se rétrécira à trois mois de détention. Les ravages peuvent être considérables. Des individus peuvent sortir de prison complètement délabrés.
Un dernier mot sur la préventive. Au cours de ces derniers mois, un capitaine de navire répand du fioul, ce qui est désastreux ; il est emprisonné. Un guide de haute montagne subit un accident, dramatique mais involontaire ; il est emprisonné. Un officier français est soupçonné d'avoir transmis des informations qui ne me paraissent pas constituer un secret absolu puisque c'est le fait de savoir si M. Kouchner était pour ou contre les Serbes et les Croates ; il est emprisonné. Il en est sorti rapidement, mais peu importe. Entrer en prison, subir la fouille, se retrouver avec son paquetage pour se rendre en cellule est un véritable traumatisme. On joue beaucoup trop avec ça.
S'agissant des conditions de détention, les conditions matérielles sont incontestablement mauvaises dans beaucoup d'établissements. J'entendais la question de savoir pourquoi on préférait La Santé à Fleury-Mérogis : parce qu'il y a plus d'humanité à l'intérieur d'une prison comme La Santé que dans une prison désincarnée comme Fleury-Mérogis ou d'autres prisons modernes de cette nature. C'est sur le plan du rapport humain qu'apparaît le problème. Bien sûr qu'il faut des cellules propres, individuelles, avec possibilité de prendre une douche tous les jours, mais le rapport humain est capital.
Parfois, la prison est pire que la caserne : c'est un pensionnat à la Dickens en ce qui concerne les rapports entre les détenus et leurs gardiens. Un de mes clients expliquait que le plus insupportable était de voir s'ouvrir la porte de sa cellule et d'entendre : " Le 2347 est appelé à la visite ". Il répondait : " Je suis Untel et pas le 2347 " . Les relations humaines doivent être revues.
Il y a aussi tous les problèmes évoqués dans les divers rapports déposés. Les propositions du rapport du haut conseiller M. Farge sur la libération conditionnelle recueillent le plein accord de la profession d'avocat. Le Conseil national des Barreaux a exprimé le voeu que le Sénat insère le plus rapidement possible certaines de ces mesures dans la loi sur la présomption d'innocence ; il y a une urgence.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Un texte arrivera prochainement.
Me Jean-René Farthouat - Il y a urgence à mettre en oeuvre les propositions simples et concrètes, très satisfaisantes, du rapport Farge.
De même en ce qui concerne les dispositions du rapport de M. le Premier président Canivet : elles recueillent pour l'essentiel notre accord complet, en ce qui concerne les conditions d'exercice des droits à l'intérieur des prisons.
Sur ce point, le Conseil national des Barreaux demandera à l'ensemble des Barreaux de suivre l'initiative prise par le Barreau de Paris à la prison de La Santé : organiser des consultations gratuites de droit pour ceux qui font l'objet d'une condamnation définitive. Les personnes en détention préventive ont des avocats toujours présents et à même de les éclairer. Le condamné définitif est la plupart du temps coupé de son avocat : il exécute sa peine dans un milieu éloigné de l'endroit où il a été condamné. Le Barreau a donc une mission à remplir.
Voilà les indications que je souhaitais donner.
M. le Président - M. Marcel Lesbros a une question à vous poser. Il est sénateur des Hautes-Alpes et a été durant des années médecin de la prison de Gap.
M. Marcel Lesbros. - Oui, avec 50 détenus, c'était presque une pension de famille.
Monsieur le Bâtonnier, j'ai très bien retenu votre analyse sur le facteur humain, indispensable dans les prisons, particulièrement dans le secteur de la prévention. J'aurais beaucoup à dire, mais au cours de toutes ces auditions, nous retenons que des propos reviennent assez souvent, dont le fait de mieux séparer la détention préventive et les courtes peines par rapport aux condamnés définitifs.
J'ai retenu qu'il était très difficile d'instaurer les peines de substitution. Les magistrats y sont plus ou moins réticents parce qu'elles compliquent les choses, qu'elles coûtent beaucoup plus cher.
Vous ne ferez pas admettre que la prison n'est que la privation de la liberté et rien d'autre.
Avec notre expérience, nous savons qu'il est indispensable de garder ce facteur humanitaire dans nos prisons et qu'il faut avoir des établissements pénitentiaires en quantité pour disposer de suffisamment de places. Aux Baumettes, avec une cellule par détenu et en utilisant les travaux d'intérêt général, on parviendrait à organiser la réinsertion et à leur rendre la possibilité de se refaire une vie.
Il faut faire comprendre que la prison est une sanction parce que la société a besoin de se défendre, mais c'est aussi un passage pour s'améliorer, pour tirer une formation permettant de se réinsérer dans la vie par le travail. La prison devrait d'ailleurs n'être qu'un passage permettant la réinsertion : c'est le but.
Il nous faut des prisons en quantité suffisante pour éviter la surpopulation. Le facteur humain est important. De vos expériences, vous avez dû ressentir, selon la qualité du surveillant-chef et du directeur, qu'on pouvait arranger beaucoup d'histoires. La préparation des surveillants est donc importante : il faut un rapport constant, un esprit communicatif entre les détenus et les surveillants qui accomplissent leur travail. Beaucoup de petites choses devraient être améliorées.
Pourquoi les prêtres, les médecins ainsi que les avocats sont-ils plus écoutés que les autres ? Simplement parce que leur formation et leur culture leur permettent d'écouter les détenus : ils ont un sens de la psychothérapie, un sens humain particuliers.
Les surveillants ont une tâche difficile à réaliser et je m'incline. Ils ont un contact fréquent, mais il y a un problème d'éducation à refaire, un problème de qualité dans le recrutement des surveillants pour arriver à un suivi de chaque détenu. On devrait arriver à du " cousu main. "
Notre commission d'enquête porte bien sur les conditions de détention. Nous n'avons donc pas la prétention de trouver les solutions, mais nous devons constater les conditions de détention ; à partir de là, il nous faut tirer quelques conclusions. Ce sera après au législateur à faire son travail.
M. le Président - A condition que nous lui fassions des propositions éclairées. En nous contentant de constater les choses, nous n'irons pas très loin.
M. Marcel Lesbros - Oui, mais à chacun son travail. Nous commençons à faire le nôtre. J'ai beaucoup appris de votre témoignage grâce à votre expérience sur ces prisons qui correspond bien à ce que je faisais moi-même.
M. le Président. - Je passe la parole à M. Donnay, sénateur du Nord.
M. Jacques Donnay - Monsieur le Bâtonnier, vous êtes constamment au tribunal. La longueur de la préventive provient surtout de la lenteur de la justice, due certainement à un manque de juges. C'est bien cela ?
Me Jean-René Farthouat - Sans aucun doute. La surcharge de travail des juges est un facteur d'aggravation de la durée de la détention.
M. Jacques Donnay - Dans ce cas, les détentions prononcées par les juges vous paraissent-elles imméritées ? Si vous étiez juge, placeriez-vous moins de personnes en détention ?
Me Jean-René Farthouat - D'abord, peut-on faire une généralité ? Certains juges ont des réflexes et des comportements différents d'autres juges. Il y a peu, en Charente-Maritime, un juge d'instruction m'expliquait qu'il mettait une douzaine de personnes en détention provisoire chaque année. Sur ce nombre, deux ou trois faisaient appel. Tous les deux ou trois ans, il recevait une infirmation par la chambre d'accusation. Dans ce cas, la situation est d'une grande sérénité et il ne fait aucun doute que le juge peut apprécier les choses.
Deuxième observation : certaines détentions sont inévitables. Les crimes de sang appellent à 99,9 % la mise en détention pour raison de danger ou de problème vis-à-vis de l'opinion publique. Dans la catégorie des infractions contre les biens, nous serons plus réservés sur la nécessité de la détention. Pour parler clair, pour les délits financiers, le problème se pose de manière plus aiguë encore.
M. Jacques Donnay - Je reviens à La Santé parce que j'avais posé une question à son aumônier. Vous dites qu'il y a plus d'humanité à La Santé que dans une prison comme Fleury-Mérogis, plus de convivialité. Pourtant à La Santé, il y a des cafards, des rats ; toutes les conditions semblent réunies pour être mal à La Santé !
Que signifie alors " plus d'humanité " ? Cela veut-il dire plus de souplesse, plus de contacts avec les surveillants ? J'ai vu que plus de 50 % des surveillants provenaient des DOM. Sont-ils plus compréhensifs ? Expliquez-moi pourquoi il y a plus d'humanité à La Santé. De l'extérieur, l'impression est que cet établissement est le pire de tous. C'est ainsi que je l'ai ressenti.
Me Jean-René Farthouat - Deux raisons : La Santé est une prison de ville. Placée au centre de la ville, elle permet des contacts extérieurs plus faciles de la part des familles, y compris de la part de familles de détenus qui habitent la périphérie. Il est plus simple de se rendre à La Santé qu'à Fleury-Mérogis ou à Fresnes. Par conséquent, le problème des visites des familles est limité. Pour les avocats, le problème est le même. Un client détenu à Fleury-Mérogis sera visité moins facilement qu'un client à La Santé, plus proche du Palais de justice. C'est simple.
Cette première raison est importante. Nous sommes certains à croire qu'il ne faut pas éloigner les prisons des villes. Si difficile que ce soit sur le plan électoral que d'admettre une prison dans sa ville, ces prisons de ville ont ainsi une humanité.
Deuxième constatation, la vie intérieure de la prison de La Santé est plus ramassée : pas de longues coursives, d'immenses couloirs comme à Fresnes ou à Fleury-Mérogis. A Fleury-Mérogis, le détenu ressent une impression d'isolement complet, nullement ressentie à La Santé.
Troisième constatation : il est vrai que les gardiens ont un rapport plus simple à La Santé, y compris avec les avocats. Les détenus ne sont pas les seuls à être très bien traités, du point de vue de l'urbanité, par les gardiens ; les avocats le sont aussi. Dans certaines prisons, j'ai entendu des gardiens s'adresser sur un ton inadmissible à un avocat pour le forcer à entrer dans la cellule vu qu'il n'avait pas le droit de rester sur le pas de la porte. Lors de nos visites en prison, nous sommes soumis à une discipline. A l'entrée de Fleury-Mérogis, j'ai vu un de mes confrères sur le point de se déshabiller complètement parce qu'il faisait retentir la sonnerie du portique de sécurité ; le gardien, au lieu de réagir avec intelligence, voulait appliquer le règlement dans sa bêtise la plus absolue.
Je ne suis pas un pénaliste fondamental et c'est plus le constat de tous mes confrères : leurs clients préfèrent La Santé.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Trois petites questions. La première concerne encore La Santé : autrefois, comme rapporteur du budget de l'administration pénitentiaire, il y a six ou sept ans, j'ai eu l'occasion de me rendre à La Santé. C'est vrai que La Santé avait déjà une réputation de convivialité. J'avais même l'impression, vue la lenteur avec laquelle on me faisait avancer pour accéder à certaines divisions, que certaines portes de cellules étaient ouvertes et que des parties de cartes se jouaient dans le couloir, sous l'oeil bienveillant des gardiens. J'ai dû me tromper. Mais La Santé, par comparaison avec d'autres établissements, est l'établissement où entre le moins de lumière, où les choses sont le plus pénibles.
Ma question : dans le plan actuellement élaboré par Mme la garde des Sceaux, La Santé devrait bénéficier de 350 à 400 millions de francs pour donner lieu à une réduction de sa capacité de 1 200 à 600 places et pour essayer de construire des cellules qui seraient des unités de vie, selon le système hollandais : un lit, une table, une possibilité d'éclairage de jour comme de nuit si l'on désire travailler, une chaise, et un bloc sanitaire composé d'un lavabo, d'un WC et d'un coin douche.
La Santé est une prison du second empire, avec ses difficultés de voir le jour, avec son impression oppressante, même avec le système de parloir. Pour moi, La Santé est un symbole à démolir même si on la reconstruit sur place ou pas trop loin. En effet, son avantage, c'est d'être une prison dans Paris. En construisant en bordure d'une périphérie ou du côté non parisien du périphérique, auprès d'une station de métro ou de RER, je me demande si, avec 350 ou 400 millions de francs, on parviendra à humaniser La Santé ou si elle ne restera pas toujours La Santé telle qu'on la connaît, à peu de choses près.
Avez-vous une idée à ce sujet ? Vos souvenirs sur La Santé sont-ils tels que vous vouliez la conserver ?
Me Jean-René Farthouat - Je ne suis pas architecte et je n'ai donc pas d'idée sur ce que l'on peut faire d'une prison comme La Santé. Sur le plan du symbole, c'est peut-être aussi une prison peuplée de mauvais souvenirs, pour la période récente. Ce fut également une prison très symbolique pendant l'occupation allemande et c'est là aussi qu'était dressée la guillotine. Par conséquent, je n'ai pas d'attachement au lieu lui-même qui symbolise plutôt de très mauvais souvenirs.
J'ai quand même peur que si on ne la reconstruit pas à cet endroit, ce ne soit nulle part. De l'autre côté du périphérique ? Je n'ai pas l'impression que les maires de France soient très preneurs de prison directement à l'intérieur de leur territoire. Je crains qu'on ait beaucoup de mal à trouver une municipalité qui accepte d'accueillir la prison.
On arrive à humaniser les prisons de ville. Saintes dispose d'une prison au centre de la ville ; elle n'accepte que 60 personnes, ce qui est plus facile. De grands progrès ont été réalisés.
M. Marcel Lesbros. - Un petit mot sur le sujet. J'entends dire " Bravo, monsieur le Bâtonnier ", quand on parle d'ériger des prisons en ville. Je suis sénateur d'un département touristique, les Hautes-Alpes, qui est preneur d'une prison. J'en avais décrochée une à l'époque de M. Chalandon, puis le ministère et la politique ont changé.
Chez nous, dans ce département de 120 000 habitants, les prisons bien placées constituent un facteur économique. Certaines villes moyennes pour les Hautes-Alpes ont fait des démarches auprès de Mme Élisabeth Guigou pour hériter d'un centre de détention. C'est un facteur économique non négligeable.
Certains nous ont dit que les gens de Fresnes ne voulaient plus se faire envoyer à Fresnes, que tout marchait mal. C'est une déformation parisienne. Dans d'autres départements, on peut très bien faire des centres de réadaptation par des travaux agricoles, par un petit bassin d'emplois, faire de la réinsertion. Ce facteur économique est recherché dans certains départements : c'est une source de création d'emplois, directs ou induits.
Me Jean-René Farthouat - Pour beaucoup de Français, Muret n'est pas seulement la patrie de Vincent Auriol, mais aussi un centre de détention.
M. le Rapporteur - Une grande maison d'arrêt dans Paris est donc une nécessité et un facteur apprécié. Ou bien on réalise l'opération sur le même terrain ou bien on fait une opération à tiroirs, avec les bandes de terrain. Mais il faut trouver une implantation à Paris, intra muros si possible. Je parlais du périphérique : c'est soit du côté parisien, soit juste de l'autre côté.
Il est vrai que les prisons ne rapportent rien en matière de taxation foncière. C'est peut-être une erreur de la part de l'Etat. C'est la même chose avec les hôpitaux, les universités, les cimetières. Je suis conseiller général d'un canton dont une commune s'appelle La Tronche. J'ai montré la commune au préfet, de la fenêtre de mon bureau : un cimetière ancien, un autre cimetière neuf, le grand hôpital vertical, l'ancien hôpital derrière et les bâtiments universitaires autour du petit château qui abrite le bureau du doyen. Le préfet m'a demandé comment l'on fait dans une telle commune qui ne rapporte rien, hormis des obligations.
Une autre question : que faire de la détention provisoire ? Tant que des mesures drastiques n'auront pas été prises, la tendance des juges d'instruction est la détention provisoire qui est une facilité, une pression sur détenus. " Il est mis au frigidaire et le juge peut même partir en vacances ". Tout cela n'a plus de rapport avec la justice : cela aboutit à des détentions provisoires prolongées qui se terminent parfois par un non-lieu. C'est en infraction avec ce que nous avons signé comme engagement au point de vue européen. De tels agissements conduisent à des condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l'homme.
Que faire de la détention provisoire ? L'Assemblée nationale a fait une proposition sur le placement sous surveillance électronique. La mise en application de la loi est difficile. Nos voisins hollandais et suédois l'appliquent déjà. Nous commencerons vraisemblablement maintenant, sous la pression des événements.
Le Sénat a confirmé la position de l'Assemblée nationale sur le remplacement éventuel de la détention provisoire. Deux amendements ont été déposés, l'un sur la garde à vue, l'autre sur la détention provisoire ; ce dernier prévoit de laisser la possibilité de la remplacer par un placement de bracelet électronique. J'étais réservé lors de l'élaboration de la loi : je préférais des réductions de peine pour courte peine ou fin de peine.
Quelle est votre position, en tant qu'avocat, sur une mesure de cette nature ?
Me Jean-René Farthouat - Il y a eu deux débats sur ce sujet : le premier, théorique, touche au respect des droits de l'homme : avoir un bracelet serait une marque infamante, un stigmate. Ce débat me paraît surréaliste. Si je me trouvais dans la fâcheuse position d'être mis en examen par un juge et que l'on me donne à choisir entre partir en détention ou être muni d'un bracelet électronique, je n'ai strictement aucune hésitation : je prends le bracelet et je m'arrange pour vivre avec lui. Je suis donc persuadé que la plupart de nos concitoyens auraient le même réflexe raisonnable.
Le deuxième débat est plus difficile : n'assistera-t-on pas à une multiplication des mesures de cette nature selon une tendance à banaliser un procédé ? Un juge placera plus facilement une personne sous surveillance électronique qu'en détention provisoire pour s'assurer de sa présence.
C'est vrai que ce petit risque existe, mais entre les avantages et ce risque, je considère qu'il ne faut pas hésiter. Dans un système judiciaire, chaque nouvelle mesure supplémentaire fait reculer les choses. Le sursis avec mise à l'épreuve a considérablement augmenté au fur et à mesure du temps par rapport au sursis simple : des personnes condamnables à une peine de sursis simple il y a vingt ans écopent maintenant de sursis avec mise à l'épreuve, assortis d'obligations assez fortes. C'est la tendance. Mais pour le choix entre la détention et le port du bracelet électronique, je penche pour ce dernier.
M. le Rapporteur - Votre souci est de voir le contrôle judiciaire reculer ?
Me Jean-René Farthouat - Éventuellement.
M. le Rapporteur - Je voudrais vous rassurer sur le stigmate : j'avais eu des passes d'armes verbales avec Me Henri Leclerc, président de la Ligue des droits de l'homme, qui a été auditionné récemment. J'ai voulu discuter avec lui à propos du bracelet : il m'a dit qu'il considérait que c'était une nécessité et que la contrainte matérielle était minime puisqu'un pantalon pouvait parfaitement cacher le bracelet de cheville.
Une dernière question : de par votre longue expérience d'avocat et de bâtonnier, avez-vous l'impression que l'efficacité des peines prononcées subit un " phénomène d'échappement ", selon l'expression des sociologues ? Il a déjà été décrit dans des livres et des films : vers la neuvième ou la dixième année de peine, garder la personne en prison n'a plus aucun intérêt, car l'efficacité de l'emprisonnement est déjà obtenue ou ne le sera jamais. C'est le moment de faire le point de la situation. L'efficacité n'est pas obtenue parce que la personne était inadaptable.
D'autre part, on est loin du délit grave qui a nécessité une telle peine : le choc est adouci de voir réapparaître cette personne en liberté. L'idée est un plafonnement des peines. En France, une commission a déjà demandé au législateur de cesser d'aggraver le code pénal et de passer une année sans créer de peine nouvelle à la clé d'une décision ou d'un phénomène décrit. Comment raisonnez-vous par rapport à ce point ?
La dixième année, un réexamen de la situation est organisé : ou bien cette personne a vraiment utilisé au mieux les dix ans offerts par l'Etat en ses établissements pénitentiaires et peut être remise en liberté, de préférence avec le bracelet électronique pour permettre une période d'adaptation pendant laquelle une surveillance reste exercée ; ou bien cette personne ne fera aucun progrès parce qu'elle relève de la psychiatrie ou est porteuse d'une véritable psychose. Dans les pays du Nord, elle serait acheminée vers des établissements de soins psychiatriques, autres lieux de détention.
Cela vous choque-t-il ? Quelle est votre opinion ? Ce système aurait l'avantage de réduire substantiellement la détention provisoire et de diminuer le nombre des détenus.
Me Jean-René Farthouat - A titre personnel, je n'ai pas d'expérience en ce domaine, peut-être parce que j'ai eu la chance de ne pas avoir de client condamné à des peines de cette nature. Je ne peux donc pas témoigner sur cette question.
En revanche, je constate une réalité : je reste sceptique sur le fait que la prison puisse avoir un effet bénéfique ou positif, mais je ne pense pas qu'il faille pour autant émasculer la répression. Il reste nécessaire de condamner et de punir. Mais, au bout d'un certain temps, la prison finit par déstructurer complètement.
Un assassin, Didier, vient d'être libéré et témoigne dans Libération de son expérience carcérale : il a purgé 7 ou 8 ans sur les 10 ans auxquels il avait été condamné. Il se trouve physiquement atteint par son séjour en prison. Il y a nécessité de mesurer en fonction de l'individu.
Un second élément est important : l'espoir. Pour cela, je crois beaucoup aux possibilités de la libération conditionnelle. D'ailleurs, tous les témoignages convergent pour dire que les détenus qui n'ont pas l'espoir d'une libération " s'animeront " énormément et deviendront ingérables à l'intérieur de la prison, et surtout non insérables au sein de la société. Tout ce qui peut moduler l'exécution de la peine, en fonction de la gravité des faits commis mais aussi de la personnalité de leur auteur, va dans le bon sens.
M. le Président. - Monsieur le Bâtonnier, monsieur le Président, nous vous remercions.
Audition du Dr Roland
BROCA, psychiatre des hôpitaux
(26 avril
2000)
Le président accueille le docteur Roland Broca auquel il rappelle les règles de fonctionnement de la commission d'enquête et il lui fait prêter serment.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Le problème de la psychiatrie dans les établissements pénitentiaires est un problème majeur. Je vous propose, monsieur Broca, que vous nous présentiez votre intervention puis notre rapporteur, M. Cabanel, et les membres de la commission auront certainement à vous poser des questions.
M. Roland Broca - J'exerce actuellement dans un établissement psychiatrique public, en tant que chef de service de psychiatrie générale et de pédopsychiatrie. Dans le cadre de ces fonctions, j'ai une pratique d'expert médico-légal auprès de la cour d'appel d'Amiens et j'ai été amené également à diriger l'unité dite de " malades difficiles ", qui reçoit des détenus de la maison d'arrêt et du centre de détention de Laon, correspondant au tribunal de grande instance de cette ville et des tribunaux d'instance de l'Aisne. Je précise que le centre pénitentiaire de Château-Thierry dépend également de notre hôpital de rattachement.
M. le Président - Nous avons d'ailleurs l'intention de visiter le centre de Château-Thierry.
M. Roland Broca - Il est en effet important d'aller voir comment cela fonctionne.
Par ailleurs, en tant que président de la Fédération française de santé mentale, j'ai été amené à m'intéresser à des personnes en grande précarité sociale et l'administration pénitentiaire m'a demandé, il y a deux ans et demi maintenant, de mettre en place une consultation médico-psychologique au niveau du service régional d'information, d'orientation et d'accueil pour les sortants de prison - en fait, des SDF - des établissements de la région parisienne. C'était là un poste d'observation extrêmement intéressant et passionnant pour comprendre les pathologies carcérales au moment de la sortie, notamment par rapport aux populations les plus déshéritées.
C'est à la suite de cette expérience que nous avons pris l'initiative, il y a un an et demi, dans le cadre de " l'espace éthique " des Hôpitaux de Paris qui s'intéresse à l'éthique des pratiques hospitalières, de mettre en place un groupe de réflexion avec des personnels de santé travaillant en milieu pénitentiaire. Nous nous réunissons une fois par mois dans le service du professeur Sicard, président du Comité national d'éthique. Nous nous sommes réunis le 16 mars pour faire le point et engager un premier débat avec un cercle élargi de professionnels, une centaine, en présence du professeur Lazarus, professeur de santé publique qui a beaucoup travaillé sur les problèmes pénitentiaires. Le professeur Sicard, outre ses fonctions de président du Comité national d'éthique, est le chef de service du service référent de l'unité de consultation de soins ambulatoires de la prison de La Santé. Il a également un intérêt tout particulier pour les problèmes de santé en milieu pénitentiaire.
C'est à partir de ces expériences diverses que je souhaite aujourd'hui essayer de vous restituer mon point de vue.
Examinant cette population carcérale sous ces différents angles d'approche, je serai amené à décrire non pas une population homogène mais à distinguer un certain nombre de catégories, liées essentiellement pour moi à des modes d'expression symptomatiques qui révèlent un malaise beaucoup plus profond, le plus souvent au niveau des structures profondes de la personnalité de ces détenus.
Deux types de lecture sont possibles. Une première lecture peut se faire à partir du type d'infraction avec, par exemple, les auteurs de transgressions sexuelles, les toxicomanes à partir des infractions à la législation sur les stupéfiants. Pour nous, psychiatres, une autre grille de lecture est possible à partir des critères psycho-pathologiques classiques : névrose, psychose, perversion.
Ces deux visions, si on les rend convergentes, donnent un certain relief à la vision que l'on peut avoir de cette réalité carcérale.
Pour la clarté de l'exposé, je retiendrai trois catégories qui me paraissent dominantes dans la population carcérale actuelle. Je ne sais pas si c'était le cas il y a un siècle.
C'est d'une part la catégorie des toxicomanes, à condition de distinguer plusieurs groupes en fonction des différentes modalités d'addictions, celles-ci pouvant se faire à des drogues licites ou à des drogues illicites. Enfin, cas le cas le plus fréquent et qui me frappe beaucoup, ce sont les polytoxicomanies, c'est-à-dire des sujets qui non seulement prennent des drogues illicites mais les combinent avec toutes sortes de médicaments psycholeptiques. Je reviendrai sur ce dernier point qui me paraît tout à fait éclairant sur ce type de population.
D'autre part, c'est la catégorie des malades mentaux : ceux que l'on appelle les fous à proprement parler, de façon commune ; les psychotiques, à condition là aussi de les classer en fonction des différentes catégories de la nosographie classique, c'est-à-dire les pathologies schizophréniques, les pathologies paranoïaques - je dis " les " parce que là aussi, il faut distinguer différents types de pathologies - et les pathologies maniaco-dépressives. Enfin, on peut classer aussi dans ces catégories qui présentent des troubles psychiatriques graves, ce qu'on appelle les troubles graves de la personnalité.
Enfin, la troisième catégorie est constituée par les auteurs d'infractions à caractère sexuel. C'est là un phénomène très impressionnant, nouveau et récent qui se traduit désormais de plus en plus dans la composition de la population carcérale. Du fait de ma pratique médico-légale et de certaines compétences que j'ai acquises dans ce domaine, je vois énormément de telles situations, aussi bien du côté des auteurs que du côté des victimes. A la dernière session de la cour d'assises de l'Aisne à Laon, pour laquelle je travaille essentiellement, sur la trentaine de cas traités vingt-neuf relevaient d'infractions à caractère sexuel. Si le dernier cas était un lié à un braquage, le président du tribunal me faisait la remarque que ces braqueurs n'étaient pas de notre département.
En simplifiant, je puis dire que d'une certaine façon ces trois catégories se retrouvent à proportion à peu près égale dans la population carcérale, évidemment avec des zones de recoupement et j'essaierai d'expliquer pourquoi.
Il y a à peu près 30% de malades mentaux. Les chiffres varient autour de ce pourcentage, quels que soient les auteurs, français ou anglo-saxons. Pour la toxicomanie, il y a au moins 30%. Mais tout dépend si l'on considère uniquement les coupables d'infractions à la législation sur les stupéfiants ou les personnes inculpées pour des délits commis pour se procurer le produit, ce qui correspond à une autre catégorie de toxicomanes. L'ensemble représente quand même 90% à peu près de cette population, ce qui est impressionnant. Pour les 10% restants, de par l'expérience que j'en ai dans la région parisienne, je puis dire qu'un certain nombre de personnes sont là pour des raisons de situation irrégulière sur le territoire national et il y a un certain nombre de cambrioleurs, d'escrocs, c'est-à-dire des délinquants au sens classique du terme.
On se rend compte finalement que cette représentation " classique " que l'on peut avoir de la prison, avec le type de délinquance que l'on peut imaginer généralement, ne correspond en fait actuellement qu'à une fraction tout à fait marginale de la population d'ensemble. Ce constat paraît impressionnant.
Qu'est-ce qui réunit ces trois catégories du point de vue du psychiatre, celui qui reçoit les sortants de prison en consultation ? Pour ma part, dans un premier temps, je m'attache à reconstituer leurs histoires de vie et ce qui ressort alors c'est le constat de graves carences de la fonction symbolique paternelle. Certes, ce constat n'est pas nouveau mais il est utile de le rappeler. Cette carence est manifeste dès la plus petite enfance, quelles que soient les modalités singulières d'expression de cette carence. Ce constat se fait évidemment très fréquemment et surtout dans les populations en déshérence sociale. Il s'agit d'enfants issus de familles gravement et globalement " carentes ", placés dans les réseaux assistanciels publics dès le plus jeune âge. Il peut s'agir aussi de situations plus subtiles où les familles apparaissent relativement stables mais où vont se produire des dysfonctionnements importants liés à des problématiques déstabilisantes pour les enfants : par exemple l'alcoolisme d'un des parents, la maladie mentale d'un ou des deux parents - le cas arrive aussi assez fréquemment - ou des conflits conjugaux particulièrement aigus qui vont entraîner la dissociation de la cellule familiale.
Ces conditions vont mettre ce type de sujet dans une situation de fragilité extrême par rapport aux structures fondamentales de sa personnalité et ce dès la plus jeune enfance.
Cette fragilité va se manifester ultérieurement, dans le déroulement de leur existence, par des mécanismes de répétition. Elle se constate par exemple avec les transgresseurs sexuels, avec des phénomènes transgénérationnels, symptomatiques des coordonnées familiales initiales " traumatiques ".
On peut dire que l'on a affaire dans beaucoup de cas à ce que j'appellerai " des accidentés de la vie ", des déficients moraux qui n'ont pas intégré dans leur fonctionnement psychique les valeurs de civilisation qui sont les nôtres et qui vont se trouver hors les lois qui régissent notre comportement habituel en société, comme dans la sphère privée.
Par exemple, dans ma pratique d'expertise médico-légale, je ne peux que constater, concernant les auteurs d'infractions sexuelles, que ces situations surviennent dans la quasi totalité des cas au sein de familles dissociées, décomposées, recomposées, où les repères de parentalité deviennent pratiquement illisibles. Les actes sont commis en toute inconscience de la transgression et c'est ce qui me frappe le plus !
Je dirai quelques mots sur les transgresseurs sexuels en prison. Il me semble que le problème majeur pour la société, tel qu'il est apparu dans le débat sur la loi dite " Guigou ", c'est le risque de récidive.
Qu'en est-il de ce risque de récidive ? Il me semble qu'il est possible d'éclairer cette délicate question, à condition de ne pas faire d'amalgame dans cette population dite des auteurs de transgressions sexuelles.
Tout d'abord un constat massif s'impose. J'ai examiné dans l'Aisne au cours de l'année 1999 une centaine de situations aboutissant à la cour d'assises. Deux seulement ne relevaient pas de problèmes intra-familiaux : il s'agissait d'exhibitionnistes.
La grande majorité de ces transgressions - plus de 90 % - se sont donc déroulées dans le cadre de la famille ou dans son environnement proche, dans le voisinage. Or cette catégorie de transgresseurs est accessible à la culpabilité et au remords. Si la loi de l'interdit de l'inceste, non inscrite dans leur personnalité de base, leur est inculquée par le processus judiciaire dès l'application de la sanction, s'il s'y ajoute dans le meilleur des cas un travail de psychothérapie bien orienté, je constate dans ma pratique que le risque de récidive peut être considéré comme quasi nul.
Ces transgressions à caractère incestueux ne doivent pas être confondues avec les pratiques perverses pédophiliques. On a tendance à appeler pédophilie tout ce qui concerne les enfants alors qu'en fait le terme pédophilie doit être réservé à des auteurs qui s'intéressent à de jeunes enfants impubères et pour qui c'est une passion exclusive. On peut mettre aussi dans cette catégorie des pervers les pratiques exhibitionnistes, bien que ce soit encore autre chose au niveau des personnalités. En tout cas, avec le pédophile présentant une structure perverse de la personnalité, nous avons affaire - c'est très frappant - à des militants de leur cause à laquelle ils ne sauraient vouloir renoncer en aucun cas. Chez ces personnes qui sont en général - mais pas toujours évidemment - des esthètes ou qui se croient des esthètes raffinés, rien ne peut venir élimer la pulsion. Dans ces cas là, la récidive est absolument assurée, la sanction rendant simplement ces personnes plus prudentes dans leur pratique.
N'étant pas accessibles à la culpabilité, l'abord psychothérapique dans ces cas est généralement vain. C'est ce que constatent les praticiens. Mais il faudrait y revenir pour voir comment, malgré tout, parvenir à accéder à ces personnalités.
Mais il ne faut pas confondre ces pédophiles pervers avec des sujets qui peuvent présenter le même type de goût, le même type de pratique mais qui ne sont pas pourtant des pervers, qui présentent des immaturités affectives massives, liées à des carences infantiles, qui reproduisent souvent les abus sexuels qui ont été commis sur eux-mêmes dans la petite enfance. Ils reproduisent ces situations dans une atmosphère un peu onirique, sans se rendre très bien compte de ce qu'ils font.
Par contre, ces sujets-là sont accessibles à la culpabilité et par conséquent un abord psychothérapique est possible.
Il faut quand même dire que " le pédophile " au sens strict se retrouve très rarement devant les tribunaux. Le prototype bien connu du pédophile au sens strict, c'est André Gide, qui s'est fait l'apôtre de ce type de pratique à son époque, dans les années 40-50. C'est en général une personne intelligente, habile qui se retrouve extrêmement rarement devant les tribunaux. A part dans la région parisienne, je ne connais pas beaucoup de cas.
M. le Président - On peut dire aujourd'hui que ces personnes se " retrouvaient " rarement devant les tribunaux !
M. Roland Broca - En effet, et c'est quelque chose qui va changer et qui devrait changer sûrement. Mais le dépistage est plus difficile.
Les auteurs de transgressions sexuelles les plus dangereux, les meurtriers d'enfants, les serial killers d'enfants, sont généralement en fait des fous meurtriers à la personnalité paranoïaque dont le monde délirant s'organise sur cette passion obsédante et exclusive. Avec la paranoïa, il s'agit de délire lucide. Ce n'est pas la schizophrénie au sens d'une dissociation de la personnalité.
Il découle de cette brève analyse que la boussole permettant de s'orienter en termes de récidive et de possibilité d'un abord thérapeutique - c'est la préoccupation du législateur - doit être à mon sens la structure psycho-pathologique sous-jacente à ces personnalités.
J'en viens rapidement à la toxicomanie.
Un prisonnier sur deux est ou a été concerné par la toxicomanie, d'une façon ou d'une autre. Les chiffres officiels sont là : près de 20% des détenus sont inculpés directement pour ILS, infraction à la législation sur les stupéfiants. 20 à 30 % des autres détenus sont incarcérés pour des délits liés à l'usage ou à l'obtention des drogues. Ces chiffres considérables expliquent un certain nombre de problèmes de santé en milieu carcéral, et notamment la prévalence du sida et de l'hépatite C, mais aussi la résurgence de la tuberculose que l'on croyait pourtant éradiquée à une certaine époque.
Cela explique aussi le nombre important de suicides et de tentatives de suicides chez ces toxicomanes, compte tenu de leur fragilité psychique particulière, à partir d'un état dû à un affolement face au manque et au fait qu'ils n'ont plus de produits tiers qui les aident à affronter le vide existentiel. Ils sont dans une espèce de quête permanente où on veut un produit extérieur pour s'aider à " tenir la route. " Ils sont acculés à eux-mêmes, à leur solitude. Ils ont beaucoup de mal à accepter la loi à l'intérieur de l'établissement pénitentiaire et sa discipline. Plus que les autres, ils sont fréquemment mis en quartier disciplinaire et, comme par hasard, ce sont eux que l'on risque de retrouver morts par suicide dans les prisons.
Revenons aux chiffres ! Si 40% de la population pénale est toxicomane au sens clinique du terme et si on suppose que les gens restent environ sept mois en moyenne en prison, cela veut dire qu'il passe 40 000 à 50 000 toxicomanes par an dans les prisons. Au niveau national, ils seraient environ 150 000 à 200 000, selon les chiffres officiels. Cela veut dire qu'un quart des toxicomanes passe chaque année en prison et que celle-ci fait réellement partie de la vie du toxicomane. La prison est sans doute le lieu le plus constant où doit s'exercer la politique publique à l'égard de la toxicomanie. Nous pourrons développer ces points dans le débat si vous le souhaitez.
Pourquoi tellement de malades mentaux en prison ? C'est une question aussi primordiale à laquelle il faut s'attacher.
C'est d'abord la résultante mécanique des effets de la modification dans le nouveau code de procédure pénale des conditions d'irresponsabilité pénale.
Il y a une dizaine d'années, 16% de la population pénale bénéficiaient de l'ancien article 64 et se retrouvaient donc en établissement psychiatrique. A partir de la nouvelle loi, ce chiffre est tombé récemment pratiquement à zéro. C'est absolument impressionnant ! Où sont passés les 16% ? En prison, évidemment.
La prise en compte du droit des victimes à une nécessaire procédure judiciaire s'oppose au droit légitime desdits malades mentaux - au-delà de leur responsabilité concernant les faits qui leur sont reprochés - de recevoir des soins de qualité dans un contexte soignant adéquat, ce qui ne peut être à mon sens le cas en prison.
Par ailleurs, autre phénomène, la diminution drastique du nombre de lits hospitaliers en psychiatrie résultant de la politique de sectorisation géographique a fait disparaître la fonction traditionnelle d'asile, c'est-à-dire la fonction assistantielle à l'égard des malades mentaux en déshérence sociale. En effet, qu'est-ce qui caractérise le malade mental, le fou ? C'est sa difficulté extrême à faire le lien social. C'est ce qui permet de le reconnaître, au-delà des éléments de sa pathologie.
Aujourd'hui, d'une certaine manière, on sait traiter les malades mentaux grâce à la chimiothérapie mais aussi à la psychothérapie. On arrive à leur donner une certaine stabilité. La camisole de force n'a plus cours et les méthodes de contrainte ont de moins en moins cours. En même temps, l'hôpital public n'a plus de lits pour les accueillir. La prison devient alors le lieu de punition et de soins, le lieu du soin autoritaire, ce qui est quand même un paradoxe. La prison devient à ce moment-là, une forme particulière d'hôpital. Et c'est bien là la question que nous souhaitons poser : la prison doit-elle être un lieu alternatif de soins ? Est-ce que les gens qui ne veulent pas être soignés dehors doivent être soignés de force dedans ? A partir de là, a-t-on affaire encore à ce que nous appelons classiquement une prison ? Ou plutôt à un hôpital ? Mais s'il s'agit d'un hôpital, alors, il faut en tirer toutes les conséquences.
M. le Président - La parole est à M. le rapporteur.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Nous avons peu de choses à ajouter à votre exposé très synthétique. J'ai envie de dire " mon cher collègue " parce que j'ai été professeur de médecine avant de devenir parlementaire.
Votre analyse nous conforte dans ce que nous avons vu déjà dans la plupart des maisons d'arrêt à travers la France et aussi dans des pays voisins, comme la Hollande et l'Angleterre.
En Hollande, il y a déjà 1 000 lits pour des soins pour malades mentaux par internement de force. Ce sont des établissements dépendants de l'Agence pénitentiaire hollandaise, agence autonome sous tutelle du ministère de la Justice. Cette agence a pour mission de réaliser chaque année 100 lits supplémentaires dans les mêmes conditions.
En France, quelle est la situation ? Vous l'avez très bien dit à la fin de votre exposé, il n'est pas imaginable que la prison soit devenue l'hôpital psychiatrique et on est dans les pires conditions pour délivrer des soins.
En France, comment voyez-vous l'évolution de la situation ? Nous avons des établissements très peu nombreux pour un tel internement psychiatrique de force. Il y a le centre de Château-Thierry que nous allons essayer de voir et sur lequel vous pourrez peut-être nous dire quelques mots.
A votre avis, est-ce que vos confrères psychiatres, qui ont justement cru à travers la sectorisation et la chimiothérapie que les malades mentaux n'auraient plus besoin du système asilaire, accepteront l'effort qui viserait, à côté des prisons, à réaliser les établissements susceptibles d'accueillir de tels malades et de soulager l'administration pénitentiaires et les codétenus des risques liés à la présence de ces malades mentaux dans nos prisons ?
M. Roland Broca - Je partage tout à fait votre point de vue. Tous les jours dans mes consultations ces patients-malades mentaux m'avouent très crûment que leur désespoir ce n'est pas la prison mais la liberté ! C'est de se retrouver en liberté dans des conditions de vie insoutenables pour eux, à la rue et alors ils recherchent la prison. Ils commettent des petits délits en général pour rechercher dans la prison un abri qu'ils ne trouvent pas ailleurs. Ils ne le trouvent plus ni à l'hôpital psychiatrique, ni dans les centres, tels que les CHRS qui seraient censés les accueillir et qui ne les accueillent pas parce qu'ils sont malades mentaux. Ils sont non seulement en précarité mais également malades mentaux.
Nous sommes là devant un problème considérable de santé publique. Je crois que la politique de sectorisation a oublié le traitement social de la maladie mentale. Elle n'a pas tenu compte suffisamment en tout cas du traitement social de la maladie mentale. Le malade mental a besoin d'un accompagnement dans son parcours de vie. Si on le laisse livré à lui-même, on le laisse au désespoir. A ce moment-là, soit il va commettre des délits pour se retrouver à l'abri quelque part, soit il va se trouver dans des conditions de précarité extrêmes, inacceptables à notre époque.
Quelle est la solution ? Je crois que pour les malades mentaux il est très clair qu'il faut créer des unités psychiatriques spécialisées pour malades difficiles, si on considère qu'il s'agit de malades difficiles. Mon expérience ne me conduit pas à conclure qu'il s'agit dans tous les cas de malades difficiles. En fait, ce qu'ils recherchent, c'est l'abri. Ce ne sont pas des grands criminels, sauf pour une frange tout à fait minime dont je parlais tout à l'heure. Mais dans la grande masse, ce ne sont pas des paranoïaques dangereux mais plutôt des schizophrènes en déshérence sociale complète qui ont besoin d'assistance. Il faut leur procurer cette assistance, cet accompagnement de vie.
S'ils ont commis des délits, s'ils encourent une peine, il faut créer pour eux des établissements spécialisés psychiatriques où le médical - et non le pénitentiaire - soit au poste de commandement et où on puisse leur offrir des soins sécurisés. Je suis bien d'accord qu'il faut qu'il y ait des conditions de sécurité minimales. Il existe par exemple une unité de soins sécurisés à l'hôpital de Prémontré qui reçoit justement des patients des centres de détention. Actuellement un projet est en cours pour créer une unité pour malades difficiles dans chaque région qui ne soit pas une UMD au sens classique du terme. Ce doit être une unité qui a un caractère moins contraignant et plus soignant et je pense que c'est la solution pour les malades mentaux.
On arrive à ce paradoxe actuellement qu'on est en train de recréer dans les prisons les unités de psychiatrie lourde qu'on avait fermées dans les hôpitaux psychiatriques.
Sans doute vous pencherez-vous aussi sur le milieu pénitentiaire et sur ses règles dont il y a sûrement beaucoup à dire et sans doute évoquerez-vous les évolutions nécessaires dans ce domaine. Pour ma part, j'ai connu l'asile le plus noir dans les années 60 et j'ai vécu toutes les évolutions de la psychiatrie par rapport à la psychiatrie asilaire traditionnelle. Je pense que les efforts qui ont été consentis dans le cadre de la psychiatrie publique devraient pouvoir être consentis dans le cadre pénitentiaire et arriver à un traitement humanisé des détenus, ce qui ne me semble pas être complètement le cas actuellement.
M. le Rapporteur - Traitement sécurisé aussi !
M. Roland Broca - Voilà ! Je pense qu'on peut " sécuriser " sans tomber dans un système dont on a pu largement dénoncer les errements.
En tout cas, il faut être très clair. Je ne veux pas dire pour autant qu'il ne faille pas des psychiatres et des psychologues en prison pour s'occuper des problèmes de santé mentale, au sens large, des détenus. Mais je pense que les soins psychiatriques spécialisés doivent se donner dans un milieu où les médecins aient toute indépendance pour les prodiguer tels qu'ils le souhaitent et avec un accompagnement social, un travail de réhabilitation sociale pour ces personnes.
Un fait me frappe beaucoup avec les toxicomanes, s'agissant des effets de la prohibition. Vous savez comme moi que l'industrie de la drogue représente actuellement plus que les échanges pétroliers dans le monde. Des Etats vivent de ce trafic ! Le gramme d'héroïne coûte à la production 30 francs et il passe à la consommation à 20 000 francs et encore avec les chiffres les plus bas du marché actuel. Vous imaginez tous les trafics auxquels cela peut donner lieu. En outre, je crois qu'on n'a pas tiré les leçons de la prohibition par rapport à l'alcool, problème qui est sous-jacent. Le problème de l'alcool va se retrouver de façon indirecte au niveau des transgresseurs sexuels. Une étude a été menée à la prison de Fresnes par le docteur de Beaurepaire pour faire une corrélation entre les pathologies somatiques et certains types d'infractions. Elle a pu constater que, massivement, les transgresseurs sexuels avaient des pratiques alcooliques éthyliques tout à fait importantes. On peut le comprendre d'ailleurs ! En effet l'alcool est un puissant désinhibiteur des pulsions et dans l'état alcoolique on peut se laisser aller éventuellement à un certain nombre de transgressions sexuelles. Evidemment, il ne faudrait pas penser que c'est la seule raison mais c'est en tout cas une des pathologies qui favorise la transgression sexuelle.
Je pense qu'avec les toxicomanes on est en train de recommencer la vieille histoire de l'alcoolisme et de la prohibition de l'alcool. En termes de santé publique, on compte actuellement 2 500 000 alcooliques en France et à peu près 35 000 décès par an par l'alcoolisme en cause directe et 15 000 supplémentaires en cause dérivée. Au total, ce sont 50 000 morts par an par l'alcoolisme. Pour la drogue, les chiffres les plus élevés tournent autour de 1 500 000 toxicomanes et de 150 décès par an pour cause de toxicomanie. L'échelle est donc de 1 à 10. Au regard de tels chiffres, le problème de santé publique n'est pas la toxicomanie. De surcroît, à partir du moment où l'alcool est interdit et où il y a une prohibition, ces personnalités fragiles qui sont dans le défi à la loi et dans le risque seront d'autant plus attirées par le produit qu'il sera interdit. C'est ce que l'on constate d'ailleurs dans notre pratique médico-psychologique : à partir du moment où on " offre " le produit à la personne, il perd beaucoup de son intérêt. C'est ainsi !
Je sais que le débat sur ces questions n'est pas simple en France. Mais à un moment donné, il faudra quand même bien regarder la réalité en face et peut-être trouver des solutions raisonnables. Actuellement, on n'est pas dans le raisonnable mais on n'est pas non plus confronté à un problème considérable au niveau de la toxicomanie.
Mais pourquoi les toxicomanes se retrouvent-ils en prison alors que les alcooliques non ? Il faut dire que la réglementation sur les alcooliques dangereux a été un échec complet. La loi sur les alcooliques dangereux n'a jamais été appliquée réellement.
Le problème me paraît très clair pour les malades mentaux puisque c'est ma spécialité. N'étant pas un spécialiste de la toxicomanie, je ne dirai pas des choses définitives sur le sujet. Je crois cependant que ce que craint le plus le toxicomane, c'est la solitude. C'est de se retrouver confronté à lui-même ! Il a donc besoin pour sa réhabilitation d'une vie en communauté. Des expériences ont montré la pertinence de cette orientation. Par exemple dans une région d'Italie, une expérience est en cours pour accueillir un nombre important de toxicomanes, avec toutes sortes d'ateliers, d'activités, dans le cadre d'une communauté d'inspiration religieuse, comme c'est souvent le cas en Italie. En tout cas, menée avec une armature idéologique forte, l'expérience donne d'excellents résultats. Il n'y a pas besoin de prison ! Mettre ces gens-là en prison revient à les envoyer au " casse-pipe " et ne règle absolument pas le problème !
Pour les transgresseurs sexuels, certaines idées sont avancées qui reviennent à amalgamer des problèmes qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, comme j'ai essayé de le montrer. On s'est beaucoup ému évidemment et à juste titre à propos de l'affaire Dutroux ! Mais le transgresseur sexuel, dans l'immense majorité des cas, ce n'est pas cela ! Par exemple, le grand-père " tripoteur " familial, c'est en général un quasi dément sénile ; ce n'est pas un transgresseur sexuel ; ce n'est pas un pervers.
Je vois des situations absolument ahurissantes. Récemment j'ai rencontré le cas d'un père de famille qui a eu des relations sexuelles à deux reprises avec deux de ses enfants : un garçon dans un premier temps pendant six mois, puis sa fille pendant une période un peu plus longue. Qu'est-ce qu'on repère dans l'histoire familiale ? C'est que dans ces deux moments-là les relations sexuelles avec l'épouse ont été interrompues pour des raisons médicales et autres. Je n'entre pas dans les détails. Pourquoi cet homme a-t-il pensé qu'il pouvait y avoir une substitution de l'objet sexuel entre l'épouse et les enfants ? C'est un homme qui n'est pas un pervers, un homme tout à fait normal, ordinaire si je puis dire. Il ne fait pas partie du lumpen prolétariat. Il a un travail et mène une vie normale ; il n'a pas un passé familial particulièrement horrible. C'est l'épouse plutôt qui a été violée dans son enfance et voit se reproduire là les situations qu'elle a bien connues.
Je puis citer aussi le cas d'un élu local, maire de sa commune, dont on découvre qu'il violait sa belle-fille depuis l'âge de huit ans jusqu'à l'âge de vingt ans. La mère, enseignante dans le lycée de la ville la plus proche, avait appris évidemment à un moment donné les faits, par sa fille. Elle n'avait eu d'autre réaction que de lui dire : " Ma fille, dans la vie, il faut faire des concessions ! ".
On rencontre des choses absolument ahurissantes, et pourtant on n'est pas là dans le domaine de la perversion mais dans le domaine d'une certaine perversité ordinaire qui est absolument impressionnante. On est en train de révéler là quelque chose qui est de l'ordre de la misère sexuelle des populations, sans avoir affaire à des pervers constitutionnels ou à des gens qui ont des pratiques monstrueuses.
M. le Président - Vous n'êtes pas spécialiste de la toxicomanie, nous avez-vous dit. Mais compte tenu des éléments que vous nous avez donnés et notamment qu'un quart de la population des toxicomanes habituels passe régulièrement en prison, estimez-vous que les détours faits en ce domaine dans le milieu pénitentiaire sont suffisants ou pas ?
M. Roland Broca - Il faut voir la réalité des systèmes de soins en milieu pénitentiaire telle qu'elle est actuellement en France. Je parle évidemment pour ce qui me concerne, c'est-à-dire pour les SMPR, les services médico-psychologiques régionaux. Ils sont actuellement au nombre de 26 en France, en comptant les départements d'outre-mer, soit un par région dans une des maisons d'arrêt. Par ailleurs il y a actuellement en France 186 établissements pénitentiaires.
M. le Président - 187 !
M Roland Broca - Près de 200 même, en comptant tous les petits établissements pénitentiaires locaux.
Sur 200 établissements pénitentiaires, il y a donc uniquement 26 établissements qui sont dotés d'un service médico-psychologique régional, avec une équipe de psychiatrie. Même ces établissements là, qui sont censés couvrir une zone sanitaire relativement importante, n'ont pas les moyens de la couvrir. Par exemple, il est clair que pour un établissement comme Fresnes qui a un nombre considérable de détenus une équipe de psychiatrie est notoirement insuffisante pour faire face à tous les problèmes de psychiatrie et de santé mentale de toute cette population.
A l'hôpital de Prémontré, nous avons actuellement dix équipes de psychiatrie pour une population malade et fragile moins importante que la population d'une prison comme Fresnes.
D'ailleurs, il me paraît utopique de vouloir équiper toutes les prisons françaises avec des équipes de médecine et de psychiatrie en nombre suffisant alors que nous avons tout un dispositif public qui devrait pouvoir répondre à ce type de préoccupation et dans de bien meilleures conditions de soins.
M. le Président - En prison, le risque de suicide, notamment des arrivants, est très important. Il y a eu quand même beaucoup de cas et l'administration pénitentiaire craint ce phénomène. Quand des utilisateurs de différents médicaments arrivent en prison, est-ce que le suivi médical à l'arrivée est assez précis pour permettre que le traitement ne soit pas complètement coupé, ce qui pourrait engendrer de graves difficultés ? D'après votre expérience, pensez-vous que les équipes médicales sont suffisantes pour déterminer ces problèmes et faire en sorte de les éviter ?
M. Roland Broca - Paradoxalement, ce sont des sujets qui ne supportent pas l'isolement. On pourrait penser qu'il leur faudrait des chambres individuelles et des équipements appropriés. Or, pas du tout ! Ils ne supportent pas la solitude et l'isolement. Les mettre dans une atmosphère de solitude ou d'isolement ou au mitard, c'est les placer dans des états d'insécurité folle qui va les amener au suicide. Sans compter que s'ils se sentent en manque du produit et de quelque chose qui vient combler ce manque existentiel pour eux, ils vont aussi se trouver dans des états d'affolement qui vont pouvoir les pousser au suicide.
Qu'est-ce que c'est que le suicide ? C'est l'illusion de la liberté !
Là encore, je crois qu'il y a un problème d'accès aux soins. Certes, je n'en ai pas l'expérience directe parce que je n'interviens pas directement en milieu carcéral mais tous les collègues et confrères que je rencontre me disent qu'il y a un problème encore actuellement, malgré l'autonomie du système de santé ...
M. le Président - Tout le monde constate quand même que la loi de 1994 est un progrès considérable par rapport au système ancien !
M. Roland Broca - Absolument. Non seulement c'est un progrès, mais c'est en train de " subvertir " ! L'autonomie du système de santé est un des éléments de subversion actuelle du système carcéral. Mais, selon le témoignage de certains confrères qui travaillent en milieu carcéral, c'est un combat permanent, pied à pied, quotidien, pour faire admettre cette autonomie. Les soignants sont appelés constamment en position d'expertise au quotidien, au-delà de leur fonction soignante. On les appelle plus volontiers dans une fonction d'expertise que pour des fonctions strictement soignantes, pour répondre à une question du genre : est-ce que untel peut être laissé au mitard ou est-ce qu'il peut en être retiré ? L'accès aux soins, lui, n'est pas toujours évident parce que le personnel pénitentiaire joue le rôle de filtre et finalement c'est ce dernier qui va décider si untel ou untel va pouvoir aller à la consultation.
M. le Président - Nous vous remercions infiniment, docteur, pour votre intervention, tout à fait complète et édifiante.
Audition de Me Michel
BENICHOU,
président de la Conférence des
bâtonniers
(26 avril 2000)
Le président accueille Me Michel Benichou auquel il rappelle les règles de fonctionnement de la commission d'enquête et il lui fait prêter serment.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Maître, nous avons souhaité entendre les représentants des barreaux, puisque nous entendrons aussi le président du barreau de Paris. Nous avons également entendu le président Farthouat.
Nous avions reçu une lettre par laquelle vous souhaitiez que lors de nos visites dans les établissements pénitentiaires nous puissions être accompagnés d'un représentant du barreau. Cela nous a paru un peu difficile parce qu'il fallait l'accord d'un certain nombre de personnes. Par contre, nous serons bien sûr preneurs des observations que voudront bien faire vos bâtonniers. J'en ai reçu une d'ailleurs du bâtonnier de La Réunion, à laquelle je vais pouvoir vous répondre. Il se trouve que j'ai visité l'établissement pénitentiaire de La Réunion au mois de janvier et nous avons été tout à fait édifiés par l'état de la prison de Saint-Denis.
Compte tenu des délais de la commission d'enquête, nous aurions bien aimé aller visiter d'autres établissements mais cela nous a paru impossible. Mais nous connaissons les uns et les autres, et notamment les membres de la commission des lois du Sénat qui avons l'occasion d'aller faire des missions, à peu près la situation exacte des établissements pénitentiaires dans les départements et territoires d'outre-mer.
Monsieur le bâtonnier, je vous donne la parole pour un exposé préliminaire d'une quinzaine de minutes et sans doute aurons-nous ensuite beaucoup de questions à poser aux avocats sur leurs contacts permanents avec le monde pénitentiaire.
Me Michel Benichou - Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette audition. La Conférence des bâtonniers regroupe 179 barreaux et nous avons communiqué à l'ensemble des bâtonniers la composition de la commission, le travail qu'elle doit faire. Nous avons reçu de nombreuses réponses car les bâtonniers qui vivent sur place les conditions pénitentiaires en rencontrant leurs clients voulaient pouvoir s'exprimer.
Je vous ai donc transmis à chaque fois que je recevais une réponse le souhait d'un bâtonnier ou la personne qu'il avait désignée afin de vous accompagner. Je comprends les difficultés pour la commission et je tâcherai d'obtenir un certain nombre de témoignages, de la même façon que le bâtonnier de Saint-Denis de la Réunion a témoigné, aux fins de vous les adresser.
Je ne dis pas pour ma part que je " témoignerai " devant vous mais j'apporterai quelques éléments sur ce que peuvent penser les bâtonniers de France et d'outre-mer concernant la situation des prisons. aujourd'hui. Je crois que le Sénat a déjà répondu à quelques questions fondamentales qui sont le point de départ de toute réflexion.
Première question, quelle place doit avoir la prison dans le système des peines ? Doit-il s'agir d'une peine banale, systématique ? Lorsqu'on se présente devant un tribunal, pour n'importe quelle infraction, cela doit-il forcément aboutir à la prison ? Bien entendu, non ! Et le Sénat y a déjà répondu. Sans aller trop loin, j'ai été extrêmement sensible aux développements, lors des débats concernant le projet de loi sur le renforcement de la présomption d'innocence et le Sénat s'est exprimé de façon très claire sur cette question. Je pense en particulier à la détention provisoire et au nombre de personnes qui sont mises en détention provisoire. Certes, ce n'est pas tout à fait le débat mais, tout de même, elles sont dans des prisons parfois uniquement pour avouer plus vite la faute qu'elles auraient commise.
J'ai été, je dois le dire, un peu déçu par le fait que l'on ait abandonné l'idée de la commission de suivi concernant la détention provisoire qui avait été évoquée par la commission des lois du Sénat. Il était question d'une commission permanente dont le fonctionnement aurait peut-être été source de lourdeurs et de difficultés. Mais je me demande si à un moment donné, dans deux ans ou trois ans, une commission ponctuelle ne pourrait pas faire le point concernant ces détentions provisoires. Lorsque vous fixez une limite maximale, on sait parfaitement que par un cumul d'infractions lors de la mise en examen d'une personne on arrive très vite à la limite. La détention provisoire devient possible alors même que par la suite un certain nombre de mises en examen ou de délits seraient abandonnés et donc que la détention ne s'imposerait plus.
Quelle est la place de la prison dans l'échelles de peines ? Telle est la première question fondamentale.
La deuxième question qui, à mon avis, se situe au coeur de nos préoccupations est celle de savoir à quoi sert la prison. En fonction de votre réponse, toute l'orientation de vos travaux est déterminée.
Une première réponse est concevable : la prison sert à surveiller et punir, selon le texte de Foucault. Dans cette conception, il faut des prisons avec un maximum de sécurité et un minimum de dignité. Je le dis brutalement mais je crois que c'est cela : s'il s'agit uniquement punir, dans ce cas le sort des détenus intéresse peu.
Deuxième hypothèse, et là nous sommes dans le cadre du code de procédure pénale - articles 188 et 189 -, il s'agit effectivement de mettre à l'écart - et de punir bien sûr - mais également de réinsérer ou de tenter de réinsérer. Cette conception change les choses : cela veut dire qu'il faut préserver la dignité et les droits des citoyens, voire les droits de ces " usagers " du service public.
Préserver la dignité ? Vous avez déjà entendu à mon avis beaucoup, beaucoup de choses ....
M. le Président - Et nous avons " vu " également !
Me Michel Benichou - Je serai donc bref mais il s'agit quand même d'un point essentiel.
Vous avez déjà une bonne vision des choses ! Vous êtes sûrement allés à la prison de Nice. Le bâtonnier de Nice m'a saisi d'un texte sur les conditions dans lesquelles cela se passe et vous avez vu également des prisons modernes. Aujourd'hui, il faut être " moderne ". Mais les prisons modernes posent aussi des difficultés sérieuses alors même que de petites prisons entraînent des situations complètement différentes et un vécu différent pour les prisonniers.
Si nous disons que mettre à l'écart et réinsérer n'exclue pas - loin de là - la préservation de la dignité, nous, nous disons que la première revendication, le premier élément à rechercher, c'est la possibilité d'avoir un emprisonnement individuel. Certes, il se pose un problème budgétaire et j'en ai parfaitement conscience. Mais on pourrait dire que toute personne le demandant pourrait bénéficier d'un emprisonnement individuel. D'ailleurs, il n'est pas certain que toutes les personnes allant dans une maison d'arrêt ou une centrale souhaitent avoir une cellule individuelle. Un certain nombre sollicitent la présence de codétenus, en tout cas au début de l'emprisonnement. Mais pour ceux qui le désirent, je me demande si cette règle ne devrait pas être fixée comme un objectif à atteindre rapidement.
Deuxième point, c'est l'hygiène et la santé.
Je ne crois pas que priver quelqu'un d'hygiène fasse partie de la sanction et je ne pense pas que cette privation ajoute quelque chose et qu'elle soit prévue, qu'elle fasse partie de la peine, telle que déterminée par le magistrat.
Selon un certain nombre de textes, il est prévu dans les maisons d'arrêt et les prisons deux douches par semaine, sauf pour ceux qui bénéficient de la douche médicale et sauf les " tolérances " accordées à tel ou tel et qui sont discrétionnaires, tant dans l'octroi que dans le retrait.
Troisième problème toujours sur au plan de la dignité, c'est la question de la famille. Il est prévu pour 2001 trois établissements avec des unités de visite familiale. Trois établissements ! Le chiffre paraît un peu léger et, effectivement, ces unités de visite familiale pourraient être rapidement instaurées aussi ailleurs. Peut-être le Sénat pourrait-il dire que toute nouvelle prison, tout établissement - il est prévu des prisons pour 2001, 2002, 2003 et les programmes sont lancés - devrait être dotée d'une unité de visite familiale. On sait que l'administration pénitentiaire y est plutôt favorable et je pense que c'est aussi le cas des détenus.
Je m'interroge sur un autre point. Est-ce que le fait de limiter les visites de la famille - le parloir - fait partie de la peine ? Je ne pense pas. A la maison d'arrêt de Grenoble, pour les détenus sont prévues trois visites par semaine ; pour les condamnés, deux par semaine. Pourquoi ? Pourquoi une limitation dès l'instant où il y a une cellule familiale qui existe encore et qui veut aider la personne en prison ? Nous savons que parallèlement aux peines qui sont infligées - et nous, avocats, nous le vivons -, il y a une multiplication des divorces et des séparations. Or si l'on veut maintenir ce contact avec la famille, l'unité de visite familiale est nécessaire mais également aujourd'hui la possibilité d'avoir plus de visites. Je ne pense pas que le magistrat qui décide d'envoyer quelqu'un en prison veuille en même temps le couper de sa famille. Ce n'est pas l'objectif !
Quatrième point, après la famille, le travail. Le travail génère deux choses : une gestion du temps, qui est essentielle, et de l'argent ; c'est-à-dire un pécule. Il permet d'abord pour le détenu une revalorisation et ensuite une indemnisation des victimes. Sur ce point, tout a été dit et tout a été écrit.
J'ajouterai deux choses sur la nécessité de fournir du travail au détenu. Les charges patronales pour un détenu au travail dans une maison d'arrêt s'élèvent à 15%. Si on veut vraiment inciter le développement du travail, pourquoi ne pas envisager la suppression pure et simple des charges patronales ?
Par ailleurs, j'ai vu dans un reportage sur la maison d'arrêt de Grenoble que sur les fiches de paye des détenus qui travaillaient, le Trésor prélevait 300 francs pour frais d'entretien. Je suis en prison, je subis une peine, j'ai commis une infraction, je veux utiliser le travail pour me réinsérer et l'Etat prélève en plus 300 francs. Je pense que ces 300 francs devraient aller aux victimes directement, ce qui serait une façon supplémentaire d'indemniser les victimes. Le prélèvement de cette somme par le Trésor me paraît quelque peu choquant.
Autre question, je me demande si la notion de RMI devrait être totalement étrangère à la prison. Peut-être pourrait-elle être reprise à la dernière année d'emprisonnement, dans le cas de longue peine, pour permettre une réinsertion. J'ai vu tout récemment que la notion de prestations familiales était reprise ainsi que l'allocation de parent isolé. Pourquoi donc ne pas envisager la mise en oeuvre de ces avantages sociaux ?
M. le Président - Le RMI continue-t-il à être versé aux ayants droit quand il y en a ?
Me Michel BENICHOU - Aux ayants droit, oui..
Concernant les maisons d'arrêt, j'ai l'impression que nous souffrons d'un " mal français ", d'après ce que j'ai lu et ce que j'ai vu : c'est le développement d'une certaine bureaucratie pénitentiaire. Tout passe par des écrits et des formulaires. Il pourrait y avoir une simplification de la même façon qu'il y a une simplification voulue de la vie administrative.
Telles sont quelques observations rapides - certainement trop rapides - que je voulais vous présenter sur la question de la dignité.
Sur la question du droit, les avocats ont deux préoccupations.
La première est la question du droit pénitentiaire, avec la nécessité d'un code. La solution passerait peut-être par une codification de l'ensemble des lois, règlements, décrets qui existent en la matière ainsi que par un règlement intérieur national des prisons qui serait distribué aux détenus. D'ailleurs, l'article 2 de cette loi du 12 avril 2000 qui fait couler beaucoup d'encre, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, prévoit expressément que les autorités administratives sont tenues d'organiser un accès simple aux règles de droit. Le règlement intérieur national pour les prisons entrerait dans ce cadre.
Nous, avocats, nous souhaitons que le prétoire soit naturellement soumis aux règles des juridictions - article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme - qu'il y ait pour les avocats la possibilité d'intervenir, le droit d'accès au dossier, le droit d'assurer la défense et la connaissance ensuite des éléments de la sanction.
J'ai bien conscience que cela pose et posera des difficultés pour l'administration pénitentiaire. Il en va ainsi en particulier du délai de trois heures accordé à la personne détenue pour préparer sa défense : en conséquence on l'avertit au minimum trois heures avant la réunion de la commission disciplinaire. Je pense que ce type de difficultés peut être réglé par des contacts entre les barreaux et les administrations pénitentiaires. Il faudra que ces contacts existent et il faudra prévoir la possibilité d'insérer des permanences au niveau des avocats.
Nous faisons nous aussi notre mea culpa au niveau des prisons : je pense que les avocats n'ont pas été assez présents. C'est très clair. Cela tient à deux choses. C'est, premièrement, un défaut de formation sur le droit pénitentiaire, lequel est en même temps du droit public et du droit privé. Nous n'avons pas su transmettre aux jeunes avocats ces éléments juridiques. La Conférence des bâtonniers proposera certainement aux barreaux et aux centres de formation professionnelle des avocats la création d'un module de formation sur le droit pénitentiaire. Ce point me paraît très important. De même, nous avons déjà contacté des barreaux pour que nous puissions créer des permanences.
Deuxièmement, au-delà du droit pénitentiaire, il est clair que la personne détenue éprouve un certain nombre de difficultés par rapport à l'exercice de ses droits. Je pense en particulier aux questions familiales, aux questions de " consommation " et aux questions sociales. Il faut impérativement que les barreaux interviennent dans la prison pour fournir ce service aux détenus, sous la forme des permanences de consultations gratuites, ce qu'ils font déjà dans les mairies et ailleurs. Là, ce service serait rendu dans le cadre de la prison. Il faudra une entente avec l'administration pénitentiaire pour que ces permanences puissent exister et que les détenus y aient librement accès.
Concernant toujours ces problèmes de droit, nous sommes extrêmement attentifs aux questions de libération conditionnelle. Je pense bien entendu au rapport déposé par M. le conseiller Farge qui fut très longtemps un grenoblois...
M. le Président - Certaines propositions seront dans la loi !
Me Michel Benichou - Tout à fait ! Je pense qu'effectivement la juridictionnalisation est acquise.
Enfin, je veux faire quelques remarques sur la question du contrôle des prisons. Aujourd'hui, force est de constater que beaucoup de monde peut entrer dans les prisons. Ce sont d'abord les autorités judiciaires et les autorités administratives. J'ai lu récemment un document concernant les Pays-Bas où le board of visitors paraît être une expérience intéressante mais je ne sais pas si elle peut être importée car je me demande si c'est vraiment notre culture.
Le premier président Canivet propose, lui, une nouvelle administration, un contrôleur général, indépendant, avec d'énormes pouvoirs, une personnalité de l'Etat. Moi, je ne souhaiterais pas que les élus soient écartés du contrôle des prisons, en particulier les élus locaux et les parlementaires. Même si un corps se constitue aux fins de contrôler les prisons, même si un corps de médiateurs se constitue, comme le propose M. le premier Président Canivet, je crois qu'il faut que les élus, comme représentants des citoyens, puissent accéder aux prisons dans des conditions à déterminer, de façon inopinée et avec des visites organisées.
Enfin, si le rapport Canivet a des suites, il faudra examiner la question de la saisine de ce contrôleur général. Qui va le saisir ? Un corps est actif en fonction de la personne qui le saisit et en fonction de la possibilité ouverte ou au contraire fermée de sa saisine. Par exemple, le médiateur de la République a énormément de travail alors qu'il est l'objet d'une saisine extrêmement restreinte. Il faudrait que le contrôleur général et que les contrôleurs régionaux puissent être saisis le plus largement possible ! Il faut qu'au niveau des citoyens et au niveau des barreaux nous puissions lui signaler tous les éléments en notre possession et que de auditions puissent être organisées de façon extrêmement large par ce contrôleur général et ces contrôleurs régionaux..
Tels sont quelques éléments qu'il m'a paru important de vous apporter. J'ai conscience d'être théorique dans mon approche et je suis tout à fait prêt à répondre aux éventuelles questions concernant le rôle des avocats et la possibilité pour eux de contribuer au débat actuel.
M. le Président - Je vous remercie. La parole est à M. le rapporteur.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - J'ai été heureux d'entendre le bâtonnier, maître Michel Bénichou que je connais bien par ailleurs. Il a survolé très complètement le problème des prisons et je me bornerai à lui poser quelques questions de détail.
Comme lui, depuis un certain nombre d'années déjà, je ne suis pas persuadé que la prison soit le moyen le plus efficace de défendre la société. C'est la raison pour laquelle j'ai essayé de trouver des alternatives à l'emprisonnement, qui ont en France moins de succès, moins que dans certains pays voisins. Mais je pense que nous allons y arriver.
Vous avez d'abord discuté de l'emprisonnement individuel et vous avez indiqué qu'il devrait être accordé à toute personne l'ayant expressément demandé. Pour ma part, je suis un peu sceptique sur les conditions d'application d'une telle disposition en France, dans un monde très fermé comme le monde carcéral placé sous l'autorité actuelle de l'administration pénitentiaire, telle qu'elle est. Cela n'exclut pas qu'on puisse, à l'issue de quelques rapports, l'améliorer.
Si nous donnons en quelque sorte une orientation nouvelle au système carcéral français, avec la possibilité de dérogations, nous aurons indiscutablement la possibilité de moduler ce principe. Nous avons vu des expériences, en particulier en Hollande. Dans l'incarcération individuelle, dans la cellule individuelle, unité de vie à la hollandaise, il y a tout : le W-C, le lavabo et le petite douche d'angle, une table où on peut travailler de jour comme de nuit si on est un intellectuel, un lit, qui, sans être confortable, est honorable et propre. Or les Hollandais nous ont expliqué que l'incarcération individuelle conduit à une obligation d'encadrement et d'occupation des prisonniers, de sept heures et demie du matin à vingt-deux heures.
Je me demande si prendre une mesure brutale selon laquelle l'objectif est l'incarcération individuelle ne conduit pas à repenser complètement la vie du prisonnier et l'organiser sur des objectifs de réinsertion, avec des structures d'activités permanentes, comme les Hollandais. Je sollicite votre avis sur ce point. Est-ce que vous pensez qu'il faut sacrifier au désir de certains de ne pas être isolés ou est-ce qu'au contraire il faut repenser la vie de la prison, en fonction de l'incarcération individuelle ?
Me Michel Benichou - L'idéal, c'est quand même l'incarcération individuelle si elle est accompagnée d'un projet. Il faut les deux choses : pas seulement les conditions de vie mais aussi la possibilité pour le prisonnier d'avoir du travail et un projet pour sa réinsertion et non pas la simple cellule individuelle.
Pour certains, le fait d'être accompagnés supplée le projet ! Il faut que vous mettiez les deux éléments en place : l'emprisonnement individuel et le projet par rapport à la réinsertion du détenu. Dans ce cas, la chose est tout à fait possible.
Peut-être que dans un premier temps, il est possible d'inverser l'ordre si véritablement il y a une difficulté concernant la cellule individuelle. Votre observation sur le risque d'affadir " à la demande expresse " est juste ! Mais peut-être peut-on poser le principe de la personne qui demanderait expressément à être accompagnée. Il faut savoir aussi que le phénomène dépressif dans les prisons est très fort et il est sûr qu'aujourd'hui il n'est pas pris en compte et soigné.
Heureusement, j'ai très peu de clients qui ont connu cette expérience pénitentiaire. Si j'interviens essentiellement dans des domaines éloignés, je fais quand même du droit pénal des affaires.
Un de mes clients a été incarcéré dans une maison moderne. A l'issue d'une période de dépression qui était extrêmement visible et également du fait de maladie, il a fait une tentative de suicide. Outre des soins dispensés plus tôt, s'il y avait eu pour cette personne un projet prévu lorsqu'il en avait la capacité - un travail -, je suis persuadé que cette tentative n'aurait pas eu lieu. Il s'en est sorti, et avec des séquelles graves, mais c'est une expérience qui a été extrêmement douloureuse.
Oui à la cellule individuelle mais accompagnée d'un projet ! Sinon je ne pense pas que ce soit suffisant.
M. le Rapporteur - C'était le sens de ma question. Pour reprendre l'expérience hollandaise, l'incarcération individuelle dans l'unité de vie cellulaire oblige l'autorité administrative pénitentiaire - elle-même le dit bien - à mettre sur pied un entraînement très intense, une occupation et une gestion du temps tout à fait différente des prisons. Il faut dire que dans les prisons françaises, pour ce qui est de la réinsertion, on voit plus de " macération " sur les lits et plus de détenus qui regardent au plafond que de détenus pris dans de véritables programmes.
J'en viens à la question des unités familiales. Vous souhaitez qu'il n'y ait pas de rupture de la vie familiale et il est vrai que si la prison doit apporter la désinsertion familiale, la désinsertion sociale par la perte du travail, elle devient encore plus douloureuse que la peine de mort. La prison est alors la peine de mort sèche, la mort sociale, dans l'état actuel du système français.
Êtes-vous sûr qu'il y ait une adhésion, en particulier de l'administration pénitentiaire et de ses agents d'exécution qui, même par la voix de leur représentation syndicale, nous expriment des réserves et des réticences très fortes ? Comment voyez-vous les choses ? Comment pensez-vous que l'expérience va pouvoir aboutir ?
Me Michel Benichou - Je n'arrive pas à comprendre " les réticences fortes ". En principe, ces détenus qui ont retrouvé, même pendant une période déterminée, un univers familial sont peut-être plus calmes et plus faciles à gérer que ceux qui sont complètement privés de leur famille, avec des difficultés et des frustrations très importantes.
M. le Président - Certes, on peut multiplier les parloirs mais il y a toujours des problèmes de sécurité. La drogue circule en prison essentiellement par les parloirs, il faut bien le dire, et on ne peut qu'être inquiet. Il faut quand même qu'il y ait une vigilance. Ne parlons même pas de l'état des parloirs aujourd'hui ! Les locaux d'un certain nombre de maisons d'arrêt sont vraiment indignes ! Ce que nous avons vu la semaine dernière à Toulon était absolument sordide.
Il est vrai que les unités de visite familiale ne peuvent qu'être limitées, compte tenu du nombre de détenus et du nombre de gardiens qui sont amenés à assurer la sécurité et la surveillance. Tout cela ne peut pas être multiplié à l'infini. Je crois que l'administration pénitentiaire, ou plutôt le ministère de la Justice, est favorable mais la mise en place suppose aussi un certain nombre de transformations des établissements. Les architectes nous diront après vous comment ils conçoivent la prison de demain. Aujourd'hui, il n'est pas évident d'instaurer ces unités de vie familiale ! Certains avaient même suggéré de mettre des caravanes dans la cour ! Vous imaginez l'image qui ressortirait des prisons.
Il est dommage que le président Badinter ne soit pas là ! Il nous avait révélé qu'il s'était posé la question, lorsqu'il était garde des Sceaux, pour Fleury-Mérogis ! Avec 1 400 détenus, à raison d'une heure de parloir, vous imaginez la difficulté.
Me Benichou - J'imagine ! Je n'avais pas entendu de la part de l'administration pénitentiaire ces réserves.
M. le Président - De la part du personnel d'exécution !
Me Michel Benichou - Il n'empêche qu'aujourd'hui, le constat n'est pas fameux, concernant la drogue et tout ce qui circule dans la prison. Je ne pense pas que cet élément va accroître et aggraver les difficultés. Au contraire, cela permettra peut-être de calmer les choses dans certaines circonstances.
Je veux évoquer un autre point que j'ai oublié d'évoquer. Au-delà de ces unités de visite familiale et des liens nécessaires avec la famille, je pense que l'administration des prisons devrait prévoir quelque chose pour l'accueil des familles afin qu'il se déroule dans de bonnes conditions.
Par exemple, c'est une association qui a créé à l'extérieur de la maison d'arrêt de Varces un bâtiment que tout le monde a financé - entre autres, les collectivités territoriales et le barreau - pour permettre à ces familles d'attendre dans un bâtiment clos, couvert, dans des conditions honorables, avant d'entrer dans la maison d'arrêt. Cet exemple me choque quand même : il faut que ce soit des personnalités extérieures et des associations qui soient obligées de se mobiliser pour le faire ! Il devrait y avoir à l'entrée de la prison quelque chose de prévu. Ce serait simple à faire !
M. le Président - Tout à fait !
M. Marcel Lesbros - Je partage l'analyse du président Bénichou. J'étais dans l'administration pénitentiaire comme médecin, à Gap, petite maison d'arrêt. Ayant eu l'occasion de rencontrer le surveillant-chef actuel, je puis vous dire que cela marche très bien. Pourquoi ? L'expérience a montré que c'était une petite maison d'arrêt où il pouvait y avoir une vie " familiale " en quelque sorte. Les détenus n'étaient pas un simple matricule mais le surveillant allait voir le détenu Untel ou Untel ! Evidemment, on ne peut pas faire des maisons d'arrêt de 50 détenus partout et le budget de l'Etat ne suffirait pas. Mais il y a quand même là une idée à exploiter.
Deuxièmement, vous le savez mieux que moi, monsieur le bâtonnier, sur une population carcérale d'environ 55 000 individus en France, 10% sont déjà irrécupérables.
Médecin pendant trente-cinq ans à la maison d'arrêt de Gap, j'ai vu défiler beaucoup de détenus, y compris des " clients " qui venaient de Grenoble. L'un d'eux était particulièrement connu et célèbre dans cette ville ! Je l'avais rencontré dans des concours de boules et quand il s'est retrouvé en prison, il s'est mis à me tutoyer. Ce monsieur avait mis tout le monde dans la drogue et sur le trottoir. Je n'ai pas à dire son nom, que j'ai d'ailleurs oublié ! En tout cas, par expérience, il est évident que je suis contre les grands établissements.
Par ailleurs, sans en avoir personnellement l'expérience, je crois que les centres pénitentiaires de réinsertion que l'on fait pour les petites peines sont une bonne chose. En tant que sénateur des Hautes-Alpes, département rural, je pense qu'il serait bon de mettre ces centres aérés à la campagne et l'insertion pourrait mieux se faire par le travail, sous réserve qu'il y ait quand même un bassin d'emplois. Il serait possible d'en récupérer quelques-uns, mais cela est valable pour les petites peines.
En revanche, les 10% ou 12% d'irrécupérables, maître, je vous les laisse car je ne sais pas ce qu'on va en faire. A mon sens, il faut récupérer les autres, ceux qui ont des petites peines. En tout cas, mon idée personnelle est qu'il faut faire de petits établissements pénitentiaires, même si cela revient cher. Enfin, ce n'est pas la peine de mettre les détenus, une fois condamnés, dans les villes où il y a encore plus de promiscuité et donc encore plus de difficultés pour se réadapter. Il faut les mettre en dehors des grandes villes.
D'ailleurs, les prisonniers placés à Gap venaient de Grenoble parce qu'on voulait les séparer du milieu qu'ils fréquentaient. Il s'agissait notamment des gens du grand banditisme à qui on voulait éviter certains contacts.
A mon sens, ce sont des petites choses comme ça qu'il faut faire et qui sont à la hauteur du budget de l'administration pénitentiaire. Elles pourraient amener quelques améliorations. Mais je ne prétends pas avoir votre expérience et surtout je ne prétends pas qu'on peut régler le problème à grand frais. C'est justement par la réadaptation et par le dévouement du personnel pénitentiaire, dont on ne parle pas assez, qu'on arrivera à trouver des améliorations.
M. le Président - Merci de votre témoignage. Heureux pays quand même !
M. Marcel Lesbros - Mon collègue n'est pas là mais je suis persuadé qu'à Digne, c'est la même chose !
M. le Président - Heureux pays, au pluriel ! La question ne se pose pas du tout en ces termes en région Ile-de-France, dans les départements urbains ou à Grenoble !
Maître Michel Benichou - La délinquance est différente ! A la maison d'arrêt de Gap, il y beaucoup plus de personnes détenues pour des atteintes aux biens que pour des atteintes aux personnes.
M. le Président - Ce sont des délinquants " classiques ", comme le disait le docteur Broca.
M. le Rapporteur - La taille de tous les établissements pénitentiaires est en train de diminuer. Nous poserons d'ailleurs la question aux architectes sur leur modèle de cellule et sur leur modèle d'établissement. Il en va de même pour les hôpitaux : après avoir fait un temps de grands hôpitaux, on en est venu peu à peu à des établissements de plus en plus petits, autour de 200-250 lits car on s'est aperçu qu'il fallait vraiment recentrer la vie de ces établissements.
M. Marcel Lesbros - Vous parliez, maître, d'une espèce de " gîte " qu'on pourrait faire à côté des établissements pénitentiaires pour l'accueil ! Précisément, toujours à Gap, il faut savoir qu'il y a un excellent restaurant à côté de la prison. Lorsque ces " gens " de Grenoble y sont venus, le tenancier de l'établissement - un deux ou trois étoiles ... - me faisait part de son étonnement devant une clientèle à l'argent facile ! Mais ce n'est qu'une anecdote !
Il n'en demeure pas moins qu'il serait bon qu'il y ait quelque chose à côté des établissements pénitentiaires. On a bien vu des hôtels qui se créaient à côté de grands ensembles hospitaliers !
M. le Président - Monsieur le Président, nous vous remercions. Vous avez évoqué rapidement le problème du droit pénitentiaire et notamment tout ce qui concerne les sanctions disciplinaires, ce qui est un vrai problème. Un certain nombre d'associations nous ont signalé certains points et vous-même estimez que les sanctions disciplinaires doivent être appliquées rapidement parce qu'elles n'auraient pas de sens. Ce n'est déjà pas le cas pour les décisions de justice parce qu'elles sont souvent appliquées beaucoup trop tard et elles perdent alors leur caractère exemplaire. L'administration pénitentiaire doit agir vite quand un détenu a agressé un surveillant. Attendre huit jours avant de prononcer la sanction n'a pas de sens.
Comment voyez-vous cette question ? On peut concevoir, comme cela existe dans le droit disciplinaire dans d'autres secteurs, un " défenseur " qui n'est pas forcément un avocat. Je m'interroge déjà sur l'avocat à la première heure dans certains locaux de garde à vue et vous aussi d'ailleurs, j'en suis sûr. Est-ce que les barreaux pourraient faire face concrètement à cette mission nouvelle ?
Me Michel Benichou - Les barreaux s'organisent ! Nous entamons une réflexion sur cette question de l'avocat présent dès la première heure de garde à vue. J'étais ce matin à Lille et j'ai encore vu qu'il existe déjà des permanences de la part des avocats. Nous allons les développer en y mettant davantage d'avocats.
Je pense que la même solution peut être exportée au niveau de la prison et la même équipe d'avocats pénalistes qui assurera les gardes à vue pourra intervenir dans les établissements pénitentiaires. D'autant qu'il n'y en a pas beaucoup ! Dans le ressort d'un tribunal de grande instance, il n'y a souvent qu'une maison d'arrêt ou un établissement. Paris est dans une situation particulière. A mon sens, il y aura même moins de difficultés à intervenir dans un délai bref, au niveau des établissements pénitentiaires ....
M. le Président - Que dans les locaux de garde à vue ?
Maître Michel Benichou - Oui ! Pour les locaux de garde à vue, notre souhait est de commencer des discussions avec les procureurs de la République et les enquêteurs, policiers et gendarmes, pour envisager un regroupement des locaux. Les difficultés les plus grandes seront pour le barreau de Paris où il y a des locaux de garde à vue en grande quantité.
M. le Président - En zone rurale, il y a les brigades de gendarmerie !
Me Michel Benichou - Effectivement, se pose le problème des zones rurales. Par exemple, l'Alpe d'Huez, station bien connue, a une gendarmerie qui est à une heure et demie de Grenoble ! Cela pose quand même quelques difficultés. De même pour Gap et la région du Briançonnais. Il faudrait un regroupement.
Enfin, si vous me permettez, votre commission doit profiter de l'émotion qui existe aujourd'hui concernant la question des prisons que l'opinion publique voit aujourd'hui avec un regard et sous un angle différents. Je ne vais pas demander aux sénateurs d'aller vite ... mais je crois que vraiment il y a une vraie demande et un vrai besoin. Je le dis très sincèrement, il faut profiter de cette émotion....
M. le Président - Nous avons à répondre à une question très simple : à quoi sert la procédure ?
M. le Rapporteur - Vous avez évoqué la disparité du règlement dans les prisons. Le président Canivet en a parlé aussi dans son rapport et il propose une loi pénitentiaire. Est-ce que c'est aussi le sentiment du bâtonnier ?
Faut-il faire cette loi pénitentiaire qui nous permettrait d'avoir un règlement national et peut-être même de définir les conditions des rapports à l'intérieur de la prison, les droits et les devoirs des prisonniers, les droits et les devoirs des surveillants ? Est-ce qu'il y aurait adhésion des bâtonniers ?
Me Michel Benichou - Moi, j'y suis favorable. Le problème, c'est le délai. C'est la difficulté !
M. le Président - Il y a aussi le problème de l'article 37 de la Constitution ! Des questions relèvent manifestement de la loi, au niveau des principes ! Mais qu'en est-il de l'application d'un règlement intérieur des prisons ? S'il doit faire l'objet d'une loi, où va-t-on ? C'est vraiment le domaine du règlement. On fait déjà trop de lois et des lois qui portent largement sur le domaine réglementaire.
Tout le monde convient qu'il faudra un règlement-type avec des adaptations nécessaires aux établissements sur des points de détail, comme cela existe dans beaucoup d'autres structures.
La question du contrôle externe que vous avez évoquée serait plus intéressante et la commission Canivet à laquelle appartenait notre rapporteur a fait à cet égard des propositions. Le problème aussi est de savoir quel est le mode de gestion des établissements pénitentiaires et quel est le rôle des commissions de surveillance. Vous avez aussi évoqué d'autres questions. Quel est le rôle des magistrats ? Comment est effectué ce contrôle des magistrats ? C'est aussi bien entendu une de nos préoccupations. Entre les obligations du code de procédure pénale et la réalité, il y a quelquefois loin de la coupe aux lèvres.
Par ailleurs, les diverses formes de contrôles exercés sont-elles efficaces ou pas ? Ce sont là autant de questions que l'on peut se poser, compte tenu d'un certain nombre de réalités.
Me Michel Benichou - Il semble que les contrôles qui existent aujourd'hui n'ont pas démontré leur efficacité. Maintenant, il faut trouver un autre système. Sans me répéter, je ne pense pas que confier la tâche seulement à un corps de contrôleurs soit suffisant. Je crois qu'il ne faut pas " externaliser " la question du contrôle des prisons. Elle nous appartient à tous et donc d'abord aux élus !
M. le Président - Je vous remercie.
Audition de M. Patrick MOUNAUD,
directeur de
l'Ecole nationale d'administration pénitentiaire
(26 avril 2000)
Le président accueille M. Patrick Mounaud et, après lui avoir rappelé les règles de fonctionnement de la commission d'enquête, il lui fait prêter serment.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur le directeur, nous attendons de vous que vous nous indiquiez comment sont formés les personnels de l'administration pénitentiaire. C'est une mission importante et déterminante pour le bon fonctionnement de l'administration et aussi pour la compétence et la qualité des personnels, d'autant qu'il y a une évolution incontestable dans les missions. D'ailleurs les personnels s'inquiètent parfois de savoir ce qu'on attend d'eux. " Quelles sont nos missions ? " s'interrogent-ils. L'enjeu de la formation est donc tout à fait déterminant pour l'amélioration du système pénitentiaire français.
Je vous propose que vous nous présentiez la formation de l'école puis notre rapporteur et les membres de la commission auront certainement beaucoup de questions à vous poser.
M. Patrick Mounaud - Je vous remercie tout d'abord de m'entendre. Je souhaiterais au préalable vous présenter en quelques mots l'histoire de l'Ecole nationale d'administration pénitentiaire et l'évolution qu'elle vit actuellement.
L'Ecole nationale d'administration pénitentiaire est installée à Fleury-Mérogis depuis 1966, date à laquelle elle a commencé à fonctionner. C'était en tout premier lieu une école de personnels de surveillance, du fait d'abord de la masse des élèves accueillis mais aussi de la conception spécifique des formations qui consistaient à avoir un gradé formateur qui encadrait un groupe de 15 à 18 surveillants. Il était en quelque sorte le seul intervenant dans cette formation. Ce système de formation a duré pendant très longtemps.
Ensuite, l'école est devenue une école d'éducateurs dès les années 70, quand on a commencé à recruter des éducateurs en nombre limité. Les éducateurs sont maintenant devenus les conseillers d'insertion et de probation.
Elle est aussi devenue une école de directeurs à partir de 1977, avec la mise en place du statut des personnels de direction. L'école a accueilli chaque année des personnels de direction auxquels se sont associés depuis 1994 des chefs de service pénitentiaire, qui étaient formés dans la même section que les personnels de direction.
Elle est aussi un centre de formation continue qui s'est mis en place là aussi dans les années 70 mais qui n'assure qu'une petite partie de la formation continue, puisque les directions régionales ont en charge l'essentiel de la formation continue des personnels.
C'est enfin une école de formation des personnels administratifs et des personnels techniques.
Il est vrai que cette agrégation de formations différentes a abouti en quelque sorte à la constitution de cinq écoles qui cohabitaient au sein d'une même structure immobilière mais sans avoir véritablement de relations entre elles.
En 1993-1994, s'est posée la question de l'adaptation des structures de l'école à l'importance de ces publics. C'est à cette époque qu'a été décidée la délocalisation de l'école à Agen et le projet de construction d'un nouvel établissement.
A cette époque, le parti a été pris de maintenir une seule école, ce qui est une situation assez exceptionnelle pour une administration de 26 000 fonctionnaires. La majorité des autres administrations ont deux, voire plusieurs écoles. On aurait très bien pu imaginer une école de surveillants, une école d'éducateurs, une école de personnels de direction. Le parti a été pris d'avoir une seule école et nous nous engageons maintenant à pousser jusqu'au bout la logique de ce parti pris.
La nouvelle école à Agen sera dimensionnée pour accueillir tous les élèves, ce qui n'est plus tellement le cas actuellement. Il y 650 chambres à l'école, ce qui me contraint très souvent à chercher des hébergements à l'extérieur. Depuis la décision de délocalisation, a été engagé un chantier de réorganisation de l'école.
En 1997, un audit de l'école a particulièrement mis l'accent sur les lacunes de cette juxtaposition d'écoles différentes et aussi d'un certain nombre de partis pris pédagogiques assez peu innovants.
A partir de 1999, à la suite de cet audit, nous avons lancé un projet de réorganisation de l'école avec plusieurs objectifs.
En premier lieu, il s'agit de faire en sorte que cette école soit un lieu d'expertise, d'enseignement et de recherche. L'école était, jusqu'à ces dernières années, essentiellement un lieu d'organisation des formations. Il n'y avait pas du tout d'enseignants permanents, sauf les instructeurs, en quelque sorte les formateurs du personnel de surveillance.
Le premier objectif du projet de réorganisation actuelle, c'est d'en faire un lieu d'expertise, d'enseignement et de recherche où nous aurons dans les différents domaines d'enseignement des personnes qui ont une compétence reconnue, de niveau universitaire ou de niveau professionnel.
Le deuxième objectif, c'est de développer la transversalité, ce qui se fait de deux manières. Tout d'abord, en faisant en sorte que les enseignants ou ceux qui organisent les formations soient organisés par domaine d'enseignement et qu'ils aient la charge de toutes les catégories d'élèves pour ce domaine d'enseignement et non plus qu'ils soient affectés à telle ou telle catégorie d'élèves. Cette transversalité est donc organisée au niveau des enseignants et des chargés de formation. Ensuite, chaque fois que nous le pouvons, une transversalité est également recherchée dans les formations, en permettant à différents publics - élèves éducateurs ou élèves conseillers d'insertion et de probation et élèves surveillants qui débutent une formation en arrivant de l'extérieur - d'avoir des temps de formation communs. Les chefs d'insertion et de probation, les chefs de service pénitentiaire ou les personnels de direction peuvent aussi avoir des temps de formation communs. Cette volonté de transversalité permet au personnel pénitentiaire d'apprendre à se connaître et d'apprendre à travailler ensemble dès le début de leur formation.
Le troisième objectif important poursuivi par le projet actuel est de développer la mise en place de parcours plus personnalisés de formation. Nous avons des publics d'adultes et il convient de tenir compte de ce que peuvent être leurs acquis professionnels, lorsque leurs formations sont en cours de carrière, ou de ce que sont aussi leurs acquis en formation initiale, notamment en formation universitaire. En effet, le niveau de recrutement a largement progressé.
Pour poursuivre ces trois objectifs, il a été procédé à une réorganisation complète de l'école. Elle était auparavant organisée en cinq sections : une section des personnels de surveillance, une section des personnels d'insertion et de probation, une section des personnels de direction, une section de la formation continue, une section des personnels administratifs. Actuellement, nous avons une direction des enseignements et une direction de la recherche qui organisent de manière beaucoup plus transversale les formations.
A la suite de cet audit et de cette réorganisation, nous actualisons l'ensemble des contenus des formations. L'ensemble des formations est basé tout d'abord sur un principe d'alternance, c'est-à-dire que les élèves que nous recevons ont des temps de formation à l'école, des temps de formation théorique et générale, et ils ont des temps de stages. Le projet pédagogique consiste à faire le mieux possible le lien entre ces temps de formation et ces temps de stage : que les temps de stages soient préparés par la formation et qu'il y ait aussi un temps de retour sur ces stages. Les premiers stages sont parfois, surtout pour les personnels pénitentiaires, des périodes un peu dures. Ils réalisent alors ce que sont les établissements pénitentiaires, ce qu'est parfois la vétusté, ce que sont les rapports avec des populations qui ne sont pas toujours faciles.
Ensuite, nous utilisons pleinement le référentiel emploi - formation qui a été construit au cours des dernières années par la direction de l'administration pénitentiaire et qui nous permet de bien repérer ce qu'est la définition des métiers, ce que sont les différentes fonctions et d'adapter la formation à ces différentes fonctions.
Nous avons aussi quelques axes d'évolution dans les enseignements. Nous avons un enseignement de l'histoire assez développé. L'histoire de l'administration pénitentiaire n'est pas très ancienne mais il est important que nos jeunes fonctionnaires aient conscience de ce qu'est le passé de cette administration et nous souhaitons développer beaucoup plus l'enseignement des politiques pénitentiaires comparées. Il faut qu'ils aient non seulement conscience de l'histoire de l'administration pénitentiaire française mais aussi des évolutions importantes des administrations pénitentiaires étrangères.
On recherche aussi un équilibre entre les enseignements liés à la prise en charge des personnes placées sous main de justice, entre les enseignements liés au droit et les enseignements liés aux sciences humaines. En effet, nos personnels, finalement, sont confrontés à deux obligations : le respect du droit, base sur laquelle nous travaillons chaque jour, et le respect de l'homme puisque notre administration est essentiellement humaine. Ce sont des hommes et des femmes qui prennent en charge d'autres hommes et d'autres femmes et il faut donc que les enseignements de droit et de sciences humaines aient en quelque sorte un équilibre qui leur permette de faire face de la meilleure manière à leurs fonctions.
Une place importante est réservée aussi aux enseignements de sport, aux enseignements de self-défense , aux enseignements de secourisme. Ce sont des éléments qui nous paraissent importants, en premier lieu pour les personnels de surveillance, pour leur donner une assurance dans leur métier, un équilibre personnel, mais aussi une assurance face à d'éventuelles agressions pour qu'ils sachent proportionner la juste réponse et pour qu'ils se sentent suffisamment assurés. Les enseignements de secourisme permettent de faire face aussi aux situations d'agression entre détenus ou aux tentatives de suicide.
Enfin, une place importante est réservée aux enseignements des politiques publiques, des méthodes manageriales, de la gestion des ressources humaines, notamment pour les cadres.
Quels sont les enjeux spécifiques actuels de l'école ? En tout premier lieu, c'est le fait que nous ayons à faire face à un renouvellement quasi complet des personnels de l'école qui est lié à la délocalisation. Disant cela, on imagine immédiatement que les gens ne veulent pas aller à Agen alors que ce n'est pas le cas. Les personnels de l'école veulent aller à Agen et ils ont voté pour Agen avant la délocalisation. Disons tout simplement que l'école est un lieu privilégié pour ceux-là ; il y a beaucoup de réussites à des concours de promotion ; il y a eu des départs à la retraite aussi ; il y a des évolutions personnelles. Tous ces éléments font qu'un certain nombre de personnels, à l'occasion de cette délocalisation, ont quitté l'école. D'autre part, nous avons abandonné certaines fonctions : les fonctions de restauration et les fonctions de maintenance qui étaient gérées en direct à Fleury-Mérogis ne sont plus gérées en direct à Agen. En fait, nous avons remplacé beaucoup d'employés de service par des universitaires, si je puis dire pour être un peu synthétique et imagé.
Il y a aussi un certain nombre de créations d'emplois. La loi de finances 2000 permet la création de 15 emplois et surtout un rééquilibrage entre les différentes catégories de personnels. On passe de 32,5% de catégories A et B dans l'effectif total en 1999 à 58,5% en 2000. Des transformations d'emploi extrêmement importantes ont eu lieu. De ce fait-là, nous avons eu une politique très importante de recrutement. Je suis à l'école depuis 18 mois et sur les 150 membres du personnel, j'en ai reçu 90 depuis mon arrivée et 35 vont arriver, parallèlement à d'autres départs bien sûr, d'ici le mois de septembre.
Nous avons aussi recruté depuis près d'un an des conseillers en formation et des enseignants chercheurs pour construire à la fois la direction des enseignements et la direction de la recherche. Ce sont donc des profils nouveaux qui doivent trouver leur place au sein de l'école et cela se passe dans de bonnes conditions.
Nous devons faire face à une évolution considérable du profil des élèves dans tous les corps. Les personnels de surveillance, dont le concours est au niveau brevet des collèges, sont recrutés à un niveau bac + 1 en moyenne. 85% des élèves surveillants ont un niveau bac et 35% ont un niveau supérieur au DEUG. C'est là une évolution assez récente : elle ne date que de six ou sept ans mais elle est maintenant pérenne.
Les élèves conseillers d'insertion et de probation, normalement recrutés au niveau DEUG, sont maintenant recrutés à 85% au niveau de la maîtrise, essentiellement des maîtrises en droit. C'est une évolution pour laquelle nous n'avons pas toutes les explications et nous préférerions sans doute avoir des personnels d'insertion et de probation qui aient une formation en sciences humaines peut-être plus importante. En fait, ils sont essentiellement juristes et nous avons donc dû réorienter la formation pour leur donner les éléments de sciences humaines dont ils ont besoin.
Nous notons aussi une évolution des élèves chefs de service pénitentiaire à un double niveau. Tout d'abord un départ à la retraite massif va aboutir à ce que l'école accueille au cours des trois années actuelles, les deux dernières et celle-ci, plus de 500 élèves chefs de service pénitentiaire, alors que l'effectif budgétaire total est de 900. Cela signifie qu'on renouvelle en trois ans plus de 50% de ce corps essentiel, puisque les chefs de service pénitentiaire sont les cadres du personnel de surveillance. Renouvelés à 50%, il convient de noter dans le même temps une évolution de leurs conditions de recrutement, puisque 25% d'entre eux peuvent depuis 1994 être recrutés au concours externe. En fait, ce sont des gens qui nous arrivent de l'université avec une licence en droit également.
Les établissements n'ont pas encore complètement réalisé que leurs cadres de surveillance vont complètement changer dans les années qui viennent. Si nous les avons reçus depuis trois ans, les promotions les plus importantes arrivent maintenant. De la même manière, les personnels de direction sont arrivés dans les établissements il y a une vingtaine d'années et ils ont aussi complètement changé les conditions de gestion des établissements.
Les chefs de service pénitentiaire sont recrutés normalement à 25% au concours externe. Mais le niveau des candidatures du concours interne fait que nous n'avons pas toutes les ressources en concours interne et que c'est en fait plus de 25% qui sont recrutés - presque jusqu'à 40% - par le concours externe. Cela accroît encore la transformation de ce corps.
Ensuite, il faut noter une croissance exceptionnelle des effectifs d'élèves accueillis à l'ENAP pour les raisons que vous connaissez sans doute. La bonification du 1/5 ème a augmenté le nombre des départs à la retraite qui aurait déjà été de toute façon plus important, puisqu'il est dans tous les corps de la fonction publique, et les créations d'emplois dont bénéficie l'administration pénitentiaire. L'école recevait en 1998 à peu près 2 000 élèves et elle en reçoit actuellement 3 500 par an pour des formations dont les durées sont variables : huit mois pour les personnels de surveillance ; un an pour les chefs de service pénitentiaire ; deux ans pour les personnels d'insertion et de probation et les personnels de direction.
Autre enjeu spécifique, c'est le partenariat universitaire. Il existe déjà à Fleury-Mérogis qui a été construit notamment à l'intention des personnels d'insertion et de probation et dont l'objectif était dans un premier temps de labelliser les formations, c'est-à-dire de donner une labellisation universitaire aux formations de l'ENAP .
A l'occasion de la délocalisation à Agen, nous renouvelons complètement notre partenariat universitaire puisque nous allons travailler avec les universités de Bordeaux, Pau et Toulouse. L'implantation se passe dans les meilleures conditions.
L'objectif du partenariat universitaire est de proposer aux élèves qui sont en formation à l'école de poursuivre en même temps un troisième cycle universitaire, puisque la majorité a un bac + 4. Cela représente pour les élèves - et c'est ce que nous souhaitons - un investissement complémentaire. Il ne s'agit pas de labelliser les formations de l'école et nous avons recruté suffisamment d'universitaires maintenant pour labelliser nous-mêmes nos formations. Il s'agit de proposer à nos élèves une formation complémentaire. Nous sommes en train de mettre en place des diplômes d'études supérieures spécialisées qui touchent à l'exécution des peines, aux droits de l'homme ou alors à l'exécution des peines avec une vision accordant plus de place aux sciences humaines. Nous sommes en train de construire ces DESS.
De la même manière, nous allons sans doute mettre en place - l'université de Bordeaux l'a votée et l'a présentée au ministère de l'Éducation nationale - une licence professionnelle en sciences et en droit pénitentiaires. Elle sera proposée aux personnels de surveillance et elle sera faite de manière beaucoup plus modulaire, dont une partie sans doute par correspondance.
Mais l'objectif est toujours le même : ce n'est pas de labelliser nos formations mais de proposer une formation universitaire en plus à nos fonctionnaires qui le souhaitent.
Le dernier enjeu actuel spécifique est un investissement supplémentaire de l'école dans le domaine de la formation continue, laquelle est essentiellement de la responsabilité des services déconcentrés et des directions régionales. La direction de l'administration pénitentiaire a demandé à l'école d'assurer une coordination des actions de formation continue entre les directions régionales et en lien avec les formations initiales. Nous allons travailler beaucoup plus que ce n'était le cas jusqu'à présent en lien avec les directions régionales pour assurer cette cohérence et leur fournir aussi des outils et des moyens pédagogiques de formation continue.
M. le Président - Il nous intéressera beaucoup d'avoir les programmes de formation.
M. Patrick Mounaud - Je vous les enverrai.
M. le Président - La parole est à M. le rapporteur.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - A la suite de cet exposé très clair dont je vous remercie, je souhaite formuler une remarque et vous poser deux petites questions. J'ai visité l'école de Fleury-Mérogis il y a quelques années et je dois dire qu'elle a contribué puissamment à un nouvel état d'esprit de l'administration pénitentiaire.
Actuellement, avez-vous complètement installé votre dispositif à Agen ou êtes-vous encore dans une phase d'adaptation ? Dans ce dernier cas, combien de temps durera-t-elle encore ?
M. Patrick Mounaud - Pour l'instant, nous sommes encore à Fleury-Mérogis. Les bâtiments sont en cours d'achèvement et nous allons réceptionner la partie immobilière des bâtiments le 23 juin. Ils seront meublés entre juin et juillet et nous déménageons la première semaine d'août. L'ensemble des formations seront mises en place à Agen à partir du 15 septembre.
M. le Rapporteur - Vous avez fait état de l'importance des départs et la bonification du 1/5ème y a contribué. D'autre part, les personnels formés en 1966 ont 35 ans d'activité et certains avaient même déjà une présence dans l'administration pénitentiaire. C'est dire que vous avez là un recrutement très important à opérer. Vous nous dites qu'en 1998 2 000 élèves étaient à l'école " ancien modèle " et vous indiquez pour aujourd'hui le chiffre de 3 000 à 3 500. Mais ce chiffre-là est le chiffre qui répond aux départs massifs attendus. Est-ce que votre établissement ne sera pas un peu surdimensionné ensuite quand vous allez vous retrouver, au bout de quatre ou cinq ans, dans une vitesse de croisière ?
M. Patrick Mounaud - Non, je ne le pense pas parce que pour répondre à cette difficulté actuelle nous resserrons un peu les temps de formation. Actuellement nous limitons à sept mois la formation des personnels de surveillance qui est normalement de huit mois. De même nous avons réduit un peu le temps de la formation à l'école pour la formation des personnels d'insertion et de probation qui est de deux ans.
En premier lieu, il faudra donc retrouver le niveau de toutes les formations. C'est la première étape.
En deuxième lieu, il y a encore des formations que nous ne mettons pas en place et qui pourtant devraient être mises en place car elles sont très importantes. Ce sont par exemple les formations d'adaptation aux prises de fonctions. Nous ne formons pas les nouveaux chefs d'établissement qui prennent ces fonctions de chefs d'établissement, qu'ils soient chefs de service pénitentiaire ou qu'ils soient directeurs. Il y a encore des formations qui sont prévues statutairement. Nous ne formons pas de manière correcte les personnels administratifs. La croissance des effectifs ne nous a pas permis de couvrir tout le champ de la formation que nous devrions couvrir. Effectivement, cela reste à la marge mais c'est quand même important.
Ensuite, la croissance des effectifs de l'administration pénitentiaire reste pour l'instant régulière. En fait, le nombre des renouvellements sera obligatoirement croissant. On peut imaginer aussi qu'il y ait plus de fluidité dans les carrières des personnels pénitentiaires et peut-être aussi plus de départs vers d'autres administrations. Une carrière pénitentiaire de trente-cinq ans reste longue et difficile et cette fluidité aidant il y aura obligatoirement plus de passages en formation.
Enfin, comme je vous l'ai indiqué, nous souhaitons prendre une part plus importante à la formation continue, c'est-à-dire en soutenant les directions régionales mais en organisant aussi au sein de l'école des formations continues pour les personnels pour lesquels nous sommes le plus adaptés. Les formations continues d'un certain nombre de cadres et les formations continues pour les politiques nouvelles qui sont mises en place sont toujours mieux réalisées quand elles sont organisées en dehors du cadre de la direction régionale, cadre qui peut être trop étroit pour certaines formations et qui ne permet pas suffisamment de mixage de personnels.
Personnellement, je suis plus inquiet de notre capacité à gérer tous les élèves, même dans la nouvelle école, au cours des prochaines années, si les créations d'emplois se poursuivent ...
M. le Rapporteur - Elles sont quand même modérées ces dernières années !
M. Patrick Mounaud - Elles sont de l'ordre de 300 chaque année. Avec un renouvellement qui est de l'ordre de 1 200 à 1 300, la proportion n'est quand même pas négligeable.
Ce taux de renouvellement peut encore augmenter un peu, par exemple du fait de la fluidité des développements de carrière. Certes, l'âge d'entrée dans les formations n'évolue pas beaucoup mais nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve. Les entrées dans la fonction publique peuvent évoluer très vite, en fonction de l'évolution économique.
Je m'inquiète donc plus de difficultés que nous allons rencontrer dans les prochaines années, du fait de l'importance de ces recrutements parce que nous ne sommes pas du tout là au sommet des recrutements.
M. le Président - Qu'en est-il de la " vocation " des personnels ? Certains nous ont dit qu'ils font ce métier parce que leur père le faisait avant eux ! Qu'est-ce qui fait qu'un licencié en droit ou même un bac + 2 choisit la carrière pénitentiaire ? Avez-vous des éléments sur le profil, sur ce qui motive ces jeunes ou ces moins jeunes d'ailleurs, pour intégrer l'administration pénitentiaire ?
M. Patrick Mounaud - On dit généralement qu'il n'y a pas de " vocation " pour intégrer l'administration pénitentiaire. Majoritairement, il n'y a pas de vocation, en tout cas pour les personnels de surveillance. La meilleure preuve, c'est que l'âge moyen de leur recrutement est de deux années supérieur à celui des personnels de police. Nous sommes très réalistes : cela signifie très clairement que ce n'est du tout le premier concours qu'ils passent. S'ils n'ont pas réussi peut-être le concours de la police ou d'autres concours ...
M. le Président - Celui de sapeur-pompier est, paraît-il, très prisé !
M. Patrick Mounaud - Effectivement ! Ensuite, ils peuvent passer ce concours. Dans les études qui ont pu être faites, on constate que très souvent il y a la présence d'un fonctionnaire " de sécurité " au sens plus large, dans la famille.
M. le Président - Autrement dit, un gendarme, un policier, ....
M. Patrick Mounaud - C'est cela ! Cette présence d'un fonctionnaire de sécurité dans la famille peut être un élément. Mais il est vrai aussi qu'on dit régulièrement dans l'administration pénitentiaire que si la vocation n'est pas au départ, elle s'acquiert après, en cours de carrière.
Nous constatons qu'à l'issue du concours des gens démissionnent immédiatement, au premier contact avec l'administration pénitentiaire. Il en est qui démissionnent ultérieurement parce qu'ils réussissent des concours.
Je n'ai pas les chiffres précis sur l'érosion en cours de carrière. Je ne sais pas si l'administration centrale en dispose mais je n'ai pas le sentiment que pour l'instant les départ soient très importants.
En revanche, pour les personnels d'insertion et de probation et pour les personnels de direction, je crois qu'il y a presque toujours eu un choix.
Les personnels de direction ont toujours passé le concours de commissaire de police, de l'Ecole nationale de la magistrature, de l'administration pénitentiaire mais ils les passent en même temps. Nous n'observons pas le même phénomène que pour les personnels de surveillance. Nous constatons aussi que les universités proposent des troisièmes cycles qui concernent soit la prise en charge de publics en difficulté, soit les métiers de la sécurité. Les candidats qui réussissent les concours de l'administration pénitentiaire ont généralement une sorte d'orientation dans ces troisièmes cycles universitaires. Généralement, ils sont à bac + 5 ou 6 et ils ont fait un DESS ou un DEA, soit en droit pénal, soit en criminologie, soit en politique de sécurité ou en prise en charge de publics difficiles. En fait, il est vrai qu'il y a de plus en plus une préparation à cette fonction.
M. le Président - Lors de nos visites dans les établissements pénitentiaires, nous avons constaté que beaucoup de personnels de surveillance étaient complètement désemparés, notamment devant les mineurs. Il y a un vrai problème ! Des expériences sont menées à Fleury-Mérogis, avec des gardiens référents, ce qui aboutit à la transformation complète du système. Des formations spécifiques sont-elles prévues pour ces gardiens et ces personnels de surveillance essentiellement qui sont affectés à ces unités ?
M. Patrick Mounaud - Nous avons initié l'an dernier une formation spécifique pour les personnels de surveillance qui vont aller en quartiers de mineurs. Nous l'avons construite avec la protection judiciaire de la jeunesse et nous allons la renouveler cette année. Elle a été bien accueillie par des personnels qui sont généralement des personnels dotés déjà d'une expérience pénitentiaire et qui ont eu là une véritable occasion d'échanges avec les autres personnels de surveillance qui travaillent dans ce secteur-là. Ils ont eu beaucoup d'apports théoriques sur ce que sont ces populations et sur leur culture. Pendant ce temps de formation, ils ont également reçu beaucoup d'éléments sur la gestion du stress, sur la gestion de la relation. Les relations avec la protection judiciaire de la jeunesse n'en ont été que facilitées car ils ont fait un stage dans ces services pour qu'ils comprennent mieux les autres acteurs de la prise en charge des mineurs.
C'est une initiative qui est nouvelle et qui portera ses fruits quand elle concernera beaucoup plus d'éléments. Pour l'instant, nous avons formé une trentaine de personnels de surveillance à travers la France.
M. le Président - La population des mineurs paraît vraiment être un problème pour les personnels de surveillance. Dans les maisons d'arrêt, la population des mineurs est un peu sauvage puisqu'ils n'ont pas du tout de repères. Dans un établissement que nous avons visité à Toulon, c'était un trait caractéristique : six mineurs " empoisonnaient " pratiquement toute la vie de la maison d'arrêt. Il est vrai qu'elle n'est pas très grande ! Mais vraiment, les surveillants nous ont parlé de ce problème : ces six mineurs paraissaient complètement les perturber et ils ne savaient pas comment les prendre. Je crois donc que c'est une question importante.
M. Patrick Mounaud - C'est très important, en effet. Il est vrai qu'actuellement l'action a sans doute été privilégiée dans les plus grosses structures où un travail multi-catégoriel est mis en place, avec pour objectif de rassurer les personnels de surveillance et de leur donner une maîtrise de leur fonction, une maîtrise qu'ils n'ont pas. Dans les petites structures, il y a une moindre permanence des personnels de surveillance dans ces quartiers alors que dans les plus grosses structures on essaye de maintenir les mêmes personnels dans ces quartiers et pour des périodes plus longues. En fait, ils acquièrent ainsi un professionnalisme et une connaissance bien plus importante des personnes qu'ils ont en charge.
M. le Président - J'ai bien compris que la formation continue était normalement régionalisée mais que vous allez reprendre de plus en plus d'importance dans ce secteur de la formation continue. Par contre, est-ce que la formation continue est obligatoire ou pas ?
M. Patrick Mounaud - Non. La formation continue est volontaire.
M. le Président - Par exemple, pour le personnel de surveillance, vous faites de l'enseignement du secourisme. Mais si vous n'avez pas pratiqué de secourisme au bout de trois ans, c'est comme si vous n'aviez rien fait : tout est oublié.
M. Patrick Mounaud - Je viens de dire qu'il n'y a pas de formation continue obligatoire. En fait, ce n'est pas tout à fait juste. Par exemple, des séances d'entraînement au tir ont lieu systématiquement. De la même manière, nous avons mis en place dans les directions régionales et dans les plus gros établissements des formateurs-relais, pour à la fois le secourisme, la self-défense et la toxicomanie. On veut créer pour ces domaines qui paraissent très importants des personnes-ressources qui peuvent organiser des formations beaucoup plus régulièrement. En fait, il est possible que dans les années qui viennent l'évolution aboutisse à la mise en place d'une formation obligatoire et d'une obligation de formation continue. Mais ce n'est pas le cas actuellement !
Il est vrai que nous avons de tels problèmes d'effectifs actuellement qu'imposer une formation continue que les établissements n'auraient peut-être pas pu mettre en place n'aurait pas eu beaucoup de sens.
M. le Président - Vous l'avez laissé entendre, il est quand même très dur pour les personnels de passer trente à trente-trois ans dans le monde pénitentiaire. Qu'on le veuille ou non, c'est un métier très difficile. N'y aurait-il pas une possibilité d'avoir des passerelles entre divers métiers ? Certes, la promotion peut faire que les personnels aient d'autres responsabilités. Mais pour la grande majorité, l'horizon est quand même de faire le même métier pendant de très nombreuses années ! Cela paraît très dur !
Est-ce que l'administration ne pourrait pas développer des passerelles pour offrir des opportunités à ces personnels d'aller voir ailleurs ?
M. Patrick Mounaud - Je pense que ce serait éminemment souhaitable. Mais actuellement la fonction publique de l'Etat n'avance pas très vite dans ses capacités de créer des passerelles. Personnellement, je souhaite qu'un nouvel équilibre se mette en place entre les peines exécutées en établissement pénitentiaire et les peines ou mesures du milieu ouvert. Ce nouvel équilibre qui pourrait émerger permettrait aux personnels d'avoir déjà plus de diversité dans leur travail. Les personnels de surveillance pourraient ne plus être uniquement cantonnés aux établissements fermés. Pourquoi ne pas imaginer qu'ils aient un rôle à jouer dans des structures ouvertes ou semi-ouvertes ? Ce sont des évolutions qu'il faut imaginer au sein de l'administration pénitentiaire en premier lieu, sachant bien qu'il est très difficile d'imaginer des passerelles pour d'autres administrations.
Il faut aussi sans doute que nous arrivions à réfléchir à différents métiers et à faire évoluer au sein même du milieu fermé les fonctions qu'exercent les personnels de surveillance. Sinon, il y a une usure inévitable. C'est ce qui a justifié de toute façon la bonification du 1/5ème.
M. le Président - Monsieur le directeur, je vous remercie beaucoup. Nous attendons que vous nous envoyiez les programmes.
Audition de M. Guy AUTRAN,
architecte
(26 avril 2000)
Le président accueille M. Guy Autran et, après lui avoir rappelé les règles de fonctionnement de la commission d'enquête, il lui fait prêter serment
M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur Autran, nous avons souhaité vous entendre, dans la mesure où vous avez été retenu pour la construction de plusieurs maisons d'arrêt.
Il serait intéressant pour nous que vous nous indiquiez d'abord comment vous concevez ces nouvelles prisons, compte tenu du programme qui vous a été imposé comme pour toute construction publique.
M. Guy Autran - La prison étant un équipement public, l'attribution de ces programmes se fait par concours, concours d'ingénierie ou concours conception - construction, c'est-à-dire concepteur plus entreprises. C'est le cas du programme 13 000 et de ce nouveau programme 4 000. Toutes les autres constructions auxquelles j'ai participé se sont faites suivant des concours classiques d'ingénierie, uniquement maîtrise d'oeuvre.
J'ai réalisé avec le programme 4 000 trois établissements et donc au total douze établissements pénitentiaires. Mon premier a été la maison d'arrêt d'Epinal qui a été achevée en 1985-1986. Le programme 13 000, lancé en 1987, s'est terminé en 1992. La zone que j'ai " gagnée " était la zone Est et je l'ai faite avec Dumez à l'époque, soit sept établissements pénitentiaires : une maison d'arrêt, des centres de détention et des centres pénitentiaires, c'est-à-dire des regroupements maison d'arrêt et centre de détention.
Ensuite, j'ai participé au concours de la Martinique que j'ai perdu. J'ai " gagné " le centre pénitentiaire de Guyane qui a été achevé il y a deux ans à peu près. Je viens d'être lauréat du programme 4 000 pour trois établissements : Toulouse (Seysses), Avignon (au Pontet) et Lille (Sequedin). Pour Toulouse et Lille, il s'agit de deux maisons d'arrêt, pour Avignon, d'un centre pénitentiaire.
J'ai donc une histoire, un passé dans ce domaine mais, heureusement, je ne fais pas que cela ! En effet, si un architecte ne faisait que des prisons, il deviendrait un peu fou. Il faut faire autre chose ! J'ai fait aussi bien des hôpitaux que des universités que des écoles maternelles et des maternités. Il faut un peu toucher à autre chose sinon on ne résiste pas car c'est un programme très contraignant et très restrictif au point de vue conceptuel. Pour l'architecte, concevoir une prison, c'est gérer des interdits. Tout est interdit ! Il faut, en gérant des interdits, apporter des éléments neufs malgré ces interdits, en essayant d'en faire une synthèse pour qu'ils soient les plus anodins possible. A partir de là, il s'agit d'apporter quelque chose de nouveau dans l'intérêt de la vie communautaire de la prison.
J'ai vu donc l'évolution des programmes à travers ces divers établissements depuis 1983 jusqu'à maintenant. Ils sont bien précisés et je dirai qu'enfin il se dégage une philosophie de la condition de l'enfermement. Jusqu'à ce programme 4 000, c'était des programmes très fonctionnels et la philosophie de l'enfermement tenait en 3 ou 4 pages. Par exemple, le programme fonctionnel d'Epinal, c'était 20 pages à peu près alors que le programme des 4 000, c'est 100 pages ! C'est dire que tout s'est bien précisé et en même temps le programme devient tellement précis que les interdits et les contraintes augmentent et il devient très difficile de gérer le tout. Comme dans tout projet architectural, on fait des choix et il faut en faire à certains moments. Or quand le choix se fait sur une certaine qualité d'espace, dans le cadre de la prison c'est automatiquement au détriment de la sécurité. A un moment donné, il faut donc favoriser l'une des solutions : soit on est libéral, soit on est sécuritaire. Là est tout notre problème. Je vous expliquerai comment on peut y arriver.
Cette évolution est quand même, à mon avis, très favorable parce que, enfin, le concepteur sait quel est l'objectif à obtenir. On peut être pour ou contre - peu importe - mais on sait l'objectif. Avant, au contraire, c'était à nous de définir presque l'objectif de l'enfermement et donc la philosophie, ce qui est un peu limite pour ce type de programme. C'est bien à la société et aux politiques de définir le cadre de l'enfermement et non à nous, concepteurs. Mais en même temps, justement parce qu'il n'y avait pas cette philosophie, ils attendaient de l'architecte qu'il apporte à l'administration des éléments neufs, des idées nouvelles. C'était particulièrement sensible dans le programme 13 000 où on avait une obligation de résultat, sans aucune définition du fonctionnement. A nous, concepteurs, de proposer un fonctionnement. Cela a permis des innovations, des choses nouvelles comme les systèmes d'ouverture de portes par badge de la zone Ouest, qui s'est révélée être un problème. Mais peu importe, c'était une innovation et l'administration a accepté de faire cette expérience. Dans le programme 4 000, on sait exactement comment tout fonctionne dans le détail.
A partir de là, la conception c'est de gérer le programme fonctionnel. Il faut qu'avant tout soit assurée la fonction qui doit être en priorité sécuritaire : dans une prison, la sûreté prime sur tout. Cette sûreté doit être omniprésente mais il faut en même temps qu'elle soit le moins " appréhendable " dans la vie au quotidien pour qu'elle ne soit pas une contrainte. On peut y arriver à travers une organisation des espaces, une bonne localisation de tous les postes de surveillance, une auto-surveillance des surveillants entre eux, des doubles visions, bref tout un système de contrôle optimal de tous les espaces, pas uniquement les zones de circulation des détenus. Ces espaces sont automatiquement et parfaitement contrôlés, à la limite, on peut laisser vivre les gens puisque s'il y a un problème, un individu sera immédiatement repéré.
Si on laisse vivre les détenus à l'intérieur de ces espaces, la contrainte de l'enfermement va diminuer. Et si on veut des activités de réinsertion, il ne faut pas que l'enfermement soit une contrainte. Il faut accepter son enfermement et, à partir de là, le détenu peut accepter des activités de réinsertion. Mais si l'enfermement n'est pas accepté, il y a révolte et aucune activité n'est possible.
Une fois que ces problèmes de sûreté sont résolus par la bonne organisation du plan, le plus imperceptible possible, le concepteur va travailler sur une organisation et une qualité des espaces, avec pour objectif de diminuer toujours cet effet de claustrophobie, cet effet d'enfermement omniprésent, malheureusement, à cause des grilles, à cause des barreaux, à cause des portes qu'il faut ouvrir. Au quotidien, tout cela est très prégnant et plus on apportera une qualité d'espace, plus ces contraintes auront tendance, je l'espère, à diminuer.
Cette qualité d'espace sera aussi la lumière : faire pénétrer la lumière naturelle partout. C'est donner des volumes ! C'est ne pas obliger à passer par des couloirs exigus juste à 2,50 mètres. L'exemple-type que je trouve le plus aberrant est celui de Bois-d'Arcy : toutes les circulations se font en tunnels, comme par des couloirs de métro dont ils ont la même forme. Par ces couloirs de métro, on sort de l'hébergement pour aller directement au-dessous des parloirs, puis par un escalier on aboutit au parloir et on emprunte encore un tunnel pour aller au travail. C'est l'autre vision extrême ; c'est l'opposé de ma conception. C'est pourtant ainsi qu'on résout les problèmes de sûreté tant il est vrai qu'on ne peut pas s'échapper dans un couloir de métro : on est coincé. Mais au quotidien le vécu est impossible et il devient insupportable.
Apporter cette qualité est nécessaire aussi bien pour le détenu que pour le surveillant. La qualité des espaces, l'assurance par le surveillant de ne pas être agressé parce qu'il sera auto-surveillé par son collègue, qui sera à l'opposé du couloir, la double surveillance des circulations ; toutes ces conditions font que le surveillant se sentira bien dans sa peau parce qu'il n'appréhendera pas une prise d'otage qui serait tout de suite repérée. De même, la qualité de ces espaces et de la vie au quotidien fait que le détenu se sentira peut-être également bien dans sa peau et acceptera sa condition.
Si surveillant et détenu sont tous les deux bien dans leur peau, la vie collective peut fonctionner. A nous d'assurer la qualité des espaces qui permettra cette vie collective mais c'est surtout le programme qui nous est donné qui va le permettre. Dans le programme 4 000 par exemple, c'est la délocalisation des équipements collectifs au niveau des quartiers d'hébergement alors que jusqu'à maintenant, tous les équipements collectifs étaient centralisés. Le détenu se déplaçait pour aller faire du sport, pour aller à la bibliothèque, pour aller faire de la musculation. Maintenant, au niveau de la zone d'accueil de chaque quartier - 200 détenus à peu près - on va retrouver une salle de musculation, une antenne de la bibliothèque, deux salles de cours d'enseignement et une série de bureaux d'audience. Le détenu ne circule plus dans la prison mais ce sont les équipements qui viennent à lui. C'est la grosse nouveauté d'un point de vue conceptuel global de ce programme.
Par ailleurs, le programme apporte également un confort supplémentaire, avec les douches individuelles dans les cellules. Il est vrai que de gros problèmes survenaient au niveau des douches collectives.
Les nouveautés, c'est également l'UVF, l'unité de visite familiale. Jusqu'à il y a deux mois, elle s'appelait l'unité de vie familiale. Ce nouveau terme montre bien d'ailleurs l'évolution également restrictive de cette intention.
M. le Président - C'est tout l'art d'utiliser les euphémismes !
M. Guy Autran - Peut-être ! On en trouve dans les centres de détention, à raison d'un appartement pour 100 condamnés.
Telles sont, simplifiées et sans rentrer dans les détails, les nouveautés de ce programme. Le mieux est maintenant que je réponde à vos questions, quitte à ce qu'à l'aide de photos je vous montre les évolutions, notamment dans la perception de cette qualité d'espace et l'évolution qu'il y a eu depuis Epinal.
M. le Président - La parole est à M. le rapporteur.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Je suis très heureux de vous entendre parce que vous êtes, en matière d'architecture carcérale moderne en France, la référence par le nombre et par la qualité des établissements réalisés.
M. Guy Autran - Pour le nombre, c'est le hasard parce qu'il y a eu sept prisons à travers le programme 13 000. J'ai surtout cherché à apporter des idées nouvelles et il faut dire qu'à cet égard, l'administration pénitentiaire a été très ouverte aux innovations. C'est une administration qui cherche la nouveauté et qui, en même temps, en a peur parce qu'elle ne sait pas comment la gérer. Il n'y a pas de référence ! Or c'est une administration très pragmatique qui fait toujours référence au passé et à ce qu'elle a vécu. Lorsqu'il y a un problème, elle le résout et cette solution devient la base du programme. Elle a toujours raisonné de cette façon-là. L'innovation lui fait toujours un peu peur mais, en même temps, elle la recherche.
M. le Rapporteur - Vous avez fait vos premières armes avec la maison d'arrêt d'Epinal et vous avez été dans le programme 13 000 dans la zone Est. Vous n'avez pas fait Saint-Quentin Fallavier ?
M. Guy Autran - Si !
M. le Rapporteur - C'était dans la zone Est ?
M. Guy Autran - Oui !
M. le Rapporteur - J'ai visité cet établissement il y a quelques années. Vous avez, dans le programme 4 000, trois établissements : Toulouse, Le Pontet et Sequedin à Lille. Mais il y a maintenant un nouveau programme pour remplacer les grandes maisons d'arrêt vétustes. Est-ce que ce programme-là est défini auprès de l'administration pénitentiaire et par les décisions que Mme le garde des Sceaux a exposées au dernier Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire ?
Pour l'heure, vous n'avez pas eu de rôle de conseil sur ce remplacement des maisons d'arrêt ? Vous n'avez pas participé à l'élaboration de la conception de cette dernière série ?
M. Guy Autran - Non. Je crois que ce programme en est actuellement au stade de la définition : définition du nouveau programme à mettre dans ces établissements et définition des travaux à faire. Le niveau reste encore très programmatique.
M. le Rapporteur - Aujourd'hui, si vous aviez à donner un schéma pour l'établissement pénitentiaire, tel qu'il devrait être pour s'adapter aux contraintes du temps présent, et compte tenu de l'évolution du système carcéral, quel serait-il ? En gros, vous avez choisi le système hollandais : un homme par cellule ...
M. Guy Autran - Oui !
M. le Rapporteur - Avec dérogation ? Sans dérogation ?
M. Guy Autran - Ce n'est plus mon problème. On conçoit la cellule pour une place et ensuite l'administration décide. Nous ne maîtrisons plus.
M. le Rapporteur - Vous n'avez pas prévu la possibilité d'avoir un volant de cellules à deux personnes qui seraient déjà dimensionnées différemment, parce qu'elles ne peuvent pas être dimensionnées comme les cellules à une personne ?
M. Guy Autran - Si. C'est ce qui existe. Actuellement, grosso modo, l'unité d'hébergement fait 30 détenus à peu près. De mémoire, il y a 5 cellules doubles et 20 cellules simples. C'est dans cette proportion-là. La cellule monoplace fait 10,5 m² et la biplace 13,5 m².
M. le Rapporteur - Les deux ont leur système sanitaire autonome, avec le triptyque lavabo-WC-douche.
M. Guy Autran - Tout à fait. La douche est dans la cellule. Cela correspond exactement à un petit hôtel une étoile.
M. le Rapporteur - Vous avez estimé qu'il fallait diviser un peu ce monde carcéral et donner l'autonomie aux quartiers. Telle est votre conception actuelle ?
M. Guy Autran - Non, c'est le programme 4 000 qui l'imposait.
M. le Rapporteur - Mais si vous aviez à le repenser maintenant pour la suite ?
M. Guy Autran - Je crois que c'est bien. C'est une bonne chose. Le grand principe, c'est faire venir l'extérieur auprès du détenu et non plus le détenu qui va chercher la vie extérieure. Tous les visiteurs de prison vont dans les bureaux d'audience des quartiers.
M. le Rapporteur - Une dernière partie s'annonce avec le projet de modification des grandes maisons d'arrêt vétustes. Est-ce que vous pensez, vous, qu'elles sont pour la plupart modifiables in situ ? S'agissant par exemple de La Santé, est-ce qu'il faut avoir le courage de dire qu'il faut la raser ?
M. Guy Autran - Je ne connais pas assez bien les possibilités d'utilisation de La Santé mais on peut faire beaucoup de choses. Actuellement, je travaille sur la rénovation de Jussieu par exemple ! On peut faire beaucoup de choses d'un système qui est très organisé car il y a une souplesse finalement et on peut inventer beaucoup de choses pour modifier l'existant.. Par exemple, je propose de faire un grand hall qui couvre les patios.
Le problème tient alors aux choix qui seront faits, étant donné qu'il y a des contraintes physiques dues aux locaux. Je vous l'expliquais précédemment, dans notre profession, tout notre travail n'est fait que de choix : on privilégie un domaine par rapport à un autre. A un certain moment, on voudra privilégier l'espace. Ainsi, Mme Vasseur parle de la qualité de la lumière de La Santé. En effet, je n'ai visité l'établissement qu'une fois et c'est vrai que c'est une prison intéressante intérieurement avec une qualité de vie qu'on ne retrouve pas ailleurs. Le détenu préfère cent fois être à La Santé qu'à Bois-d'Arcy.
J'ai visité aussi celle de Pontoise avant qu'elle ne soit détruite pour devenir le palais de Justice. C'était sordide ! Mais parce que c'est sordide, le règlement intérieur s'assouplit, ce qui entraîne une vie intérieure : les détenus circulent librement et jouent même au ping-pong au pied de la nef. Toutes les cellules étaient ouvertes !
M. le Rapporteur - Ce sont des arguments quand même très subjectifs par rapport à l'élément architectural. Nous venons de visiter la prison de Nice qui est déplorable. Il n'y a rien à y faire, sauf à y passer le bulldozer. Mais le climat aussi est excellent ... il y a le soleil, les gardiens sont du Midi et ils parlent avec les détenus. Bref, le climat est tout à fait différent de ce qu'on trouve dans d'autres prisons françaises. Là, il faut quand même faire des choix sur les équipements pénitentiaires mais il ne s'agit pas d'engager des millions ou des centaines de millions dans des rénovations qui ne seraient peut-être pas forcément les meilleures solutions du temps présent.
M. Guy Autran - Je ne peux pas vous répondre parce qu'il faut vraiment faire une étude. Mon propos était de dire que La Santé présente une certaine qualité d'espace que souvent les prisons contemporaines n'offrent pas. Faut-il en profiter, en aménageant éventuellement le programme pour l'adapter à ce contexte construit ? Ou bien doit-on dire que la sécurité et la sûreté priment sur tout ? Autrement dit, ces espaces sont dangereux, la nef est dangereuse parce qu'on peut " balancer " par-dessus la balustrade un de ses codétenus et en conséquence on va ouvrir, on va refaire des planchers, comme cela s'est fait, en mettant du pavé de verre par exemple. On perd alors la qualité de ces espaces mais la sûreté est respectée.
Ce sont là des choix " programmatifs " et c'est l'administration pénitentiaire et donc le politique, qui fait ce type de choix. Dans ces cas-là, nous sommes presque aux ordres et nous ne pouvons pas faire ce type de choix.
M. le Président - Est-ce que le programme comporte les services médicaux ?
M. Guy Autran - Non, c'est centralisé. L'UCSA est centralisée ainsi que les SMPR.
Le médecin se déplace quand il y a un gros problème et que la personne reste en cellule. Mais en principe le médecin va rarement en cellule. Il consulte à l'UCSA.
M. le Rapporteur - Vous avez vu la dernière prison de Scheveningen ?
M. Guy Autran - Non ! J'ai vu les prisons hollandaises dans les livres mais je ne les ai jamais visitées. J'avais fait une fois une demande au ministère pour voir les prisons espagnoles : un établissement près de Barcelone est assez intéressant architecturalement. Ce côté architectural est assez passionnant d'un point de vue qualité - qualité de la lumière, qualité des espaces - mais il faut voir ensuite s'il est vécu comme on pourrait le souhaiter. Il faut savoir si la sécurité qui passe derrière, si la direction qui ferme tous les verrous et qui impose une sûreté du vécu font que tous ces espaces qualitatifs malheureusement ne sont pas vécus comme ils pourraient l'être.
C'est le problème pour nous qui proposons un espace, une certaine qualité. Au directeur de l'établissement de l'appréhender et de l'utiliser. Libre à lui d'estimer qu'il n'en a rien à faire, la sûreté devant passer avant tout. C'est ce qui s'est passé par exemple pour le programme 13 000. Les mêmes établissements avaient deux vécus totalement différents, suivant les sites, parce que les deux directeurs étaient très différents. C'est le directeur de l'établissement qui définit le règlement intérieur et c'est donc lui qui définit la vie à l'intérieur de son établissement, dans un cadre précis.
M. le Rapporteur - C'est d'ailleurs là une notion contestée par le groupe Canivet auquel j'appartenais. L'idée est d'avoir quand même un règlement national : les droits et les devoirs des détenus seraient définis également sur tout le territoire national.
M. le Président - Nous avons constaté aussi des établissements qui se dégradaient plus ou moins vite, en fonction de la qualité des matériaux et aussi des enveloppes budgétaires. Est-ce que, d'après vous, les contraintes financières sont rigoureuses ? Quel est le montant des programmes dont vous avez la responsabilité, à savoir les trois établissements ?
M. Guy Autran - Grosso modo , pour un établissement de 600 places, c'est 250 millions de francs par établissement.
M. le Rapporteur - Vous raisonnez " toutes taxes " ?
M. Guy Autran - Grosso modo , c'est un contrat de 850 millions de francs, toutes taxes, tout confondu, c'est-à-dire avec les frais d'études et autres bureaux d'études, etc.
M. le Président - C'est donc 250 millions de francs hors taxes.
M. Guy Autran - A peu près ou un peu moins. Je crois que c'est 230 millions de francs.
M. le Rapporteur - Cela fait 500 000 francs la place !
M. Guy Autran - Non. De mémoire, je crois que notre offre arrivait à 720 millions de francs, hors taxes, ce qui faisait, divisé par 1800 places, 450 000 francs la place hors taxes. L'architecte raisonne toujours hors taxes.
M. le Président - Dans un certain nombre d'établissements récents, les surveillants se plaignent de l'isolement. Pouvez-vous expliquer comment vous résolvez ce problème ? Vous l'avez un peu évoqué dans votre exposé mais concrètement ?
M. Guy Autran - En effet, le surveillant, quand il est tout seul, a une certaine appréhension ; il court des risques ; il risque d'être cravaté et donc de ne pas pouvoir signaler l'incident. Il a peur à ce moment-là. Dans l'organisation que j'ai proposée pour les 4 000, on met toujours un surveillant sous le contrôle d'un collègue. Tous les espaces sont donc toujours en double vision et dans les hébergements, avec des unités de 30, une par étage, le programme imposait de les séparer pour des problèmes phoniques. Une unité était donc vraiment indépendante de la suivante, ce qui permet en plus d'organiser des régimes de fonctionnement un peu différents d'un étage à l'autre, si on le souhaite.
Pour assurer cette double vision, à l'entrée, j'ai créé un grand hall atrium, un grand volume qui se développe sur les quatre niveaux des hébergements et par lequel va se faire l'accueil du détenu. A l'entrée de cet atrium, au rez-de-chaussée, j'ai ce qu'on appelle le poste d'information centralisé, le PIC, qui est un peu le poste qui va contrôler toute la vie du quartier. Sur ce hall vont s'ouvrir l'ensemble des équipements collectifs que j'ai évoqués tout à l'heure, délocalisés dans les quartiers. Ce hall s'ouvre également sur la cour de promenade. Il va donc servir un peu de carrefour de vie pour l'ensemble du quartier. Et les unités d'hébergement, qui vont se développer en étage, sur deux ailes en V, vont s'ouvrir largement sur cet atrium. Entre deux unités - une par étage, en V - le poste surveillance est au contact direct du PIC sur lequel il a une vision directe. Comme les unités d'hébergement ne sont pas closes par une porte opaque phoniquement - c'est une grille - même s'il arrive quelque chose à un surveillant dans un couloir, il pousse un grand cri et aussitôt on est prévenu et on va voir le surveillant d'étage et son collègue. Il y a un surveillant par unité et ils sont donc toujours à deux par étage. Ils viennent porter main forte immédiatement.
Il y a donc cette double vision et cette vision auditive, dirais-je, cette audition de partout.
Ces problèmes sonores sont également les gros problèmes de la prison. Dans toutes celles que vous avez visitées, vous avez dû vous en rendre compte. Le bruit se répercute dans les prisons de façon affolante ! Malheureusement, je pense qu'il n'y a pas de solution si on veut préserver une pérennité de l'établissement. Ces établissements se dégradent vite et si on ne met pas des matériaux durs partout, rien ne résisterait. Couvrir les murs de toile ou de bois perforé est strictement interdit, à cause des possibilités de cacher de la drogue et beaucoup d'autres choses derrière des petits trous. Le mur est forcément lisse et dur. Les revêtements de sols ne sont pas des revêtements souples mais de la résine bien dure. Si on coule cette résine sur une chape flottante pour amortir les bruits d'impact, la chape flottante doit se remonter sur les cloisons, sur les murs pour éviter que les vibrations ne passent par les murs. Cela veut dire une zone que le détenu peut atteindre avec un couteau ou avec une fourchette ! On commence alors à démonter toute la chape flottante, on tire dessus et tout se démonte ...
Techniquement, le programme imposait une certaine réduction phonique à l'impact. On a cherché et l'administration a reconnu qu'il n'y avait pas de solution. C'est un problème !
M. le Président - On a constaté que dans d'autres pays il n'y a pas de bruit.
M. Guy Autran - Pas de bruit ? Ah !
M. le Président - En fait, c'est peut-être parce que ce sont d'autres conditions de détention.
M. Guy Autran - Ce sont des unités plus petites ?
M. le Président - Des petites unités ou avec un espace commun, avec ouverture dans la journée, etc. Il faudrait peut-être passer la nuit pour voir s'il y a du bruit, à partir de 22 heures.
M. Guy Autran - Ce principe de la cellule ouverte, le programme l'a défini ! Jusqu'à maintenant, ce principe de fonctionnement à porte ouverte - porte fermée n'était pas clairement défini. C'était du genre " il faut pouvoir le faire " sans savoir quand on pouvait le faire. C'était à la vigilance du directeur. Maintenant, le programme 4 000 définit bien la " cellule porte ouverte " pour les condamnés des centres de détention et la " porte fermée " dans les maisons d'arrêt. C'est maintenant parfaitement clair. Il est vrai que quand on prévoit un fonctionnement à cellule ouverte, on est beaucoup plus libre dans le fonctionnement - il y a un déplacement libre des gens - et on met la barrière à un certain niveau, au niveau de l'unité, au niveau du quartier, au niveau des salles d'activités. On peut créer des éléments et laisser la libre circulation jusqu'à une barrière quelconque. C'est intéressant.
L'exemple type, c'est la prison qui a été faite en Dordogne à Mauzac. Là, les unités sont des petites unités de douze détenus ; ce sont des maisons avec leur jardin devant, avec des chambres ouvertes. Chaque détenu a sa clef. Chaque maison s'ouvre sur un séjour qui comporte également une kitchenette. C'est vraiment une vie autonome au niveau du groupe de douze. La maison donne sur un jardin et au bout du jardin, il y a le surveillant qui va contrôler les allées et venues. Mais à l'intérieur de la maison, chaque groupe fait un peu ce qu'il veut. C'est l'extrême ! C'est l'exemple unique car il n'y en a pas eu d'autres. C'est M. Badinter qui avait instauré ce programme. Malheureusement, m'a-t-on dit, ce type de fonctionnement totalement libéral ne peut être pratiqué que par des détenus triés sur le volet, des fins de peine, et des individus très calmes. Ce mode de fonctionnement en maison d'arrêt est totalement impossible.
M. le Président - En ce qui concerne les ateliers, les équipements sportifs, comment les installez-vous ? On a parfois l'impression que les ateliers sont vraiment à l'écart.
M. Guy Autran - Non. Pour moi, l'atelier, de même que la formation professionnelle, fait partie de la réinsertion. Améliorer la qualité professionnelle des détenus est un facteur de réinsertion. Il faut donc que cela participe le plus facilement possible à la vie collective. La prison, c'est un peu comme la ville. Toutes les activités qui font la vie de la cité se retrouvent dans la prison : on y dort, on y travaille, on y fait du sport ; il y a l'enseignement, il y a l'hôpital. Bref tout ce qui fait la vie quotidienne d'un citoyen lambda se retrouve à l'intérieur de la prison avec une clientèle particulière, dans un contexte bien particulier, avec malheureusement tous ces verrous, toute cette sûreté qui font que cette vie n'est pas aussi libre que dans la cité.
Le travail, je le mets toujours au plus proche des hébergements pour que la circulation et la venue au travail soient le plus simple possible, sans avoir à traverser tout l'établissement. Les contraintes du travail se situent en extrémité, avec la livraison et les sorties des produits. La sûreté est assurée à ce moment-là mais d'un autre côté, il faut pouvoir y accéder très facilement. Il y a toujours les contraintes, malheureusement : le portique à passer, la fouille, tout ce qui rend la vie quotidienne de la prison difficile mais qui est nécessaire.
M. Marcel Lesbros - Est-ce que les cuisines sont dans le bloc pénitentiaire ?
M. Guy Autran - Oui, tout à fait. C'est centralisé et ensuite il y a des offices au niveau de chaque unité d'hébergement.
M. le Rapporteur - Avec une régie thermique de distribution ?
M. Guy Autran - En général, c'est une " organisation froide ". Il y a toute une fabrication des produits, puisque le week-end, il n'y a pas de cuisine. On prépare tout, on congèle et on remet en température dans des chariots chauffants en cuisine. Cela est ensuite transporté au niveau des unités d'hébergement où la température est maintenue dans l'office, jusqu'à l'heure de la distribution. De même, il y a une buanderie dans chaque secteur, pour deux unités.
M. le Rapporteur - Buanderie, laverie, machine à laver.
M. Guy Autran - Oui. Il n'y aura plus de linge aux fenêtres ...
M. le Rapporteur - Au fond, ce qui a fait l'intérêt du programme 13 000, c'est que l'entretien et la maintenance des lieux étaient en quelque sorte affermés au constructeur. Ainsi, à la maison d'arrêt des Hauts-de-Seine, à Nanterre, nous avons vu des locaux qui n'ont pas cet aspect de vétusté du reste du parc pénitentiaire. Pour le programme 4 000, une idée de cette nature sera-t-elle reprise ?
M. Guy Autran - Cela ne fait pas partie du programme. Il n'y avait pas de propositions de gestion à donner.
M. le Rapporteur - Le constructeur construit et l'administration pénitentiaire se charge du reste ... ?
M. Guy Autran - Pas forcément. Actuellement, la nouvelle organisation de gestion de la partie hôtelière plus le bâtiment est, je crois, remise au concours. Dans cette nouvelle consultation seront mis au concours les nouveaux établissements, pour la partie entretien et maintenance des bâtiments, cuisines, la partie hôtellerie.
Dans le programme 13 000, on allait plus loin : deux concessionnaires fournissaient le travail et fournissaient la partie médicale, au moins au départ. Ensuite, je crois que cela a changé. Au départ, c'était au privé de fournir toute l'assistance médicale.
M. le Président - Je vous remercie.
M. Guy Autran - Je vous propose maintenant de voir rapidement quelques diapositives et transparents.
Voilà la maison d'arrêt d'Epinal, petite maison d'arrêt de 180 places. Voici l'hébergement hommes sur les trois niveaux et au premier plan le quartier des mineurs.
A cet égard, je trouve que le programme 4 000 a fait un peu l'impasse sur les quartiers des mineurs qui, à mon avis, est un gros problème. La commission qui a servi de base à nos réflexions au programme 4 000 ne s'est pas suffisamment penchée sur ce problème des mineurs. C'est un problème très particulier qui, à mon avis, n'a rien à voir avec le reste et qui devrait être traité plus en profondeur, plus en amont.
M. le Président - On l'a traité comme les autres quartiers ?
M. Guy Autran - Oui ! Il n'y a pas de différence alors que pour les mineurs je pense qu'il faut que la vie soit différente.
Là, il y a un bâtiment au rez-de-chaussée. Dans le cas présent, c'est un tout petit quartier : il y avait 25 détenus.
Il y avait un certain nombre de contraintes. A l'époque, il y avait interdiction de vue de toutes les cellules vers les cours de promenade, ce qui explique toutes ces formes en redans, avec les fenêtres orientées à l'opposé des cours. Les fenêtres les plus loin à droite voient la cour des mineurs, mais c'est très loin. Inversement, la cour des hommes est en pignon du grand bâtiment et donc les cellules les plus éloignées de la cour ouvrent sur cet espace. Cette contrainte a disparu parce qu'on s'est rendu compte qu'en additionnant les contraintes, on n'arrivait plus à rien.
Voilà une autre vue depuis l'extérieur. Je m'étais posé le problème du mur d'enceinte et des problèmes de l'insertion dans le site. Ce grand mur fait 250 mètres de long environ. Il est forcément un plan, sans aucun relief, très dur et très prégnant d'un point de vue urbain. J'ai essayé de le traiter sous forme de grand portique avec un remplissage par des clôtures qui rappellent un peu la clôture préfabriquée de banlieue, ces éléments qu'on empile en béton, avec des claustras et le ciel passe à travers ces claustras.
Au départ, c'était la ligne bleue des Vosges qui passait au travers de ces claustras et c'est devenu, pour des problèmes de tenue dans le temps et des raisons liées au risque important de gel, des redans. C'est ce qu'on voit à droite et à gauche.
L'intérêt d'Epinal tient dans une recherche d'espaces collectifs, en essayant de trouver une vie collective à l'intérieur de la prison et donc d'ouvrir sur un espace commun l'ensemble des équipements communs. C'est cette zone à gauche, sur laquelle va s'ouvrir l'ensemble des salles de classes, des salles de formation et des activités de club, la salle de spectacles, la salle de gym, la bibliothèque qui est sous les verrières que l'on voit à gauche, L'ensemble donne sur un espace collectif.
Voici le carrefour en question. Les portes bleues sont les portes d'accès aux salles de cours et les banquettes permettent un lieu d'accueil et de détente où les détenus se retrouvent pour discuter, sachant qu'ils sont vingt heures sur vingt-quatre enfermés dans leur cellule.
Au fond, la partie lumineuse, c'est la bibliothèque et le mur à gauche du poteau rouge, c'est la salle de spectacles.
Voici la vue dans l'autre sens. Le poste de surveillance est situé au carrefour ; la zone de détente avec des bancs, le sas d'entrée en détention, les barreaux qu'on voit au fond ...
Un autre intérêt de ce plan est également la cellule où j'ai cherché à casser le volume, en créant un mur en accordéon, un peu en zigzag, qui permet de définir des zones et des surlargeurs à certains endroits, par exemple les zones de lits qui, au lieu de faire 2,50 mètres de large, faisaient à ce moment-là 3 mètres. On avait plus d'espace dans la surface qui nous était imposée à l'époque, soit 9 m².
De même, j'ai cherché à aménager la cellule. C'était la première fois que les sanitaires étaient cloisonnés. Epinal a innové en rendant possible des sanitaires totalement fermés, ce qui permettait quand les cellules étaient utilisées par deux personnes, d'avoir son intimité.
M. le Rapporteur - Il y avait une douche ?
M. Guy Autran - Non, il n'y a pas de douche : juste un lavabo et un W-C.
Cette disposition évitait en même temps tous les placards et les étagères. L'inconvénient d'une telle disposition est que le mobilier devait être presque un mobilier conçu spécialement. Quand j'ai fait cette étude, des prototypes ont été réalisés ; l'administration y était favorable mais le directeur régional a dit qu'il était d'accord si on lui payait 20% de plus de mobilier qu'il stockerait, son souci étant de pouvoir le remplacer en cas de destruction S'agissant d'une fabrication spéciale, il craignait de n'avoir plus de possibilité de le retrouver. L'administration a refusé de payer 20% de plus. C'est donc un mobilier standard qui a été fabriqué mais qui, malheureusement, n'était pas du tout adapté à cette forme de cellule " anormale ". Il faut savoir que ces redans permettaient bien sûr une surveillance de toutes les zones de la cellule. Voilà donc pour Epinal.
J'ai développé ce souci du problème de vie collective. Il présentait l'inconvénient d'être trop libéral, surtout pour une maison d'arrêt. Chaque salle de classe, par exemple, donnait directement sur cet espace et ce carrefour était vraiment la piazza de la ville. Mais les surveillants ne savaient plus trop ce qui se passait et avaient du mal à contrôler cet espace.
Cet exemple illustre le problème auquel nous sommes confrontés : le souci d'une certaine qualité et en contrepartie le verrou sécuritaire.
A nous, concepteurs, de trouver constamment la réponse, la parade à ce problème sécuritaire. Comme je vous l'indiquais au début de mon propos, il faut faire une organisation fonctionnelle parfaite où la sécurité est toujours totalement respectée et quand on a obtenu cette sécurité, on apporte tout le qualitatif. Mais si la sécurité au départ n'est pas obtenue, il y aura toujours des problèmes. J'ai entendu dire que du fait que cette sécurité est difficile à pratiquer, les espaces collectifs ne sont malheureusement pas utilisés comme cela était souhaité.
Le programme 13 000 essayait de retrouver cette qualité d'espace. Voici l'exemple de la prison d'Aiton en Savoie, en bordure de l'échangeur de l'autoroute d'Albertville et de l'autoroute de la Maurienne.
Vous voyez là un centre de détention de 400 places, deux unités d'hébergement, deux grands patios, des quartiers particuliers, des équipements collectifs en partie centrale, des ateliers.
A Joux-la-Ville, le directeur avait établi des règles de fonctionnement de cet espace collectif, avec une montée en puissance progressive. Il avait institué des règles de cellule ouverte, d'abord une unité, puis deux unités, trois unités. Un quartier devient alors entièrement ouvert et le détenu a alors droit à utiliser la rue une heure ou deux heures. C'est une montée en puissance progressive, tout en contrôlant la sûreté.
Il faut savoir qu'une émeute est la crainte de tous les directeurs. Des enquêtes sont alors menées ; des sanctions peuvent être prises et des risques de mutation sont à craindre : ils en tous peur. De là le souci de toujours augmenter la sûreté et de tout verrouiller, ce qui réduit alors à l'extrême toute vie collective. La réinsertion ne peut alors que s'en ressentir.
Tout ce travail de société est délicat à mener et je tire mon chapeau aux directeurs car leur travail est difficile.
J'ai créé également des hébergements en duplex.
Plutôt que d'avoir des couloirs avec des cellules tout autour, j'ai préféré les mettre sur deux nivaux - quinze détenus en haut et en bas - et elles s'ouvrent sur un espace collectif, au centre. La salle d'activité participe à la circulation, ce qui nous permet d'économiser de la surface et de donner plus d'espace au détenu.
Voici un autre programme particulier puisque nous sommes en Guyane (à Rémire), sous les tropiques. Nous avions élaboré un programme bien particulier puisque la vie collective est importante dans cette région. La pire des punitions dans ces régions est d'isoler quelqu'un !
En accord avec l'administration pénitentiaire, on a poussé à l'extrême le programme en faisant de l'unité d'hébergement une entité un peu autonome.
Chaque pavillon regroupe deux unités de vingt-cinq détenus. Des cellules font même quatre places et dix places car c'est un souhait local de vie collective. Si le détenu ne peut plus parler à un codétenu, il devient neurasthénique.
Chaque unité comporte une série de cellules, une salle d'activité sur laquelle s'ouvrent ces cellules, en duplex. La salle d'activité s'ouvre sur une cour de promenade propre à l'unité.
C'est la première fois que j'utilisais la diagonale jusqu'au bout, en créant le poste d'entrée sur l'un des angles et deux miradors aux deux extrémités, avec au centre le terrain de sport, ce qui permet en partie centrale d'apporter de l'espace. En circulant dans cette prison, on a plutôt une impression d'espace avec des perspectives importantes, avec 200 mètres de vue devant, les arbres autour de la forêt. On circule toujours avec des espaces ouverts de part et d'autre, jamais dans des espaces fermés. Cette impression d'espace va assez loin. La lumière pénètre également partout. Vous voyez à gauche les équipements collectifs, avec les ateliers, le parloir, le greffe. Dans la partie centrale, un peu courbe, se situent la salle de sports et le socio-éducatif. En périphérie, autour du terrain de sport, nous avons l'ensemble des hébergements, avec la maison d'arrêt, trois pavillons pour les hommes, un pavillon pour les jeunes, deux pavillons pour le centre de détention et une maison centrale.
C'est une prison qui intègre l'ensemble des régimes pénitentiaires. Elle est difficile à gérer parce que le fonctionnement de la maison d'arrêt est très différent de celui de la maison centrale, lequel est lui-même très différent de celui du centre de détention.
Voici l'architecture de ce centre pénitentiaire de Rémire.
Vous voyez les deux cours d'accès ; en bas la cour d'honneur qui donne accès au parloir, et, sur la gauche, l'accès en détention ; à gauche, c'est la cour de service ; l'accès du greffe se fait par le portail situé au fond. Suivent des équipements pour le personnel.
Le pavillon intègre deux unités d'hébergement. Là, c'est la cour de promenade d'une unité qui s'ouvre complètement sur l'espace d'activités collectives. Au-dessus sont situées les cellules. L'ensemble est conçu de telle manière qu'il y ait une ventilation naturelle, l'orientation du bâtiment étant définie par l'orientation des alizés.
Voici l'intérieur de l'unité d'hébergement. La photo de gauche vous fait voir cette répartition en duplex qui permet d'avoir une compacité de l'hébergement et donc de créer cette vie collective plus facilement, avec une douzaine de détenus en bas et une douzaine en haut. Complètement à gauche, vous voyez le poste de surveillance à mi-hauteur, ce qui permet d'avoir l'oeil au niveau du plancher et de pouvoir mieux contrôler les niveaux. Tout cela s'ouvre sur la cour de promenade, derrière les bambous. Il s'agit de créer le maximum de ventilation. L'ensemble est transparent à l'air, aussi bien au niveau des portes des cellules ; ce sont des grilles et non pas des portes pleines, grilles à dents pleines qui interdisent la vision mais qui laissent passer l'air. Il n'y a pas non plus de fenêtres.
Vous voyez bien cette recherche constante d'espace et de lumière qui pénètre partout, ce que j'essaye de faire dans tous mes établissements.
Voici l'accès en détention avec au bout le sas d'entrée en détention, le gymnase. Il faut que le côté plastique dans la prison soit toujours contrôlé ; une architecture " ludique " serait mal venue et il faut toujours une certaine austérité dans ses volumes pour créer cette contrainte qui doit être maintenue.
M. le Président - C'est bien dans cette prison qu'il y a eu récemment de graves incidents avec d'importantes dégradations ?
M. Guy Autran - Tout à fait ! Il y a eu une émeute en juillet, à la suite d'une tentative d'évasion de quatre Surinamiens qui s'est mal terminée. Les normes de sécurité utilisées en métropole étaient également utilisées là-bas. Or la population concernée est totalement différente. Par exemple, en métropole, le détenu qui veut s'évader contourne le fil barbelé ; il met son anorak, sa couverture et passe autour. Dans ces pays, le détenu qui cherche à s'évader passe au milieu et, au contraire, il se dévêtit complètement et passe à travers, en se coupant. Mais il passe ! C'est ce qui s'est passé : les Surinamiens sont passés à travers et se sont retrouvés dans le chemin de ronde. Les sommations ont été faites et le surveillant sur le mirador a tiré et a fait mouche.
Il faut dire que l'ancienne maison d'arrêt avait déjà un passif. Elle était située en centre-ville et le mirador central était unique et ne pouvait pas tirer, si ce n'est avec des balles à blanc pour effrayer. Ce fait était resté dans la mémoire des détenus pour lesquels les fusils n'étaient toujours pas armés ! Malheureusement pour eux, ce n'était plus le cas ! Les Surinamiens codétenus ont commencé à faire du bruit, puis les Brésiliens leur ont prêté main forte et la révolte a gagné la maison d'arrêt. Deux cellules ont été incendiées dans le quartier des mineurs et une grande partie de la maison d'arrêt a été saccagée. On entreprend désormais de renforcer la sûreté en mettant du grillage à maille fine et en faisant divers travaux qui doivent commencer dans un ou deux mois.
J'en viens au programme 4 000. L'organisation de ce programme reprend un peu les réflexions que j'avais eues sur Rémire en essayant de retrouver de l'espace, de la lumière et des perspectives. Je m'étais aperçu que la situation du gymnase à l'extrémité bloquait la vue vers le fond. J'ai reporté latéralement tous les équipements. Dès que l'on arrive en détention, on a ainsi une perspective de près de 250 mètres, l'entrée en détention se faisant par le bâtiment en partie basse qui est le greffe, l'administration et le local du personnel. Passé ce bâtiment, on se trouve directement dans la zone de détention et on a une " rue " sur laquelle va s'ouvrir l'ensemble des équipements collectifs. Il y a alors une perspective de 250 mètres jusqu'à la diagonale opposée du stade.
Cette rue est liée à l'idée que je reprends des 13 000. Mais là, nous sommes en espace extérieur. Sur cette rue, vont s'ouvrir l'ensemble du socio-éducatif et les parloirs, lesquels s'organisent autour de la cour, située à droite dans le bâtiment central.
Les parloirs se situent à un moment privilégié et j'ai cherché à y porter de la lumière naturelle. A Fresnes, les parloirs se situent dans les caves ! Il s'agit d'avoir une circulation des familles autour d'un patio et d'un petit jardin, même s'il est interdit pour des problèmes de sûreté. Du moins, le jardin apporte le calme et la méditation. Chaque box de parloir sera totalement vitré sur ce jardin. A l'opposé, à l'extérieur, se fera la circulation des détenus.
Les hébergements sont renvoyés à gauche, pour les quartiers hommes : deux quartiers hommes de 180 détenus, avec à l'intérieur du V la cour de promenade.
Voici ce que j'ai appelé " le boulevard du stade ", qui longe le stade depuis la rue vers les hébergements. A droite, un petit quartier femmes de 50 et tout à fait en haut le quartier jeunes de 40 détenus.
Le poste de contrôle des circulations va assurer le contrôle de tout ce qui se passe dans ces deux voies, la grand rue perpendiculaire et le " boulevard du stade ". Ce poste a toujours la vue de l'entrée des quartiers et des PIC, les postes d'information centralisée, qui vont gérer chaque quartier. La double vision que j'évoquais précédemment se retrouve aussi bien dans le niveau des hébergements des quartiers qu'au niveau général de la prison.
Tous les surveillants sont parfaitement disposés. Un contrôle naturel se fait, sans obligation de caméras et autres techniques sophistiquées qui, malheureusement, ne sont jamais totalement performantes.
On accède au quartier d'hébergement latéralement au PIC et on débouche sur ce hall qui va faire l'ensemble des quatre niveaux d'hébergement. Éclairées sous verrière, s'ouvrent sur cet espace au niveau du rez-de-chaussée la salle de musculation au fond et à gauche la bibliothèque et les salles de cours, latéralement à gauche.
Voici l'accès à la cour de promenade et l'accès aux divers hébergements : huit unités de trente détenus, une en rez-de-chaussée et trois dans les étages.
Là encore, c'est le principe de la double vision : le surveillant d'étage voit le surveillant du PIC ; la transparence sonore par les grilles permet également l'appel d'un collègue en cas de nécessité.
Voici une cellule mère-enfant, avec le lit du bébé. Un enfant peut rester avec sa mère jusqu'à dix-huit mois ; ensuite il est placé en établissement.
Voici une cellule monoplace, un peu plus petite mais qui a la même organisation.
Les UVF se situent au-dessus des parloirs, avec un accès familles, accès identique à celui des parloirs avec tous les contrôles nécessaires. Voici l'UVF. Elle est constituée de deux appartements, avec le séjour, la chambre, la cuisine, les sanitaires. Elle s'ouvre sur une cour extérieure.
Deux salles d'activités permettent à des psychologues et des assistantes sociales de venir discuter avec le détenu et sa famille.
M. le Président - Nous vous remercions pour toutes ces explications. Une dépêche de l'AFP du 2 mars explique que la construction d'une prison, " c'est le rêve et le cauchemar de l'architecte. ( ...) En dessinant il construit une véritable ville et espère y glisser quelques uns de ses espoirs de liberté mais le carcan de la sécurité a tôt fait de brider ses ardeurs. "
C'est une dépêche de Guillaume Bonnet intitulée " Prison - architecture "
M. Guy Autran - C'est tout à fait vrai ! Dès que l'on a une initiative, une contrainte interdit cette initiative. Notre problème, c'est de savoir comment arriver à maintenir cette initiative jusqu'au bout ! On n'y arrive que si on assure la sûreté. A défaut de sûreté, on ne pourra rien faire.
Mon sentiment c'est que dans la tendance actuelle ces problèmes de sûreté prennent peut-être un peu trop d'importance et cela risque d'être au détriment de quelque chose d'autre !
M. le Président . - Je vous remercie.
Audition de Mme Cécile RUCKLIN,
présidente du GENEPI
(Groupement étudiant national
d'enseignement aux personnes incarcérées)
(3
mai 2000)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, Président
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Cécile Rucklin.
Mme Cécile Rucklin - Une rapide présentation de l'association : elle réunit des étudiants de l'enseignement supérieur donnant des cours en prison ou animant des activités de nature socioculturelle. L'objectif statutaire est de contribuer à l'effort public en faveur de la réinsertion des personnes incarcérées. Nous sommes 900 en France, qui intervenons dans 60 établissements pénitentiaires, sous forme de cours d'enseignement général (français, anglais, math), de soutien scolaire individuel aux personnes qui passent des diplômes, ou d'animation socioculturelle ou technique : théâtre, revue de presse, code de la route, informatique, selon les demandes et nos possibilités.
J'évoquerai essentiellement notre regard sur la prison, en particulier sur l'enseignement, sur le droit au savoir, mais aussi nos réflexions quant aux conditions de détention.
Dans les difficultés rencontrées, les intervenants extérieurs, les bénévoles font souvent office de professionnels. Le manque d'instituteurs et d'enseignants dans les prisons nous amène à les remplacer, notamment auprès des mineurs. L'obligation de scolarité jusqu'à 16 ans n'y est pas toujours respectée puisque, pour donner des cours à des mineurs, il est fait fréquemment appel à nous qui ne sommes pas des professionnels de l'enseignement.
Sur les conditions de détention en général, qui motivent les détenus dans leur engagement de scolarité ou de réinsertion, le principe que nous voudrions voir appliquer serait celui de "Un homme, une cellule" , sauf sur demande du détenu ou cas particulier de fragilité psychologique ou autre. En effet, du surpeuplement des cellules découlent tous les problèmes de tension, de violence, de mal-être, de non-respect de l'intimité.
Nous constatons de grandes disparités de fonctionnement d'un établissement à l'autre selon les règlement intérieurs, les chefs d'établissement ou la nature de l'établissement -maison d'arrêt, centre de détention, maison centrale. Mais, à tout niveau, les conditions de vie seraient améliorées par une augmentation des effectifs de personnel pénitentiaire. Le manque de surveillants -ou de leur disponibilité- se traduit par des retards dans nos interventions et par l'absence des détenus qui n'ont pas été appelés en cellule. Parfois même, le manque de personnel de surveillance entraîne l'annulation de nos interventions.
Nous intervenons également à l'ENAP dans la formation des élèves surveillants. Une grande majorité des élèves tiennent déjà un discours désenchanté par rapport à la réinsertion, et le peu de formation qu'ils reçoivent sur le sujet comporte de nombreuses carences. Ils n'y croient pas, et s'ils y croient, dès le premier stage, ils sont déçus.
Le nombre de travailleurs sociaux est aussi trop faible : la récente réforme des services pénitentiaires d'insertion et de probation a engagé un grand bouleversement dans la vie des détenus. Auparavant, des travailleurs sociaux étaient affectés à chaque établissement tandis qu'à présent, chaque détenu a un travailleur social de référence qui n'est plus présent en permanence mais qui se présente une à deux fois par semaine. Cette situation complique la gestion des emplois du temps.
Quant à la capacité d'accueil des établissements pénitentiaires, il ne nous paraît pas justifié d'augmenter le nombre de bâtiments ; toute nouvelle construction devrait entraîner la fermeture d'un ancien bâtiment.
Dans le cadre du programme 13 000, les nouveaux établissements sont souvent construits loin des villes. Or, il nous semble important que la prison reste dans la ville, même au risque de faire peur au citoyen. Les prisons éloignées des villes aggravent la rupture du lien social ou familial. Les grands centres pénitentiaires comme Fresnes ou Fleury-Mérogis entraînent des manques de reconnaissance de l'individu : ce sont de grosses usines qui compliquent la tâche des travailleurs sociaux ou du personnel médical et contribuent à l'effet désocialisant de la prison.
Nos premières propositions sont basiques : étendre l'utilisation du téléphone en prison, rendre possible de cuisiner en cellule et autoriser tout ce qui permet au prisonnier de retrouver sa dignité, de mener sa vie, en étant seulement privé de liberté, développer l'accès aux droits.
Nous avons soutenu toutes ces propositions devant la commission Canivet dont nous soutenons également les propositions reprises dans son rapport. Il est indispensable que la société civile puisse entrer davantage en prison et témoigner à l'extérieur de ce qui se passe.
Une autre de nos missions est d'informer et de sensibiliser le public sous diverses formes : conférences, débats, expositions, etc. Nous n'avons pas attendu la sortie du livre de Mme Vasseur pour parler de la prison, ni pour élever le débat sur le sens de la peine et aller au-delà de la simple dénonciation des conditions d'hygiène. Il convient que la prison soit plus transparente. Les propositions de la commission Canivet semblent aller dans ce sens, même si elles nous semblent un peu lourdes.
Il faut aussi développer toutes les passerelles entre la prison et l'extérieur, notamment au moment de la sortie : il est difficile de faire accepter par la société les sortants de prison comme citoyens ayant effectué leur peine.
La semaine dernière, une conférence présidée par M. Badinter nous avait permis d'entendre M. Nicolas Frise de la Ligue des droits de l'homme. Il disait que "la fonction publique est fermée aux personnes ayant un casier judiciaire" . Il disait très justement que "l'Etat ne peut pas demander au secteur privé et aux individus une reconnaissance et une confiance que lui-même n'accorde pas aux personnes qui ont eu des problèmes avec la justice".
Une de nos propositions est donc de permettre qu'un sortant de prison puisse entrer dans la fonction publique.
D'après votre résolution, vous travaillez aussi sur la détention provisoire. Notre association a une prise de position qui remonte à 1998 que j'aimerais vous lire. Il s'agit d'une enquête réalisée par le GENEPI en collaboration avec le service de la communication, des études et des relations internationales (SCERI) de la direction de l'administration pénitentiaire.
"Selon l'enquête du GENEPI sur les "Connaissances et représentations des Français sur la prison", 88,2 % des Français connaissent l'existence de la détention provisoire sans avoir d'idée précise de son ampleur, tant sur le nombre de prévenus que sur la durée de la détention provisoire.
Au premier juillet 1997, 38,7 % des personnes incarcérées l'étaient au titre de la détention provisoire pour une durée moyenne de 4,8 mois. En 1996, environ 30 % des personnes mises en examen ont fait l'objet d'un placement sous contrôle judiciaire et environ 37 % ont fait l'objet d'une mise en détention provisoire. Pourtant, d'après la loi, la liberté est le principe et la détention provisoire est l'exception.
On peut se demander si la protection de la collectivité ne prime pas sur le respect des libertés individuelles, ce qui légitimerait dans l'opinion la large utilisation de la détention provisoire.
Le GENEPI considère que ce large recours à la détention provisoire est excessif et a décidé d'inscrire une réflexion sur la détention provisoire à l'ordre du jour de ses Assises nationales les 28 et 29 mars 1998. Il est ressorti de nos débats les propositions suivantes qui constituent la position du GENEPI en la matière.
Le contexte social de la détention provisoire
La présomption d'innocence est bafouée par la violation du secret de l'instruction du fait de l'ingérence de la presse dans les affaires pénales. De plus, suite à la présentation journalistique de l'affaire, le public interprète mal le sens des mesures prises par le juge d'instruction, notamment une mise en examen ou un placement en détention provisoire.
Le GENEPI reconnaît la nécessité d'informer le public par les médias des actes de délinquance et de leurs suites judiciaires, mais cela doit rester dans le respect du secret de l'instruction et de la présomption d'innocence (anonymat, pas de photo, etc.).
Même si les termes de détention provisoire (au lieu de détention préventive) et de mise en examen (au lieu d'inculpation) ont été changés par le législateur, ils conservent aux yeux du public une connotation de culpabilité. Il y a donc une nécessité de faire évoluer l'opinion publique sur ces préjugés.
Le GENEPI a un rôle à jouer dans l'évolution de la connaissance et des mentalités sur la détention provisoire, notamment au travers de ses actions d'information et de sensibilisation du public.
Le vécu de la détention provisoire
La détention provisoire a pour conséquence une rupture néfaste avec la vie sociale, familiale et professionnelle du prévenu. De plus, le fait même d'être incarcéré constitue un préjudice persistant après la sortie pour le prévenu et pour son entourage.
Le GENEPI exige le maintien de tous les droits sociaux des prévenus puisqu'ils sont présumés innocents et qu'ils doivent préserver au mieux leur situation antérieure à l'incarcération.
Le GENEPI demande à ce que la séparation entre les prévenus et les condamnés soit au mieux respectée pour renforcer la notion de présomption d'innocence.
Dans la logique de la chronologie judiciaire, la peine doit avoir lieu après le jugement. Il arrive que la peine prononcée couvre strictement la détention provisoire. Dans ce cas, le sens de la peine s'en trouve affecté.
Le GENEPI rappelle l'importance de la reconnaissance du préjudice subi pour une détention provisoire arbitraire ou abusive.
L'organisation de la justice
Le GENEPI trouve anormal que le juge d'instruction ait à lui seul le pouvoir de placer en détention provisoire.
Le GENEPI demande une obligation de motivation précise et stricte du trouble à l'ordre public qui est un critère flou et subjectif qu'il convient de restreindre.
Le GENEPI déplore les carences d'information sur les voies de recours au placement en détention provisoire (référé liberté, demandes de mise en liberté, etc.). En ce sens, il serait souhaitable de revaloriser le statut des avocats commis d'office (formation continue, rémunération, etc.) et d'envisager une permanence juridique en prison.
Dans le but de réduire le nombre de personnes en détention provisoire, il serait souhaitable de réfléchir à un moyen terme accepté par le prévenu entre le contrôle judiciaire et l'incarcération (assignation à résidence, placement sous surveillance électronique, etc.) dans le respect des critères motivant la mise en détention provisoire.
La loi du 30 décembre 1996 sur la réforme de la détention provisoire énonce un délai raisonnable des procédures. Le GENEPI souhaite que tous les moyens soient mis en oeuvre pour que cette loi soit effectivement appliquée dans les meilleurs délais.
Il faut noter que nombre de ces propositions concernant l'évolution de la détention provisoire dépendent des moyens humains, matériels et financiers alloués à la justice."
Je suis consciente que ce texte date de deux ans et que des efforts ont déjà été réalisés.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Il y a surtout le fait que nous sommes en train d'en débattre. Beaucoup de vos demandes deviendront des réalités. Vous avez donc été entendus.
Mme Cécile Rucklin - Je le souhaite. A propos de la détention provisoire, l'effet désocialisant et destructeur de la prison n'est plus à prouver, ne fût-ce que pour une détention de quelques mois, voire de quelques jours. L'autorité judiciaire ne se pose pas les bonnes questions : la détention provisoire est grave et mérite d'être sérieusement motivée.
Concernant les mineurs incarcérés et toujours dans la suite de l'ordonnance de 1945, l'éducatif doit primer sur le répressif. De plus en plus de mineurs se retrouvent en prison, pourtant dernier recours à envisager. Dans les établissements où sont placés des mineurs, l'administration pénitentiaire fabrique des fauves, des individus détruits et néanmoins très jeunes. Il faut développer les mesures prises par la protection judiciaire de la jeunesse : encadrement renforcé, éloignement, absence de contacts avec les populations carcérales adultes.
Le problème est aigu chez les mineurs en prison et nous n'avons pas de solution immédiate. Les travailleurs sociaux n'ont plus envie d'y aller ni les instituteurs ; nous y sommes envoyés de plus en plus souvent parce que nous sommes de bonne volonté et bénévoles. Mais nous ne sommes pas des professionnels.
Nous demandons aussi un plus grand respect de la loi concernant les quartiers des mineurs. Souvent, dans le souci d'éviter les émeutes, les responsabilités de l'administration pénitentiaire sont occultées quant à la circulation des drogues, à l'utilisation abusive de la télévision, au fait qu'un jeune ne soit pas envoyé à l'école parce qu'il n'a pas envie ou qu'il risque de créer des problèmes. Les mineurs ont une obligation de scolarité mais les professeurs manquent ; nous ne pouvons pas intervenir à leur place.
Sous toutes ses formes, il faut favoriser l'intervention en prison des bénévoles et de la société civile, sans qu'ils ne deviennent des prestataires de services en lieu et place de l'administration pénitentiaire.
M. le Président - Vous intervenez dans 60 établissements, auprès de 5 000 détenus ?
Mme Cécile Rucklin - Oui, c'est une évaluation puisque nous assurons environ 1 000 à 1 200 séances de cours ou d'activités par semaine.
M. le Président - Comment prenez-vous contact avec les détenus dans les établissements où vous intervenez ? Vos activités sont-elles annoncées ?
Mme Cécile Rucklin - Par l'intermédiaire des travailleurs sociaux ou par voie d'affichage. De toute façon, les travailleurs sociaux mettent toujours en contact le GENEPI ou les instituteurs et la demande des détenus.
M. le Président - Vous n'intervenez que dans 60 établissements. Les établissements excentrés ont peu de chance d'obtenir des étudiants, comme Clairvaux qui connaît parfois déjà des difficultés à faire venir le médecin.
Mme Cécile Rucklin - Oui. Les étudiants ne peuvent se déplacer facilement. A Clairvaux, ce seraient des étudiants de Dijon, mais c'est déjà relativement loin.
M. le Président - Vous avez aussi évoqué l'enseignement et la formation dispensés en prison par l'Éducation nationale. D'après vous, chez les mineurs, les enseignants sont en nombre insuffisant ce qui pousse à faire appel à des bénévoles comme les étudiants du GENEPI. Quelles sont vos relations avec l'Éducation nationale, avec les enseignants qui interviennent dans le milieu carcéral ?
Mme Cécile Rucklin - Nous travaillons avec eux quand ils le souhaitent : ils n'aiment pas se laisser marcher sur les pieds mais se sentent assez délaissés par l'Éducation nationale. Nous intervenons un peu avec eux au niveau de la lutte contre l'illettrisme et de l'alphabétisation ; le travail est important. Pour les cours, ce sont eux qui nous informent des détenus qui suivent l'enseignement par correspondance et pour lesquels un soutien serait intéressant ; ils nous demandent d'assurer le suivi et l'aide aux devoirs, etc. Nous organisons aussi des ateliers d'écriture, toujours en complémentarité ; c'est notre principe de base. C'est pourquoi nous refusons parfois d'intervenir dans un quartier "mineurs" où ne se rendent pas les instituteurs.
M. le Président - Nous reparlerons des mineurs. Ils constituent un problème pour le personnel pénitentiaire qui affronte difficilement l'obstacle : les gardiens sont inquiets devant ces jeunes à comportements difficiles.
Mme Cécile RUCKLIN - L'impuissance est le sentiment qui domine chez tout le monde, y compris chez les bénévoles, chez les travailleurs sociaux comme chez le personnel de surveillance.
M. le Président - Concernant le fonctionnement des établissements pénitentiaires : vous avez un site Internet et vous y déplorez le prix excessif du prix de la cantine. Avez-vous des exemples précis ?
Mme Cécile Rucklin - Oui, mais notre site n'est pas mis à jour depuis quatre ans.
Je ne peux pas donner de chiffres. En général, le prix de la cantine est plus important dans le privé que dans les établissements publics.
M. le Président - C'est une appréciation globale, mais nous devrions disposer d'exemples concrets. Nous pouvons demander les listes de prix dans différents établissements.
Un second sujet lié porte sur le travail en prison. Certains détenus indigents travaillent très longtemps, même dans leur cellule, pour faire face à leurs besoins, notamment de remboursement de leurs dettes, d'indemnités aux victimes, ou pour faire vivre leur famille.
Mme Cécile Rucklin - L'administration pénitentiaire a sorti son rapport sur l'indigence en prison vendredi dernier. Elle l'a diffusé auprès des associations.
Cette commission sur l'indigence a fait un travail très intéressant qui pousse à la réflexion. Le rapport indique les pourcentages de détenus qui sortiront de prison avec 50 francsen poche. Il expose les problèmes des indigents qui ont souvent les niveaux scolaires les plus faibles. Ces détenus doivent faire le choix entre apprendre à lire et écrire pour se réinsérer ou trouver du travail au sein de la prison pour avoir le minimum vital.
La voie dans laquelle s'est engagée l'administration pénitentiaire est celle d'une journée à temps partiel permettant aux indigents de bas niveau scolaire de travailler et de suivre des cours et des activités de formation professionnelle. Nous y sommes favorables.
M. le Président - Les gens qui travaillent une demi-journée sont-ils nombreux ?
Mme Cécile Rucklin - Oui, mais il est souvent difficile de trouver du travail en prison.
M. le Président - Le travail fourni par les concessionnaires n'est pas toujours suffisant. Je crois que globalement 40 % des détenus sont actifs, d'après un rapport de l'administration pénitentiaire, avec de fortes variations entre les centres de détention, maisons centrales et maisons d'arrêt où restent les détenus en détention provisoire.
Mme Cécile Rucklin - Dans les maisons d'arrêt, c'est essentiellement le service général.
Le rapport sur l'indigence propose le doublement du salaire du service général, par exemple. Ce ne sont pas des décisions mais des propositions faites par la commission.
M. le Président - Nous nous posons la question : certaines personnes pourraient à la fois apprendre un métier et oeuvrer pour l'amélioration de la prison. Quand on voit l'état de délabrement des locaux, pourquoi ne pas les mettre à contribution, en les payant, aidées de professionnels d'encadrement ? Dans le cadre de la formation professionnelle, il pourrait y avoir un financement de l'Etat. C'est une voie à développer.
Mme Cécile Rucklin - Augmenter les ateliers et organiser des stages de formation sont des idées excellentes mais, puisque vous avez visité quelques prisons, vous avez pu remarquer que souvent elles ne disposent pas de la place pour ce faire.
M. le Président - Oui, mais tout dépend de l'établissement : certains disposent d'un espace qui offre des possibilités non forcément exploitées. On découvre parfois des choses curieuses. Le centre de détention de Melun possède un excellent atelier de serrurerie, de même qu'une très belle imprimerie qui risque de rencontrer un problème : jusqu'à présent, le ministère de la Justice passait commande à l'imprimerie centrale IAC à Melun. Le ministère de la Justice ne pourra plus faire appel directement à eux, car il sera soumis aux règles de la concurrence européenne.
Mme Cécile Rucklin - Un dernier mot sur le travail en prison. Après réflexion, nous pensons que donner du travail en prison, c'est bien pour l'occupationnel et pour que le détenu puisse gagner un salaire qu'il enverra éventuellement à sa famille ; c'est responsabilisant. Cependant, certaines règles du droit du travail ne sont pas appliquées, même si certaines ne sont pas applicables. Il faudrait trouver le moyen de concilier tout cela : le détenu n'a aucun contact avec le concessionnaire, il n'a pas de contrat de travail. Tout passe par l'administration pénitentiaire. Il faudrait au moins que l'entreprise établisse des fiches de paie valables à l'extérieur.
Vous dites que certains détenus travaillent en cellule ; nous ne sommes pas d'accord, car le travail doit se faire en atelier. En outre, les ateliers ne sont pas toujours aux normes. Des inspecteurs du travail se rendent en prison mais leurs visites sont rares.
M. Claude Domeizel - A propos des mineurs, j'ai eu professionnellement à travailler dans un établissement spécialisé dans l'accueil des mineurs qui, malheureusement, finissent quelquefois en prison. J'ai été frappé par les conditions d'accueil dans les classes.
Ces élèves sont-ils envoyés systématiquement ou viennent-ils volontairement ? Dans ces classes, existe-t-il des méthodes d'éducation différentes de celles que ces jeunes détenus ont connues avant ? En effet, ils sont tous en situation d'échec scolaire. Modifie-t-on les méthodes éducatives, surtout s'ils viennent volontairement ?
Mme Cécile Rucklin - Un instituteur serait mieux à même d'en parler. Au-delà de 16 ans, les mineurs sont volontaires pour venir à l'école. L'instituteur essaie de les motiver mais il manque de temps. Quand des élèves sont déjà inscrits, qu'il suivent des cours, qu'ils veulent passer un bac, malgré leur âge, nous sommes prêts à les aider parce qu'ils sont motivés.
Le problème se pose pour les moins de 16 ans soumis à l'obligation de scolarité. Un groupe supérieur à cinq élèves est déjà ingérable pour un instituteur. Quand les plus turbulents n'ont pas envie de venir, l'enseignant n'ira pas les chercher, car ces éléments perturbateurs risquent de démotiver les deux ou trois qui veulent suivre les cours. Voilà le problème. Si les enseignants pouvaient travailler individuellement avec les mineurs au moins jusqu'à 16 ans, la situation s'en trouverait bien améliorée.
M. Claude Domeizel - Les groupes ne comportent que quatre ou cinq élèves ?
Mme Cécile Rucklin - En général, les quartiers mineurs ne sont pas très grands. D'après ce que j'ai vu pendant les cinq années où j'ai travaillé à la maison d'arrêt de Dijon, ils n'étaient jamais plus de dix ou douze dans le quartier des mineurs.
Sur les méthodes, les enseignants travaillant en prison ont suivi la formation d'instituteur d'enseignement spécialisé pour les publics difficiles ou en échec scolaire. Après, ils adaptent leurs méthodes en détention. Nous nous adaptons au maximum : nous ne sommes pas des professionnels et nous n'utilisons par les méthodes de l'Éducation nationale.
M. Claude Domeizel - Disposent-ils de matériel particulier, de la télévision, etc. ?
Mme Cécile Rucklin - Dans certaines prisons. Tous les supports sont utilisés, tant que la méthode marche. Mais c'est aux professionnels de fabriquer leurs propres outils ; c'est comme à l'extérieur. Je ne sais pas comment s'effectue l'accueil des mineurs à l'extérieur. Il faut toujours trouver des méthodes originales, motivantes, pas scolaires pour faire du scolaire sans avoir l'air d'en faire. Il serait intéressant pour votre commission d'entendre les instituteurs concernés par ce sujet.
M. Dominique Leclerc - Nous nous félicitons de la mise en place du comité départemental d'insertion et de probation. Cela semble correspondre à une meilleure adaptation au besoin social des personnes en prison. C'est avec eux que vous êtes en relation plus qu'avec l'administration pénitentiaire ; vous êtes sans doute confrontés à un turn over important des personnes.
Pour vous, ces comités départementaux ont-ils facilité votre tâche en matière d'enseignement ? Comment se font l'évaluation des besoins et leur mise en place ?
Mme Cécile Rucklin - Cela a été déstabilisant pour les détenus. Cette année, nous avons beaucoup " nagé " : en milieu fermé, nous avions l'habitude de contacter un des travailleurs sociaux de la prison après chaque intervention. Au début, nous avions l'impression d'un conflit de compétences : la mission de garde aux surveillants et directeur, la mission de réinsertion au conseiller d'insertion et de probation. Aujourd'hui, nous n'avons plus un seul référent mais un comité de référence.
Les services pénitentiaires d'insertion et de probation ont développé beaucoup d'exigences en matière de mise en oeuvre des projets socioculturels, en matière d'enseignement et en matière d'évaluation, très variables d'un département à l'autre. Par exemple, pour la maison d'arrêt de Strasbourg, nous avons eu des fiches de projet très précises et concrètes à mettre en oeuvre. Pour tous les projets touchant à l'enseignement, nous devions avoir l'aval de l'instituteur et celui du travailleur social pour les projets socio-éducatifs. Pour d'autres départements, comme la Côte-d'Or, rien n'a changé ; nous bénéficions seulement d'une réunion par mois avec eux.
Nous y gagnons : la cohérence des projets socioculturels et éducatifs en prison y gagne ou va y gagner. Mais il faudra plus de temps pour équilibrer les choses. Ce n'est pas facile pour les travailleurs sociaux de répartir leurs charges de travail entre milieu ouvert, milieu fermé, permanence aux services, etc.
Je me félicite donc de cette initiative mais il manque encore beaucoup de résultats concrets.
M. le Président - Comme c'est aussi une question de moyens, pouvez-vous nous dire si les moyens vous semblent suffisants ?
Mme Cécile Rucklin - J'estime qu'il manque des travailleurs sociaux : ils ont simplement été répartis sur l'ensemble de leurs missions. A présent, on ne peut plus calculer un travailleur social pour cent détenus, mais sur la globalité. Mais cela n'a pas vraiment changé le travail réalisé en prison.
M. Robert Bret - Les bénévoles, dont le GENEPI que je salue, réalisent un travail formidable, mais vous avez dit ne pas être des professionnels et ne pas vouloir devenir des prestataires de services de l'administration pénitentiaire. La situation n'est-elle pas que les bénévoles suppléent certaines carences liées soit aux moyens financiers soit à l'incapacité d'apporter des réponses en termes d'emploi ou de formation ? Certains surveillants nous ont déclaré leur impuissance au quartier des mineurs à Toulon : ils se sentent dépassés. L'aveu est terrible : il s'agit pourtant d'un groupe de six gamins âgés d'environ 15 ans, avec déjà des casiers judiciaires.
Mon interrogation est déjà une réponse mais j'aimerais votre réflexion à ce sujet.
Sur les mineurs, j'aimerais que vous poussiez plus loin votre réflexion. Vous avez évoqué la notion de peine en faisant le constat que la détention fabrique plus de "fauves" qu'elle ne contribue à la réinsertion de ces jeunes. Avez-vous une idée sur l'alternative à la détention pour les mineurs ? Avez-vous travaillé sur le sujet ? Avez-vous des propositions pour aujourd'hui ou à nous soumettre dans les prochains jours ?
Mme Cécile Rucklin - Nous avons travaillé un peu sur les mineurs en prison, mais nous sommes tout aussi démunis que les instituteurs, nous ne savons que faire. Tout passe par la prévention : il faut renforcer les mesures de protection judiciaire de la jeunesse pour éviter que les mineurs n'aboutissent en prison. Un mineur en prison, c'est l'échec de tout ce qui a été mis en place. Pour moi, c'est dramatique.
A la maison d'arrêt de Strasbourg, j'ai vu un jeune de 14 ans qui devait être renvoyé chez ses parents. Ils ont transmis un appel au procureur de la République, accompagné d'une pétition de toute la ville, pour qu'il ne revienne pas chez eux ni dans sa ville d'origine. A 14 ans, il fait peur à tout le monde. Je ne sais pas comment un mineur peut en arriver là, mais c'est le constat d'un échec des mesures préventives, peut-être pas assez strictes ou rigoureuses. Je n'ai pas plus de réponse.
Le début de votre question portait sur la prestation de services : les associations sont prêtes à travailler beaucoup en prison et elles ont un rôle que ne peut pas jouer l'administration pénitentiaire.
On peut proposer une activité scolaire aux adultes, comme une revue de presse. Elle se construit à partir de la presse écrite, de la radio, de la télévision ; nous amenons certains documents d'actualité. L'objectif est de garder le contact avec l'actualité, de faire en sorte que les détenus puissent sélectionner ce qu'ils regardent ou écoutent, s'en servir intelligemment, analyser ce qu'ils lisent, voir comment un même fait d'actualité sera traité par divers médias. Ils sortent ainsi de la presse qu'ils ont l'habitude de lire, comme Détective. Ensuite, ils pourront plus facilement prendre la parole en groupe, etc.
Une personne peut venir aux activités du GENEPI sans prendre la parole pendant deux mois au moins. Progressivement, elle se sentira à l'aise. Même sans réagir, elle sera au moins venue ce qui exige de se lever tôt, d'être présent à 9 heures 30. C'est pour nous un début qui peut être la petite étincelle l'engageant dans un processus de formation et de réinsertion. Il y a des gens qui viennent à nos activités qui n'iraient jamais voir l'instituteur, qui ne feraient jamais la démarche d'entreprendre une formation professionnelle parce que c'est institutionnel, administratif, scolaire et que c'est là-dedans qu'ils ont échoué toute leur vie. Nos associations peuvent constituer un déclic, tandis que l'administration pénitentiaire ne le peut pas de par sa position.
L'administration pénitentiaire est maintenant dans une logique de rémunération à l'intervention pour le GENEPI. Nous refusons parce qu'on ne peut pas vous donner plus d'argent pour vous limiter le nombre d'interventions. C'est la même chose pour les autres associations. Ce gain de l'administration pénitentiaire grâce à l'intervention des bénévoles en prison ne se chiffre pas à l'individu, à l'intervention ou à l'intervenant qui entre en prison, c'est difficile à évaluer.
M. Jean-Patrick Courtois - Vous commencez une action avec les mineurs, mais ils sont rapidement relâchés. Avez-vous une idée de ce qu'ils deviennent ? Continuent-ils l'école ou laissent-ils tomber ? Recherchent-ils des contacts avec vous parce qu'ils ont apprécié votre action, qu'ils désirent se réinsérer et retrouver des bases ?
D'autre part, concernant les conditions de vie des détenus, vous avez parlé du téléphone. Pouvoir disposer d'un téléphone vous a-t-il été demandé souvent par les détenus ? Dans quelles conditions voient-ils l'utilisation d'une installation téléphonique, en fixe ou en portable ?
Mme Cécile Rucklin - En réponse à votre première question, nous n'intervenons pas du tout à la sortie de prison et nous ne connaissons rien du passé pénal des détenus, qu'ils soient mineurs ou majeurs. Nous n'avons donc aucun suivi. Personne ne cherche à nous joindre ou à reprendre contact. Généralement, toute personne qui sort de prison cherche à oublier tout ce qu'elle a fait avant.
Beaucoup de travailleurs sociaux sont d'avis que la réinsertion commence le jour de la libération : certains suivront une formation professionnelle en prison et voudront surtout ne jamais exercer cette activité trop liée à la prison. Chez les mineurs, j'imagine que c'est pire encore.
M. le Président - Hélas, vous revoyez certains d'entre eux. La récidive des petites peines est importante et la situation s'aggrave.
Mme Cécile Rucklin - Concernant le téléphone, je joindrai ce problème à celui du courrier. Je comprends les raisons de sécurité pour les prévenus mais, une fois la personne condamnée -d'après les détenus-, il est assez humiliant de découvrir son courrier ouvert. Dès que la personne est condamnée, les règles de sécurité vont trop loin en imaginant des plans d'évasion. Si un détenu pour longue peine ne peut dire à sa famille qu'il est atteint du sida, s'il ne peut pas dire à quelqu'un qu'il l'aime, parce qu'il sait que son courrier est lu, photocopié peut-être, c'est humiliant et peu humain. Pour le téléphone, la situation est identique : c'est un moyen de communication qui peut ne pas être très cher. On ne pensait pas au portable, mais au poste fixe pour ceux qui sont incarcérés loin de leur famille au lieu de devoir utiliser le parloir.
M. Claude Domeizel - Mais les détenus disposent déjà du téléphone.
Mme Cécile Rucklin - Oui, mais en centre de détention. Ce n'est pas très répandu : dans les maisons d'arrêt, il n'y en a pas, même pour les condamnés qui y passent des mois voire des années. Les règles ne sont pas très bien respectées : le téléphone est rapide, pas très dangereux. Cela semble un détail, mais important.
M. le Président - Ce n'est pas un détail du point de vue du personnel pénitentiaire en matière de sécurité. C'est un vrai problème qui mérite réflexion. Pour les établissements de longue peine qui laissent cette possibilité de téléphoner, des règles existent qui sont appliquées avec plus ou moins de souplesse. Comme vous l'avez exprimé, il devrait y avoir harmonisation en matière de règlement intérieur, les situations étant très variables. Il faudrait un règlement général avec des adaptations selon les établissements. Ce point apparaît dans les propositions de la commission Canivet et au-delà puisqu'il s'agit de la loi pénitentiaire.
Il n'en demeure pas moins, quand on voit certains condamnés à des peines longues pour des faits graves d'association de malfaiteurs ou de terrorisme, qu'il convient de se montrer prudent. A Clairvaux, les évasions rappellent des souvenirs : elles ont coûté la vie à des gardiens. L'administration pénitentiaire conserve une sensibilité dans ce domaine. Mais certains assouplissements devraient être apportés à cette interdiction absolue.
Mme Cécile Rucklin - L'administration pénitentiaire argumente toujours en faveur de la sécurité face à n'importe quelle proposition. Nous ne nous y opposons pas systématiquement puisque nous travaillons avec eux en permanence. Mais bien des erreurs sont commises au nom de la sécurité : dans les établissements 13 000, tout est sécuritaire et la détresse humaine est d'autant plus grande qu'il n'y a pas de contact entre les gens. Les détenus disent préférer aller dans les vieilles prisons ; vous avez pu le constater.
M. le Président - Nous l'avons constaté à Toulon et Nice par rapport à Luynes. C'est vrai que même les gardiens préfèrent les Baumettes à Luynes.
M. Claude Domeizel - Revenons aux mineurs : vous intervenez très peu parce qu'il y a du personnel Éducation nationale, des instituteurs et des enseignants formés. Je pense que votre intervention reste indispensable. D'abord, parce que vous êtes des étudiants, vous êtes jeunes : la distance dans l'âge est moindre par rapport aux mineurs. L'un des problèmes de tous ces jeunes est de se sentir ni entendus, ni aimés : chez eux, ils n'ont jamais été écoutés. Quand ils peuvent parler, un grand pas est déjà fait et il leur est plus facile de parler avec un étudiant qu'avec quelqu'un qui représente l'école, l'instituteur.
Outre cette remarque, pourriez-vous nous citer un exemple de réussite, soit du GENEPI soit personnelle ?
Mme Cécile Rucklin - Pour moi toute seule, c'est difficile à dire. Je n'ai jamais fait d'intervention scolaire, mais plutôt la revue de presse dont je parlais.
M. Robert Bret - Ou quel bilan le GENEPI tire-t-il globalement de son expérience ?
Mme Cécile Rucklin - Les détenus qui viennent restent. Cela semble ridicule et petit, pourtant, un détenu qui vient chaque semaine, qui fait le pas chaque semaine constitue déjà une réussite. Nous avons mis en place des ateliers d'écrivain public ; par la suite, des détenus ont pris le relais de cette initiative "génépiste" pour écrire des lettres pour leurs codétenus. Ce sont de petits exemples qui, mis bout à bout depuis 25 ans, contribuent toujours à améliorer la situation pénitentiaire.
M. Claude Domeizel - Êtes-vous arrivés pour certains à les amener loin dans les études ?
Mme Cécile Rucklin - Très peu de détenus ont suivi des études supérieures.
M. Claude Domeizel - Nous en avons vu un à Clairvaux qui a suivi une formation en marqueterie et un autre que l'on sentait être parti de très bas qui nous en a parlé : les cours par correspondance, c'est bien mais il faut l'appui de GENEPI et des intervenants.
Mme Cécile Rucklin - Un intervenant seul ne peut pas tout faire, il faut une grosse machine pour un tout petit plus. C'est le fonctionnement actuel de la prison : pour arriver à la réinsertion, il s'agit de franchir d'abord tous les obstacles que l'incarcération place devant l'individu pour qu'il puisse réussir quelque chose. Il faut un mois ou deux pour avoir un seul livre d'une bibliothèque universitaire ; ainsi, une année universitaire se fait en plusieurs années, le temps de disposer des cours, le temps de comprendre un élément. L'isolement pénitentiaire entraîne ces résultats.
Concernant votre remarque sur les mineurs, nous n'intervenons pas beaucoup moins chez les mineurs que chez les adultes. Au contraire, nous intervenons de plus en plus vue la demande croissante. Vu notre objet social, il nous est difficile de refuser. Cela nous touche, mais nous sommes des étudiants non professionnels, non formés pour cela, qui ne font pas d'écoute -j'insiste sur ce fait-, qui ont pour objectifs l'enseignement ou l'animation, auxquels nous nous attachons ; c'est pour cela que l'administration pénitentiaire nous accepte. Cependant, lors de la plupart des interventions, quarante minutes sur une heure ou une heure et demie sont consacrées à l'écoute, la discussion.
M. le Président - Je sais que d'autres intervenants peuvent jouer ce rôle sur l'écoute et le psychologique.
M. Robert Bret - Combien d'étudiants le GENEPI représente-t-il ?
Mme Cécile Rucklin - 900 étudiants. Ce chiffre stagne parce que nous sommes tous dans les établissements pénitentiaires des villes universitaires. Ailleurs, cela devient trop compliqué.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous vous remercions pour votre participation.
Audition de Mme Claude FAUGERON, directeur
de recherches au CNRS
(3 mai 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Claude Faugeron.
Mme Claude Faugeron - Monsieur le Président, deux points me semblent importants pour le sujet qui nous intéresse. Le premier concerne la surpopulation carcérale ou densité carcérale, selon les termes de mon collègue Pierre Tournier.
Depuis une quinzaine d'années, tous les pays d'Europe de l'Ouest connaissent une surpopulation carcérale. La plupart des Gouvernements ont tenté une politique de "bifurcation", pour éviter les courtes peines et de ne réserver la peine d'enfermement, qu'en dernière instance, à des cas lourds.
Cette politique a connu un certain succès en France : on a réussi à diminuer la détention avant jugement, les entrées en prison à l'instruction et à réduire les courtes peines de façon assez importante. Mais la densité carcérale ne s'est pas réduite en conséquence du fait de l'abolition de la peine de mort tant en France que dans d'autres pays : les temps de détention ont augmenté, le plafond des peines a été relevé. Un système de peines obligatoires a été institué, peines de sûreté en France et en d'autres pays, perpétuité en Angleterre.
La diminution des entrées en prison avant jugement a été comblée par les entrées en détention de condamnés par le processus de comparution immédiate. En 1996, les condamnations à des peines de prison ont atteint 57 % des mises en détention au lieu de 44 % en 1984.
C'est un mouvement de balancier dû à une sorte d'effet pervers, non voulu : on agit d'un côté et les choses réagissent de l'autre. En particulier, lors de la tentative de simplification de la justice pour la rapprocher du citoyen, on a voulu travailler en temps réel et instaurer le système de comparution immédiate ; le résultat fut de perdre le bénéfice des efforts consentis sur la détention avant jugement.
Par un système de vases communicants, avec l'obligation de conserver un numerus clausus dans les établissements pour peine, les maisons d'arrêt -qui ne sont pas prévues pour cela- ont été engorgées par des personnes exécutant des peines de plus en plus longues ; or les maisons d'arrêt ne sont pas prévues pour cet usage.
Il me paraît impossible de dissocier la politique pénale de la politique pénitentiaire.
Pour le contrôle des détentions, je distingue le contrôle interne de la détention du contrôle externe des détentions, celui auquel s'est intéressée la commission Canivet. Les deux points ne sont pas complètement indépendants.
Le contrôle interne de la détention, le maintien d'un certain calme dans les détentions -selon la conception de nos collègues anglo-saxons-, c'est la prévention des mouvements, des incidents, des accidents et le maintien du calme. Il relève des personnels pénitentiaires au premier chef et, en particulier, des surveillants.
En France, l'un des problèmes du contrôle interne est l'absence de règles claires auxquelles peuvent se référer les détenus et les personnels pénitentiaires. Pour maintenir des collectivités enfermées contre leur gré, il est indispensable de pouvoir se fier à des règles claires et d'offrir à ces collectivités une possibilité d'expression, de recours.
En outre, les personnels devraient avoir une responsabilité dans cette gestion. On oublie trop souvent cet aspect : s'occupant de détention, la tendance est de s'intéresser aux détenus et pas forcément aux personnels alors que leur rôle est essentiel. Ils ont besoin en particulier d'une marge de liberté ; d'ailleurs ils la prennent. Le problème, c'est que cette marge s'octroie sur le modèle de la faveur. Pour maintenir le calme, on accorde des faveurs, on négocie, on s'appuie sur des personnes contre d'autres personnes. Le résultat est un sentiment de frustration et d'injustice qui se développe dans cette population enfermée.
Ce contrôle interne relève donc du savoir-faire des personnels pénitentiaires, de la façon de traiter les détenus, donc du droit de parole à leur accorder, de l'équité à user dans la manière de les traiter, ainsi que de leurs espérances : la fin de cette détention et la volonté d'en hâter la fin grâce à leur comportement.
Ce n'est pas le cas en France. La diminution du nombre de libérations conditionnelles à laquelle s'accrochent les détenus, mal justifiée et peu compréhensible, apparaît comme une injustice.
Pour en revenir aux propositions de la commission Canivet, auxquelles j'adhère globalement, je ne suis pas d'accord sur un point du rapport : la réactivation du Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire. Pour rapprocher la politique pénale de la politique pénitentiaire -importante-, il nous faudrait un Conseil supérieur de la politique pénale et pénitentiaire pour rompre la distance, le manque de communication entre la direction des affaires criminelles et des grâces et l'administration pénitentiaire. Il nous faut un lieu où évaluer les effets des politiques pénales ; elles sont surtout évaluées à l'administration pénitentiaire à travers des statistiques et beaucoup moins à la direction des affaires criminelles et des grâces. Il faut un lieu où discuter de la jonction des activités de ces deux directions du ministère de la Justice.
Concernant la recherche, je reste très attentive. C'est ma spécialité.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Madame, j'ai participé au groupe de travail Canivet : de groupe de travail fondé par le garde des Sceaux, devant l'ampleur des événements, il est devenu une commission de laquelle on attendait des propositions.
Vous m'avez presque peiné en disant que vous étiez hostile à la réactivation du Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire que je demande depuis longtemps. J'estime que refuser de réunir le Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire -comme c'était le cas depuis au moins une décennie- revient à avouer l'impuissance à examiner la politique pénitentiaire dans la concertation et la transparence.
Je ne suis pas d'accord avec vous : dans l'enceinte actuelle du Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire, il me semble difficile d'examiner la politique pénale ; on peut arriver à un rapport d'appréciation des effets de la politique pénale, mais non y prendre des décisions d'orientation. La politique pénale appartient au Gouvernement et au législateur.
Certes, nous devons faire notre mea culpa : jusqu'à présent, la politique pénale n'est allée que dans le sens de l'aggravation. Le gain d'un côté est compensé par une perte de l'autre.
Parlant du contrôle interne, des règles claires, adhérez-vous totalement aux propositions de la commission Canivet menant jusqu'à une loi pénitentiaire qui définirait les conditions d'un règlement national des droits et devoirs des populations sous main de justice ? Le fait que les établissements suivent des règles différentes, à la merci du directeur qui peut les infléchir, vous importune-t-il ? Souhaitez-vous la clarification totale ? Êtes-vous pour une loi pénitentiaire ?
Mme Claude Faugeron - Ne confondons pas un texte de référence général et des règlements intérieurs. Ces derniers devraient bien évidemment posséder des points communs mais ils dépendent aussi du type d'établissement, de sa situation, du genre de détenus, etc. L'homogénéité ne peut jamais être parfaite et la fixation de ces règlements intérieurs n'est pas du ressort de la loi.
M. le Rapporteur - Ce n'est pas le point de vue de M. Canivet.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Pour entrer dans ce débat "loi ou pas loi", nous devons nous baser sur un texte. Est-il de nature législative ou pas ? C'est un autre problème. On a nommé un peu rapidement "loi pénitentiaire" ce qui est de nature essentiellement réglementaire. Dans le code de procédure pénale, le contrôle exercé par les magistrats est de nature réglementaire. Personne n'a été choqué et il existe. Il ne faut pas entrer dans ce débat constitutionnel stérile. Mais qu'un texte général impose des règles de fonctionnement des établissements pénitentiaires avec des adaptations semble intéressant.
Madame, vous avez raison de soutenir qu'un établissement pour peine n'est pas une maison d'arrêt et que les conditions de fonctionnement sont différentes ; il n'empêche qu'on se rend compte aujourd'hui de la diversité des règlements intérieurs et que le respect des droits des détenus n'est pas assuré de la même manière. C'est bien la question ?
M. le Rapporteur - C'est même une évidence. Quelle est votre solution ?
Mme Claude Faugeron - D'après moi, il faudrait un contrôle sur le règlement intérieur pour éviter des disparités importantes entre établissements dans la vie quotidienne des détenus. Dans ces affaires, nous fonctionnons à plusieurs niveaux.
Pour en revenir à la "loi pénitentiaire", je n'ai jamais parlé d'une loi, j'ai toujours parlé de texte de référence qui serait discuté devant le Parlement et adaptable. Il nous faut un texte fixant ce que l'on veut atteindre et par lequel on parvienne à évaluer la distance entre ce qui se pratique et l'objectif. Il s'agit non d'un code de déontologie mais, dans une certaine mesure, de règles d'éthique, ou presque : je pense plutôt à une charte des prisons, en me référant à l'exemple du Comité de prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants. Elle se référerait à une convention internationale, signée par des Etats.
Il serait important de disposer d'un texte d'une autorité supérieure à des textes réglementaires, un texte par lequel le Parlement exprimerait son idée de la politique pénitentiaire. Ensuite, on peut évaluer les règlements selon leur rapport à ce texte, à cette charte qui sert de référence pour discuter, contrôler, évaluer le comportement de l'administration et de ses personnels. Voilà ce que je voulais dire. Je n'ai jamais parlé de loi pénitentiaire devant la commission Canivet. J'estime important que la représentation nationale discute de l'établissement de texte de référence.
M. le Président - Nous avons eu l'occasion de nous rendre dans des pays d'Europe mais, compte tenu de l'enquête beaucoup plus vaste que vous avez menée, le rapporteur aura des questions sur le contrôle exercé dans d'autres pays. Après notre passage en Grande-Bretagne, le système britannique sur lequel s'est apparemment appuyée la commission Canivet m'a incité à penser que la merveille n'était pas aussi effective qu'on le pensait au départ, avec ce contrôleur général.
M. José Balarello - Vous avez évoqué la libération conditionnelle. C'est un problème important, non seulement quant au taux de remplissage des prisons mais aussi quant à la réinsertion dans la vie économique.
Quelles améliorations convient-il d'apporter au système français de libération conditionnelle par rapport à d'autres pays européens ?
Mme Claude Faugeron - Je vais certainement me faire fusiller. Je pense que la mi-peine vient trop tard : il faudrait envisager la libération conditionnelle à un tiers de peine, tel que cela se pratique déjà dans certains pays, en Hollande notamment.
Il faudrait aussi renverser la charge de la preuve : au lieu de se contenter de ne pas accorder une libération conditionnelle pour telle raison, il faudrait justifier les raisons pour lesquelles elle n'est pas accordée et donner un droit de réponse aux détenus.
M. Badinter pourra peut-être évoquer ce point : il existe un problème dans notre système quand, entre la libération conditionnelle accordée par le juge de l'application des peines et celle accordée par le garde des Sceaux, ce ne sont pas les mêmes mécanismes qui fonctionnent. La libération accordée par le garde des Sceaux est issue d'un processus beaucoup plus long et compliqué nécessitant la réunion de commissions. Surtout, elle constitue une question politique : elle provient de décisions politiques, car on ne tient pas à prendre des risques politiques. Je l'entends dans ce sens-là.
M. le Rapporteur - Vous parlez de risques de sécurité, des risques de troubles à l'ordre public ?
M. le Président - L'audition de Mme Faugeron est intéressante. Néanmoins, le Sénat a pratiquement adopté la loi sur la présomption d'innocence qui s'inspire des propositions de la commission Farge. Le point évoqué par Mme Faugeron était de savoir à partir de quel moment arrive la juridictionnalisation, le fait de porter à dix ans, sachant que les peines de moins de dix ans sont renvoyées au juge de l'application des peines et à cinq ans aujourd'hui. Ensuite, c'est une décision juridictionnelle et non plus une décision administrative, même si elle est politique puisque la garde des Sceaux décidait de la mise sur pied d'une commission.
Cela change beaucoup de choses. Nous élargissons la compétence du juge de l'application des peines en diminuant la compétence de la garde des Sceaux pour la juridictionnaliser avec un système de juridiction particulière, comme l'avait proposé la commission Farge.
M. Robert Badinter - C'est le tribunal de l'application des peines de 1983 qui sort des ténèbres.
Mme Claude Faugeron - Il faut conserver un garde-fou dans cette affaire : la question des risques est importante, y compris pour les juges et pas seulement pour les garde des Sceaux qui risquent néanmoins davantage qu'un juge.
La question des risques doit être contrebalancée, après la libération conditionnelle, par une prise en charge plus effective. Les CPAL ont un tel contentieux à traiter et des tâches tellement diverses -contrôle judiciaire, suivi des libérations conditionnelles, mesures de probation, travail d'intérêt général, etc.- qu'ils effectuent un tri dans leurs dossiers et en laissent finalement tomber ; ou alors les délais d'intervention sont si longs que les décisions viennent beaucoup trop tard et sont rendues inutiles.
C'est là aussi un choix politique : renforcer toutes les modalités de suivi des condamnés libérés sous condition. Le choix est politique et budgétaire.
M. Robert Badinter - Je suis très content d'entendre cette position : c'est une continuation de l'exécution de la peine ; la libération conditionnelle n'est pas la grâce. On doit rendre compte à l'institution judiciaire de ses actes et de son comportement. Cette question du suivi, généralement oubliée, est au coeur de votre problématique.
M. le Président - Sauf pour celui dont la libération conditionnelle est révoquée ; lui s'en souvient et sait pourquoi.
M. Robert Badinter - C'est une situation très importante à rappeler : l'affaire ne s'arrête pas au soir de la décision de la libération conditionnelle ; tout commence alors.
Mme Claude Faugeron - Pour ma part, je suis contre les peines incompressibles. Elles constituent une catastrophe pour tout le monde, même pour les personnels : c'est très difficile à gérer surtout avec la coexistence de régimes différents dans les établissements. Pourquoi l'un a-t-il un espoir de sortir et pas l'autre ? Les personnes soumises à ces mesures n'ont aucune raison de se comporter en vue d'une libération quand elles savent ne pas l'obtenir ou seulement dans des délais trop lointains pour s'y projeter mentalement. Ma position personnelle est que c'est une erreur.
En outre, cela a également été diagnostiqué par l'Inspection générale des services judiciaires dans des rapports remis à la garde des Sceaux. La conclusion n'a peut-être pas été rendue dans les mêmes termes que moi, mais l'inspection disait que ce processus générait des situations impossibles dans les détentions, en particulier pour les personnels.
M. José Balarello - De quel rapport s'agit-il ? Quel est l'inspecteur général qui en est l'auteur ?
Mme Claude Faugeron - Il s'agit de M. Géronimi.
M. Robert Badinter - Homme remarquable s'il en est, spécialiste qui connaît admirablement l'institution pénitentiaire. Il faut se procurer ce rapport.
Reste la question des grand-messes, c'est-à-dire de la réunion générale du Conseil supérieur. Qu'en pensez-vous ? Personnellement, j'y suis hostile. Je la trouve complètement inutile.
Mme Claude Faugeron - J'en ai fait l'histoire depuis moins longtemps que vous : depuis la Libération. Cette réunion avait alors du sens parce que l'époque était militante : on essayait d'implanter des réformes, il y avait une politique de changement profond. Le rapport était régulièrement publié.
Ce qui m'a frappée en faisant l'histoire de cette époque et qui m'a fait dire qu'il fallait rompre cette distance entre politique pénale et politique pénitentiaire, c'est qu'à la Société générale des prisons et au Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire, tous deux composés des mêmes personnes, on discutait de politique pénale, de probation, des peines, de points qui sont ensuite entrés en vigueur, pas toujours sous la forme adoptée dans le code de procédure pénale. Après, cette réunion est devenue une grand-messe qu'il n'est pas utile de réactiver.
M. Cabanel n'était pas tout à fait de mon avis.
M. le Président - Il va proposer la transformation du système.
M. le Rapporteur - On pourrait créer de véritables sections, des commissions restreintes. Les possibilités sont diverses. Le pire était que cette institution n'était jamais réunie ; beaucoup d'institutions de la République ne se réunissent peut-être pas souvent, mais ce cas était flagrant. De plus, l'état d'esprit était particulier : on craignait cette grand-messe car les syndicats y participaient et exposaient des théories syndicales.
M. le Président - C'était devenu un CTP national, un comité paritaire national.
M. Robert Badinter - Elle ne servait finalement qu'aux revendications d'améliorations, d'indemnités. Elle n'avait plus rien à voir avec une politique pénale ou pénitentiaire. Elle était le lieu privilégié de la revendication syndicale et ne pénétrait pas le coeur de la politique pénitentiaire.
M. le Rapporteur - Il est toujours délicat de laisser une institution ne pas se réunir ; il vaut mieux l'adapter. Si les médiateurs proposés par M. Canivet se réunissent pour élire un président, proposer un bureau, on verra peut-être apparaître des structures différentes autour du contrôleur général des prisons. Il est anormal de rejeter une institution sous prétexte que c'était trop difficile, parce qu'il y a trop de monde, qu'on ne sait pas quoi faire. Voilà dix ans, j'ai été désigné pour y siéger et j'étais très peiné quand on disait qu'elle ne servirait jamais à rien : il me paraissait curieux d'avoir cette instance obsolète. Il convient de la réformer.
Mme Claude Faugeron - A la Chancellerie, un projet de Conseil supérieur de politique pénale a été étudié ; je regrette qu'il soit resté dans les cartons.
M. le Président - Madame, pouvez-vous établir des comparaisons avec d'autres pays sur le contrôle externe ? Tout à l'heure, vous disiez que la commission Canivet avait fait des propositions. Nous avons pu voir, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, des systèmes différents avec un contrôle fort. On pourrait aussi évoquer le fonctionnement des commissions de surveillance : à quoi correspondent-elles ? Des commissions de surveillance dans les établissements pénitentiaires sont-elles pertinentes ? En tant que chercheur, vous avez dû fouiller et approfondir le fonctionnement de ces institutions qui fonctionnent vaille que vaille d'après des confidences récentes.
Mme Claude Faugeron - Je ne compte pas m'attarder beaucoup sur les commissions de surveillance. C'est un vieux problème ressassé depuis des dizaines d'années voire un siècle, sans jamais trouver de solution satisfaisante.
C'est peut-être une caractéristique française. Les comités de visiteurs ont eu un rôle plus important dans la tradition anglo-saxonne où les associations et les bénévoles sont beaucoup plus impliqués qu'en France. Dans les pays de tradition anglo-saxonne et dans l'Europe du Nord existe une tradition de prise en charge des problèmes par le bénévolat. Ce que nous n'avons pas en France pour les problèmes pénitentiaires, en tout cas.
Je ne sais pas s'il est vraiment nécessaire de réactiver les commissions de surveillance : elles n'ont pas de continuité ; les membres se font représenter et, d'une fois à l'autre, les personnes changent. C'est aussi une messe, mais moins grande que le Conseil supérieur. Quand une institution a fait la preuve séculaire qu'elle ne marchait pas, je ne vois pas pourquoi continuer à la faire fonctionner.
M. le Président - N'est-il pas nécessaire d'avoir un organisme qui permette de contrôler la gestion de l'établissement pénitentiaire avec une réelle présence de personnalités extérieures ? Notre expérience dans les collèges ou les lycées nous permet d'y songer : les conseils d'administration comportent des représentants des personnels mais aussi des représentants des parents. Idem dans les conseils d'administration des hôpitaux où siègent des représentants de la société civile. Cela permet un contrôle réel sur la gestion.
Mme Claude Faugeron - Vous avez prononcé un mot magique : contrôle réel sur la gestion. Ce n'est pas tout à fait le cas des commissions de surveillance à l'heure actuelle. Quelques-unes essaient grâce à des personnes qui s'accrochent et parviennent à un petit quelque chose.
Auprès des établissements, il faut une commission ou un organe qui dispose de vraies compétences et de vrais pouvoirs de contrôle de la gestion des établissements. Peut-être le préfet doit-il être représenté, mais il faudrait aussi y impliquer fortement la société civile.
Finalement, il existe toutes sortes de contrôles extérieurs : l'IGAS, l'inspection du travail, l'Éducation nationale, etc. Tous ces contrôles -sauf l'IGAS activée pour prendre en charge les questions de santé en milieu carcéral- sont relativement peu contrôlants. Peut-être qu'en impliquant davantage les personnes qui font l'objet de ces contrôles, ils pourraient être réactivés.
La force de l'IGAS, c'est l'abondance des scandales en matière de santé en milieu pénitentiaire : ils empêchaient de passer outre. Une action était devenue indispensable.
On m'a répondu que l'inspection du travail baissait les bras : les conditions sont tellement loin d'une situation normale que personne n'a plus envie d'y participer. A tout le moins, on pourrait leur donner la parole et dire publiquement, dans le cadre d'une commission rattachée à chaque établissement, pourquoi ils ne peuvent pas appliquer les règles du droit du travail dans les établissements.
M. José Balarello - En tant que membre d'une commission de surveillance de prison, je vois comment les choses se passent depuis plusieurs années. Qu'avez-vous à nous dire sur le problème des abus sexuels, occulté par bien des commissions de surveillance ? Avez-vous une idée de leur importance ? Quid de son corollaire qu'est le sida ?
Mme Claude Faugeron - Le sida en prison ne se transmet pas uniquement par les abus sexuels mais aussi par l'emploi de matériel d'injection très artisanal et peu désinfecté. Je ne sais que vous dire sinon que, tant que seront placés ensemble des hommes sexuellement actifs, dans des conditions de proximité telles que nous les connaissons actuellement, je ne vois pas comment on pourra éviter ce problème. J'ignore leur nombre. Le problème m'apparaît comme une conséquence de la façon dont sont enfermés les gens actuellement. Ce nombre pourrait être réduit en rendant les conditions plus décentes. Comptabiliser le nombre serait plutôt du ressort de l'administration pénitentiaire.
M. José Balarello - Ne pensez-vous pas qu'il s'agit d'un problème important vu les chiffres de contamination élevés ? Malgré tout, il est presque totalement occulté.
Mme Claude Faugeron - Occulté, certainement.
M. le Président - Je renouvelle ma question sur les expériences étrangères : avez-vous un jugement sur ces systèmes très différents, avec des contrôles extérieurs forts, même en Hollande où la personne de permanence est consultée en cas de problème ? Comment estimez-vous ces systèmes hollandais ou britannique ?
Mme Claude Faugeron - Le système hollandais a longtemps été considéré comme un modèle pour les chercheurs et les personnes actives dans ce secteur : il était l'un des plus efficaces avec les associations fonctionnant auprès des établissements. Mais il va de pair avec un numerus clausus : on n'est pas censé enfermer plus d'une personne par cellule. Cela commence pourtant à se pratiquer.
M. le Président - Ils ont essayé de s'y tenir mais y ont renoncé.
Mme Claude Faugeron - Le système anglais participe d'une vieille tradition : le comité de visiteurs y a été fortement remis en cause par le rapport Woolf. On estime quand même que l'indépendance du contrôleur général est très importante, ainsi que la publicité de ses rapports annuels, discutés devant les médias et pris en charge par les associations particulièrement fortes en Angleterre : Nacro , Prison Trust , la vieille Howard League . L'un des succès du contrôleur général des prisons est lié à la force du mouvement associatif et à la publicité de ses rapports. C'est pourquoi je proposais à la commission Canivet de rendre les rapports publics : il faut savoir ce qui se passe. Vous le faîtes.
Lors de mon enquête sur les 27 pays d'Europe, j'avais été impressionnée par le fait que certains pays, plus petits et à moindre densité carcérale, ont mis sur pied des contrôles par les collectivités locales : celles de l'endroit où est implantée la prison deviennent responsables de ce qui s'y passe.
M. Robert Badinter - Personnellement, je suis sceptique sur ce point. Pourtant je suis convaincu qu'aucun progrès n'est possible sans organisme extérieur de surveillance ou de contrôle de ce qui se passe : l'inspection des prisons ne doit pas être une institution interne, pas plus qu'il ne devrait exister de médecine pénitentiaire. L'ouverture est une garantie fondamentale.
S'agissant des autorités municipales et locales, elles dépendent de leur opinion publique immédiate. Les exemples sont cruels avec Lyon et Nice. Les municipalités successives de Lyon n'ont jamais été capables d'obtenir la simple jonction des deux prisons en fermant une rue. Pourtant, les municipalités lyonnaises ne contiennent pas que des répressifs, mais les chauffeurs de taxi refusent et les commerçants préfèrent assurer leur commerce !
En revanche, je suis convaincu que la double relation entre inspection publique extérieure, -dont on publie les travaux et qui en rend compte à la Chancellerie et au Parlement- et un puissant mouvement associatif est la seule voie vers le progrès. Je ne crois pas à la volonté des politiques : toute l'histoire pénitentiaire française est cruelle. Je me souviens de difficultés avec certaines municipalités comme Nice : j'avais dit qu'il était indispensable de donner un terrain un peu en dehors de la ville de Nice, et M. Médecin m'a donné son accord : finalement, le terrain était situé à 22 km. Moyennant quoi, nous sommes restés là où nous sommes toujours.
Mes souvenirs sont très amers sur la non-coopération des élus locaux, pour des raisons de politique locale.
Mme Claude Faugeron - Vous avez sans doute raison. La grande différence provient peut-être du fait que, dans les pays du Nord, ces collectivités locales ne sont pas élues.
M. Robert Badinter - C'est exact : ce sont des administrations locales.
M. le Président - Londres n'a pas de conseil municipal, elle est gérée par une administration locale.
Mme Claude Faugeron - Mettre entre les mains des élus ce type de responsabilité serait arriver au système des shérifs américains qui sont élus : on aboutit à des solutions d'intérêt plus électoral que favorable aux administrés.
Au Royaume-Uni, les mouvements associatifs fondaient beaucoup d'espoirs sur le médiateur ; ils ont été déçus. Pourquoi ? Cela dépend énormément de la personnalité du médiateur. Un de mes amis avait fait partie des trois derniers candidats à ce poste. Il avait beaucoup travaillé avec le CPT ; s'il avait été médiateur, la déception des associations aurait été moindre. Mais il n'a pas été choisi.
En revanche, l'exemple hongrois montre une médiatrice, professeur d'université -contre un amiral à la retraite en Angleterre-, dont l'action était suivie d'effets. Il est vrai que les situations de départ de la Hongrie et du Royaume-Uni divergeaient. C'est plus facile d'implanter des réformes en faisant tabula rasa qu'en intégrant des traditions très pesantes, comme c'est le cas en Angleterre.
J'ajouterai que la situation la plus mauvaise parmi les contrôles extérieurs concerne les pays où le judiciaire s'en occupe exclusivement.
M. Robert Badinter - Là où le judiciaire a le monopole du contrôle de la prison, l'état des contrôles est le plus défectueux ?
Mme Claude Faugeron - Exactement : le contrôle ne se fait pas à la mesure de la présence des magistrats.
M. Robert Badinter - L'exemple français est très intéressant.
Mme Claude Faugeron - En fait, ce n'est pas leur métier : dans le contrôle des prisons, la part de gestion de la vie quotidienne n'est pas du ressort du judiciaire. Ce n'est ni dans leur culture ni dans leur métier.
M. le Président - Il est pourtant intéressant pour les juges de savoir où ils envoient les gens qu'ils condamnent à des peines d'incarcération.
Nous trouverons ces données dans vos conclusions. Le 27 octobre 1996, s'est tenu un colloque auquel Mme Faugeron a participé de manière très importante. Nous pouvons trouver tous les résultats du questionnaire dans la publication de la Commission des communautés.
Mme Claude Faugeron - Je souhaitais aussi dire un mot de l'état de la recherche sur ces questions ; c'est tout à fait important. La France a longtemps eu une recherche de pointe, en particulier sur les questions pénales. C'est à cette recherche que je dois d'être ce que je suis et d'avoir la connaissance que je peux avoir sur ces questions.
Sur les questions pénitentiaires proprement dites, cet ouvrage "Approche de la prison" , réalisé grâce à des subventions de la Chancellerie, date de 1996. Il constitue la suite des opérations de recherche initiées par la Chancellerie sur les questions pénitentiaires. En particulier, tous les travaux sur le personnel pénitentiaire ont été réalisés dans le cadre de cet appel d'offres.
Aujourd'hui, je constate que ce sujet intéresse de moins en moins les commanditaires de recherche et que cette recherche de pointe de la France -qui a servi de modèle dans de nombreuses universités francophones européennes et nord-américaines francophones- est en train de s'éteindre faute de combattants. Les personnels vieillissent et ne sont pas renouvelés ; en outre, sans les appels d'offre, toute bonne recherche est impossible. Je trouve cela très dommageable. En tout cas, nous sommes en train de perdre notre situation de pilote de la recherche en matières pénale et pénitentiaire en Europe.
M. le Président - Il nous a été indiqué que l'ENAP aurait vocation à solliciter les chercheurs.
Mme Claude Faugeron - Oui, mais solliciter qui ? Avec quels crédits ?
M. le Président - L'ENAP pourrait avoir un rôle dans la recherche. On nous a dit qu'elle pourrait avoir des crédits.
M. Robert Badinter - L'ENAP est une école ; la recherche est en principe du ressort du CNRS.
M. le Président - L'ENAP pourrait servir de relais pour la recherche.
Mme Claude Faugeron - Je n'y crois pas. De grands organismes de recherche existent en France, dont le CNRS : c'est leur rôle de faire de la recherche. Vaucresson n'existe plus. Il reste le CESDIP, mais son personnel commence à se raréfier et à prendre de l'âge, sans renouvellement. Et la structure créée après la dissolution du Conseil de la recherche n'a pas repris certaines des options de ce Conseil en matière de recherche, en particulier en ce qui concerne les questions financières. Néanmoins, un petit appel d'offre vient de sortir sur les questions pénitentiaires.
M. le Président - Nous vous remercions, madame. Nous avons pris les références de l'ouvrage.
Mme Claude Faugeron - Je vous le laisse et vous remercie de m'avoir écoutée.
Audition de MM. Michel BEUZON, secrétaire
général,
Vincent CAMPENS, directeur à la maison
d'arrêt de Fleury-Mérogis,
Christophe LE PETITCORPS,
directeur à la maison d'arrêt d'Osny, Patrick LEPOUZE,
directeur à la maison d'arrêt de Fresnes,
et Patrick WIART,
directeur à l'ENAP,
du Syndicat national pénitentiaire FO -
Personnels de direction
(3 mai 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. Michel Beuzon, Vincent Campens, Christophe Le Petitcorps, Patrick Le pouzé et Patrick Wiart.
M. Michel Beuzon - Je suis le secrétaire général du Syndicat des directeurs de prison depuis de nombreuses années. Il est de notre tradition de faire très peu de communications, ayant un sens aigu du service public. Depuis 1990, à la suite des mouvements sociaux du personnel de surveillance de 1988, nous avons laissé entendre qu'il était important que les élus de la Nation réfléchissent aux conditions de détention et au fonctionnement des prisons. Syndicalement, nous avions appelé cela les "états généraux de la pénitentiaire".
Concernant l'administration pénitentiaire et l'enfermement, nous sommes toujours sur les bases de la réforme de 1975 résultant des incidents dans les prisons en 1974. Près de trente ans plus tard, la population pénale a fortement changé. Nous avons été confrontés aussi bien à des crises de personnel, à des mutations sociologiques dans le fonctionnement des établissements, à un patrimoine immobilier qui, selon les incidences financières des budgets, a été abandonné puis relancé au gré de programmes et à des périodes liées à des transformations du monde des prisons avec le programme 13 000.
Les problèmes les plus importants sur lesquels nous souhaitons discuter et être interrogés concernent le fonctionnement au quotidien des prisons. J'ai ainsi souhaité que quatre de mes collègues, jeunes directeurs, soient présents.
Nous constituons un corps de 300 fonctionnaires recrutés à l'université en majorité, après les événements de 1975, dont les plans de carrière ne sont pas le souci. Nous souhaitons vous sensibiliser au métier, à la diversité des fonctions, au stress de la profession et aux difficultés à gérer une collectivité d'hommes sachant que nous suivons deux collectivités au quotidien : la population pénale et le personnel.
L'isolement des chefs d'établissement et des personnels de direction est un fait que nous dénonçons et invoquons dans le cadre des instances ministérielles et paritaires à l'administration pénitentiaire. Aujourd'hui, la profession est malade. Nous vous remercions de nous entendre, il est important de réfléchir ensemble à l'enfermement et à la peine.
Aujourd'hui, 51 000 détenus vivent dans les établissements pénitentiaires dont 40 % relèvent de la détention préventive. Il faut aussi tenir compte d'un allongement de la durée de vie de la population pénale. Nous ne sommes pas équipés pour garder des détenus âgés de 60 ou 70 ans.
D'autre part, nous sommes confrontés à l'échec psychiatrique : certains détenus relèvent de la maladie mentale mais sont néanmoins confiés à l'administration pénitentiaire. Nous sommes également confrontés à l'échec des valeurs morales que sont la famille et l'école, avec de jeunes majeurs sans repères.
Dans ce laps de temps de détention relativement court -quatre mois selon la moyenne nationale-, il nous faut essayer de stabiliser le détenu et la population pénale malgré son environnement quelquefois perturbé : la famille, les bandes et les problèmes de société, de l'école et du monde libre.
S'il a beaucoup été question de la prison à la suite de la publication du livre du Dr Véronique Vasseur, nous disons que les conditions de détention ne sont pas aussi déplorables que celles qu'elle a décrites dans son livre.
Cela dit, si la détention est constituée des conditions de vie des détenus, elle doit prendre en compte la façon de garder les détenus, de les accompagner durant ce temps : c'est pour nous un problème de vie, de collectivité sur lequel nous souhaitons être interrogés.
Être directeur de prison, c'est être à la fois un gestionnaire pour le compte d'une administration, mais aussi un régulateur des tensions, des pressions dans la population pénale grâce à l'écoute et au personnel de surveillance. Ce personnel a considérablement évolué dans sa structure de recrutement, surtout depuis 1989 et 1990 lorsqu'a été ouvert le programme 13 000.
La modification du 1/5 e , accordée sans contrepartie, nous amène aujourd'hui à des difficultés organisationnelles dans les établissements avec des départs à la retraite.
Au sein de notre délégation, Vincent Campens, jeune directeur à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, s'occupe du D4 : l'accueil des arrivants, le SMPR, l'UCSA, le quartier médical ; anciennement, il se trouvait à Montmédy, dans l'Est de la France. Patrick Lepouzé est adjoint aux prisons de Fresnes et fait partie des directeurs qui arrivent pratiquement à la moitié d'une carrière riche et vivante. Christophe Le Petitcorps est adjoint à la maison d'arrêt d'Osny, un établissement dit du 13 000. Patrick Wiart est directeur à l'ENAP, et vient d'être nommé par la commission paritaire directeur du Centre des jeunes détenus de Fleury-Mérogis, ce qui présente le double intérêt de montrer un problème de société et de détention.
Voilà l'esprit dans lequel nous souhaitons discuter et répondre à vos questions. Nous apprécions la prise en compte par les élus du problème de la détention et de la vie dans les prisons que les directeurs de prison, les magistrats, les hommes et les femmes ont à gérer ensemble.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Je me permets de préciser qu'il s'agit ici d'une audition et non d'une discussion. La commission d'enquête vous entend. Ce n'est pas un débat : nous posons des questions et vous y répondez. Par contre, vous avez à nous dire ce que vous avez sur le coeur, en toute liberté : c'est de l'intérêt d'une commission d'enquête.
Vous avez abordé globalement un certain nombre de questions. Vous avez exposé vos préoccupations en tant que directeur d'établissement et vous souhaitez entendre préciser votre mission, etc. Il s'agit d'exposer vos difficultés ; vous en avez évoqué quelques-unes comme l'évolution de la population carcérale.
Vous avez dit que les conditions ne sont pas si mauvaises qu'on le dit. Pour notre part, nous avons trouvé une situation déplorable dans certains établissements. Quelle que soit la qualité de leur gestion, sans moyens, ils restent vétustes, les conditions d'hygiène sont insuffisantes, l'état des cuisines est parfois déplorable, comme à Loos-les-Lille.
D'autres établissements ont été rénovés : Clairvaux aura bientôt une cuisine complètement rénovée. Nous avons même vu des cellules fermées et inutilisées tant leur état était déplorable. Je ne parle pas de certaines maisons d'arrêt qui vont peut-être fermer. Nous sommes allés à Toulon et à Nice, et nous nous rendons bientôt à Lyon. Fresnes ne nous a pas paru être un modèle de modernité de conditions de vie. Un réseau électrique complètement déficient appelle quand même des mesures.
M. Patrick Lepouzé - Je suis d'accord sans réserve.
M. Michel Beuzon - En règle générale, les conditions de détention ont été considérablement améliorées depuis de nombreuses années. L'image perçue de La Santé se rencontre malheureusement dans d'autres établissements. La Santé devait fermer après l'ouverture de Fleury : une première tranche de travaux a été lancée dans les années 80 ; ensuite, ce fut abandonné. La responsabilité en incombe à l'Etat. Les plans et les demandes ont été déposés par les chefs d'établissement.
Dans le cadre de cette audition, j'ai souhaité une délégation assez composite pour que mes collègues puissent répondre de manière directe et individuelle à l'ensemble des questions. Il convenait de resituer notre action ; nous accompagnons massivement l'intérêt de la Nation pour les problèmes de détention.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Vous avez évoqué deux grands programmes : le programme 13 000 et le programme 4 000 que nous pouvons compléter par le projet actuel qui a pour but d'améliorer les maisons d'arrêt en très mauvais état en France.
Que pensez-vous du programme 13 000 et des novations qu'il a introduit dans la gestion ?
M. Michel Beuzon - Ce programme a été très controversé, alors qu'aujourd'hui, le bilan de fonctionnement est satisfaisant. Avec la loi de 1994 sur la santé, le secteur santé a été dévolu aux partenaires privés ; la réforme s'en est considérablement inspirée. Que ce soit sur la maintenance ou sur l'intendance pour le fonctionnement des cuisines, nous avons beaucoup appris sur le fonctionnement et le partenariat privés.
Christophe Le Petitcorps répondra directement sur le fonctionnement du 13 000. Avant Osny, il était directeur à Bapaume ; deux établissements du programme 13 000. Il a fait partie de la première génération de directeurs dont le premier poste était un programme 13 000.
Dans la profession, des difficultés sont apparues au départ, dues à un mode de participation dans la gestion. La responsabilité publique incombe au directeur. En l'état, le mode de fonctionnement avec le partenaire privé a été riche et nous l'encourageons. Autant nous savons faire certaines choses, autant nous devons pouvoir nous appuyer sur le partenaire privé pour certaines choses.
M. Patrick Wiart - Le programme 13 000 a été accompagné de la fermeture d'établissements vétustes. Un travail a dû être fait entre les deux opérations : certains regroupements d'établissements, soit de type classique mais construits par des constructeurs du programme 13 000, en gestion test, soit directement en gestion déléguée, ont permis de fermer les petites structures assez vétustes.
Au départ, les détenus ont été quelque peu désorientés ; ils ont perdu certains repères. Certaines fonctions vitales étaient un plus technique dans les domaines de la maintenance, de la restauration, de l'hygiène ou des conditions d'hébergement. Ce n'était pas une incarcération à deux vitesses, mais un plus indéniable.
Le programme 4 000 fait suite au programme 13 000. C'est aussi une prise de conscience de la nécessité de rénovation du parc classique. Voilà deux budgets annualisés où les crédits ne sont pas consacrés à la construction de nouvelles prisons mais à l'entretien, à la maintenance, à la rénovation du parc classique. C'est une nécessité. A Fleury, par exemple, aucun travail n'a été effectué pendant des années. A présent, il convient d'encourager cette prise de conscience politique.
M. le Rapporteur - Le programme 13 000 revêt deux aspects : dans le contrat, se retrouvent quasiment la maintenance, l'entretien des lieux : on remédie au défaut rédhibitoire d'un parc pénitentiaire qui se détruisait progressivement et pour lequel on attendait des crédits exceptionnels pour boucher quelques trous. Cette politique paraît devoir se poursuivre, via le programme 4 000, et dans le sort réservé aux grandes maisons d'arrêt en situation d'extrême décrépitude.
Un réel esprit de coopération règne, notamment à la maison d'arrêt de Nanterre. Est-ce l'exception ou la règle ? Le jeune directeur et le représentant du concessionnaire délégué font régner entre eux une coopération inattendue, peut-être même contestée au départ. Est-ce le climat général ou désirez-vous attirer notre attention sur des points de détails pour nuancer notre jugement ?
M. Christophe Le Petitcorps - L'ouverture des programmes 13 000 a généré l'immixtion d'une culture privative au sein d'une administration qui gérait tout de A à Z. Du jour au lendemain, la restauration, la maintenance, l'entretien des locaux, le travail, la formation professionnelle sont gérés par des partenaires privés. Au début, il a fallu s'ajuster : l'administration devait adapter ses modes de fonctionnement vis-à-vis d'un partenaire nanti de sa culture d'entreprise et les partenaires privés ont dû prendre en compte des facteurs propres au fonctionnement de l'administration pénitentiaire.
Aujourd'hui, globalement, le système fonctionne plutôt bien ; à ma connaissance, aucun établissement du programme 13 000 ne subit de récriminations de la part du directeur pour une quelconque fonction de son établissement. Tout établissement peut parfois connaître des problèmes relationnels tenant soit aux services médicaux soit aux services de la restauration. Mais cela tient plus aux personnes qu'au système lui-même.
Dans certains établissements, les problèmes relationnels avec les services médicaux, par exemple, tiennent plutôt à des rapports interpersonnels entre les chefs d'établissement et les médecins, responsables des UCSA, qui peuvent être sur des longueurs d'ondes différentes.
M. le Président - Le problème ne se pose-t-il pas parfois aussi avec du personnel hospitalier ?
M. Christophe Le Petitcorps - Tout à fait. Cela arrive dans le cadre de l'application de la loi de 1994.
M. le Président - Un détail : quand les concessions seront renouvelées, n'est-il pas envisagé de maintenir la délégation au privé pour le personnel médical ?
M. Christophe Le Petitcorps - Actuellement, c'est à l'étude. Sous toutes réserves, dans le cadre du renouvellement des marchés 13 000, il semble que la fonction médicale soit à nouveau déléguée au secteur privé.
M. le Rapporteur - L'expérience du programme 13 000 est décisive en matière de gestion pénitentiaire. Votre syndicat y était pourtant hostile, mais vous en avez compris l'intérêt. Entre une maison d'arrêt ainsi gérée et un établissement du passé, on remarque les différences : des murs propres, des fournitures de draps corrects, même si l'on peut discuter de la nourriture qui dépend fort du concessionnaire.
Le point évoqué par le président concerne le service médical. Tel qu'il est assuré dans les établissements en gestion déléguée, il répond bien à la circulaire de 1990 qui a permis de préparer la loi de 1994, dite loi Veil. Les concessionnaires en gestion déléguée désirent-ils poursuivre ce service ? On nous a dit que la fourniture des médicaments était quasi discrétionnaire et se heurtait maintenant à un volume et à des prix de médicaments qui font reculer les concessionnaires eux-mêmes.
Cette situation pourrait conduire à l'abandon de l'application souple de la circulaire de 1990 pour revenir à la loi de 1994, qui prévoit un conventionnement avec l'hôpital le plus proche et crée des liens différents. Quelle est la situation ? Comment raisonner sur le programme 4 000 et sur la suite, la création de nouvelles maisons d'arrêt ?
M. Vincent Campens - La délégation de la fonction santé au privé pose la question des fonctions, sinon régaliennes, au moins de service public, que l'Etat devait assurer vis-à-vis des détenus et de l'uniformisation des pratiques des établissements pénitentiaires, relatives à la loi de 1994 qui a créé les UCSA.
Continue-t-on, dans une administration d'Etat, à déléguer une fonction santé à un privé régi par une volonté lucrative ou de rentabilité ? Ou bien est-il préférable de donner cette charge à l'administration hospitalière qui, dans les établissements classiques, gère de manière très satisfaisante, sous réserve de quelques problèmes relationnels ?
M. le Président - Il faut tenir compte aussi des distances : parfois, il ne se trouve pas d'hôpital ou de centre de soins assez proche. Certains établissements pénitentiaires sont très éloignés des centres. S'agissant de l'établissement de Clairvaux, l'hôpital de Troyes se trouve à 60 kilomètres, ce qui ne facilite pas la résolution des problèmes médicaux.
M. le Rapporteur - Une organisation du territoire en matière médicale n'est pas évidente non plus. A 60 km, avec un hélicoptère, toute urgence est envisageable.
M. Christophe Le Petitcorps - A propos de l'état d'esprit des groupements privés vis-à-vis de la fonction médicale : selon moi, ils sont partisans de la conserver. J'en ai discuté avec le responsable du groupement de la zone Nord, le GEPSA : ils ne sont pas opposés, au contraire, au fait que la fonction médicale reste gérée par leur service.
Pour répondre à votre question sur les fournitures de médicaments et sur l'immixtion d'une logique de profit -au moins de rentabilité- en matière de santé, nous touchons là à une mission de l'administration pénitentiaire : contrôler la prestation effectuée par les groupements privés. Sur une prestation aussi sensible, nous pouvons évidemment être saisis par la population pénale ou par tout autre intervenant. Certes, le groupement privé assure la mission première, c'est-à-dire accueil des arrivants, visite médicale classique ; cependant, les hôpitaux de référence envoient des médecins hospitaliers.
La culture hospitalière est donc aussi partie intégrante de ces établissements, d'autant que la plupart des établissements du parc 13 000 ont vocation à passer des conventions avec les hôpitaux de rattachement, notamment pour la venue de certains spécialistes que le groupement privé n'a pas à financer au titre du cahier des charges techniques.
A titre personnel et après consultation avec mes collègues, nous n'avons jamais eu à traiter de problèmes de fond quant à la volonté du groupement privé de faire du profit et de ne pas fournir les traitements adéquats à la population pénale.
M. le Rapporteur - Une dernière question sur les problèmes de santé : les détenus sont automatiquement immatriculés à la sécurité sociale, sauf s'ils sont déjà assurés sociaux et que leur couverture continue à être gérée par la même caisse. A partir de là, je pense que cela lève toute difficulté, y compris avec la concession déléguée. En effet, leurs produits doivent être pris en charge par la CMU : il ne devrait pas y avoir de problèmes. Sauf celui évoqué tout à l'heure : le rattachement à un hôpital de tutelle, la convention étant prévue dans la loi de 1994. Nous avons vu des médecins sympathiques, un peu isolés dans le système de gestion privée.
Pourrons-nous maintenir cette disposition dérogatoire par rapport à la loi de 1994 ? Avez-vous ce sentiment ?
Dernière question : certaines maisons d'arrêt sont appelées maisons d'arrêt-cibles : La Santé, Saint-Paul à Lyon qui date du siècle dernier, Nice qu'on sait appelée à être rasée avec l'accord du maire et du préfet des Alpes-Maritimes qui, le matin même de notre passage, avait arrêté les dispositions concernant le terrain, sa viabilité, sa constructibilité.
Mon inquiétude concerne certaines opérations : en particulier à La Santé, on se laisse aller à une division par deux de la capacité de détention d'un établissement. Le bruit court qu'avec La Santé, ses 300 MF et ses 600 détenus, on fait quelque chose de très bien. Je suis hostile à un tel projet : je rêvais de voir La Santé rasée en 1968, puisqu'il était convenu d'y bâtir un ministère de l'Éducation nationale avec quatorze étages.
Je vous pose dès lors la question à vous, responsables de l'administration pénitentiaire : la réforme que vous souhaitez, l'adaptation à la société d'aujourd'hui ne devrait-elle pas passer par un symbole fort comme la destruction de La Santé ?
M. Michel Beuzon - La Santé est une prison symbole. Une fois évacuée la notion de prison symbole, on essaiera de mettre à plat son fonctionnement. Dans sa conception obsolète reprenant un quartier haut et un quartier bas, La Santé convient parfaitement pour 800 à 1 000 détenus ; dès qu'il s'agit d'y incorporer des activités socioculturelles, un terrain de sport, des activités professionnelles, il n'y a plus de place.
Il y a 25 ans, j'ai commencé ma carrière à La Santé ; quand on passait dans les coursives, on recevait les chasses d'eau. Il y a quelques années encore, il y avait toujours des difficultés. C'est le symbole. Nos familles y habitaient ; le directeur y habite toujours. Pour la prison de Paris, la décision vous appartient, mais les conditions de détention à La Santé méritent de prendre une décision qu'on attend depuis de années : soit on la rase, soit on la reconstruit.
M. le Rapporteur - Si nous la rasons, vous ne la pleurerez pas ?
M. Michel Beuzon - Si, à titre personnel, pour le symbole qu'elle représente mais, en tant qu'outil, elle ne correspond plus au fonctionnement des structures d'aujourd'hui. Nous évoluons vers des structures de 400 à 600 places, viables. Fresnes, sans tenir compte du mythe qu'elle représente dans la culture française, est une prison spacieuse et lumineuse. Son architecture est encore acceptable aujourd'hui.
M. Patrick Lepouzé - D'accord à condition d'y faire de gros travaux, tout à fait réalisables, contrairement à La Santé.
Fresnes a été construit dans le droit fil du courant hygiéniste, humaniste de la fin du siècle dernier. L'architecture en "poteaux télégraphiques" imposait en 1888 un cubage d'air, un niveau de lumière, de l'espace, des normes. Hélas, le code de procédure pénale a permis des aménagements avec la loi Béranger de 1875, toujours applicable, qui impose notamment de placer les prévenus seuls dans une cellule. La première violence de la prison est de placer deux personnes dans une même cellule, de les obliger à partager un même espace vital de 9,8 mètres carrés.
J'ai connu Fresnes en début de carrière, il y a dix ans : pour 1 422 places, un effectif de 4 500 personnes détenues, soit quatre personnes par cellule de 9,8 mètres carrés ! Trois dorment sur un lit, une quatrième sur un matelas à même le sol. Ce n'était pas la prison de l'époque du marquis de Malesherbes, mais celle de 1988 ! L'effectif actuel de la prison est de 1 800 détenus, ce qui nous permet une gestion plus satisfaisante.
On ne peut qu'être satisfait de la création des deux commissions d'enquête, du Sénat et de l'Assemblée nationale : par sa représentation nationale, la Nation engage un vrai débat sur le sens de la peine et le rôle qu'elle veut assigner à la prison. C'est porteur et positif. Il ne m'appartient pas de me prononcer sur le déclenchement de ces deux commissions dans son aspect conjoncturel. En revanche, nous, professionnels de la prison, avons été ravis de découvrir que la Nation s'intéresse enfin à ses établissements pénitentiaires.
Fresnes en est l'exemple : c'est la prison républicaine par excellence. Elle a traversé le siècle, elle en a connu les pires maux, elle connaît encore les modifications rendues nécessaires par l'évolution sociale et la prise en charge satisfaisante des personnes détenues. Fresnes, avec le niveau de restructuration nécessaire, est peut-être l'espace et le concept à reprendre.
Cela dit, la mise aux normes des établissements pénitentiaires a un coût : environ 15 milliards de francs. La Nation est-elle prête à dépenser une telle somme pour les personnes détenues ? C'est toujours le même débat : dépenser pour des détenus une somme qui ne pourra pas être consacrée aux citoyens libres ? C'est le vrai débat. Il faut une volonté politique pour décider d'engager 15 milliards de francs pour rénover le parc pénitentiaire. Fresnes est l'exemple de ce que l'on a pu faire il y a cent ans. C'est toujours d'actualité.
M. Robert Badinter - Voilà cinquante ans, je venais à Fresnes pour la première fois. Ces constructions récentes concernent les centres de détention. Pour des raisons de coût, on n'a pas pu le faire pour les maisons d'arrêt. Le problème le plus immédiat dont la commission s'est saisie est celui des maison d'arrêt.
Personne ne connaît mieux la situation que vous : par ordre de priorité absolue, quel est le problème à résoudre ? La surpopulation, l'état des constructions ou les deux liés ? C'est capital, car nous prendrons un ordre de priorité. Nous allons interpeller et le Gouvernement et l'opinion publique avec beaucoup de fermeté.
M. Patrick Lepouzé - J'oserai vous répondre : les deux, monsieur le sénateur. S'agissant du parc immobilier, il est anormal pour un État de droit comme le nôtre d'accueillir des personnes détenues dans des cellules sans eau chaude, pour ne parler que de mon établissement.
Il faut rendre à notre administration ce qui lui appartient : la garde des Sceaux a engagé un programme de rénovation à travers une délégation générale pour un programme pluriannuel d'équipement des établissements. La maison d'arrêt de Fresnes sera concernée avec d'autres, mais il y en a tant d'autres.
Sur la réhabilitation et, surtout, le taux d'encombrement des maisons d'arrêt, on fera une véritable prise en charge individuelle, on suivra les personnes qui nous sont confiées en maison d'arrêt pour trois mois et demi, quatre mois. Mais nous disposons de peu de temps pour réussir là où globalement tout le monde a échoué. Il nous importe de ne pas noyer les gens dans la masse, d'appliquer le principe d'individualisation de la peine, de la sanction pénale qui aura un sens dès l'instant où nous, professionnels de la prison, nous aurons les moyens d'engager une vraie dynamique de citoyenneté au sein des établissements pénitentiaires et de réinscrire les personnes détenues dans cette dynamique, c'est-à-dire avec des droits reconnus mais aussi des devoirs.
M. Robert Badinter - J'en reviens aux maisons d'arrêt. Concernant la philosophie pénitentiaire, tout ce que vous dites est vrai : n'oublions pas que ces personnes ne devraient pas se trouver longtemps en maison d'arrêt et qu'elles sont des citoyens juridiquement toujours présumés innocents. Les conditions sont particulières. Inutile d'espérer des traitements modèles d'éducation alors que, normalement, elles devraient quitter cette maison d'arrêt assez rapidement.
Pour vous, le premier problème des maisons d'arrêt est la surpopulation. Même à Fresnes avec de l'eau froide, un par cellule -sauf les neurasthéniques qui préfèrent une compagnie-, ce serait convenable. Finalement, un siècle après, c'est toujours Béranger.
Pour Fresnes, la population pénale maximale serait alors de quel ordre ?
M. Patrick Lepouzé - De 1 422 personnes.
M. Robert Badinter - Il ne faut pas dépasser ce nombre ? 1 500 serait un maximum absolu.
M. le Président - Pour compléter la question, dans une maison d'arrêt, se trouvent des détenus provisoires, quelquefois jugés mais en attente d'appel ou de cassation, parfois des gens condamnés à des peines très lourdes : une population difficile pour des raisons de sécurité. Ce n'est pas le cas pour les courtes peines. Mais s'y trouvent aussi tous les condamnés définitivement et qui attendent une place en centre de détention.
Certains établissements pour peine ne sont pas pleins. Comme le CNO est sous la juridiction de Fresnes, je pose la question au directeur : je m'étonne qu'il reste une proportion non négligeable de peines définitives, longues, dans les maisons d'arrêt. Comment cela fonctionne-t-il ?
M. Robert Badinter - Ils peuvent y rester jusqu'à un an. Mais il y a aussi de longues affaires criminelles, des pourvois en cassation.
M. le Président - Oui, mais certains attendent deux ans en maison d'arrêt avant d'être placés en maison pour peine.
M. Michel Beuzon - L'avantage du programme 13 000 est la fixation du nombre de places, alors que le parc traditionnel accepte tous les détenus. Selon les anciens textes, nous avons l'obligation de les prendre : "Vous voudrez bien placer sous mandat de dépôt..."
M. le Président - Dans le programme 13 000, vous ne pouvez plus ?
M. Michel Beuzon - On ne dépasse pas la capacité : pour une capacité de 710 places, on ne prendra pas 715 détenus.
M. Robert Badinter - Et si l'on vous en amène 20 autres ?
M. Christophe Le Petitcorps - Une pénalité financière est alors appliquée.
M. Robert Badinter - Un des problèmes qui se posera est le numerus clausus : on peut aller jusque là et pas plus. A l'heure actuelle, dans la pratique des 13 000, c'est autant et pas plus. C'est la grille de sécurité. Il n'est pas nécessaire de construire une nouvelle prison : chacun est capable d'apprécier ce que peut contenir la sienne et pas plus.
M. Michel Beuzon - En comparant certaines juridictions, nous voyons qu'à Brives, la décision d'incarcération est mise à exécution rapidement ; à Versailles ou Bois d'Arcy, il existe un délai d'attente pour mettre à exécution.
Aujourd'hui, selon la juridiction, la durée de mise à exécution des peines est plus ou moins longue. Or l'effet, par rapport au jugement, est un problème de citoyenneté sur lequel nous n'intervenons pas. Nous intervenons en matière d'incarcération et de détention. Actuellement, la jurisprudence est tout à fait différente selon la géographie nationale.
M. Robert Badinter - En clair, cela signifie que demeurent dans une maison d'arrêt des détenus condamnés en instance de transfert pendant des périodes relativement longues. Et ces cas sont assez nombreux ? Pour la correctionnelle, des condamnés à quatre ou cinq ans partent au bout de combien de temps ?
M. Patrick Lepouzé - Tout dépend de l'établissement. Fresnes est un peu atypique : du fait de l'implantation du Centre national d'observation dans ses locaux, nous avons 450 personnes détenues, condamnées à des peines dont le reliquat est supérieur ou égal à dix ans, qui attendent de rejoindre un établissement pénitentiaire. C'est le CNO. Nous avons là une dichotomie flagrante : les établissements pour peines ont un numerus clausus impératif et les maisons d'arrêt pas. Fatalement, à un moment, le système ne fonctionne plus.
M. Michel Beuzon - Pour répondre à votre question sur la gestion des maisons centrales, les effectifs ont été considérablement diminués en raison de la difficulté à gérer les détentions. Depuis plus de vingt ans, les régimes se sont bien atténués dans la diversification. Entre le régime centre de détention (réforme de 1975) et le régime maison centrale, les divergences s'estompent.
Vous l'avez vu lors de vos visites, les maisons centrales ont adouci leur règlement intérieur, si bien que leurs modes de fonctionnement sont beaucoup plus proches du centre de détention. Ainsi, au niveau des collectivités et de la gestion, pour l'ensemble de l'institution, l'administration affecte tous les détenus de longue peine dans les maisons centrales ou centres de détention pour des reliquats supérieurs à trois et cinq ans.
Aujourd'hui, nous sommes loin de l'effectif maximal ; c'est le cas à Clairvaux. A la maison centrale de Saint-Maur, dans l'Indre, il a une dizaine d'années, il y avait 450 détenus pour 320 aujourd'hui. A Clairvaux, environ 195.
Le vrai problème, c'est la banalisation des régimes de détention, le temps de réaffectation où les détenus restent en maison d'arrêt, l'importance du nombre de mises à exécutions de peine. C'est un problème de société qui ne nous regarde pas, nous avons une obligation d'hôtellerie, de garde. Que fait-on alors ? On augmente la capacité.
Il faut se rappeler l'histoire du patrimoine pénitentiaire jusqu'aux années 1945-1950 : le peu de prisons construites, la difficulté du personnel pénitentiaire à s'autogérer et à réussir des merveilles budgétaires avec des bouts de chandelle, l'évolution grâce à la presse et les médias dans les années 75 et la télévision dans les années 80. Les différentes améliorations ont amené la pénitentiaire à se restructurer ; le programme 13 000 a rajeuni le personnel de surveillance dans sa sociologie et a conduit aux grèves de 1988, aux grèves de 1992, aux mouvements sociaux de 1994, à un dialogue social assez malmené en ce moment, ce qui risque de nous voir confrontés à des difficultés dans les mois à venir.
La pénitentiaire est un outil et un patrimoine auquel les personnels se sont toujours adaptés. Nous avons peut-être mal communiqué. Or, en tant que professionnels et responsables d'une organisation majoritaire au niveau de la direction, nous considérons que les conditions de détention constituent aussi 50 % de notre tranquillité. Cela sous-entend de donner à la population pénale ce qu'elle a le droit d'avoir. S'il faut amender certains aspects de leurs conditions de vie, c'est un débat qui ne nous appartient pas. Nous avons obligation de mettre à exécution ce qui est accepté et dû. Par contre, il faut aussi que la population pénale participe et accepte les contingences liées à la privation de liberté et à l'enfermement. C'est tout le débat.
Nous sommes malmenés par la presse. Nous sentons aussi l'intérêt envers la population pénale. Si nous convenons bien qu'elle dispose de droits, elle doit aussi accepter l'enfermement et les conditions de détention. Le débat que nous souhaitons touchera la peine et l'enfermement qu'il faut revoir intégralement.
40 % des détenus relèvent de la détention préventive et nous nous accordons à dire qu'il n'ont pas leur place en prison ; s'il faut des cellules individuelles, nous en ferons ; nous réduirons le taux de capacité des établissements. A la suite de cette réduction, le débat de la Nation sera de savoir s'il faut créer le nombre de places supplémentaires. C'est un problème de société pour les justiciables au niveau des circonscriptions.
Le débat du jour est plus grave pour nous : gestion par rapport au numerus clausus. Ce débat se retrouve dans des pays limitrophes et en Europe. En tout cas, pour mes collègues directeurs d'établissements du programme 13 000, c'est une sécurité, un garde-fou.
M. le Président - Nous parlions de rénovation d'établissements. Par exemple, concernant l'évolution du quartier des mineurs de Fleury, avec des petits groupes qui apparaissent comme un changement, une évolution, si l'on veut utiliser ces nouvelles méthodes de gestion, les locaux sont-ils vraiment adaptés ? Ne faudrait-il pas apporter des modifications pour permettre, comme en d'autres pays, ces modèles de gestion un peu différents ?
M. Christophe Le Petitcorps - C'est le débat sur la sectorisation : il faut pouvoir, dans des établissements même vétustes, créer des quartiers à l'écart des détentions adultes. On est irrémédiablement confrontés au problème des coûts. A Fleury, la logique a été de créer de petites unités ; nous avons eu affaire, avec les mineurs, à une volonté politique de l'administration pénitentiaire d'y mettre les moyens, de mettre aux normes des quartiers de mineurs dans certains établissements.
Tous les quartiers de mineurs ne sont pas aux normes : ceux de la maison d'arrêt de Lyon ne le sont pas et le directeur de l'établissement est amené à doubler le nombre de mineurs par cellule, alors que le code est très clair. J'ai fait trois ans dans le Pas-de-Calais, avec une absence totale de sectorisation : j'avais un quartier de mineurs en détention adulte, avec tous les problèmes que cela peut poser. D'autres établissements dans le parc 13 000 ont permis la sectorisation et les conditions de détention sont tout à fait normales pour des détenus mineurs.
M. Robert Badinter - Comme nous n'aurons pas toujours la chance d'avoir la présence de nos interlocuteurs, j'approfondis la question clé du numerus clausus en maison d'arrêt.
Supposons que ce qui constitue la garantie dans le cadre des établissements 13 000 soit transféré sur les maisons d'arrêt, y compris de la région parisienne, quelle solution peut-on envisager compte tenu du fait que le nombre de placés en détention excède les capacités ? Sauf à transférer immédiatement les condamnés en centrale ou en centre de détention, sans attendre. Quel serait le résultat par rapport aux maisons d'arrêt ? Cela permettrait-il de régler les problèmes les plus brûlants ? C'est une grande question de choix à faire : même en ayant l'argent, il faut encore construire ensuite. Ce n'est pas en rasant La Santé que vous disposerez immédiatement de places de remplacement à Paris. C'est une situation à gérer.
M. Michel Beuzon - Il y aurait deux incidences. Pour l'administration pénitentiaire, le numerus clausus est une garantie de ne pas dépasser l'effectif viable, en tant que mode de fonctionnement, d'hébergement, de relations ; en fait, le traitement du détenu et le rapport du personnel avec la population pénale, c'est la sérénité dans un établissement. Le directeur est gardien du maintien de l'ordre ; il applique les dispositions réglementaires. En règle générale, c'est un consensus général dans la population pénale qui accepte de vivre par rapport à la détention.
L'avantage est que cela nécessiterait de la part des parquets une information objective sur le nombre de places vacantes. Le problème qui ne nous appartient pas est celui de la régulation possible au niveau du juge d'instruction de déférer ou pas à la maison d'arrêt. Que la justice en pâtisse, c'est un problème de société.
M. Robert Badinter - Monsieur Lepouzé, une question directe : à Fresnes, combien avez-vous aujourd'hui de prévenus qui ne sont pas condamnés, et combien de condamnés ?
M. Patrick Lepouzé - 60 % de prévenus pour 40 % de condamnés. C'est assez atypique et lié directement au CNO. En l'enlevant, cela donnera un détenu par cellule.
M. Christophe Le Petitcorps - Chez nous, à Osny, c'est également 60/40, sans CNO. Mais nous sommes du ressort de cour d'assises : j'ai moins de condamnés mais je suis confronté au même problème. Des détenus sont condamnés à des peines supérieures à dix ans et restent quatre ans en maison d'arrêt, c'est-à-dire le temps de leur instruction, le temps de l'examen du dossier d'orientation et de leur affectation. Cela prend à peu près deux ans après la condamnation.
M. le Rapporteur - Concernant le numerus clausus, je vois deux conséquences à son instauration éventuelle. D'abord, une gestion parfaite de la détention, relativement centralisée, est indispensable. Le système GIDE (Système informatisé de la détention) sera-t-il suffisamment performant ? Des expérimentations sont effectuées. Votre avis nous serait utile sur la question.
L'expérience hollandaise peut nous éclairer : il y a sept ou huit ans, les Hollandais ont été confrontés à une augmentation de la délinquance ; ils se sont aperçus de la vétusté de leur parc pénitentiaire, de qualité médiocre et insuffisant en nombre. Ils ont mis en place le numerus clausus ; il a tenu pendant trois, quatre ans. Leur Parlement a été saisi et a demandé à le supprimer, mais les Pays-Bas ont accompli un effort considérable pour construire de nouvelles prisons.
Le numerus clausus est un élément permettant de donner un coup de fouet et qui oblige à réfléchir. Faut-il placer autant de gens en détention provisoire ? Faut-il accepter telle ou telle solution de contrainte ? L'investissement apparaît inéluctable pour une amélioration du parc, au risque de voir le numerus clausus aboutir à une paralysie.
M. Patrick Lepouzé - Pour compléter, nous avons à gérer de plus en plus d'entrants qui présentent des profils psychologiques perturbés. C'est un élément déterminant dans la prise en charge au quotidien des personnes qui nous sont confiées. A Fresnes, environ 40 % des personnes relèvent d'une prise en charge psychiatrique à des degrés divers : de la prescription d'anxiolytiques pour pouvoir dormir jusqu'à l'hospitalisation d'office.
La prison en France devient le dernier lieu d'enfermement légal. Les articles 122-1 ne sont quasiment plus prononcés ; le nombre d'articles D. 398, c'est-à-dire les hospitalisations d'office depuis les établissement pénitentiaires, explose complètement. La prison doit se débrouiller avec tous ces éléments.
Le fait d'obtenir ou de réfléchir sur l'attribution d'un numerus clausus pour les maisons d'arrêt permettra aussi de prendre en charge correctement ces personnes, ce pour quoi nous ne sommes pas formés. Je ne sais pas prendre en charge un psychotique ou un psychopathe, ce n'est pas mon métier. Et pourtant je le fais parce que je n'ai pas le choix. J'ai passé ma semaine de permanence à l'établissement avec un détenu qui faisait des phlébotomies à répétition. Que voulez-vous faire face à un tel cas ?
La prison c'est peut-être demain pour un de nos proches. Quand on en arrive à obliger une personne prévenue à partager son espace vital avec un psychotique ou une personne qui présente un profil psychologique particulièrement perturbé, la vie devient insupportable et inhumaine.
M. le Rapporteur - C'est en outre dangereux pour le détenu et le personnel.
M. Patrick Lepouzé - Le personnel travaille mal car il n'a pas les moyens de mieux travailler. Au bout du compte, c'est la prise en charge de l'établissement qui en pâtit.
M. Robert Badinter - Aucun progrès n'est possible dans la vie carcérale sans une amélioration parallèle des conditions du personnel et des détenus.
Aujourd'hui, quelle est la revendication prioritaire du personnel afin d'améliorer la situation en ce domaine ? Avez-vous évoqué le problème terrible des psychopathes en prison ?
M. Christophe Le Petitcorps - Actuellement, certains établissements sont confrontés à des phénomènes inquiétants de sous-effectifs. Certains personnels ne sont plus encadrés.
M. Michel Beuzon - Le problème actuel est peut-être conjoncturel. Notre difficulté est liée à la modification du 1/5 e , la difficulté de recruter et la formation engagée par l'ENAP.
Actuellement, la plupart de nos collègues, chefs d'établissement, ont dégarni les postes. En dix ou quinze ans, on n'a jamais vu une telle rupture dans le calendrier entre départs et arrivées. La gestion des ressources humaines est catastrophique et dénoncée par le rapport de la Cour des comptes. Des agents arrivent du concours, d'une autre commission d'administration ou d'une autre commission paritaire. Ils sont réaffectés, mais à peine ont-ils pris leur service qu'ils repartent. Nous attendons alors six à huit mois pour que le personnel revienne.
En fait, nous gérons au quotidien des poudrières parce que le personnel voit sauter ses repos. Le débat sur les 35 heures sera bientôt engagé indépendamment de notre difficulté en matière d'indemnisation du temps de travail : nos collègues syndicaux vous en parleront.
Nous considérons qu'il faut revoir en urgence l'espace-temps de la vie du détenu dans la journée : allonger la journée et ne plus donner le repas à 17 heures 30, mais organiser des activités, faire du qualitatif pour le personnel de surveillance dans sa fonction d'observation. Il faut créer des postes d'emploi sur du relationnel : nous avons besoin de guides, de références. Pour les jeunes détenus ou pour d'autres populations particulières, nous avons mis du personnel sur des postes en gestion fixe ; chaque fois, la tension a été atténuée et la relation d'excellente qualité. Or, le problème de la prison repose en permanence sur le degré de relations à avoir avec la population pénale.
Le surveillant de prison ou le directeur de prison ne peut pas faire son travail sans voir le détenu. Si le détenu ne voit pas le directeur, c'est problématique. Si le directeur ne sait pas ce qui se passe dans ses murs, c'est problématique. La difficulté est la gestion des collectivités. Les 300 directeurs constituent un petit corps dont la moyenne d'âge au recrutement avoisine les 28 ans et trois mois. Même avec un bac+6 ou +7, assez répandu dans la fonction publique, à 40 ans, la plupart des collègues sont usés par la pression, par la difficulté du métier et par l'ignorance permanente de la manière de réagir.
Les établissements sont gérés au quotidien, avec une déconcentration très importante et des pressions énormes créées par la hiérarchie. La difficulté est de nous adapter chaque jour. La profession connaît un malaise : lors de visites, les collègues responsables des établissements vous en parleront tous alors qu'il n'en était pas question il y a dix ou quinze ans.
C'est un problème d'intérêt par rapport au travail et à notre sens du service public poussé au point que nous ne ferons jamais grève. Nous restons convaincus du caractère relationnel de notre métier, mais celui-ci devient difficile en raison de la pression et en l'absence d'un cadre de référence dont nous ne disposons plus et qui est pourtant si nécessaire.
Que doit faire le détenu ? Où doit-il être affecté ? Quelles sont les charges du personnel ? Les conflits sociaux à répétition ont mené l'administration à s'adapter à la revendication syndicale mais jamais à remettre à plat le fonctionnement général des prisons. Il conviendra d'engager un dialogue social qui associera les personnels à cette réforme des prisons. C'est une nécessité aujourd'hui.
Notre seule revendication, c'est la modification du 1/5 e et pas le départ à la retraite à 55 ans. Nous aimerions obtenir l'équité par rapport à la navigation aérienne : la bonification du 1/5 e comme l'a obtenu le personnel de surveillance, de même que nos collègues chefs d'établissements qui gèrent jusqu'à 100 détenus. A ce jour, les directeurs nommés après la réforme de 1975 sont au sommet de la hiérarchie à environ 50 ans et il leur reste beaucoup d'années à accomplir. Aucun candidat ne se présente pour ces postes : c'est un problème de gestion et de mobilité des cadres.
Je souhaiterais que vous puissiez nous écouter sur cette difficulté structurelle : c'est un problème d'intérêt vis-à-vis de la fonction pour les vingt prochaines années. A 50 ans, les hommes sont usés par le métier.
M. le Président - Nous aurions encore beaucoup de questions à poser, notamment sur une plus grande autonomie des établissements pénitentiaires, une responsabilité confiée au responsable d'établissement, alors que la structure paraît pyramidale. On vous délègue des crédits ; le savez-vous ou non, les recevez-vous ou non ?
Vous avez évoqué le rôle et la formation des personnels de direction. A propos du rôle, vous avez décrit les problèmes que vous rencontrez. Beaucoup de directeurs sont jeunes. Nous nous interrogeons sur la formation : vous paraît-elle suffisante, améliorable ?
M. Patrick Wiart - Je vais prendre mes fonctions au Centre des jeunes détenus de Fleury-Mérogis. J'ai géré la formation des surveillants pour devenir cadres à l'école pénitentiaire. Cette formation est entièrement repensée aujourd'hui : d'une formation en un an, nous passons à une formation en deux ans ; la seconde année n'est pas uniquement destinée aux stages mais aussi à la formation complète avec alternance sur le terrain.
Une réflexion est actuellement menée à l'ENAP sur les contenus de formation par rapport aux besoins. La difficulté d'un personnel de direction est de pratiquer un métier à multiples facettes puisqu'il faut gérer la population pénale avec ce qu'elle sous-tend de relations humaines, de conflits, d'appréhension aux problèmes psychiatriques. Le directeur est aussi un gestionnaire financier, un administratif, un garant de l'application des textes. La formation devrait répondre aux facettes du métier mais il y a autant de pratiques différentes que d'établissements. Parfois l'équipe directoriale est étoffée avec des spécialisations, parfois le directeur n'a pas d'adjoint et doit tout faire tout seul.
Nos cadres, heureusement, sont recrutés à un niveau très correct et suivent une formation qui s'adapte en permanence aux besoins sans pour autant compenser la difficulté de mener de front plusieurs activités.
M. le Président - Nous vous remercions. Si vous avez d'autres éléments à nous communiquer, vous pouvez nous les écrire.
M. Michel Beuzon - Nous vous remercions de l'intérêt marqué par les élus de la Nation pour les prisons : il s'agit d'un grave problème de société.
Audition de MM. Jean VELLARD,
président,
Paul-Damien STAQUET, directeur de l'enseignement,
et de
Mlle Suzanne COCHIN, responsable des inscriptions,
de l'association
" Auxilia "
(3 mai 2000)
Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. Vellard, Staquet et à Mlle Cochin.
M. Jean Vellard - En quelques mots, je vous présente l'association "Auxilia - Formation et amitié : une nouvelle chance" . Elle a été créée en 1929 à l'initiative d'une malade de Berck, pour un enseignement à distance à destination de malades tuberculeux. Cette idée a tout de suite pris et le champ d'activité s'est étendu à tous types de maladie et de handicap physique. Depuis la fin des années 50, elle s'est élargie aux détenus. L'association est reconnue d'utilité publique depuis 1953. Elle propose un enseignement gratuit par correspondance à des adultes en difficulté, handicapés physiques, détenus, chômeurs démunis, en vue de leur insertion sociale et professionnelle. L'association Auxilia est agréée par l'académie de Versailles au titre d'organisme privé d'enseignement à distance, hors contrat.
Notre intervention dans les établissements pénitentiaires remonte à 1959. Une convention écrite a été établie en 1992 entre l'administration pénitentiaire et nous-mêmes ; elle a été réactualisée le 1 er juillet 1999.
Auxilia est l'une des dix associations nationales participant à la mission de réinsertion des détenus. Trois d'entre elles leur assurent une formation (Auxilia, le GENEPI et le CLIP qui propose une initiation à l'informatique). Auxilia est la seule association à proposer un enseignement gratuit par correspondance.
Les effectifs des élèves d'Auxilia : actuellement, 1 594 élèves dans diverses matières et à tous les niveaux, dont 1 476 hommes et 118 femmes. Ces élèves se répartissent ainsi : 928 dans 83 maisons d'arrêt, 215 dans 18 centres de détention, 353 dans 25 maisons centrales, 52 dans d'autres établissements (CSL...) et 46 après leur libération.
Selon les chiffres de l'administration pénitentiaire, 66 % des 2 800 détenus qui suivent des cours par correspondance en France sont inscrits à Auxilia ; nous représentons donc les deux tiers, un tiers relevant du CNED. C'est le résultat d'un enseignement extrêmement individualisé, personnalisé. Le CNED reste indispensable. C'est une grosse structure obligeant à des inscriptions à des périodes bien précises de l'année, alors que nous accueillons les élèves à tout moment dans l'année.
Les formations assurées aux élèves se répartissent ainsi :
• Niveau primaire : 11,6 %
• Remise à niveau en enseignement
général : 74,5 %
• Formations qualifiantes conduisant à la
préparation d'un diplôme (Brevet, Baccalauréat, DAEU,
certains BEP et BTS...) : 13,9 %
Je vous donne à présent notre point de vue concernant les conditions de formation dans les établissements pénitentiaires.
L'accès à l'enseignement et à la formation est un droit fondamental. Il est aussi l'une des conditions essentielles à la réinsertion sociale et professionnelle des détenus.
Auxilia a dans ce domaine une longue expérience grâce à son enseignement par correspondance ou en présentiel ; en effet, dans certains établissements, nos visiteurs enseignants peuvent également se rendre pour enseigner en direct. Son avis repose donc sur des réalités dont il peut témoigner.
Il existe dans les établissements pénitentiaires des structures et des activités diverses pour l'enseignement, la formation et la culture. Mais, d'une part, leur mise en place et leur bon fonctionnement varient beaucoup selon les lieux et les personnes ; d'autre part, elles sont trop cloisonnées et perdent de leur efficacité du fait d'une regrettable absence de concertation entre les différents intervenants (personnels compétents, bénévoles et organismes extérieurs) dont les actions sont pourtant complémentaires. Enfin, il faut souligner que seule une très petite minorité de détenus en profite.
Au demeurant, comment une personne -- pour qui la remise aux études exige des efforts difficiles et combien méritoires -- peut-elle valablement lire, réfléchir, écrire, travailler dans une cellule partagée avec d'autres, dans le bruit constant et sans disposer de la place nécessaire ? Aussi demandons-nous en priorité que la règle devienne partout en maison d'arrêt une cellule individuelle par détenu avec un équipement matériel et sanitaire satisfaisant, bien éclairée et bien isolée des bruits extérieurs. Si, dans certains cas, la cellule de deux places peut s'avérer préférable, sa superficie et son équipement mobilier doivent alors être prévus en conséquence. Deux élèves d'Auxilia qui partagent la même cellule ne comportant qu'une table travaillent, l'un sur le lit, l'autre sur la table !
D'ores et déjà, il faudrait généraliser les salles d'étude pour permettre de travailler dans de bonnes conditions. Il est nécessaire également d'équiper tous les établissements de bibliothèques bien fournies directement accessibles. Il en est de même pour les équipements en informatique --condition impérative dans le monde actuel- pour la formation du plus grand nombre.
Nous témoignons de l'état d'extrême précarité financière des détenus reconnus "indigents" mais aussi de ceux dont les ressources sont très irrégulières et fluctuantes. Une vigilance permanente devrait être exercée de la part des travailleurs sociaux afin de répondre très vite aux besoins en papier, stylo, crayons et timbres, enveloppes et autres fournitures.
Pour les détenus qui, pour diverses raisons, ne peuvent suivre sur place les cours assurés par les enseignants de l'Éducation nationale et sont donc susceptibles d'être intéressés par un enseignement à distance individualisé, on constate dans certains établissements un manque d'information et des obstacles à une rencontre rapide avec le visiteur-correspondant d'Auxilia, alors qu'ailleurs la convention nationale passée avec l'administration pénitentiaire est appliquée de façon satisfaisante.
Le courrier pose trop souvent à ces élèves des problèmes importants : longs délais d'acheminement des devoirs et des corrections quand les lettres transitent par le juge d'instruction - Ne pourrait-il y avoir dans ce cas précis un aménagement de la règle ? -, absence de réexpédition à l'intéressé après transfert dans un autre lieu de détention -Il s'agit d'un abus évident-, et même parfois timbres joints "enlevés", ce qui est inadmissible.
Si l'on comprend les raisons qui limitent les possibilités d'envoi d'objets et de documents aux détenus, on admet moins que certains matériels pédagogiques neufs et laissés dans leur emballage d'origine non ouvert (lecteurs de cassettes, calculatrices et autres fournitures pour les mathématiques, matériel informatique, etc.) soient refusés sous prétexte que la "cantine" peut les leur fournir, mais à des prix plus élevés... Une adaptation des règles semble, là aussi, nécessaire.
La préparation à certains examens est souvent rendue impossible alors que l'on devrait trouver les solutions aux problèmes posés. Par exemple :
- le diplôme d'accès aux études universitaires (DAEU), quand il n'y a pas de convention entre l'établissement pénitentiaire et la ou les universités les plus proches ou qu'une exclusivité a été donnée à tel ou tel organisme (parfois plus onéreux) ;
- le brevet d'Etat d'éducateur sportif (BEES), quand le passage de l'attestation de formation aux premiers secours (ancien brevet de secouriste), exigé au préalable, ne peut être organisé sur place faute de partenariat de l'établissement avec un organisme local habilité (Croix-Rouge, pompiers,...).
Auxilia souhaite que les conclusions du récent rapport de la commission Canivet soient suivies d'effets : adoption d'une loi sur les droits des détenus et application d'un règlement intérieur général aux établissements, au moins par type d'établissement, garantis par l'institution d'un contrôle extérieur indépendant et permanent.
La lutte indispensable contre les diverses formes de violence, d'abus et d'atteintes à la dignité des personnes doit impérativement inclure tout ce qui empêche ou freine l'accès au savoir et à la formation. Il ne faut pas se limiter aux problèmes de douche ou de vie normale dans l'établissement.
Les problèmes urgents de locaux et d'hygiène doivent certes être traités avec tous les moyens exigés, mais la vie en prison ne se limite pas à cela. Elle doit assurer à la personne détenue l'assistance et l'aide dont elle a besoin pour se "construire" ou se "reconstruire" -si elle le désire- en vue de son intégration dans la société démocratique.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - J'ai écouté les propos de M. le président Vellard avec beaucoup d'intérêt. Ils confortent le fait que ce qui manque le plus dans notre système de détention, ce sont les efforts en vue de la réinsertion. La loi de 1987 ne reste souvent qu'un voeu pieux. On nous dit que c'est difficile dans les maisons d'arrêt parce que les détenus transitent ; il nous a été démontré qu'il y transitaient longuement. Dans les centres de détention ou les centrales, les choses ne paraissent pas très toniques.
C'est en contradiction avec ce que nous avons vu en Hollande ou en Angleterre où nous avons visité une grande prison dans la banlieue londonienne : un bâtiment central, le collège, est une ruche bourdonnante de gens qui travaillent par petits groupes dans les salles de classe.
Bien sûr, ce que vous avez dit concernant la cellule, son éclairage, la table de travail insuffisamment grande, tout cela pourrait être réglé dans le système de l'unité de vie à la hollandaise. Mais ne manque-t-il pas quelque chose auprès du directeur comme un organisme, une commission administrative où les intervenants extérieurs s'exprimeraient ? Ou une cellule de gens de l'administration pénitentiaire spécialement chargés des problèmes de formation et réinsertion, en nombre suffisant pour pallier ces petites vilenies d'arrachage de timbres, de classement aux oubliettes en cas de mutation, de retenue de colis pour forcer à se fournir à la cantine ? Comment voyez-vous la solution ?
M. Jean Vellard - L'administration pénitentiaire a un bureau chargé de l'enseignement et de la formation. C'est notre interlocuteur privilégié. Mais, dans une prison, tout est cloisonné et chacun ignore ce que fait son voisin. Or, en matière de formation, l'Éducation nationale intervient de façon autonome. Le service de formation dans le plan 13 000 dépend du gestionnaire.
M. le Rapporteur - Cela fonctionne-t-il mieux là ?
M. Jean Vellard - Ils font ce qu'ils peuvent. Tout dépend des personnes : si elles ne veulent pas travailler entre elles, elles s'ignorent superbement. Raison de plus pour des difficultés d'intervention sur les conditions matérielles de la vie en cellule qui dépendent du directeur lui-même. Nous avons ainsi trois portes : directeur, formation et éducation nationale, service de probation et d'insertion. Chacun fait son petit travail.
Nous souhaitons un règlement intérieur type, au moins par genre d'établissement, qui prévoie une vraie concertation entre les différents intervenants, qu'ils soient de la prison elle-même ou de l'extérieur. Énormément d'associations interviennent pour la formation, la santé, la culture. On ne se connaît pas et c'est dommage. Pour suivre une personne qui cherche à se réinsérer, nous disposons partiellement de beaucoup d'éléments, mais le suivi reste insuffisant. Pour en revenir à votre question, il serait bien d'avoir un suivi de la vie des détenus.
M. le Rapporteur - Je complète ma question : vos propos me conduisent à une réflexion sur le contrôle interne dans la prison. En commission Canivet, nous avons beaucoup parlé du contrôle externe et nous avons cherché des solutions. Mais je pense qu'un contrôle interne est tout aussi indispensable : je pense à la solution des commissions administratives des établissements publics administratifs.
Ce type de structure existe à Fresnes où je fais partie du conseil d'administration en tant que représentant du Sénat. Le directeur rassemble autour de la table son conseil d'administration, présidé par un magistrat à la retraite, très actif, avec tous les intervenants de la prison, des représentants des services de détention aux intervenants extérieurs. Tout le monde a au moins un représentant. Tout est discuté, débattu.
Ce que j'évoque n'est pas révolutionnaire puisqu'un directeur de l'administration pénitentiaire, M. Azibert, l'avait déjà proposé. Le climat serait très différent. Dans le cadre de la loi pénitentiaire, dans le cadre des règlements par type d'établissement -maison d'arrêt, centre de détention, centrale,...- le directeur ne serait pas mis en difficulté : je l'ai vu conforté par le débat qui portait sur le budget, sur l'utilisation des crédits, sur les difficultés rencontrées dans tel ou tel domaine. Des opérations aussi mesquines que la non-distribution du courrier ou la non-remise du matériel pourraient être réglées en quelques instants.
M. Jean Vellard - Mais l'un n'empêche pas l'autre, l'autre étant le contrôle externe. Cela revient à l'idée de concertation, officialisée, institutionnalisée. La grand-messe annuelle ou bi-annuelle où se retrouvent tous les gens de certains établissements est sympathique mais symbolique.
Concernant la formation et l'enseignement, outre ma fonction de président, je suis aussi visiteur de prison au titre d'auxiliaire, pour garder les pieds sur terre. Depuis cinq ans que je le suis, je demande régulièrement une réunion annuelle des différents intervenants en matière de formation, d'enseignement et de culture. Cela se limite à une douzaine de structures. Il s'agit d'inviter tout le monde : GENEPI, CLIP, Auxilia, Bibliothèque pour Tous, Éducation nationale, services formation. Nous n'arrivons pas à l'obtenir ; je n'en connais pas la raison, mais il y a des lourdeurs qui font qu'en l'absence d'un règlement intérieur, cela ne se fait pas.
M. le Rapporteur - Dans quel établissement êtes-vous visiteur de prison ?
M. Jean Vellard - A Nanterre où j'ai de très bons contacts. Je suis bien intégré, mais très individuellement, à côté d'autres qui font un travail précis et que je ne connais pas assez.
M. Paul-Damien Staquet - En tant que directeur de l'enseignement, je peux dire qu'aujourd'hui, c'est principalement une affaire de personnes. Auxilia est souvent bien perçue. Nous travaillons de plus en plus, car la nouvelle convention signée il y a un an et l'évolution depuis 1959 font que nous accueillons principalement des élèves en difficulté par rapport à l'administration pénitentiaire étant donné qu'il n'y avait aucun enseignement dans les années 60. Cela a évolué.
Dans un établissement où nous sommes bien perçus, nous travaillons la main dans la main : parfois, on nous propose d'envoyer un élève qui présente tel profil semblant mieux correspondre à notre activité ; d'autres fois, nous signalons aux services de l'enseignement qu'un élève souffre de solitude et de détresse et qu'il serait mieux dans un groupe. Les bonnes relations s'intensifient.
La personne responsable de la formation à Fresnes ne pouvait pas voir Auxilia. Si le personnel responsable de la formation dans un établissement adhère à l'idée de réinsertion pour les détenus, les choses se simplifient automatiquement.
Pour répondre à votre question, c'est uniquement lié aux personnes. La proposition de M. Vellard vise à permettre de dépasser ce stade interpersonnel. Une histoire peut parfois durer longtemps. A la limite, on a même oublié l'origine du différend. La collaboration est trop liée aux personnes.
M. Jean Vellard - Il faut connaître le type d'élèves que nous avons : vous pourriez parfois vous demander pourquoi ils ne suivent pas les cours de l'Éducation nationale sur place.
Mlle Suzanne Cochin - Je suis responsable du service Inscription détenus. Un détenu de n'importe quelle prison de France ou des DOM-TOM écrit à Auxilia : mon rôle est de lui répondre. A la circulaire préparée, je joins toujours un mot manuscrit pour personnaliser la lettre et montrer au détenu que c'est à lui en particulier que je m'adresse et que je réponds à sa question. C'est très important d'après les indications qui nous parviennent par la suite. Nous travaillons en complémentarité avec l'Éducation nationale sur place.
J'ai reçu beaucoup d'appels téléphoniques des services du SPI (service de probation et d'insertion), de l'assistante sociale, du directeur de l'enseignement ou de l'instituteur qui souhaitent savoir dans quelles conditions nous pouvons prendre tel ou tel détenu.
Cette formidable complémentarité devrait se répandre dans tous les centres pénitentiaires. Souvent, on m'appelle d'une prison ; j'explique ce que nous faisons, je réponds aux questions. Parfois, c'est moi qui appelle la prison pour signaler que nous avons un problème avec untel et je leur demande d'aller le voir. Nous faisons aussi intervenir le visiteur de prison de manière à boucler la boucle.
Mon souhait est de poursuivre ce que nous faisons actuellement, mais avec tous les centres pénitentiaires : travailler dans la confiance et dans la complémentarité.
M. Paul-Damien Staquet - Les élèves issus de cette évolution complémentaire sont surtout ceux qui se trouvent en quartier d'isolement, dans l'atelier, ou parfois, pour des raisons psychologiques, certains qui ne savent plus s'intégrer à un groupe ou, pour des raisons propres à la détention, ne peuvent pas l'être, et ceux qui, par mesure disciplinaire, sont mis dans la prison de la prison. Il y a aussi des détenus courants pour qui le projet Auxilia peut répondre aux attentes. La formation va du primaire à bac + 2, que ce soit par structure générale ou par projet personnel.
Mlle Suzanne Cochin - Certains détenus nous écrivent aussi pour les prendre en charge tout en demeurant élèves de l'Éducation nationale sur place. Parfois, le professeur va trop vite et l'élève a du mal à suivre ; il désire s'inscrire aussi chez nous et travailler avec la présence physique de nos bénévoles.
M. Jean Vellard - L'action entre associations est souvent complémentaire, avec le GENEPI, notamment. Certains de nos élèves en langues étrangères suivent simultanément les enseignements Auxilia et GENEPI très complémentaires en la matière. Il y a donc l'écrit et l'oral.
M. le Rapporteur - Quel est votre sentiment quant au résultat de vos efforts ? Le résultat est-il important, palpable ? Le considérez-vous comme limite ?
M. Jean Vellard - Nous avons des cas assez exceptionnels de gens qui ont suivi tout leur cursus scolaire, voire plus, à Auxilia.
Mlle Suzanne Cochin - Un ancien détenu, entré avec son certificat d'études, est ressorti licencié en mathématiques, après de nombreuses années.
M. Jean Vellard - C'est une exception mais qui indique que cela peut marcher.
Mlle Suzanne Cochin - Certains entrent avec le certificat d'études et passent le bac. Nous travaillons avec le détenu à partir de son stade et nous avançons à son rythme. S'il comprend mal un programme, le professeur s'y attardera davantage ; s'il intègre vite, le professeur peut accélérer.
M. Paul-Damien Staquet - C'est lié aux établissements. Depuis six mois, grâce à la convention, je rends compte au bureau du travail, de la formation et de l'emploi à l'administration pénitentiaire du nombre des élèves et des matières qu'ils suivent. Or, dans certains établissements, Auxilia est totalement inconnue alors qu'une information est lancée régulièrement. Avec un établissement où nous avons de bonnes relations en complémentarité, nous retirons des satisfactions relationnelles en cas de difficulté ou de projet d'une personne ; pour d'autres établissements, le mot "Auxilia" ferme l'écoute.
M. Jean Vellard - Même le mot "bénévole" semble péjoratif pour certains.
M. le Rapporteur - Quand vous rencontrez des difficultés, les évoquez-vous avec le bureau spécialisé de l'administration pénitentiaire ?
M. Jean Vellard - Certainement.
M. Paul-Damien Staquet - Nous avons d'excellentes relations normalement, mais nous avons parfois des déceptions. Chacun est maître chez soi. Comme ils ressortissent au domaine de la formation, leur intervention est extrêmement limitée. Dans d'autres établissements, tout dépend du directeur.
M. Jean Vellard - Nos élèves sont de tous niveaux, certains très proches de l'illettrisme. Certains préparent un examen, d'autres veulent suivre un enseignement pour s'épanouir, se changer les idées ou se cultiver. C'est essentiel pour la réinsertion d'une personne de s'intéresser à un domaine d'ordre culturel.
Mlle Suzanne Cochin - Certains détenus ont un niveau assez élevé -bac +5 ou +6- et écrivent à Auxilia pour étudier l'histoire, une langue ou la musique. C'est important, car psychologiquement, cela les aide à tenir.
M. Jean Vellard - Je me permets de souligner l'importance de notre réseau de professeurs bénévoles. Globalement, nous nous adressons aussi à des handicapés, à quelques chômeurs, à des détenus ; nous avons 1 600 à 1 700 professeurs pour 3 000 à 3 500 élèves.
Les professeurs sont tous bénévoles, soit en activité soit en retraite. Certains sont enseignants de métier, d'autres ne le sont pas mais sont tous compétents dans la discipline qu'ils enseignent. Chaque professeur est rattaché à un groupe régi par un chef de groupe selon la matière enseignée. Il n'est jamais perdu parce qu'il peut contacter des délégués départementaux qui réunissent les professeurs d'une circonscription géographique. Il reste en relation avec la direction de l'enseignement à Boulogne.
Ce nombre de 1 600 à 1 700 professeurs bénévoles est formidable ; tous les ans, il nous faut trouver 200 à 300 nouveaux professeurs pour assurer les remplacements. De plus, certaines matières se développent plus que d'autres ou plus qu'avant. C'est touchant de revoir certains depuis vingt ans, malgré toutes les déceptions vécues.
Mlle Suzanne Cochin - Je réponds à environ 2 200 lettres par an. Ce service fonctionne toute l'année, ce qui est important du point de vue psychologique.
M. Jean Vellard - Parmi ceux qui s'inscrivent, il ne faut pas croire que ce sont tous des élèves studieux. Nombreux sont ceux qui abandonnent rapidement ou au bout d'un certain temps. Pour ces professeurs qui donnent leurs heures bénévoles, apparaissent de fortes déceptions. C'est pourquoi on leur dit de ne pas se contenter d'un seul élève mais d'en prendre deux pour augmenter les chances d'avoir un élève qui suive toute la formation.
M. Paul-Damien Staquet - Par ailleurs, il est difficile de parler de réinsertion dans le monde d'aujourd'hui sans formation minimale à l'informatique. Via son réseau d'enseignants issus de grandes entreprises, Auxilia peut fournir des ordinateurs quand ces firmes changent leur parc et nous le vendent pour un franc symbolique.
Nous avions une correspondante Auxilia très connue dans les établissements : elle a pu introduire un ordinateur mis à disposition des détenus. La formation en comptabilité ou en informatique de plusieurs détenus nécessitait l'emploi d'un ordinateur ; j'ai écrit au directeur et je n'ai jamais obtenu de réponse.
Même si c'est limité, je trouve regrettable que, dans un rapport de confiance avec l'administration pénitentiaire de certains établissements, de par nos contacts avec de grosses entreprises comme Thomson, Schlumberger ou d'autres prêtes à fournir des ordinateurs, je ne puisse les mettre à disposition gratuitement, sans chercher un quelconque intérêt commercial.
Comment peut-on parler de réinsertion sans une formation minimale en informatique ? Nous créons un cours d'informatique par correspondance, mais je connais la difficulté car c'est un domaine particulier. Je pose la question, car pédagogiquement on ne peut parler d'insertion sans une formation informatique aujourd'hui.
M. le Président - Vous gérez un centre d'hébergement et de réadaptation sociale ?
M. Jean Vellard - Nous avons trois activités historiques à Auxilia. La première présidente a créé à Bourg-la-Reine un foyer de convalescence pour anciennes malades tuberculeuses. Il a évolué et est devenu un centre d'hébergement féminin de réinsertion sociale où 25 jeunes femmes restent de six mois à un an, pendant lesquels nous les aidons à devenir davantage autonomes, à chercher un emploi, un logement. Nous avons aussi un centre de rééducation professionnelle pour handicapés physiques. 120 stagiaires y restent quinze mois, grosso modo, avec des stages en entreprise. On les aide à se reconvertir. Ces gens ont subi une maladie invalidante ou un accident ; ils sont forcés de changer de travail. Ils sont reconnus par la COTOREP et sont pris en charge avec, selon les années, un niveau de reclassement de 70 à 90 % de personnes dans le circuit normal.
Nos trois activités ont toutes pour but la lutte contre l'exclusion et la réinsertion, mais sont très différentes : enseignement à distance, centre d'hébergement et centre de rééducation professionnelle. Cela nous pose des problèmes budgétaires car certains nous croient riches ; en réalité, les deux budgets des établissements viennent de la DDASS qui décide en fonction de nos propositions. Mais cela gonfle notre budget, alors que notre malheureux budget annuel, sur 17 MF pour nos trois activités, ne consacre jamais que 2 MF à l'enseignement à distance. Nous n'arrivons pas à couvrir complètement nos besoins avec ces 2 MF ; ils sont couverts par les dons, par la taxe d'apprentissage qui ne cesse de baisser, par les subventions de plus en plus aléatoires. Nous prions le ciel qu'un legs nous parvienne, mais c'est exceptionnel.
M. le Président - Dans votre centre, vous accueillez parfois d'anciennes détenues ?
M. Jean Vellard - Cela se pourrait, mais ce n'est pas tellement notre public ; ce sont plutôt des jeunes femmes qui ont des difficultés.
M. le Rapporteur - Les jeunes mères peuvent être hébergées avec les enfants ?
M. Jean Vellard - Non, les enfants sont placés. Par contre, les enfants peuvent venir le week-end ; un aménagement est prévu.
M. le Président - Nous en avons terminé. Madame, messieurs, nous vous remercions.
Audition de
Me Francis TEITGEN,
bâtonnier de l'Ordre des avocats
à la Cour d'appel de Paris
(10 mai 2000)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, Président
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Me Francis Teitgen.
Me Francis Teitgen - Monsieur le Président, mesdames et messieurs, le barreau de Paris est honoré de participer à vos travaux et fonde un immense espoir sur eux. Malheureusement, l'histoire du barreau de Paris ne s'est pas écrite toute à notre gloire. De nombreux avocats parisiens ont fait part de leur indignation, parfois de leurs suggestions. Des syndicats d'avocats se sont emparés de la problématique et ont tenté de faire progresser les choses. Il a fallu l'émotion de l'année dernière pour prendre conscience que nous avions des choses à dire à la représentation parlementaire.
En octobre dernier, l'Institut de formation des droits de l'homme du barreau de Paris et celui de Lyon avaient organisé une table ronde sur le droit en prison, d'une richesse exceptionnelle, et qui devait attirer l'attention sur l'urgence à traiter la question des prisons. Nous avons laissé le temps passer et le livre de Véronique Vasseur a sans doute changé les choses. Nous avons pris conscience collectivement qu'une société qui a supprimé la peine de mort voit son degré de civilisation apprécié à l'aune du traitement de ses détenus. Nous avons là un devoir d'humanité et de remise à niveau de notre démocratie.
A la publication du livre, ma première réaction a été de penser que chacun devait essayer de réagir selon ses capacités et ses moyens. Modestement, j'avais lancé l'idée d'une permanence d'avocats à La Santé -la seule prison sur le territoire de Paris- qui aurait pour mission d'informer les détenus sur leurs droits.
Ma conviction profonde, et celle du barreau de Paris, est que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme doit nous guider. Un détenu jouit de la totalité des droits garantis par la Convention, à l'exception du seul droit d'aller et venir et, le cas échéant, des restrictions sur certains de ces droits dictées par sa situation particulière de détenu, soit en matière de sécurité de la maison d'arrêt, soit en matière d'hygiène. Ces restrictions mises à part, un détenu doit avoir accès à l'ensemble des droits garantis par la Convention.
Une manière d'améliorer la situation des détenus est d'informer ces derniers sur leurs droits de détenu. La situation est complexe : d'une part, l'avocat du détenu n'a de rapport avec son client que sur le dossier pénal le concernant, d'autre part, la préoccupation majeure du détenu est de se défendre dans l'affaire pour laquelle il est poursuivi. Le temps de chacun étant précieux, on s'est aperçu que l'avocat du détenu n'était pas son conseiller premier pour le renseigner sur ses propres droits. L'idée est ainsi venue d'une permanence d'avocats qui serait chargée d'informer le détenu sur ses droits et, le cas échéant, de l'aider à préparer sa défense pour le prétoire.
Cette idée a été admise et acceptée par le directeur de La Santé. La réaction de l'administration pénitentiaire, d'abord étonnée, pour ne pas dire négative, s'est apaisée. Enfin, la commission Canivet a repris cette initiative.
L'élément majeur est de tenir le détenu parfaitement informé de ses droits de "citoyen détenu", sachant que l'on est d'abord citoyen avant d'être un sujet de droit.
Je souhaitais que les avocats du barreau de Paris présents à ces permanences soient spécialement formés en matière de droit pénitentiaire qui est un droit "transversal". Figurant partiellement dans le code de procédure pénale, un de ses pans est administratif, mais il inclut aussi le droit médical, le droit à la réinsertion dans la vie postérieure à la période de détention.
Une équipe spéciale d'avocats et de professeurs de droit spécialistes en matière pénitentiaire s'est proposée de former les confrères volontaires pour tenir ces permanences. La première séance de formation s'est tenue voici une quinzaine de jours avec la participation de 155 avocats du barreau de Paris. C'est montrer l'intérêt majeur que celui-ci accorde à la situation des détenus et l'effort qu'il désire consentir pour une amélioration de la situation en France.
Ma deuxième initiative est de réunir, le 14 juin à Paris, l'ensemble des professionnels concernés par la détention en général, pour essayer de fournir à vos commissions d'enquête parlementaires une réflexion globale d'avocats, de juges, de membres de l'administration pénitentiaire. Ce travail fera peut-être doublon avec le vôtre, mais il nous a semblé utile de réunir tous les professionnels de façon à fournir toutes les informations possibles en la matière.
Dernière observation : depuis longtemps, nous menons un combat pour que l'avocat, celui par lequel le droit arrive, soit plus largement admis dans la prison. Nous pensons bien sûr aux prétoires.
Nous sommes là dans le cadre d'un progrès de civilisation et d'une application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. La Cour avait indiqué que des peines pouvant frapper des soldats -peines de consignation s'apparentant à la matière pénale- devaient être précédées par des garanties de procédure répondant aux conditions de l'article 6. Cette peine du "mitard" se rajoutant à la peine, il convient de la "judiciariser".
Tout progrès du contradictoire, tout progrès de droit de la défense, tout progrès dans la discussion est un progrès majeur, d'abord parce que, pour le détenu, il éloigne l'arbitraire et que la sanction disciplinaire, moins arbitraire parce que débattue, pourra être mieux appréciée, mieux jugée et mieux comprise. La paix civile pourrait venir de ce progrès de droit. Il semble que nous ayons gagné une bataille, cette mesure ayant été adoptée par l'Assemblée nationale ; c'est un progrès considérable.
Sans vouloir donner de leçon, la représentation nationale a une très haute conscience de l'importance de ce débat sur la détention aux yeux de l'opinion publique. Nous sommes assez loin de l'époque où l'opinion se félicitait du mauvais sort réservé aux détenus. Parce que notre société a progressé, l'affaire des prisons "4 étoiles" est définitivement enterrée. Il faut aller au-delà et envisager la prison pour ce qu'elle doit être : la sanction à un comportement grave de violation de l'ordre public, mais jamais une sanction sur une sanction, une solitude sur une solitude, ou un enfermement sur un enfermement ; jamais une solution intolérante pour la démocratie et jamais un lieu contraire à la dignité humaine pour la France.
C'est pourquoi nous avons à la fois le fort sentiment que nous sommes partie prenante à ce débat et que nous avons quelque chose à vous dire, mais aussi et surtout une confiance absolue et un espoir important dans les travaux de la commission.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Votre discours est très tonique. J'ai siégé au sein de la commission Canivet où nous avons entendu beaucoup de propositions. Finalement, la commission a adopté un schéma de contrôle externe avec le contrôleur général, calqué sur le principe britannique, avec des médiateurs dont on ignore qui les désignera mais qui se fédéreront pour désigner un président des médiateurs de France et quelques mesures d'organisation interne.
Vous nous avez dit que vous alliez réunir tous les professionnels, en particulier les avocats. Pouvez-vous préciser les professionnels auxquels vous pensez pour faire une proposition constructive d'amélioration du système carcéral français ?
Me Francis Teitgen - Nous allons réunir l'ensemble des avocats, des magistrats concernés par le domaine pénitentiaire -juges d'instruction, procureurs de la République, juges du siège-, des médecins pénitentiaires, l'ensemble des ONG intéressées par la question de la prison. Nous avons le concours de la direction de l'administration pénitentiaire à la Chancellerie. Nous ferons venir des personnalités qualifiées, comme Mme le docteur Véronique Vasseur ou le merveilleux aumônier du Mans, auteur d'un livre extraordinaire.
M. le Rapporteur - Ce livre a déjà été versé aux archives de la commission.
Me Francis Teitgen - Ce livre est à lire : il est émouvant, éblouissant et intelligent.
Ce sont des personnes intéressantes qui, à l'occasion d'une journée de réflexions libres et constructives, feront part d'expériences vécues et tenteront de suggérer des pistes de recherche.
Je repense à notre initiative du 18 février, pendant les vacances scolaires : nous avions réuni un petit colloque à la maison du barreau à Paris, autour du Dr Vasseur et de M. Jean-Jacques Prompsy et de quelques professionnels. L'auditorium était comble, et certains ont dû assister aux débats grâce à un circuit vidéo installé dans l'entrée. On s'est rendu compte alors de l'émotion et de l'intérêt porté par la société aux problèmes soulevés par la détention.
M. le Rapporteur - Monsieur le Bâtonnier, des sondages d'opinion permettent déjà de dire que l'opinion française a beaucoup changé à l'égard des prisons : 70 % des gens interrogés disent non au fonctionnement actuel indigne du système carcéral français.
Cela étant dit, au-delà de l'émotion, et pour aller au fond des choses, la judiciarisation des décisions du juge de l'application des peines aura un effet boule de neige : interventions d'avocats, éventuellement au prétoire lui-même avec une procédure contradictoire, interrogations sur la capacité pour les avocats à suivre, à être présents, sur l'apport de l'aide juridictionnelle. Ils feront du bénévolat, mais répondront-ils à toutes ces demandes ? Le prétoire se réunit parfois assez rapidement : comment pourrez-vous vous déplacer ? Il faudra de véritables équipes polyvalentes. Est-ce sérieux ? Y aura-t-il un véritable mouvement au-delà de l'émotion actuelle ?
Me Francis Teitgen - Je ne peux m'exprimer qu'au nom du barreau de Paris. A chaque réforme qui a augmenté la charge de travail des avocats et leur obligation de vigilance, les avocats du barreau de Paris ont toujours répondu par l'affirmative. Et cela s'est poursuivi.
Un exemple simple : à la vingtième heure de garde à vue, les avocats devaient être présents. L'affaire était complexe, car 51 centres de garde à vue existent à Paris. Depuis sept ans, des avocats sont disponibles, présents à l'heure, qui font leur métier ; cela ne pose pas de difficulté. En tout cas, pour le barreau de Paris, je peux garantir que les avocats seront présents au prétoire à tous les moments où, pour un détenu, il y aura lieu d'intervenir pour faire valoir sa défense. Le barreau de Paris prendra les moyens de sa politique : à défaut, il craindrait trop d'avoir la politique de ses moyens.
M. le Rapporteur - Vous avez parlé des prisons "4 étoiles". En réalité, nous assistons là aussi à un changement d'état d'esprit progressif, même si la population française exprime encore parfois une certaine amertume, à mon avis injustifiée.
On s'oriente aujourd'hui vers l'unité de vie hollandaise, monocellulaire, avec un seul occupant par cellule. Voyez-vous des inconvénients à ce dispositif ou pensez-vous qu'une partie de la population carcérale demandera autre chose, comme la dérogation pour des cellules à deux ? A force de dérogations, on finira par annuler le principe et par ne plus suivre la règle qui vise à placer un homme par cellule, selon la loi de 1875. Quelle est votre avis ?
Me Francis Teitgen - On n'applique déjà pas la loi aujourd'hui ! Il n'y a pas de possibilité pour un détenu d'obtenir le droit que la loi lui accorde. Déjà, mettons-nous en mesure de fournir à chaque détenu une cellule isolée ; une fois dans cette situation positive, si des détenus préfèrent se trouver à deux, ils le choisiront. L'intolérable est d'être quatre ou six par cellule, d'autant qu'il n'y a pas le choix et qu'un certain nombre de conditions résultant d'une trop grande promiscuité, notamment en matière d'hygiène, rendent cette situation difficilement acceptable. Un effort important est à faire pour que chaque détenu puisse être en cellule isolée s'il le désire, puisque c'est son droit, et donc exercer un droit que la loi lui donne. Si des détenus désirent se trouver à deux par cellule, c'est leur liberté.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Les Hollandais en sont arrivés à refuser ces dérogations. En contrepartie, quand un homme ou une femme se trouve seul dans une cellule, une animation permanente doit être prévue, avec un réveil plus précoce et un coucher plus tardif, avec diverses activités collectives.
Convient-il de repenser le système carcéral dans l'activité éducative, en développant les principes d'une vie en société ? Le but est de pouvoir faire sortir un jour le détenu de prison pour qu'il reprenne sa place dans la société.
Me Francis Teitgen - C'est clair. Mais cette hypothèse vise une personne détenue dans le cadre de l'exécution d'une peine postérieurement à une condamnation. C'est alors que la question de la réinsertion se pose et devrait être l'objectif essentiel de l'emprisonnement. Personne ne nie qu'une sanction est nécessaire, qui doit se doubler d'une capacité à réinsérer la personne. Toutes ces activités sont quasi impensables pour des détenus en détention provisoire qui n'ont comme seul objectif que d'attendre leur procès et de se défendre le jour venu.
Il est impensable d'imaginer la vie en prison identique pour des détenus en détention provisoire et pour les condamnés définitifs. Est-il imaginable de penser à une vie équivalente pour les détenus jeunes qui ont encore leur éducation et leur formation professionnelle à parfaire et pour les détenus dont la formation est derrière eux ? A un moment, une des réflexions à mettre en oeuvre est de savoir quel régime de détention pour quel détenu, dans quelles circonstances, sans essayer de traiter l'ensemble dans une globalité qui ne peut fonctionner dans la situation actuelle.
M. le Président - Trois populations diverses vivent dans les maisons d'arrêt : des prévenus en attente de jugement, des condamnés à de longues peines encore en maison d'arrêt faute d'avoir été affectés dans un établissement pour peine, et des condamnés à de courtes peines, notamment des jeunes. Cette population n'est pas homogène et rend la gestion, en dehors de la sécurité, pratiquement impossible.
C'est la réalité de certains établissements, notamment dans la région Ile-de-France.
Me Francis Teitgen - Mon allusion aux prisons "4 étoiles" signifiait que cette vision ne me semblait plus partagée par nos concitoyens, en tout cas dans leur manière de le dire. Est-ce simple pour quelqu'un dans une situation économique difficile, qui peut être un exclu de la société mais non marginal, de penser qu'un détenu serait mieux traité que lui ? M. Badinter pourrait en parler mieux que moi. Dans l'inconscient collectif, l'humiliation du détenu n'est peut-être pas complètement vaine. Mais fabrique-t-on un ciment social sur l'indignité ou sur la souffrance ? Le même auteur a répondu par la négative.
M. Robert Badinter - Selon vous, la priorité des priorités aujourd'hui, est-ce la situation dans les maisons d'arrêt dans les grandes agglomérations ? Pour le Gouvernement, tout est choix et tout choix est prioritaire. Il faudra bien voir cela avec le garde des Sceaux.
Me Francis Teitgen - Je ne suis pas un décideur politique. Mais la priorité des priorités est de mettre un terme à la détention provisoire et de rechercher des solutions alternatives. Il est singulier que dans notre culture juridique, la seule peine envisagée soit la prison. Dès qu'une peine n'est pas la prison, on parle de sanction alternative sans préciser "sanction alternative à la prison".
En deuxième lieu, il me paraît excellent d'avoir des prisons dans la ville. Je suis frappé de ces files de gens à l'arrêt de l'autobus de l'administration qui attendent de pouvoir emprunter le bus pour se rendre à Fleury-Mérogis. Venus d'une banlieue lointaine, ils viennent faire la queue durant des heures pour avoir le droit de visiter un détenu une demi-heure ou une heure, après des contrôles interminables, dans des conditions difficiles ! Ces scènes sont absentes des prisons dans la ville ; de plus, ces dernières rappellent au citoyen qui vit dans la ville et que, rue de la Santé, se trouve une prison, que les prisons existent dans notre société. Par conséquent, il convient de mieux traiter les prisons sous un contrôle externe, y compris du regard citoyen.
Fleury-Mérogis est totalement isolée dans cette horrible plaine, offerte à tous les vents, au froid et au chaud, loin de la ville, loin de tout. Il me paraît plus souhaitable d'avoir des prisons dans la ville. Faut-il que ce soient des centres de détention, des maisons d'arrêt ? C'est une autre question.
M. le Rapporteur - Quand on passe auprès de La Santé et ses hauts murs, c'est un symbole qu'il est difficile d'oublier.
Me Francis Teitgen - A condition de ne pas ériger les prisons à 80 kilomètres de Paris pour ne plus les voir. Car les murs resteront hauts.
M. le Rapporteur - On pourrait envisager les alentours du boulevard périphérique.
M. Jacques Donnay - La lenteur des procès et la durée de présence des détenus dans les maisons d'arrêt ne contribuent-elles pas à une aggravation de la situation ? D'autre part, êtes-vous favorable au numerus clausus ?
Me Francis Teitgen - Qu'est-ce que ce numerus clausus ?
M. Jacques Donnay - Cela signifie que pour tant de places dans les prisons, il n'y aura pas un détenu de plus. Pour en ajouter un, il faut en relâcher un autre : on impose au juge un quota, un numerus clausus.
Me Francis Teitgen - Je vous souhaite bonne chance avec les magistrats de l'Association française des magistrats chargés de l'instruction. Je ne vois pas comment c'est possible juridiquement. Ce serait d'ailleurs terrible, car cela voudrait dire que ce n'est pas la nécessité juridique ni la conscience du juge qui l'a contraint à mettre un homme ou une femme en prison, mais le nombre de places disponibles. Si cela était vrai, il faudrait interdire au juge de mettre qui que ce soit en détention avant le jugement.
Soutenir cette thèse entraîne que quelqu'un ira en prison s'il y a une place et n'ira pas s'il n'y a pas de place. J'espère que celui qui met quelqu'un en prison ne le fait que si, en son âme et conscience, c'est la seule possibilité de préserver l'ordre public.
J'avais été très frappé par l'affaire de magistrats à Nantes qui avaient ordonné la mise en liberté de personnes précédemment placées en détention provisoire, parce que choqués par un arrêt d'une chambre d'accusation qui avait remis quelqu'un en liberté. Pour manifester leur mécontentement, ils avaient libéré une dizaine de personnes placées en détention provisoire. J'avais été très choqué par ce comportement qui montrait bien que le placement en détention de ces personnes-là -je n'ose imaginer qu'ils aient remis en liberté quelqu'un dont l'enfermement s'imposait à tout prix au regard de la préservation de l'ordre public par signe de protestation- relevait plutôt de l'arbitraire.
M. Michel Dreyfus-Schmidt - Il y a pas que l'ordre public.
M. Robert Badinter - Le terme de numerus clausus est mal venu et lourd d'un passé douloureux : il veut simplement dire que l'on ne peut pas dépasser un certain seuil de détenus dans un établissement déterminé. Cela signifie : il n'y aura pas plus de 500 détenus dans cette prison.
Me Francis Teitgen - Cela veut dire aussi qu'il y aura toujours 500 détenus dans cette prison.
M. Robert Badinter - J'en suis convaincu.
M. le Président - Certains établissements ne sont pas remplis.
M. Robert Badinter - En tout cas, on ne dépasse pas le nombre. Si l'on dit que La Santé peut contenir 1 100 personnes, pas une de plus, cela veut dire que les autres devront être placées ailleurs.
Il existe déjà une telle limitation dans les centres de détention. C'est lié à la privatisation des services : dans les centres de détention appartenant à la série des 13 000 de M. Chalandon, les contrats passés avec les concessionnaires privés prévoient que l'on pourra accueillir tant de détenus et pas plus. Pas plus de 10 %. Au-delà, le contrat de concession peut être résilié avec des dommages et intérêts. Pour éviter de payer, on respecte les normes.
Me Francis Teitgen - C'est le principe de l'équilibre financier du contrat.
M. Robert Badinter - La limitation a joué dans ces 13 000 prisons du programme. L'étonnant est d'avoir ainsi suscité des conditions de détention plus favorables que partout ailleurs : le système de la limitation a des effets bénéfiques. Au moins dans ces prisons, cela se vérifie.
En outre, je suis convaincu que l'observation constante de la capacité du contenant par rapport au contenu est de nature à constituer un frein au placement en détention provisoire. J'ai eu l'occasion de l'observer à plusieurs reprises : en période d'explosion carcérale, au sens physique du terme, les magistrats arrêtent immédiatement de placer en détention. On ne place plus en détention ou on limite considérablement, comme s'il existait un seuil à ne pas dépasser. Dans notre rapport, il conviendra de prendre cette réflexion en compte, mais pas le terme de numerus clausus : certains termes ne doivent plus être utilisés.
M. Michel Dreyfus-Schmidt - Pour le placement des mineurs, c'est très net.
Me Francis Teitgen - Cela nous incite à nous interroger sur le fondement de la détention provisoire et sur la manière dont elle est prononcée.
M. le Président - C'est un sujet vaste qui dépasse le cadre de notre commission d'enquête. C'est un débat engagé au Parlement où, une fois de plus, nous parlons de la présomption d'innocence et de la détention provisoire.
Je vous remercie.
Audition de M. Philippe MAITRE, chef de l'Inspection
des services pénitentiaires
(10 mai 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Philippe Maitre.
M. Philippe Maitre - En me rendant à votre convocation, je relisais une question que vous avez posée à la directrice de l'administration pénitentiaire, lors de son audition du 8 mars. Elle faisait état de la grave défaillance des organes d'inspection lors d'événements récents en maisons d'arrêt.
C'est donc avec beaucoup d'humilité que je vous révèle que je suis le responsable du seul service d'inspection interne de l'administration pénitentiaire depuis plus de cinq ans.
Je répondrai à ce titre aux questions mais, préalablement, votre commission souhaitera avoir quelques éléments sur les procédures et la manière dont les contrôles se déroulent à l'administration pénitentiaire pour mieux en cerner les difficultés et comprendre les raisons de leur insuffisance. Les contrôles méritent, à tous égards, d'être sensiblement renforcés et rendus plus efficaces.
Le ministère de la Justice dispose d'une inspection générale et de trois inspections techniques : une mission des greffes, qui s'occupe des greffes judiciaires, une Inspection de la protection judiciaire et de la jeunesse, dont le nom contient la mission, et l'Inspection des services pénitentiaires.
Le rôle de l'Inspection des services pénitentiaires est défini par les textes : c'est le contrôle des services déconcentrés de l'administration pénitentiaire, c'est-à-dire 186 établissements pénitentiaires, 100 services pénitentiaires d'insertion et de probation, et 9 directions régionales des services pénitentiaires.
C'est donc au total 297 cibles potentielles comprises dans le champ d'action de l'inspection, qui n'a pas à s'occuper de l'administration centrale, celle-ci échappant heureusement à sa compétence.
Pour ces 297 cibles potentielles, dont l'essentiel est constitué par les 186 établissements pénitentiaires, l'Inspection des services pénitentiaires est composée en théorie de cinq inspecteurs choisis parmi les membres des services pénitentiaires de haut niveau. A sa tête, un magistrat, membre de l'Inspection générale des services judiciaires, est mis à la disposition de l'administration pénitentiaire.
Chaque inspection doit être faite par deux inspecteurs, pour des raisons d'impartialité, de neutralité et d'efficacité. Une autre équipe de deux inspecteurs doit rester en permanence au siège de l'administration pénitentiaire en cas d'événement grave et urgent. C'est donc une équipe de deux inspecteurs qui a la capacité de tourner en établissements sur 297 cibles, en priorité sur 186 établissements. Ces inspecteurs doivent constater, mais aussi rédiger des rapports ; heureusement, la procédure est écrite chez nous aussi et c'est une garantie à laquelle nul ne saurait renoncer.
Suite à ces difficultés en matière d'effectifs, votre commission doit savoir que le mot contrôle recoupe des activités très différentes et que, selon l'objet du contrôle, l'investissement en personnel et en temps peut être très différent.
C'est une chose de constater la propreté ou la saleté dans un établissement, le bon état de maintenance des murs, l'existence d'installations sanitaires conformes, l'encombrement ou l'occupation normale des cellules, ce qui peut se concevoir en quelque heures ; c'est une autre tâche que d'enquêter sur des comportements, soit entre détenus soit entre personnels et détenus, soit parfois sur les rapports sociaux entre la direction d'un établissement et les membres du personnel.
Là, l'investissement n'est plus technique ; si des questions sont posées à ce sujet, je répondrai volontiers sur la façon dont nous procédons, il n'y a plus de manière préécrite de procéder. Et le temps passé en établissement pour cerner la réalité des choses et dégager les éléments d'enquête est plus nettement plus long.
Pour illustrer mes propos, un exemple parlant : dans la très regrettable affaire de Beauvais, l'Inspection des services pénitentiaires a établi une grande partie de la réalité des faits. Ce n'est pas moins de quatre mois de travail pour deux inspecteurs pour aboutir à la rédaction du rapport dans une forme telle qu'il pouvait être porté, dans le respect des garanties des droits des personnes mises en cause -personnel pénitentiaire-, devant le conseil de discipline de l'administration pénitentiaire. Quand vous reportez ce temps d'occupation de fonctionnaires à l'effectif du service, vous comprenez que cette occupation de moins en moins rare est extrêmement consommatrice en temps et interdit au service de procéder aux contrôles de routine sur certains dysfonctionnements qui mériteraient d'être pris en compte.
Quand nous consacrons autant de temps à des questions qui relèvent de la discipline, c'est qu'il y a une judiciarisation croissante de la procédure disciplinaire dans tous les corps de la fonction publique, judiciarisation nécessaire et souhaitable à mon sens, avec une procédure écrite, des procès-verbaux rédigés dans la forme judiciaire, un respect strict des droits des personnes entendues ; toutes procédures et façons de mener les enquêtes très consommatrices en temps mais plus équitables pour les fonctionnaires entendus.
A côté de ces activités de contrôle proprement dites, d'autres tâches sont dévolues à l'Inspection des services pénitentiaires, dont une très importante et grande consommatrice de temps : le conseil technique du directeur de l'administration pénitentiaire. Ce conseil technique s'exerce moins par le magistrat qui dirige le service que par les pénitentiaires de haut niveau, réservoir de compétence en administration centrale, à la disposition du directeur pour avoir des avis compétents sur la gestion quotidienne de l'administration.
Faut-il aborder déjà ce que je souhaiterais voir mis en oeuvre pour améliorer l'efficacité du service ? Elle passe par une augmentation sensible des effectifs, ce qui ne va pas de soi. Mme la directrice vous l'a indiqué : elle souhaite accomplir ce renforcement et s'est engagée dans cette voie. Mais, pour des raisons de composition du corps des personnels de direction et du caractère étroit des choix qui peuvent être faits dans ce corps qui ne compte que 320 fonctionnaires, et dont les meilleurs éléments sont disputés par notre service d'inspection et par la direction des grands établissements pénitentiaires où il faut des personnels compétents de haut niveau et expérimentés, ce renforcement ne va pas de soi. Il ne s'agit pas uniquement d'une décision administrative ou politique, mais d'un recrutement sur plusieurs mois ou années pour placer le service de l'inspection au niveau nécessaire.
Il faudra augmenter le nombre de magistrats dans ce service : si les pénitentiaires sont irremplaçables pour la technicité et les appréciations à porter sur le fonctionnement d'un établissement, les magistrats ont cet avantage d'être plus rôdés aux procédures et à la conduite des enquêtes, ce qui permet d'être plus efficaces.
Quelle que soit la taille du service, nous ne nous dispenserons jamais d'un contrôle externe des établissements pénitentiaires auquel je suis résolument favorable, même si certains l'ont vécu comme un concurrent de l'inspection interne. Il faut un contrôle externe pour beaucoup de raisons, et pas seulement parce que le service d'inspection interne ne sera jamais suffisant à lui seul pour réaliser toutes les missions qui lui incombent. Il faut un regard extérieur sur les prisons. On ne peut pas laisser une telle administration, même si les personnels qui y travaillent ont beaucoup de mérite, se contrôler elle-même en toute circonstance, en tout temps et en tout lieu.
Enfin, j'exprimerai un voeu qui ressortit à la loi, à savoir une harmonisation des procédures d'enquêtes disciplinaires et judiciaires.
En effet, un établissement pénitentiaire peut connaître deux types de dysfonctionnement : un dysfonctionnement purement pénitentiaire -c'est le cas si un fonctionnaire laisse ouverte une porte ou une grille, ce qui provoque une évasion ou un mouvement collectif. Cet événement pénitentiaire peut être traité par une inspection administrative. Mais, fréquemment, il peut se passer qu'une partie de ces dysfonctionnements dont se fait écho la presse relèvent de la catégorie des faits de droit commun commis en milieu pénitentiaire, comme des violences entre détenus, ou un viol entre détenus, ce qui se produit plusieurs fois par an, des violences contre un surveillant ou inversement parfois.
Tout cela nécessite des moyens, des pouvoirs d'investigation, des pouvoirs de procédure, des capacités d'expertise dont ne dispose pas une inspection administrative. Or le secret des enquêtes judiciaires -institué par l'article 11 du code de procédure pénale- interdit pour l'instant, sauf exceptions dont je ne suis pas toujours sûr qu'elles répondent au strict respect des textes, la communication par la justice -les services d'enquête agissant sous la conduite des magistrats- de tout ou partie de la procédure qui servirait pourtant à apporter une sanction, une solution administrative au dysfonctionnement constaté.
Très fréquemment, nous nous heurtons à la dualité des enquêtes judiciaire et administrative qui se heurtent parfois ou se complètent. Il faudrait réfléchir à l'harmonisation de ces deux types de procédure.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Vos explications m'ont éclairé sur ce retard, coupable aux yeux de certains, entre le moment où se sont passés les faits graves de Beauvais et le moment où l'administration a pu les certifier et les dévoiler.
J'ai parfaitement compris, mais que pouvons-nous faire pour vous sortir de cette situation misérabiliste ? Vous n'êtes pas en mesure de remplir votre mission. C'est comme une couverture trop petite : elle couvre les pieds ou le thorax mais pas les deux. Si le système de l'Inspection des services pénitentiaires doit rester en l'état, le doublement ou le triplement des équipes est un élément indispensable, avec toutes les conséquences budgétaires que nous ne maîtrisons pas forcément, mais nous pouvons nous exprimer à l'issue de la commission.
Le rapport Canivet auquel j'ai participé évoque l'hypothèse d'un contrôleur général des prisons, entouré d'une vingtaine de collaborateurs. Si cette hypothèse est retenue, que devient l'Inspection des services pénitentiaires ? N'y a-t-il pas double emploi ? Comment voyez-vous les choses ?
Nous ne vous demanderons pas de vous engager dans une polémique mais d'éclairer la garde des Sceaux et les parlementaires en disant si une amélioration du contrôle externe peut résulter des propositions du Premier président de la Cour de cassation.
M. Philippe Maitre - Pour ce qui me concerne, je distinguerai les propositions de la commission présidée par le Premier président Canivet de votre question concernant le contrôle général, qui n'est qu'un des dispositifs de la commission Canivet.
Je ne vois pas du tout de concurrence entre le futur et éventuel contrôle général et un service d'inspection interne. En dehors de l'incapacité à conduire plus de missions, ce qui passera par un renforcement d'effectifs, l'exemple de Beauvais est significatif pour marquer ce qui pêche gravement : la mise en alerte du service d'inspection. Je ne voudrais pas laisser penser que la direction de l'administration pénitentiaire, étant prévenue des faits de Beauvais, aurait différé leur traitement pour envoyer l'inspection dans une quelconque petite maison d'arrêt aux fins de contrôler le nombre de serviettes en papier. Pour des enquêtes de cette nature, la priorité peut être donnée sans autre délai ; je vous en donne l'assurance totale. De même, s'il survient une évasion grave, l'inspection est envoyée sur cet événement, sans délai.
En fait, dans cette affaire de Beauvais, dès le moment où les premiers rapports du directeur régional pénitentiaire de Lille ont été adressés à la direction centrale, la direction a pris les dispositions habituelles pour réunir les éléments, recouper les faits disponibles avant d'effectuer le déplacement. Le deuxième rapport a été envoyé à la mi-décembre 1997. Le premier déplacement de l'inspection a eu lieu au début du mois de mars. Certes, vous direz que deux ou trois mois se sont écoulés, mais nous ne connaissions pas la gravité des faits, sinon le déplacement aurait été plus rapide.
Avant même d'être choqué par ce délai excessif, il faut rappeler que les faits se sont produits pendant deux, trois ou quatre ans avant que nous en soyons avisés, sans que nous ne nous en apercevions. Prenons-nous en à notre propre administration : l'administration centrale d'inspection, les services de la direction régionale, autre organe de contrôle au niveau régional qui a aussi manqué d'efficacité, ou encore le contrôle externe des magistrats, ce qui m'étonne en tant que membre de la profession.
Comment de tels faits ont-ils pu échapper à ces magistrats, à tous les professionnels, à la police qui serait restée sans aucun renseignement ? Les détenus sortent de prison, ont des contacts avec leur famille, avec des correspondants, avec des visiteurs de prison !
Je n'ai pas la réponse à ce vrai mystère. Comment des faits de cette gravité, sans équivalent en France jusqu'à présent, ont-ils pu être préservés ?
Voilà pourquoi je suis favorable à un contrôle externe : un organe de contrôle pourrait aller plus souvent que nous, même avec des services renforcés, et serait perçu différemment par le personnel et les détenus.
Un souvenir : quand le comité de prévention de la torture et des traitements inhumains est venu en France, j'étais le correspondant de l'administration pénitentiaire pour ce comité. Sa venue était parfois ressentie comme inquisitoriale par certains. Cette mauvaise compréhension a été complètement dissipée. Je suis un partisan résolu de ce type de contrôle. Les résultats me paraissent extraordinaires par rapport à ce qu'ils auraient pu être, compte tenu de la composition, de la diversité des hommes et des moyens. En quelques heures, ce comité détectait des faits qui auraient pu nous échapper en de bien plus longues visites.
Un exemple précis : à Fleury-Mérogis, le comité de prévention contre la torture et les traitements inhumains a détecté en quelques heures l'affaire grave, très grave des "travestis de Fleury-Mérogis", avec relations sexuelles entre quelques surveillants, rares, et un certain nombre de détenus travestis. Ce comité a découvert ce dysfonctionnement en quelques heures. Si l'Inspection des services pénitentiaires était passée dans cet établissement, je suis persuadé que nous n'aurions pas eu le même résultat aussi vite. Que nous le voulions ou non, nous sommes perçus comme un service de l'administration. Au sein du service, je travaille avec des directeurs de services pénitentiaires et j'ai dit que c'était indispensable, faute de parvenir à leur niveau de compétence technique, même en restant plus longtemps dans cette administration.
Fantasme ou réalité, si l'on confesse l'existence de tel dysfonctionnement, on craint des retours néfastes contre des détenus qui peuvent craindre que leur situation en détention sera compromise ou altérée par les révélations qu'ils peuvent faire. C'est vrai aussi du personnel qui pense qu'en osant des révélations, il sera mis à l'index de ses collègues. Ainsi, la capacité de révélation est freinée par le risque d'une inspection administrative. Le comité de prévention de la torture à caractère européen ou un contrôle général à l'image de ce qui est envisagé par la commission Canivet auraient la capacité d'intervenir et d'être plus efficaces sur le plan de la détection.
L'Inspection des services pénitentiaires doit-elle pour autant disparaître ? Non. Quand le contrôle général aura détecté l'événement et si l'on veut donner une suite administrative ou disciplinaire aux faits -la discipline est une des composantes lourdes de notre activité-, la procédure devra être conforme aux règles avec la garantie que nous devons aux fonctionnaires pénitentiaires s'ils sont en faute, et avec le temps nécessaire, ce que le contrôle général ne pourra pas faire. Par ailleurs, les contrôles de routine et de sécurité seraient maintenus.
Quant à la brigade de sécurité pénitentiaire, elle effectue des audits en matière de sécurité : quatre fonctionnaires très habiles à détecter toute faute, même vénielle, dans la sécurité matérielle d'un établissement, spécialistes de la pose de rouleaux de fil de fer barbelés ou de la conformité d'une serrure. Un contrôle général ne peut pas se livrer à de tels contrôles : il n'en aurait pas la compétence technique, pas plus que je ne l'ai après cinq ans. J'espère avoir progressé dans la connaissance des mécanismes pénitentiaires, mais jamais au point d'égaler quelqu'un qui a travaillé pendant 25 ans dans ce domaine et qui a dirigé trois ou quatre parmi les plus grands établissements français.
M. le Rapporteur - Au sein de la commission Canivet, bien que le sujet défini par la lettre de mission de Mme le garde des Sceaux porte sur le contrôle externe, nous avons été conduits à discuter la possibilité d'un élément de contrôle interne.
Je pense à la proposition faite par M. Azibert à la commission Canivet de considérer les prisons comme des établissements publics et dotés d'une commission administrative. Un seul établissement pénitentiaire détient ce dispositif : l'établissement national de santé pénitentiaire de Fresnes au conseil d'administration duquel je siège pour le Sénat. Ce conseil d'administration est présidé par un magistrat à la retraite, très actif, en présence du maire de la commune, avec théoriquement deux représentants parlementaires : il y a là toutes les parties prenantes à la vie de l'établissement. Le directeur expose à la fois ses objectifs d'utilisation des crédits budgétaires, ses difficultés ; il se trouve parfois conforté par de véritables motions du personnel qui l'entoure, et aussi par des intervenants extérieurs.
J'ai été très favorablement impressionné par cet exemple particulier d'un établissement public pénitentiaire. Un tel système ne révélerait-il pas les dysfonctionnements ou les amorces de dysfonctionnement plutôt que d'être obligés d'attendre qu'éclatent à l'extérieur de graves dysfonctionnements mûris avec le temps ?
Quelle est votre opinion ?
M. Philippe Maitre - Je ne peux pas répondre a priori à votre question. Je ne pense pas qu'il s'agisse du type d'organe de contrôle mis en oeuvre. Que fera ce contrôle?
Dans le système actuel, le contrôle externe est exercé en théorie par les magistrats qui interviennent dans l'établissement et par la commission de surveillance. A priori, ce système m'aurait séduit il y a quelques dizaines d'années, il m'aurait paru suffisant pour détecter tel ou tel dysfonctionnement.
L'expérience douloureuse de l'insuffisance de ces contrôles ayant été faite, notamment de la commission de surveillance, mais pas seulement, le système s'avère mauvais. S'agissant de la transformation des établissements pénitentiaires en établissements publics, tout dépend de savoir ce que l'administration pénitentiaire ferait de ses pouvoirs. Un peu comme ceux de la commission de surveillance : dans le code de procédure pénale, elle a des pouvoirs, elle a une composition intéressante qui pourrait l'amener à avoir des investigations percutantes en milieu pénitentiaire, mais il s'agit souvent d'une visite très formelle qui n'a, à quelques rares exceptions près, pas beaucoup de résultats.
Quelle que soit l'autorité que l'on représente, il convient d'aller au contact des détenus, de se rendre dans les centres de détention pour parler avec le personnel dont on obtient de très nombreux renseignements, de parler aux détenus qui, les premières réserves passées, apporteront des éléments ; de voir ce qui se passe à des heures différentes, de jour comme de nuit, sans prévenir.
Ce n'est pas de l'inquisition. Les contrôles, c'est sérieux. Je devrais être bien placé pour le dire. Et, la petite période de rodage étant passée, je suis convaincu que le personnel ne prendrait pas cela pour de l'inquisition. Le personnel pénitentiaire est demandeur ; très souvent, il est d'excellente qualité : de tels contrôles le sécurisent quand il ne sait plus quand il fait bien ou mal, quand il applique une règle critiquée à l'extérieur, dont il ne comprend plus l'utilité, ou qui ne s'inscrit plus dans la conception générale de l'exécution d'une peine. On ne peut pas laisser des personnels pénitentiaires dans une telle incertitude. C'est moins une question d'autorité que de conception de son rôle, d'intérêt pour sa mission et de façon de procéder. C'est très important.
M. Robert Badinter - Tout ce que M. Maitre nous a dit ne m'a pas étonné : je connais la difficulté de la fonction et l'exiguïté des moyens. Une précision historique : la commission de surveillance est née à la suite des rapports sur les événements de 1974. Ensuite, le passage en force et la foi envers la capacité de contrôle de la magistrature, j'en suis le premier responsable. J'ai pu constater que le zèle n'était pas à la mesure des espérances.
Les choses étant ce qu'elles sont, sur le principe, vous avez été très clair. L'inspection doit nécessairement être complétée par un contrôle extérieur. C'est souhaitable pour l'administration pénitentiaire elle-même, elle l'a toujours demandé. Il faut que l'oeil extérieur pénètre dans la prison.
Cela étant, il faut conserver un système d'administration interne ; le contrôle extérieur ne peut pas tout faire. Dans les propositions développées dans le rapport Canivet, l'articulation me paraît très complexe à travers un réseau d'ombudsmen dans les prisons. Tout cela m'apparaît extrêmement bureaucratique. On passera son temps à formuler des revendications, à échanger des rapports.
Concevez-vous plus le contrôle comme une unité mobile telle celle du comité de prévention de Strasbourg que vous avez évoqué, c'est-à-dire de spécialistes très performants ? Etant formés, ils sont capables de se rendre compte très vite des dysfonctionnements, avec une unité plus petite au sommet, une unité qui assure l'ensemble des données et veille à ce que les mesures soient prises. Ou croyez-vous à la présence de médiateurs à l'intérieur de chaque prison ? Un ombudsman est avant tout un médiateur entre le plaignant et l'administration.
Cela dit sans vouloir critiquer le travail de la commission Canivet, comme je l'ai dit au Premier président, les conclusions me semblent excessivement lourdes dans la mise en oeuvre, au regard des besoins actuels.
M. Philippe Maitre - Monsieur le ministre, la commission Canivet a voulu être très complète et, de l'avis des professionnels, peut-être trop complète : on est passé de l'insuffisance du contrôle à une conception lourde du contrôle des établissements pénitentiaires.
En analysant autant que possible les causes de l'échec du contrôle externe actuel, l'une serait la proximité des organes de contrôle avec les autorités contrôlées, c'est-à-dire direction et personnel pénitentiaires. Les magistrats du tribunal local connaîtraient trop bien le directeur du fait qu'ils travaillent avec lui ; ils ne lui veulent pas de mal et finissent par trop bien comprendre ses difficultés de fonctionnement et par passer sur certaines choses.
On nous dit que la commission de surveillance est composée des autorités administratives de haut niveau géographiquement très proches. Cette addition de proximités stérilise la capacité de critique de fonctionnaires, de magistrats, de représentants d'organisations extérieures qui seront appelées à se revoir et qui continueront à travailler ensemble.
Je me suis posé la question : s'il ne fallait choisir qu'une partie du dispositif Canivet, je me demande s'il ne faudrait pas opter pour la partie du contrôle qui présente l'avantage -tel le CPT- d'arriver de nulle part et de repartir après la mission. Dans tous les cas, de choisir une forme de détachement ou d'indépendance, au sens affectif du terme, avec ceux à contrôler.
J'ai assisté à certains contrôles du CPT : les choses se passent avec courtoisie, sans aucun caractère incisif ou inquisitorial. Les choses se passent très bien. A raison de ce précédent qui m'a favorablement impressionné, si j'avais à choisir entre les deux systèmes qui coexistent dans les propositions de M. Canivet, je choisirais plutôt le contrôle général. Il me paraît mieux répondre à ce qui a justifié l'alarme des pouvoirs publics face à la situation des prisons, les dysfonctionnements, notamment dans les rapports entre détenus et administration.
Je crains que le médiateur -terme utilisé dans le rapport- soit plus au niveau du détail de la relation. C'est sans doute pour cela que la commission Canivet a voulu introduire ce système : plus dans les rapports individuels entre détenus et administration, plus dans le détail, alors que le contrôle général porte sur les conditions de détention, le respect des droits des détenus, le respect des droits des personnels, des conditions de travail. C'est du contrôle général. Cela ne signifie pas que la relation entre l'administration et les détenus sera obligatoirement prise en compte par ce contrôle général.
M. Robert Badinter - C'est juste.
Ma deuxième question est la conséquence de la première. Si l'on part de l'idée d'un regard extérieur, voire étranger, un oeil de citoyen français extérieur à l'administration pénitentiaire, ce qui me frappe c'est que, même les constats établis, rien ne change.
Après tant d'années, cela reste pour moi un mystère. Vous avez évoqué Beauvais et le cas des inspections faites par le CPT : en 1991, voilà une première mission dont vous avez décrit l'efficacité ; une seconde mission est effectuée dans les mêmes maisons d'arrêt en 1996. Elles soulignent l'excellence de l'accueil et l'intérêt à leur mission des autorités françaises. On lit les constats. Et ensuite, que se passe-t-il ? C'est le non-suivi qui me frappe.
Beauvais est une question extraordinairement importante pour nous : il n'y a pas eu poursuite ni instruction ouverte. Qu'est-il advenu de cette affaire de Beauvais à ce jour ? C'est une grande question. A quoi bon avoir un excellent service de contrôle si les contrôles faits et les rapports déposés, la situation reste en l'état ?
M. Philippe Maitre - Monsieur le ministre, aucune poursuite judiciaire n'a été engagée, mais des poursuites administratives.
M. Robert Badinter - A ma connaissance, il n'y a pas eu de poursuite judiciaire, alors que le procureur de la République et les procureurs généraux connaissaient les affaires. L'exercice de l'action publique existe. Je ne rappelle pas le texte du code de procédure pénale ; ils en sont les maîtres. Comment se fait-il que ceux qui avaient la responsabilité soient restés insensibles à une situation qui tombe sous le coup de la loi pénale ?
M. Philippe Maitre - Concernant l'administration, plusieurs révocations, dont celle du chef d'établissement, ont été prononcées au courant de l'année 1998, soit six mois après la découverte des faits.
M. Robert Badinter - Mais aucune instruction n'a jamais été ouverte ?
M. Philippe Maitre - L'affaire a été classée sans suite, pour des raisons que j'ignore.
M. Robert Badinter - C'est fantastique. Notre étonnement demeure constant. Beauvais n'est d'ailleurs pas prescrit.
M. Philippe Maitre - La prescription est en cours. Malheureusement, les derniers faits se sont produits alors que l'inspection avait déjà commencé, en mars 1998.
M. Robert Badinter - En ce qui concerne le CPT, les constats sont faits, les rapports sont très précis. On se demande alors à quoi cela sert.
M. Philippe Maitre - Je suis un peu plus surpris. J'en ai été témoin à l'époque du précédent directeur de l'administration pénitentiaire mais la réaction reste la même d'un directeur à l'autre. J'ai eu le sentiment que l'attention, les réactions de la direction étaient très fermes sur l'importance de la visite du CPT et sur son accueil. Nous étions fiers d'avoir obtenu ce satisfecit du CPT qui pensait que nous avions bien accueilli ses représentants ; par la suite, tout dépend des observations qui sont faites.
Vous citiez l'affaire de Fleury-Mérogis : des poursuites judiciaires ont été engagées. Mais quand le CPT signale que Les Baumettes justifieraient, comme beaucoup d'autres, un encloisonnement, des mesures de type hygiénique, ces éléments sont pris en compte. Des instructions ont été données et des travaux effectués. Sans doute tout n'a-t-il pas été fait dans une maison d'arrêt aussi grande que Les Baumettes où les contraintes budgétaires interdisent de mener à bien tous les travaux, mais j'ai quand même le sentiment que des suites importantes ont été apportées. Peut-être n'est-on pas parvenu à mettre tout aux normes, c'est normal.
Il est des éléments plus difficiles : quand le CPT nous fait remarquer que la procédure d'isolement lui paraît à lui, comité de prévention, ne plus se justifier dans certains cas et être trop restrictive des droits des détenus placés à l'isolement, sous forme d'une petite remarque, il s'agit là d'une vraie révolution. Dans les grands établissements, c'est possible mais, dans les petits, il est très difficile de faire en sorte qu'un détenu à l'isolement jouisse des mêmes droits, de la même capacité d'avoir accès aux salles de musculation, d'activité informatique, de vidéo, aux cours de promenade, etc.
Si on nous imposait demain cette règle, 150 établissements pénitentiaires seraient non conformes ; on ne pourrait pas y introduire les modifications suggérées par ces remarques.
Pour ces demandes du CPT, nous essayons vraiment de donner une suite favorable à ses prescriptions, et nous le faisons avec bonne foi, ne serait-ce que parce que c'est la façon de prendre les choses des directions successives que j'ai connues. D'autant que le CPT a l'avantage de suivre ses recommandations, de demander un rapport intermédiaire et de voir si les mesures ont été accompagnées d'effets. Même si nous n'avons pas tout fait, j'avais le sentiment que nous agissions et que, selon les échos que je recevais en participant aux conférences de direction, c'était vraiment pris en compte.
Dans la mesure de nos moyens limités, nous essayons de suivre ces recommandations quand elles n'induisent pas des révolutions dans la gestion du personnel ou ne rendent pas obsolètes une grande partie du parc pénitentiaire français. Pour le reste, nous essayons de mettre en oeuvre ; ce n'est pas du tout envoyé au panier.
M. Robert Badinter - Cela dit, "on a le temps", "on fait ce que l'on peut", mais nous gardons le sentiment que cela n'avance pas.
M. Philippe Maitre - Monsieur le ministre, vous savez mieux que moi que le projecteur de l'actualité se reporte surtout sur la pénitentiaire : on vit là d'un événement à un autre, d'une évasion, d'une mutinerie qui transfère des crédits d'un bâtiment à un autre. C'est la vie de l'administration, un peu heurtée.
M. le Président - Votre inspection est-elle associée à la réflexion sur les projets de construction ?
Il y a l'aspect inspection des établissements et aussi l'inspection technique, avec des spécialistes. Nous avons entendu des architectes chargés de nouveaux projets ; nous avons l'impression qu'on veut à la fois faire évoluer la prison en ne construisant plus comme au 19 e siècle, mais que l'on a tendance à retomber dans des errements. Pour les projets en cours, les appels à candidature, êtes-vous associés ?
M. Philippe Maitre - Nous le sommes, pour une partie. Un ou deux inspecteurs sont membres d'une commission technique qui vise à donner à la directrice ou au directeur de l'administration pénitentiaire un avis pénitentiaire sur la conformité du projet architectural avec l'utilisation, les règles pénitentiaires, les règles de sécurité, les mouvements, la capacité, la fonctionnalité des bâtiments.
Cela dit, cet avis -qui regroupe plusieurs services pénitentiaires et pas seulement l'inspection, avec des gens de plusieurs directions- est transmis à la direction qui, dans la décision finale prise par un jury, prend en compte cette fonctionnalité, plus ou moins selon le directeur (actuellement, Mme Viallet est très sensible à cet aspect des choses) comme l'un des éléments de la décision qui sera finalement rendue. L'avis de la commission technique est pris en compte en fonction de l'esthétique, de l'originalité du projet et des contraintes financières.
M. le Président - On rencontre les mêmes problèmes pour les autres bâtiments publics qui concernent les collectivités, comme les établissements scolaires : on désire plus d'architectural et moins de fonctionnel pour s'apercevoir que cela ne fonctionne pas.
M. Philippe Maitre - Cela dit, il est très difficile de concevoir un établissement pénitentiaire sans défaut, y compris pour ceux qui ont la critique assez vive par rapport à ce qui a été construit dans le passé ou ce qui fonctionne.
Il y a peu on s'est attaché à essayer de construire un mirador idéal. Apparemment anodin, cet élément est important. On en a mesuré l'extrême difficulté en réunissant une commission composée uniquement de pénitentiaires de haut niveau, quels que soient leurs grades, y compris le surveillant qui utilise ce local. Les contraintes sont telles, en fonctionnalité ou sécurité, que l'exercice consistant à tracer un mirador idéal était de l'ordre de la quadrature du cercle. Imaginez que, pour un établissement complet, il faut intégrer des dizaines de contraintes et de paramètres différents selon les conceptions de garde ou de réinsertion, deux missions à égal niveau aux yeux de l'administration pénitentiaire mais qui sont parfois antagonistes. Ce n'est pas très facile, mais nous sommes consultés dans la mesure que je vous ai indiquée.
M. le Président - Pourrions-nous avoir vos derniers rapports de l'Inspection des services pénitentiaires ?
M. Philippe Maitre - Oui, mais ces rapports annuels ne vous apprendront pas grand-chose. Il s'agit d'un résumé des missions.
M. le Président - Ou alors des rapports d'inspection d'établissements où vous avez rencontré des problèmes, l'essentiel pour nous étant de savoir qui le premier a signalé les affaires de Beauvais ?
M. Philippe Maitre - Les premiers rapports ont été rédigés par le directeur régional des services pénitentiaires de Lille : le premier date du 31 octobre 1997, le second du 10 décembre. Ils ont signalé des dysfonctionnements. C'est issu d'un rapport du procureur de la République du 1 er décembre sur un point particulier qui consistait en une affaire de violence. Ensuite, l'ordre a été donné à l'inspection de procéder au contrôle. Le premier déplacement a eu lieu le 4 mars 1998. Le rapport a été déposé le 15 juillet 1998 ; le conseil de discipline a eu lieu quelques semaines après.
M. le Président - Il serait utile pour la commission de disposer de ces rapports pour analyser l'évolution.
M. Philippe Maitre - Monsieur le Président, je ne m'y oppose absolument pas, mais avec la seule limite -que la commission appréciera-, des noms de fonctionnaires qui y figurent et de leur stigmatisation éventuelle, car ne sont pas repris uniquement le nom des gens sanctionnés ; certains l'ont été et sont toujours dans l'administration pénitentiaire. C'est la seule réserve que la direction de l'administration pénitentiaire apporte à la diffusion de ces rapports. Nous n'avons rien à cacher, au contraire, mais il reste ce problème vis-à-vis d'agents et de leurs familles.
M. le Président - Le droit des commissions d'enquête est un droit absolu mais la commission peut proposer de blanchir les noms qui apparaissent dans vos rapports.
M. Philippe Maitre - Je ne refuse pas de vous communiquer les noms, mais il faut simplement surveiller l'usage qui peut en être fait dans une publication.
M. le Président - Il est entendu qu'on ne publiera pas ce rapport. Pour éviter toute équivoque, nous souhaitons les rapports sans les noms de personnes : ils peuvent être blanchis.
M. Philippe Maitre - Le rapport de Beauvais a paru dans "Libération" de façon très fidèle, mais les noms n'y figuraient pas. Je livre cette précision à votre appréciation.
M. le Rapporteur - Cela nous permettra de mieux apprécier le type de rapport rédigés par vos services.
M. le Président - Compte tenu du nombre actuel d'inspecteurs, avez-vous un programme d'inspection régulière des établissements, en dehors des urgences ? Combien d'établissements arrivez-vous à visiter et quelle est la périodicité des inspections ?
M. Philippe Maitre - Elle est celle des contrôles fiscaux ! Pendant les cinq années que j'ai passées à la tête de ce service, j'ai essayé de visiter des établissements qui ne l'étaient jamais. J'avais fait dresser une liste des établissements qui n'avaient jamais vu un représentant non seulement de l'inspection mais même de l'administration centrale depuis des années : il ne s'agit pas de Fleury-Mérogis, des Baumettes ou des prisons de Lyon, mais de petites maisons d'arrêt qui sont en nombre et j'avais demandé aux inspecteurs de s'y rendre prioritairement. J'avais imaginé y passer peu de temps pour multiplier la capacité d'intervention du service, mais j'ai dû renoncer.
En effet, dans une maison centrale, j'avais envoyé une mission qui est restée une demi-journée ou une journée en concluant à un avis favorable ; il a fallu y retourner six mois plus tard suite à un événement qui a révélé que les choses se passaient en réalité très mal. Il est exclu de se contenter d'une visite rapide des locaux, d'une discussion avec l'équipe de direction et de quelques brefs entretiens avec des gens qui ne vous perçoivent pas immédiatement dans vos qualité et rôle exacts pour donner un avis. Au contraire, le résultat est catastrophique : l'inspection passe et ne voit rien. Désormais, l'inspection reste un jour ou deux dans un petit établissement, mais plus longtemps et en plus grand nombre pour un établissement plus important.
Les inspecteurs visitent par équipes de deux personnes trois ou quatre établissements dans la semaine dans une région. Mais nous n'avons pas la prétention d'être exhaustifs. Cela permet une vue et une détection de certains cas ; il faut parfois y retourner en plus grand nombre pour une mission approfondie. Le nombre de missions est de 150 par an, toutes confondues -routine, technique, sur événement ou expertise. L'inspection peut être employée à tout faire ; elle est un réservoir important de compétences pénitentiaires pouvant être utilisées pour renseigner les directeurs dans le rôle de conseiller technique.
Des missions de contrôle de routine, qui sont aussi des inspections conseils, ne se terminent pas toujours par un rapport disciplinaire : dans beaucoup d'établissements, tout se passe bien. Pour que le service ne soit pas uniquement perçu dans sa vocation disciplinaire, nous tentons aussi de donner des conseils, des directives et de charger le directeur régional de vérifications. L'échéance des vérifications est relativement faible compte tenu des contraintes indiquées en début d'intervention.
M. Robert Bret - Vos missions de contrôle sont-elles programmées et annoncées ou arrivez-vous à l'improviste ?
M. Philippe Maitre - Nous avons changé de technique. Quand je suis arrivé à l'inspection, l'ancien directeur était assez défavorable à l'inspection inopinée, dans la mesure où elle était perçue par les organisations syndicales comme inquisitoriale. La tendance a évolué avec la prise de conscience de dysfonctionnements graves. Nous avons connu une période où ces cas étaient exceptionnels.
Il a été annoncé officiellement, mais en toute sérénité, que les inspections seraient généralement inopinées, qu'il ne fallait y voir aucune connotation péjorative. La plupart des inspections sont réalisées sans avis préalable, y compris la nuit avec les réserves afférentes.
Nous sommes là en concurrence avec les règles de sécurité : si, sur la simple présentation d'une carte tricolore -bien qu'elles aient toute leur valeur- on ouvre un établissement pénitentiaire à deux ou trois personnes inconnues du personnel, on risque des prises d'otages avec des évasions à la clé. Le caractère inopiné des visites de nuit est tempéré par le fait qu'on doit contrôler strictement l'identité des visiteurs : la simple exhibition de carte ne doit pas permettre d'ouvrir les portes de la prison. Nous avons connu une prise d'otages de la famille du personnel de la direction.
On essaie de concilier les deux impératifs. Mais, de façon générale, on attend le temps nécessaire aux vérifications : on ne peut pas cacher grand-chose pendant le quart d'heure nécessaire et le risque serait grand que nous l'apprenions rapidement. Actuellement c'est l'inspection inopinée qui est pratiquement la règle, sauf les inspections conseils.
M. le Président - Certaines commissions d'enquête préviennent la veille.
M. Philippe Maitre - Les personnels prennent alors les choses de manière différente. Il se crée un climat de suspicion provenant d'un service appartenant à l'administration. Beaucoup d'agents font bien leur métier et il faut aussi veiller à leur susceptibilité.
M. le Président - Cela veut dire aussi qu'on n'a pas le temps de repeindre ou de vider le quartier disciplinaire. Mais nous adoptons le principe de courtoisie de les prévenir la veille. Vous le saviez fort bien comme toute la direction de l'administration pénitentiaire.
M. Philippe Maitre - Au pire, vous risquez que l'établissement soit mieux nettoyé. Le premier surveillant ne manquera pas de vous le signaler.
M. Robert Bret - C'est déjà un aspect positif de notre commission d'enquête.
M. le Président - Il n'y a plus de question. Je vous remercie infiniment.
Audition de M. Jean-Luc AUBIN, secrétaire
général de
l'Union fédérale autonome
pénitentiaire (UFAP)
(10 mai 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Jean-Luc Aubin.
M. Jean-Luc Aubin - Je suis secrétaire général de l'UFAP qui est le premier syndicat de l'administration pénitentiaire puisqu'il représente 42 % du personnel de surveillance et 38 % du "tous corps" ce qui, dans notre jargon, comprend le personnel socio-éducatif, technique, administratif et de surveillance.
L'UFAP a une particularité : même en étant "tous corps", elle ne syndique pas, elle ne veut pas syndiquer le personnel de direction, car nous estimons ne pas pouvoir défendre en même temps l'ouvrier et le patron.
L'UFAP est née en 1987 du rapprochement de deux organisations ayant la particularité de récuser le statut spécial qui nous régit dans le sens où celui-ci nous interdit le droit de grève. L'administration pénitentiaire peut, par certains excès de zèle, exercer beaucoup de choses et ne pas mettre en avant les difficultés de notre administration, ce qui nous oblige à accepter énormément de choses et, parfois, à passer à l'action pour obtenir des moyens matériels et humains pour les personnels ou pour les détenus.
Nous attendons beaucoup de ces commissions d'enquête : depuis quelques années, l'UFAP essaie de mettre en avant notre administration pénitentiaire, de démontrer au peuple que notre administration manque de moyens, que c'est un service public à part entière et qu'il doit être reconnu. Pendant longtemps, malheureusement, l'administration pénitentiaire était au bout de la chaîne de la justice. A ce titre, nous avons toujours eu des budgets misérables qui ne nous ont pas permis de maintenir les détenus dans des conditions acceptables et de leur octroyer tout ce qu'ils pouvaient attendre du monde pénitentiaire.
L'administration pénitentiaire n'est connue qu'au travers de ses mouvements -de détenus ou de personnels- qui réclament les mêmes choses, à savoir des moyens supplémentaires et l'application du droit. Pourquoi ? Parce que l'administration pénitentiaire est régie par des normes, le code de procédure pénale en est la preuve. Malheureusement, le manque de place, la surpopulation, le manque de moyens ont conduit ces normes à s'effacer. Petit à petit, chaque établissement pénitentiaire a une pratique, des us et coutumes en fonction du type de population pénale, du nombre d'agents pénitentiaires exerçant et selon l'architecture des établissements.
Le livre de Mme Véronique Vasseur a fait l'objet d'une petite bombe. Elle retrace des choses vraies qui se sont déroulées réellement au sein de la maison d'arrêt de La Santé, en un condensé qui donne l'impression qu'elle est un enfer. Pour y exercer mes fonctions en tant que premier surveillant, j'estime que ce n'est pas tout à fait cela. La Santé est connue comme établissement relativement humain où les détenus "se plaisent" au sens où les rapports humains y sont forts.
Il ne s'agit pas d'un établissement de type 13 000, ce nouveau type d'établissements qui laissent davantage de place à l'électronique, aux grilles ou aux postes protégés, qui enlèvent ce contact humain au quotidien. Le monde pénitentiaire se coupe alors en deux, entre personnel pénitentiaire et détenus.
C'est préjudiciable. Il est d'ailleurs révélateur de constater que de nombreux établissements où un nombre important de détenus font des tentatives de suicide sont soit de très gros établissements, comme Fleury-Mérogis -cette aberration du monde carcéral-, soit des établissements de type 13 000, programme Chalandon, où le manque de contacts entre détenus et personnel de surveillance pousse énormément de détenus à passer à l'acte final : le suicide, voire le feu de matelas en cellule, souvent tragique.
Voilà ce que je peux dire en présentation. Les personnels attendent beaucoup de ces commissions d'enquête ; ils attendent qu'on reconnaisse leur fonction, leur métier, qu'ils ne soient plus décriés comme accomplissant ce métier faute de pouvoir faire autre chose. En même temps, ils attendent que les conditions de détention s'améliorent, qu'il y ait plus de place mais aussi plus de moyens, des cellules équipées de douche, que des choses simples apparaissent et que le monde pénitentiaire puisse évoluer dans un bon sens où il ne soit pas sans cesse hésitant entre sa mission de sécurité, prioritaire, et la mission de réinsertion.
A partir de là, on arrivera à créer cet équilibre et on attribuera au terme "réinsertion" tout le sens à lui donner. Nous pouvons accomplir de grandes choses dans le monde pénitentiaire si tout le monde veut s'en donner les moyens.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Vous avez évoqué le programme 13 000 qui comprend deux éléments : la gestion déléguée, pour certaines tâches logistiques indispensables, et la conception des nouveaux établissements, conception des années 80 qui n'est pas nécessairement liée au programme 13 000. Vous évoquiez plus d'électronique entre autres.
Il y aurait beaucoup à dire sur les établissements vétustes, anciens, sur la qualité de vie, sur les conditions de travail du personnel et de vie des détenus, les relations humaines plus détendues -comme on l'a vu la semaine dernière au Mans. Dans les établissements pour peine, qui ne sont pas tous parfaits, le personnel connaît les détenus. Vous avez cité Fleury-Mérogis comme une aberration carcérale : c'était une conception de l'époque.
Dans le programme des nouveaux établissements, estimez-vous que l'évolution de la vie carcérale et les conditions de travail du personnel doivent allez dans le sens d'un isolement moindre, d'une facilitation des contacts ? C'est vrai qu'on a conçu parfois des endroits qui nous paraissent déshumanisés.
M. Jean-Luc Aubin - Concernant le programme 13 000 et la fonction déléguée, l'UFAP est d'accord pour que certaines tâches soient déléguées au privé. La grosse difficulté est que des tâches de cuisine, buanderie et autres constituaient auparavant pour le détenu un moyen d'apprendre une profession, d'être encadré par un personnel technique de plus en plus rare dans certains établissements.
Il nous paraît dommage que tout ce côté disparaisse au profit d'une rentabilité que nous pouvons condamner.
Quant à la conception des établissements pénitentiaires, en cherchant le tout sécuritaire -postes protégés, grilles électriques, caméras-, on a séparé les détenus des surveillants, avec toutes les conséquences que cela a engendrées. Les détenus préfèrent se trouver dans des établissements vétustes ou insalubres mais aux conditions humaines plus acceptables et où le personnel de surveillance se retrouve parmi eux. Les établissements 13 000 proposent des choses intéressantes au niveau sanitaire, au niveau de l'hygiène, parfois même architectural, voire des terrains de sport et autres, mais il s'agit d'établissements où un détenu appelé à circuler peut passer une partie de sa journée sans réellement rencontrer de personnel de surveillance et sans discuter avec lui de la vie de tous les jours.
Dans ces gros établissements pénitentiaires de type La Santé, Fresnes ou Lyon -qui sont très vétustes ou insalubres-, les détenus se trouvent bien parce que le surveillant qui est à toutes les grilles peut échanger le bonjour, ses impressions sur le temps, sur un événement extérieur. Les détenus ont moins l'impression de se retrouver seul dans leur cellule ; c'est plutôt un paradoxe puisque la surpopulation pénale engendre pour les prévenus une multiplication de personnes en cellules, ce qui crée d'énormes difficultés.
Nous faisons ce que nous pouvons, mais nous ne sommes pas écoutés, nous ne sommes pas associés à la conception des établissements. Pour le programme 4 000, on nous a présenté les maquettes sans nous donner le pouvoir modifier quoi que ce soit. On retombe là dans certains travers, tels la création de centres pénitentiaires mixtes, c'est-à-dire le mixage dans un même bâtiment d'une maison d'arrêt et d'un centre de détention. C'est inciter certains détenus à réclamer plus de libertés, à enfreindre certaines règles puisqu'ils se voient, qu'ils se parlent au travers des cours et veulent obtenir ce que les autres obtiennent, c'est-à-dire porte ouverte ou pas, une plage horaire plus longue pour se rendre à la musculation ou ailleurs. Tout cela engendre des difficultés de gestion pour le personnel pénitentiaire qui n'arrive pas à faire comprendre la différence de traitement entre détenus des maisons d'arrêt et des centres de détention.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Vous représentez un syndicat important. Comment jugez-vous l'équilibre trouvé entre l'autorité du directeur et l'équipe technique qui, compte tenu de ce qui est délégué dans l'établissement, assure l'entretien, la rénovation des bâtiments, la restauration, l'hôtellerie ?
M. Jean-Luc Aubin - A l'usage, c'est une bonne chose et la gestion déléguée a apporté un plus aux établissements pénitentiaires. C'est incontestable. Il a fallu le faire admettre au personnel pénitentiaire et à l'ensemble des intervenants comme une petite révolution. Après presque dix ans de fonctionnement, l'équipe du privé est très bien intégrée et personne n'intervient plus dans ce débat idéologique de la privatisation.
Notre seul regret est que certaines fonctions comme la cuisine ou la buanderie, et autres tâches permettaient jadis aux détenus d'accéder à un emploi.
M. le Président - Il pourrait exister des conventions dans la formation professionnelle ; certains établissements les appliquent déjà. Cela peut être repris sous une autre forme.
M. Jean-Luc Aubin - Oui, mais c'est en recul. Notre crainte est de passer à un cap supérieur. L'administration pénitentiaire parle beaucoup de cuisine centrale, où les détenus n'auront plus accès à ce type de travail qui leur permettait soit d'avoir suffisamment d'argent pour pouvoir cantiner, soit d'acquérir une vraie formation et se réinsérer ou s'insérer à la libération quand l'heure était venue.
M. le Rapporteur - Dans les hypothèses de travail sur la nouvelle organisation de la détention, on passera vraisemblablement à l'unité de vie carcérale de type hollandais. Une cellule relativement bien éclairée permettra de travailler de jour comme de nuit, avec un lit, un bureau, un coin sanitaire plus évolué comprenant un lavabo, un WC et une douche d'angle.
Comment percevez-vous cette évolution : comme une amélioration puisque cela vous soulagera des mesures qui consistaient à déplacer les détenus pour les conduire aux douches ? Comment voyez-vous la vie des détenus ? Leur isolement ne va-t-il pas changer la conception de la journée ? Avec une animation qui commencerait plus tôt, avec davantage de formations, de rattrapage scolaire, davantage de programmes de lutte contre la drogue ou contre l'alcoolisme, où l'on demande un engagement volontaire, de petites périodes récréatives en commun et une fermeture des cellules plus tardive comme le font les Hollandais. Comment réagissez-vous à un changement de la vie quotidienne dans les prisons ?
M. Jean-Luc Aubin - Sur votre premier point, on ne peut qu'être favorable à l'amélioration des cellules des détenus. Cela fait partie de nos revendications depuis des années. Dans le cadre du 13 000, on nous avait répondu que c'était irréaliste en raison du coût trop important et notre organisation s'était fait renvoyer à ses chères études ! Aujourd'hui, on constate que ce que l'on demandait il y a dix ans va se mettre en place. Il est grand temps que les détenus puissent accéder à l'hygiène comme tout un chacun.
Sur l'amélioration de la journée de détention ou le fait de vouloir rendre la journée plus active et dynamique, c'est un vrai problème. Bien souvent, le détenu est un assisté ; s'il ne veut rien faire, nous ne disposons d'aucun moyen de le contraindre à faire quelque chose. Il peut y avoir des oisifs qui passent leur journée allongés devant la télé : le personnel pénitentiaire qui leur demande de se rendre chez le visiteur ou l'avocat a bien des difficultés à les faire bouger.
On devrait pouvoir trouver un système pour rendre ce temps utile, afin que ce temps de détention ne soit pas perdu mais utilisé à des choses productives, comme la formation, l'apprentissage ou les règles de la vie. On se rend compte de plus en plus souvent que les détenus sont illettrés ; ce sont des marginaux de la société à qui il faut tout réapprendre de la vie, ce que la cellule familiale n'a pas pu faire. C'est un constat.
Sur la modification des rythmes de travail, le syndicat est réticent : l'administration pénitentiaire met toujours en avant des réformes sans en avoir les moyens. C'est le personnel pénitentiaire sur place, qui exerce déjà des tâches difficiles, qui doit supporter les conséquences du sempiternel manque de moyens ! On nous demande de faire et, une fois les choses mises en place, les effectifs promis n'arrivent pas. Nous sommes alors obligés de nous mettre en mouvement de protestation, malgré l'interdiction de droit de grève, d'être donc sanctionnés : on nous exclus régulièrement trois à quatre jours par an, voire plus pour certains, afin d'obtenir ces moyens qui manquent à l'administration pénitentiaire.
Nous sommes arrivés à un moment où il faut une pause. Il faut observer ce qui se passe dans les établissements pénitentiaires. La commission Canivet a établi un constat intéressant sur les décalages entre la norme et la pratique. Il est temps de rattraper cette norme, de tout remettre à plat, de regarder ce qui est faisable et ce qui ne l'est pas, de voir si l'on peut atteindre tel objectif. A partir de là, repartir dans de meilleures conditions.
Si l'on continue à rajouter mesures sur mesures, on arrivera à un découragement des personnels pénitentiaires. Et les mesures qui auraient pu être positives vont se retourner contre l'administration pénitentiaire avec un personnel démobilisé : plus rien ne se fera. Cela se ressentira sur les conditions de détention des détenus.
M. le Rapporteur - Ma dernière question évoquera encore deux novations qui interviendront au moins à titre expérimental.
Le premier projet concerne les unités de vie familiale, dans la prison ou dans un bâtiment attenant -certains avaient imaginé un préfabriqué, ce qui ne fait pas très sérieux- ; on parle d'une localisation au moins réalisée pour la fin de l'an 2000.
La seconde novation consiste en une expérience multipolaire de placement sous surveillance électronique, à laquelle je tiens beaucoup. Nous aurons une dotation de bracelets à utiliser à Aix-Luynes, au centre d'Agen, à Loos-les-Lille où l'on a vu cette vieille prison ; il y aura aussi Grenoble, que je n'ai pas demandé, mais qui a été choisi par Mme le garde des Sceaux. Je m'en réjouis.
M. Jean-Luc Aubin - Grenoble, centre de semi-liberté.
Sur les unités de vie familiale, notre organisation s'y est opposée avec force dans la mesure où nous sommes persuadés que cette mesurette ne servira à rien. Les trois sites sélectionnés sont St Martin-de-Ré, Poissy et Rennes, seul centre pénitentiaire pour femmes.
Pour les unités de visite familiale, en analysant le rapport de 1995, on se rend compte qu'un détenu -on s'est rendu sur place- incarcéré à St Martin-de-Ré, qui entre dans les conditions d'octroi de ces UVF, ces permissions de 48 heures, bénéficiera d'un parloir nouveau type par trimestre. Bien souvent, cette norme est déjà largement dépassée, les détenus pouvant faire ce qu'ils veulent dans les parloirs actuels : ils peuvent se livrer à des débordements que plus personne ne réprimande. Ils obtiennent donc leurs fameuses relations sexuelles, jusqu'à une fois par semaine, si ce n'est pas deux ou trois.
On légalise ainsi quelque chose que les détenus ont pris de fait : on arrivera à un paradoxe où la loi légalisera un acte sexuel une fois par trimestre alors que les détenus le pratiquent plusieurs fois par semaine.
On s'est posé la question : il faut soit avancer soit rester où l'on est. Avancer, c'est reconnaître que le temps de parloir est un temps libre où, pendant une demi-heure, une heure ou une heure et demie, les détenus peuvent recevoir dans des lieux séparés les uns des autres. En effet, il n'est pas normal que, dans de grandes salles, se rassemblent trente ou quarante familles, avec enfants en bas âge ou personnes âgées, et où personne n'entend rien, ce qui crée des désordres et de l'agressivité. C'est le personnel à l'étage qui en subit les conséquences.
Il faut créer des boxes fermés où les détenus puissent rencontrer qui ils veulent -famille, enfants, compagne, épouse- sans surveillance directe du personnel de surveillance, puisque cette surveillance n'existe plus de fait : le personnel n'entre plus dans les salles, il laisse faire et se borne à fouiller les détenus à l'entrée et à la sortie -quand il peut le faire.
Il faut dire les choses et arrêter de croire que les établissements pénitentiaires fonctionnent selon un règlement bien établi où le détenu n'a aucun moyen d'échapper à la surveillance directe du surveillant ; c'est faux. Le parloir est une zone de non-droit où il se passe tout et n'importe quoi. Où un détenu signe un chèque alors qu'il n'a pas le droit de faire des papiers. Où il y a un échange permanent de produits stupéfiants : on ne peut rien faire. Où il y a des échanges de vêtements alors qu'on sait très bien que dans les chaussures comme les baskets, les semelles sont tronquées et qu'on y cache la drogue. Comme on n'a pas les moyens avec un ou deux personnels de fouiller trente détenus, la drogue entre. Tout le monde le sait mais personne ne veut rien faire.
Il est temps de poser la question. C'est pourquoi nous combattons les UVF : on fera croire à une amélioration qui n'en est pas une. On craint la réaction des détenus. Si on légalise les UVF, il est sous-entendu que les parloirs redeviendront une zone de droit où le personnel surveillera les autres détenus de l'intérieur. On n'y est pas prêt et on s'apprête à vivre, en fin 2001, des heures très difficiles. Il faut savoir que les UVF ont été poussées par les maisons centrales, Lannemezan, Moulins, Clairvaux où les détenus ont fait circuler des pétitions soutenues par les organismes extérieurs du type OIP qui réclament les unités de visite familiale et plus précisément les parloirs sexuels. Etant exclus de cette mesure en 2001, ces établissements seront de vraies poudrières dès lors qu'ils sauront que c'est mis en place dans tel ou tel site.
De plus, l'administration actuelle ne sait pas comment cela fonctionnera. Elle compte sur nous pour mettre tout en place, pour faire les règlements ; personne ne sait qui interviendra en cas d'incident, si l'on doit intervenir sur la famille dans l'enceinte pénitentiaire. Nous disons que ce n'est pas notre travail : nous n'avons pas à intervenir sur des personnes qui ne sont pas incarcérées. C'est le rôle des forces de l'ordre. On ne veut pas être des policiers bis, mais des personnels pénitentiaires avec une double mission : la sécurité des citoyens pour éviter que les détenus s'évadent, la sécurité des détenus entre eux, mais aussi un rôle de réinsertion qui nous oblige à avoir un comportement de respect et à tout faire par la parole et non par des moyens de contention autres que ceux utilisés en cas de grosses difficultés, comme la petite bombe lacrymogène que le premier surveillant peut avoir sur lui.
C'est un dossier à combattre. Nous espérons que l'administration nous entendra : soit on légalise les parloirs et on reconnaît que, pendant un temps déterminé, les détenus peuvent faire ce qu'ils veulent, avec fouille à l'entrée et la sortie. Tout le monde sera content : le détenu qui veut voir sa famille pourra le faire dans de bonnes conditions et non dans les conditions actuelles intolérables pour tout le monde.
Quant à nous, on nous fait jouer un mauvais rôle, car en cas de difficulté, c'est sur le personnel de surveillance que cela retombera dès lors qu'il sera accusé de ne pas avoir fait son travail dans le cadre du code de procédure pénale. Tout le monde sait dans l'administration pénitentiaire que ce code n'est pas applicable. Les magistrats ne veulent pas le savoir ou ne le savent pas et nombre de nos collègues se retrouvent devant la justice pour avoir soi-disant commis des fautes professionnelles, alors qu'ils sont seulement victimes du système.
Concernant le placement sous surveillance électronique, l'UFAP s'est positionnée pour avec le bémol que puissent en bénéficier aussi les prévenus. Le Parlement l'a maintenant étendu à la détention provisoire. Au départ cela entrait sous le champ de compétence de la semi-liberté. On craignait que cela ne serve pas à grand-chose. Étendu à la détention provisoire, il pourra éviter l'incarcération à ceux qui n'ont rien à faire en administration pénitentiaire et qui se retrouvent mêlés à deux ou trois autres individus, vieux chevaux sur le retour qui les exploiteront ou leur feront subir des sévices.
Avec 80 détenus sur un étage, celui qui veut se faire entendre est obligé d'avoir un comportement violent. S'il ne l'est pas, le personnel pénitentiaire ne peut plus déceler que tel ou tel détenu a des difficultés, ce qui engendre d'énormes problèmes, ce qui recrée le caïdat dans les établissements pénitentiaires, et qui n'est plus le même qu'avant. Les phénomènes de banlieue et des bandes à l'extérieur existent. Il suffit de voir Fleury et son quartier jeunes pour voir que ce phénomène est dans nos murs ; l'administration pénitentiaire n'en a pas non plus tenu compte. Elle fait comme elle peut : on incarcère sans se préoccuper de savoir quel détenu sera avec quel autre. Cela crée des tensions.
Non sur les UVF, pour ce que je viens d'exprimer sur la "mesurette". Le réel problème des parloirs n'a pas été posé, l'administration pénitentiaire ne veut pas se le poser, et la ministre ne veut pas en entendre parler. En revanche, oui à la surveillance électronique, car cette mesure évitera l'incarcération de personnes qui n'ont rien à faire en prison sinon d'être cassées à la sortie parce qu'elles auront subi des choses qu'elles ne pourront raconter à personne.
M. Robert Bret - Vous avez évoqué les moyens de l'administration pénitentiaire et les problèmes d'effectifs, question que l'on vérifie en permanence lors de nos visites. Nous avons aussi le sentiment d'un personnel désorienté par rapport au type de population carcérale. Vous avez évoqué cette question-là aussi. Pensez-vous que le personnel soit formé et préparé aujourd'hui à ce type de population carcérale avec tous les problèmes que l'on trouve actuellement à l'intérieur de la prison ? Même s'il existe encore des caïds, on n'est plus dans l'ancien système.
C'est vrai du point de vue de la formation avec l'ENAP, mais aussi d'un manque de formation continue pour le personnel durant la durée de sa fonction, notamment pour les missions d'insertion ou de réinsertion, au-delà du problème de la sécurité et de la surveillance.
M. Jean-Luc Aubin - La formation continue n'existe pas. Elle est prévue dans les textes, dans les statuts spéciaux qui nous régissent. Quelques régions ont mis en place une équipe d'intérim de formation, mais elle n'existe pas. Un personnel pénitentiaire qui ne veut pas se former peut faire toute sa carrière sans rappel à la règle, et sans que quelqu'un lui explique les modifications qui interviennent au cours de sa carrière.
On n'est pas préparé à recevoir ce type de population pénale qui a changé en quelques années. Je suis arrivé en 1987. Je fais partie du baby - boom des "13 000" qui ont suscité d'importants recrutements. J'ai suivi la vague et je suis arrivé à La Santé où, hormis mon mandat syndical, je n'ai jamais eu d'autre formation que les trois mois d'ENAP alors que le monde pénitentiaire a changé.
Lors de mes déplacements, j'ai constaté que la non-classification des détenus était un vrai problème. Sur un étage, on retrouve aussi bien des détenus analphabètes, illettrés, ceux qui sont hors société par manque d'encadrement au départ de leur vie, qui ne demanderaient qu'à pouvoir bénéficier de certaines choses, que la population des drogués, difficile à gérer en milieu pénitentiaire, qui engendre le racket ou se soumettra aux autres détenus pour acheter ou faire entrer leurs doses.
Les caïds ou détenus dangereux sont eux aussi mélangés aux autres détenus, notamment en centrale où l'on réclame des établissements spécialisés pour séparer les détenus très dangereux et malades. On retrouve aussi des détenus âgés mélangés à la population pénale dans des établissements dits sanitaires, comme St Martin-de-Ré ou Liancourt ; à cause de la pression et de l'augmentation de la population pénale, ils se retrouvent avec des gens issus des banlieues. Voilà deux ans, à Liancourt, un bâtiment a été totalement ravagé parce qu'un chef de bande avait été mis en quartier disciplinaire par l'administration pénitentiaire. Les autres ont tout cassé et mis le feu à l'établissement.
Un décalage se crée. Les populations pénales ne sont pas identifiées. C'est le tout-venant : le détenu entre et personne ne songe à observer la présence éventuelle de problèmes psychologiques. Souvent, on nous donne des détenus à garder qui relèvent plus de l'asile psychiatrique qu'autre chose. Il faut pouvoir les gérer, car ils sont gérables à partir du moment où l'on a le temps de s'en occuper et de garder constamment les yeux sur eux pour éviter qu'ils n'agressent un codétenu, qu'ils s'automutilent ou qu'ils agressent un personnel de surveillance, comme un de nos collègues qui est décédé en 1992.
Il convient de classifier les détenus en les séparant par catégories ou par types de besoins : ceux d'un drogué sont différents de ceux d'un illettré, ou d'un étranger dont il existe cent nationalités différentes, sans compter les ethnies : on ne peut pas mettre ensemble un Zaïrois et un Éthiopien au risque d'en retrouver un à terre le lendemain matin, après que l'autre aura passé sa nuit à lui taper dessus.
Toutes ces difficultés doivent être gérées avec un parc pénitentiaire difficile, non modulable où la surpopulation fait qu'un nouveau venu bouche un trou dans une cellule, sauf là où certains détenus refusent d'avoir des codétenus ; pour sauvegarder la tranquillité, l'administration accepte que des cellules prévues pour quatre ne soient occupées que par deux ou trois personnes.
Rien n'est fait. Dans sa carrière, un personnel pénitentiaire a l'opportunité de changer de site autant de fois qu'il le veut par le jeu de mutation. Ce qui manque, c'est l'adaptation à l'emploi : un agent qui quitte Fleury-Mérogis pour aller à la maison centrale de Lannemezan n'aura pas du tout le même travail et ne sera pas prêt à modifier ses habitudes : passer d'une maison d'arrêt à une maison centrale crée un grand vide. Or, il prendra ses fonctions sans avoir été vu par l'administration, sans formation, sans adaptation à l'emploi. Cela crée de grosses difficultés ; il faut s'adapter en permanence. Dans notre métier, la personne qui n'arrive pas à s'adapter le supporte mal.
C'est pareil pour l'encadrement : en passant à un grade supérieur, on prend un poste vacant mais il n'y a pas de formation spécifique suivant tel ou tel site ou le site à occuper. C'est difficile : on est recruté et plus ou moins bien formé à l'ENAP. L'administration nous refuse de regarder ce qui s'y passe. Nous avions un organisme, le Conseil national de la formation des personnels pénitentiaires, qui ne s'est plus réuni depuis dix ou douze ans ; il était pourtant chargé de définir la politique de formation. L'ENAP est devenue un no man's land où certains échafaudent des théories et les appliquent, alors qu'elles sont en total décalage avec le terrain.
Il suffit d'auditionner, d'aller à l'ENAP et d'écouter des élèves en fin de scolarité : ils disent bien que ce qu'ils apprennent ne sert pas à grand-chose, qu'ils seront obligés de s'adapter à l'établissement. Il y a 187 établissements -et quasiment 187 fonctions- totalement différents : on est obligé de se mettre dans le moule et d'appliquer les us et coutumes qui ne sont pas toujours des dérives. C'est soit l'architecture soit le positionnement d'un quartier qui détermine ces us et coutumes et obligent à telle pratique pas forcément réglementaire. Sans appliquer certaines règles en établissement pénitentiaire, soit vous avez la population pénale à dos, qu'il est difficile de contenir, soit vous avez la hiérarchie à dos, dont la menace empêche aussi de travailler.
Il faut de la formation et de l'emploi. Si les personnels partant en formation ne sont pas remplacés, cela nécessite des heures supplémentaires, et génère un autre phénomène : les emplois non tenus, les postes vacants qui affaiblissent la sécurité de nos collègues.
M. Robert Bret - Ou l'absentéisme.
M. Jean-Luc Aubin - L'absentéisme vient après.
Le premier phénomène est la réponse de l'administration : découvrir des postes. A partir du moment où il manquait des agents, l'administration a considéré que ce poste ne devrait pas être tenu, qu'on pouvait l'enlever. S'il restait dix détenus à l'étage, on prenait le surveillant pour le mettre en promenade. Pourtant, s'il reste dix détenus, c'est le seul moment où le surveillant peut engager une conversation avec les détenus, peut apprendre des choses sur son étage, peut savoir si un détenu ne se porte pas bien. Ce sont les détenus qui ne sortent pas en promenade qui ont des difficultés : soit maltraités par les autres détenus, soit dépressifs. Si le surveillant n'est pas à son étage pour observer, pour voir pourquoi un détenu ne veut pas se rendre en promenade, peut-être parce qu'il a eu de mauvaises nouvelles au parloir, sans ce surveillant, il n'y a plus ce contact. Cette politique du poste découvert affaiblit toute l'administration pénitentiaire.
Enfin, c'est vrai qu'il y a l'absentéisme. S'il a exercé 30 heures supplémentaires en août plus encore 10 heures supplémentaires en septembre, le personnel arrive à une limite. Surtout dans les gros établissements de la région parisienne où les agents font la route entre la province et Paris, en raison des loyers élevés à Paris. C'est le lot quotidien de tout fonctionnaire qui débute. Pour nous, c'est très difficile, car les logements qu'on nous trouve sont dans des quartiers sensibles où vous retrouvez sur votre palier la famille vue au parloir, avec toutes les conséquences que cela peut entraîner, et la difficulté relationnelle. Les surveillants préfèrent faire le trajet que vivre avec les familles de détenus qu'ils gardent tous les jours.
M. le Président - Monsieur le secrétaire général, merci de votre intervention très intéressante.
Audition du Secours catholique - MM. Jean CELIER,
secrétaire général, Jean-François CANTO,
responsable du département " Prisons-Errance ", et
M. Jean SOULET et Mme Marie-Anne GIRET,
bénévoles
(10 mai 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. Jean Celier, Jean-François Canto, Jean Soulet et à Mme Marie-Anne Girert.
M. Jean Celier - Le Secours catholique est une association caritative humanitaire généraliste. Son objet est la lutte contre la pauvreté. Notre présence auprès des détenus indigents et de leur famille en précarité est une activité importante pour nous : 1 200 bénévoles s'y consacrent et nous sommes présents dans 78 établissements, comme un rapport de l'administration pénitentiaire l'a compté. Quand on parle de pauvreté en maison de détention, c'est la pauvreté financière, avec les problèmes de cantine et autres, la pauvreté culturelle (l'isolement, l'illettrisme, l'incompréhension), la pauvreté relationnelle qui engendre fragilité, solitude et trop souvent désespoir. Depuis 1997, cette action dans les prisons nous a conduit à faire un certain nombre de propositions "institutionnelles", d'améliorations aussi concrètes que possible. Elles concernent l'indigence en prison et la précarité des familles et, depuis peu, les situations liées à la détention pour contrainte par corps.
Mes trois collaborateurs peuvent reprendre un certain nombre de points plus précis dans leur témoignage.
Mme Marie-Anne Girert - Je suis médecin généraliste à la retraite. Je suis tombée en prison comme en bénévolat. A Fleury-Mérogis, le problème de l'indigence est important dans la mesure où le turn over est important. C'est gigantesque puisqu'il y a au minimum 3 800 détenus. Dans les missions du Secours catholique, il y a aussi l'indigence, plus le colis, le courrier aux détenus, l'accueil des familles qui est important et qui se met en place. Une dernière activité est la création, avec d'autres associations, d'un accueil aux sortants de Fleury.
M. Jean Soulet - Retraité depuis dix ans de l'industrie textile, je suis engagé au centre de détention d'Uzerche, qui est un programme 13 000 de 600 détenus depuis dix ans déjà. J'ai aussi créé un accueil des familles où une trentaine d'intervenants accueillent ces familles qui sont souvent les secondes victimes. Le centre de détention d'Uzerche concerne des fins de peine d'un à cinq ans venant automatiquement de maisons d'arrêt. 50 % de la population est étrangère ; nous avons 40 à 45 nationalités différentes. 40 % de la population est condamnée pour des trafics de stupéfiants.
J'envisageais de parler de la contrainte douanière -cette fameuse "double peine"-, nous en avons toujours 15 à 20. C'est une chose assez arbitraire, car le détenu, quand il a purgé trois à cinq ou six ans de peine, ce qui est la peine habituelle pour de tels trafics, se trouve confronté à une discussion très difficile avec la douane et risque parfois jusqu'à deux ans de peine supplémentaires.
M. Jean-François Canto - Je suis responsable du département "Prisons-Errance" du Secours catholique depuis six ans. Nous avons préparé un dossier qui relate les propositions du Secours catholique concernant la pauvreté et l'indigence en prison. Elles datent de février 1997. Fin avril, l'administration pénitentiaire nous a enfin fait connaître le rapport du groupe de travail "Indigence" ; nous connaissons à présent les propositions de l'administration pénitentiaire en la matière.
Nous vous avons aussi apporté une note du Secours catholique, établie avec un groupe de travail de juristes de Rennes, remise à Mme Guigou en avril 1999, concernant la contrainte par corps. Nous faisons quatre propositions visant à une judiciarisation des modalités de la contrainte par corps.
A ce jour, nous n'avons pas reçu de réponse de Mme Guigou. Nous le lui avons fait savoir et nous vous apportons ces documents pour que vous preniez connaissance des propositions du Secours catholique, tant concernant la contrainte par corps que la pauvreté et l'indigence en prison. J'ajoute que la violence en prison, le racket, la prostitution qui ont été beaucoup évoqués ces derniers temps sont beaucoup dus à la pauvreté extrême, au fait que les détenus, à plusieurs dans une même cellule, n'ont rien pour cantiner.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Sur cette contrainte par corps, vous avez fait quatre propositions. Pourriez-vous nous donner quelques explications : c'est quand même grave de voir des gens en prison pour une dette qu'ils sont souvent incapables de payer. On est dans le domaine de l'irrationalité : non seulement ils ne paient pas mais ils coûtent de l'argent à la République pour les deux années supplémentaires pendant lesquelles ils attendent en prison, dans des conditions de légalité sans doute discutables et qui pourraient nous faire condamner par la Cour européenne de justice.
Qu'avez-vous proposé ? Cela mérite d'être connu.
M. Jean Soulet - Je me permets d'étayer nos observations par des chiffres. Les contraintes par corps varient entre 1,2 MF et 20 MF. A Uzerche, mais aussi plus généralement, avant 1987, le maximum de la contrainte par corps était de quatre mois pour une somme de plus de 80 000 francs. Cette loi a été modifiée : le condamné peut maintenant faire deux années de détention pour une peine de plus de 500 000 francs. En moyenne, dans les versements, la douane va récupérer 5 à 10 000 francs au détenu. Voilà la moyenne. Certains détenus seront libérés au bout de 8 à 10 mois, en donnant 3 000 francs. Cet argent sera de l'argent propre, une économie sur leur travail, car on ponctionnera leur pécule de libération pour la partie civile. Ceci concerne une population en majorité étrangère.
M. le Rapporteur - On affecte donc une partie de leur pécule à la partie civile.
M. Jean Soulet - Ceux qui peuvent travailler économisent chaque mois. Sur leur salaire, une part est retenue en pécule de libération. Tout sera ponctionné par la douane. C'est aberrant et cela produit un effet destructeur sur le détenu.
M. le Rapporteur - Qui est encore plus malheureux à sa sortie puisqu'il n'a plus rien.
M. Jean Soulet - Il n'a absolument rien, il est totalement démuni. Il est déstructuré, désorienté. Il a une haine contre la société. Nous sommes dans le pays des droits de l'homme mais nos droits sont bafoués. Ces détenus ont fait leur peine et jamais ils ne s'irriteront contre cette peine. Entre trois et six ans, c'est légal mais après, ils sont dans une impasse où ils doivent marchander avec la douane. La douane baisse régulièrement ses prétentions, tous les deux ou trois mois. Eux proposent mais ne peuvent proposer que ce qu'ils ont. Parfois, ils feront appel à leur famille qui est totalement désargentée. Beaucoup de garçons viennent d'Amérique latine ; ce sont de simples passeurs dont le dealer est là-bas, à Bogota ou ailleurs.
M. le Rapporteur - Ne pensez-vous pas que votre compassion vous fait oublier que certains sont plus malins et qu'ils ont mis quand même quelque somme de côté qui correspond à leur trafic qui s'est déroulé pendant quelques mois avant d'être arrêté ?
M. Jean Soulet - Cela peut arriver. Pendant dix ans, j'ai suivi une quarantaine de détenus, pour autant qu'on puisse les connaître : je lis leurs lettres, je vois les familles en situation de précarité. Beaucoup de détenus poursuivaient des études universitaires ou secondaires et n'ont plus les moyens ; ils sont guettés par les dealers qui les voient dans cette situation et vont leur proposer 4 ou 5 000 francs, qui leur permettront de vivre un ou deux ans ou d'étudier. Et ils partent avec un kilo ou deux d'héroïne pure.
M. le Rapporteur - Qu'aviez-vous proposé ?
M. Jean-François Canto - Je peux répondre. Jean-Michel Boucheron, député socialiste d'Ille-et-Vilaine, avait posé une question écrite à Mme Guigou sur la contrainte par corps. Mme Guigou avait noté l'extrême rigueur de cette mesure dérogatoire ; elle signalait "qu'une étude était entreprise aux fins d'évaluer les possibilités d'évolution de la législation en la matière". Avec le risque, comme vous avez dit, que si un procès était intenté contre la France, nous pourrions perdre au niveau de la Cour européenne des droits de l'homme. Ce dossier a été pris en main au sein du Secours catholique par un de nos administrateurs qui demande à ce que son nom soit connu : il s'agit de Bernard Ducamin, conseiller d'Etat honoraire, qui était président de la section des finances du Conseil d'Etat et qui s'est beaucoup sensibilisé sur cette question. Il a bâti l'argumentaire que vous avez entre les mains.
Ces quatre propositions visent à réintroduire le juge dans un dispositif où c'est la douane qui est essentiellement présente. Les quatre propositions sont précises. La première vise à ce que, pour le montant de l'amende, il y ait un contrôle du juge, alors que, pour l'instant, c'est la douane qui fixe ce montant.
La deuxième proposition précise les formes à respecter dans la notification au détenu de la contrainte par corps. On est là dans une série d'arguments juridiques sur les notifications.
La troisième, c'est le contrôle par le juge de la solvabilité de la personne contrainte par corps. Comme Jean Soulet l'a fait remarquer, beaucoup de personnes viennent d'Amérique latine, elles n'arrivent pas à obtenir un certificat d'insolvabilité et n'arrivent donc pas à démontrer leur insolvabilité qui permettrait de ne plus subir cette contrainte par corps.
La quatrième est le rôle du juge dans la transaction entre l'administration des douanes et la personne contrainte par corps : très curieusement, la pratique des douanes est de laisser lanterner un détenu six mois et, ensuite, on commence une pseudo-négociation puisque le rapport de forces est au désavantage du détenu. Cela se terminera au bout de deux ans par le prélèvement du pécule de libération.
En tant que Secours catholique, nous sommes témoins de ces situations dans diverses régions de France, notamment à Rennes. Nous sommes scandalisés par ces dispositions. Nous avons fait des propositions constructives qui ne visent pas à la suppression de la contrainte par corps mais à une amélioration des modalités de son application en réintroduisant plus de justice. On pourrait aller plus loin. Certains partenaires, comme des visiteurs ou des aumôniers, souhaiteraient supprimer la contrainte par corps.
Un an après, nous sommes étonnés que, malgré les relances téléphoniques, il n'y ait toujours pas de réponse sur un dossier embarrassant, qui ne touche que 200 détenus. Ce scandale ne doit pas durer.
M. le Président - Ce que vous avez souligné est très important sur le plan de l'application des normes : il n'y a pas de peine sans juge. Le système actuel est aléatoire et géré en fonction de la fantaisie des douanes.
Il y a tout l'aspect de l'indigence en prison, à l'entrée et, bien entendu, qui se perpétue en prison. On doit avoir le rapport rédigé récemment à l'intention de la Chancellerie. Quelle est la proportion d'indigents ?
M. Jean-François Canto - Si on consulte le site Internet de la pénitentiaire : la réponse est de 20 à 30 % d'indigents. Encore faut-il s'entendre sur ce qu'est un indigent.
Le Secours catholique, en 1996, a fait une enquête sur un échantillon représentatif de 75 établissements pénitentiaires. Nous avons interrogé le milieu socio-éducatif en plein accord avec la direction de l'administration pénitentiaire pour demander la définition de l'indigence. Cela figure au dossier. Sur 57 réponses, nous avons eu 33 définitions différentes. Il n'y a donc pas d'homogénéité dans la définition de l'indigence.
Or, nous voulions des chiffres incontestables. Nous avons demandé le nombre de détenus qui ont zéro franc sur leur pécule, au mois donné et au mois précédent, et qui n'ont eu aucun versement de leur famille au cours des trois mois précédents. On peut appeler cela de l'indigence absolue. Nous sommes arrivés à 7 % en maison d'arrêt, un peu moins en établissement pour peine, vu qu'il y a du travail. Cela semble montrer une aggravation de l'indigence sur ces dernières années, d'après les renseignements obtenus auprès des visiteurs, des aumôniers et des services socio-éducatifs.
L'administration pénitentiaire vous fournira son rapport, enfin sorti en avril après une série d'aléas ; une commission sur l'indigence a été créée fin 1996. Une enquête pour corroborer les résultats du Secours catholique a été faite en 1997 et a donné lieu à un rapport en 1998. Un groupe de travail de l'administration pénitentiaire s'est penché sur la question pendant toute la période 1998-99. La barre devrait être fixée à 300 francs: moins de 300 francs sur le pécule établirait l'indigence, norme fixée pour les établissements mixtes 13 000. Dans le cahier des charges 13 000, elle a été appliquée et elle est proposée pour les autres établissements.
Dans la proposition du Secours catholique, il nous est dit comment il faut tenir compte du pécule disponible. Il faut aussi tenir compte du non-refus d'un poste de travail. Cette idée n'a pas été reprise par la pénitentiaire. Un détenu à qui est proposé un travail, il faut en tenir compte, étant entendu que cela renvoie au problème du montant des rémunérations en détention.
Le rapport Canivet fait état de 450 francs en moyenne pour les services généraux. Le groupe de travail Indigence recommande opportunément, ce qui aura des conséquences budgétaires non négligeables, le doublement des rémunérations pour les service généraux.
M. Jean Soulet - La moyenne des rémunérations à Uzerche est de 500 francs.
M. le Président - Pour le service général ?
M. Jean Soulet - En atelier aussi, en dehors de quelques situations qui rapportent davantage et montent à 800 francs, avec tous les prélèvements, cotisation sociale, blanchisserie ; au service général, la moyenne est de 400 à 500 francs. Il leur reste donc à peu près 300 à 350 F. En fait, sur 600 détenus, nous avons à peu près 150 travailleurs parce qu'il n'y a pas suffisamment de travail. Evidemment, il y a des coups de feu, des prestataires de services, des gens qui confient le trop plein de travail. Nous tournons avec la SODEXHO ou la SIGES, dans ces programmes 13 000. Mais c'est très aléatoire.
M. Jean-François Canto - Notre proposition en tant que Secours catholique était d'avoir une définition de l'indigence pour parvenir à une certaine homogénéité. Nous suggérions un droit à cantiner, pour les plus pauvres, dès lors qu'il n'y a pas de travail. C'est un point litigieux qui est souligné dans le rapport de la pénitentiaire, car les avis sont partagés entre deux options : l'option du Secours catholique, à savoir un droit à cantiner, ce qui revient à des ressources minimales en prison -nous fixions 100 à 200 F- et la seconde hypothèse qui est le maintien du RMI, notamment pour les prévenus. Ce point n'est pas tranché en interne. Un groupe de travail va y réfléchir.
Notre position n'est pas celle d'autres organisations comme l'OIP, ou d'autres. Mais les aumôniers et les visiteurs partagent notre point de vue, qui serait plutôt pour un droit à cantiner pour les indigents, sous réserve qu'il n'y ait pas de refus d'une offre de travail ou de formation. C'est un point litigieux.
M. Jacques Donnay - Le fait qu'il y ait plus d'indigents ne vient-il pas du fait qu'il y a plus d'étrangers ? Les étrangers sont complètement déconnectés de leur famille, ils sont seuls, sans ressources extérieures et, peut-être ne peuvent-ils pas travailler. N'y a-t-il pas corrélation entre le nombre d'étrangers et le nombre d'indigents ?
D'autre part, on a dit, on dit encore, aujourd'hui que les conditions humaines étaient plus favorables dans les prisons comme La Santé qu'à Fleury : les détenus préfèrent se trouver à La Santé plutôt qu'à Fleury-Mérogis. J'aimerais savoir ce que vous en pensez. Ils disent que les contacts entre les détenus et les surveillants sont insuffisants à Fleury et beaucoup plus constants et "chaleureux" à La Santé. Qu'en pensez-vous ?
Pour finir, on nous a toujours dit qu'il fallait des cellules individuelles, de l'espace, etc. A Fleury, on nous a dit que c'était une plaine anonyme où l'on perdait la notion de beaucoup de choses et que les prisons dans les villes étaient préférables. En tant que gens de terrain, qu'en pensez-vous ?
Mme Marie-Anne Girert - Fleury est une maison d'arrêt avec une moyenne de présence de quatre mois. C'est considérable. Aux réunions du Secours catholique, on nous annonce des prisons de 600 détenus et, à Fleury, il y a sept prisons de 600 individus. Il y a un gigantisme fou.
Les étrangers indigents, oui, mais il y a beaucoup de nationalités. Je ne connais pas la proportion des étrangers par rapport aux nationaux.
M. Jacques Donnay - C'est bien à Fresnes que nous avons vu une Colombienne en prison depuis quatre à cinq ans sans avoir été jugée.
A Fleury, j'ai aussi vu une maman d'une petite fille de 12 mois qui parlait difficilement français. Elle avait été arrêtée pour une affaire de stupéfiants ; elle allait repartir en Colombie ou au Brésil.
M. Jean Celier - Le caractère chaleureux des relations n'est pas à rapprocher de la surpopulation dans les cellules. L'une de nos constatations est qu'être seul dans sa cellule est préférable à la promiscuité. La surpopulation en cellule nous paraît être le point de départ de violences, de contraintes, de pauvreté et de racket. Une de nos demandes est la cellule individuelle.
M. Jacques Donnay - On peut avoir des gens à tendance suicidaire : certains ne supportent pas d'être seuls.
M. Jean Soulet - Dans des cas pareils, ils ont la possibilité d'avoir des cellules doubles. Pour répondre à votre question, tous les détenus qui viennent de Fresnes, de Fleury, de Bordeaux, des Baumettes se plaignent de ce caractère glacial des prisons modernes. Ils aiment retrouver le surveillant qui les accompagne avec les clefs. Ils ne retrouvent plus ce relationnel. Le surveillant reste dans sa cage vitrée, il appuie sur des boutons. On badge automatiquement. Il n'y a plus de contact. L'animosité normale entre détenus et surveillants s'accroît.
M. Jean Soulet - Le confort qu'ils retrouvent dans les prisons modernes est cependant appréciable. Les garçons gardent leur dignité.
M. Jacques Donnay - La nourriture y est meilleure.
M. Jean-François Canto - Les statistiques montrent que le nombre des étrangers en prison est en diminution sur les dix dernières années. On ne peut donc pas dire qu'il y a corrélation entre augmentation du nombre des indigents et des étrangers. En revanche, il est clair que, parmi les étrangers, il y a des indigents : ceux qui ont du mal à remplir leur bon de cantine ou de demande quelconque et ceux qui sont privés du lien familial qui leur permettrait de recevoir des mandats.
Mme Marie-Anne Girert - A propos de mandat, les familles privées du détenu qui les nourrissait en principe ont du mal à envoyer de l'argent. Si elles envoient un minimum de 100 francs, 33 francs sont pris comme frais postaux. Il ne reste donc plus grand-chose. C'est sans solution.
M. le Rapporteur - Le fait de ne pas avoir de solution vous amène-t-il à considérer qu'il faudrait appliquer les minima sociaux en détention ?
M. Jean-François Canto - Le Secours catholique avait fait des propositions dans le cadre du programme de lutte contre l'exclusion, s'agissant des familles de détenus. Le cabinet du garde des Sceaux avait retenu une proposition, mais elle n'a pas été reprise à l'échelon gouvernemental. Il s'agissait que le père ou le conjoint Rmiste qui se retrouve en détention soit maintenu, compté dans la famille. Cette proposition n'a pas été acceptée.
Le Secours catholique défend cette idée, car les frais sont très importants pour une famille de détenus. Il y a un appauvrissement, il y a des coûts induits, y compris dans les prisons lointaines. C'est une imbécillité d'avoir installé une prison à Joux-la-Ville, à 30 kilomètres d'une gare. Vous n'imaginez pas les difficultés qu'a une famille modeste pour rejoindre son détenu alors qu'aucun moyen de transport n'est prévu pour gagner la prison.
En tant que Secours catholique, autant nous sommes d'accord à ce sujet, autant nous ne sommes pas favorables au RMI pour les moins de 25 ans dans le cadre de la lutte contre l'exclusion. Nous avons dit à M. Seillier, rapporteur de la commission sur la loi "exclusion", que nous n'étions pas de cet avis. Nous souhaitons plutôt un encouragement à la formation ou au travail, et ne sommes pas dans une logique d'assistanat.
De même, en prison, nous sommes favorables à la formation ou au travail : tout détenu qui demande du travail devrait recevoir une proposition de travail, de même pour celui qui demande une formation. Nous reconnaissons néanmoins que, dès lors qu'il n'y a pas de travail ou de mandat, il faut un minimum pour vivre que nous évaluons à une cantine gratuite. Cela revient un peu à un minimum vital en détention. Mais ce n'est pas une logique de RMI.
M. le Rapporteur - Vous résolvez le problème du détenu qui va cantiner dans des limites définies, sans payer, mais vous ne réglez pas le problème de la famille. La famille ne reçoit pas une part du RMI. Votre proposition reste inachevée.
M. Jean Celier - Le RMI est maintenu pour la famille. Pour le détenu, indépendamment de sa famille, il faut instituer un minimum vital sous forme de cantine, pour avoir l'hygiène, de quoi écrire, un timbre. Ce qu'il faut pour maintenir des relations et se tenir correctement.
M. le Rapporteur - Une question complémentaire : un prévenu perd-il automatiquement son RMI dès qu'il est mis en détention, ou ce revenu est-il maintenu ?
M. Jean-François Canto - Il le perd au bout de quelques jours.
M. le Rapporteur - Il y a une décision de notification. Mais il est en détention provisoire et pas condamné. C'est un déni de justice.
M. le Président - Il faut approfondir ce point. J'étais persuadé que les prévenus le conservaient, un détenu provisoire étant présumé innocent. Supprime-t-on le RMI pour quelqu'un qui est hospitalisé ? Non, parce qu'il a d'autres besoins. On retire des droits sociaux à un présumé innocent sous prétexte qu'il est incarcéré.
M. le Rapporteur - Il faut arriver à un éclaircissement. Comme la contrainte par corps, c'est un système quasiment barbare qui ne respecte pas les principes de la loi. S'il en était ainsi, il faudrait le souligner dans le rapport.
M. Jean Celier - A la sortie de la prison, les démarches à faire pour le RMI sont suffisamment longues pour que, durant cette période, le détenu sortant reste sans ressources et soit entraîné dans la spirale de la récidive. Anticiper sur l'accès au RMI à la sortie serait une bonne chose.
M. le Président - C'est là un vrai problème : avec les services de probation et tous les services en charge de la sortie, il faut veiller à l'amélioration de la procédure pour faire en sorte que les personnes puissent acquérir des droits sociaux dès leur sortie de prison. Comme le dit l'article de votre président, un détenu sur cinq sort avec moins de 50 francsen poche. Il est évident que je ne vois pas très bien comment il peut subsister longtemps sans commettre des actes répréhensibles, sauf s'il peut être hébergé par des organismes spécialisés. Mais ce n'est pas le cas pour tout le monde ni partout, surtout si les gens sont très loin de chez eux. On se demande si l'on n'encourage pas le retour permanent en prison.
M. Jean-François Canto - Le Secours catholique défend une suggestion pratique : la généralisation de l'avance sur droits. Ce dispositif a été lancé dans les Hauts-de-Seine grâce à la CAF de Nanterre ; il n'a pas pu être généralisé. En 1998, dans le cadre de la loi contre exclusion, il était prévu qu'une convention tripartite -DIRMI, administration pénitentiaire, CNAV- pose les bases de cette avance sur droits. Ce système nous paraît une solution opportune pour régler en grande partie les problèmes de la récidive. Ce qui peut être appliqué pour le RMI devrait pouvoir être étendu à d'autres dispositifs : ASSEDIC, CAF...
En tant qu'association de lutte contre l'exclusion connaissant bien le problème, nous pensons que les gens récidivent par manque de continuité des droits. Pour éviter la récidive, ce serait une solution parfaite que de généraliser l'avance sur droits supposés.
Mme Marie-Anne Girert - A Fleury, dès le premier jour d'entrée, une enquête sur la sortie est organisée. Depuis quelques mois, les détenus sont pris en charge pour la sortie sans connaître leur temps d'incarcération. C'est très bien vu.
M. Claude Domeizel - Vous ne voyez pas tous les détenus, il y a une sélection : les détenus viennent-ils vers vous ou allez-vous vous vers les détenus ?
Mme Marie-Anne Girert - Une fois par mois depuis deux ans, le Secours catholique se rend à la comptabilité et consulte sur place la liste des détenus qui ont moins de 50 F, deux mois de suite, et sans virement de leur famille. Nous déposons 50 francspar individu. En général, il y en a 60 par mois. C'est systématique. Quelques détenus écrivent directement au Secours catholique. Parfois, les aumôniers notent les grandes indigences et nous demandent d'aller déposer, et nous déposons 50 F. Mais nous ne déposons jamais plus.
M. Claude Domeizel - Vous avez les informations à partir de la comptabilité ?
Mme Marie-Anne Girert - Essentiellement. Certains demandent, mais ils sont peu nombreux : deux à trois demandes spontanées par semaine, plus le subside systématique mensuel. La comptabilité veut bien nous fournir la liste des indigents, c'est une question d'entente avec ce service.
M. le Président - Nous avons vu le Secours catholique intervenir dans d'autres domaines. Dans une maison d'arrêt, le Secours catholique fournit des vêtements de secours pour les détenus. C'est un cas d'indigence. Le Secours catholique le fait comme d'autres associations.
M. le Rapporteur - C'était pratiqué au Mans et très bien fait : le vestiaire est très bien tenu.
Mme Marie-Anne Girert - Le vestiaire est donné à la demande des détenus. Ce n'est pas systématique.
M. le Président - Quelque part, il y avait une entente entre le Secours catholique, le greffe et celui qui fournit le paquetage : des vêtements proviennent du Secours catholique, ils sont conservés, certains sont donnés, d'autres sont envoyés aux détenus pour renouveler leurs vêtements, car on en trouve parfois dans un état d'indigence considérable, de dénuement total, qui n'ont strictement rien.
Mme Marie-Anne Girert - Parfois, à Fleury, le linger du bâtiment fournit et, parfois, il se refuse à fournir ou il ne peut pas fournir. C'est aussi parfois une question de personne.
M. Jean Soulet - Les travailleurs sociaux ont un grand rôle en la matière : ils canalisent toutes ces demandes, tant au point de vue de nos visiteurs que dans les besoins de vestiaire ou les besoins financiers. On nous le signale toujours.
Mme Marie-Anne Girert - A Fleury, c'est un travailleur social pour cent détenus. C'est toujours le problème de Fleury.
M. Jean Soulet - C'est une moyenne dans toutes les prisons de France.
M. le Président - La situation est différente selon les établissements dans la mesure où la rotation est parfois très forte. De plus, les personnels socio-éducatifs connaissent mieux les détenus dans les établissements pour peine. Même si le nombre est comparable, le contact avec les détenus est plus facile dans la mesure où les gens restent plus longtemps. Il est évident que, dans certains établissements, notamment les maisons centrales, les détenus connaissent bien le personnel de surveillance, le personnel médical, le personnel socio-éducatif, ce qui est bien différent de ces grands établissements comme Fleury-Mérogis qui est sans doute "une erreur de conception", comme le disent certains, et en tout cas une conception qui date et que l'on ne recommencera plus.
M. Claude Domeizel - Comment cela se passe-t-il pour le service de la correspondance ? J'ai vu que vous aviez ce service.
Mme Marie-Anne Girert - Les détenus écrivent au Secours catholique en demandant une correspondance ou aux aumôniers.
M. Claude Domeizel - C'est eux qui écrivent ?
Mme Marie-Anne Girert - Oui, certains savent écrire. C'est là aussi où l'indigence se retrouve : certains ne savent pas écrire. Nous avons parfois à lire tout haut des lettres pour pouvoir comprendre ce qui a été dit. Parfois, parmi nos correspondants bénévoles, certains parlent anglais, espagnol. Nous avons une quarantaine de courriers.
Le détenu écrit à la délégation sous un pseudonyme, à sa ou son correspondant. Sans lire la lettre, nous transmettons le courrier du détenu à la correspondante bénévole qui lui répond directement. Très souvent on demande au correspondant de mettre deux timbres ; à partir de trois ou quatre, les timbres ne sont pas autorisés. On précise sur l'enveloppe ou sur la lettre : "Ci-joint deux timbres", pour éviter que les détenus ne les reçoivent pas, puisque le courrier est ouvert par le vaguemestre ou quelqu'un d'autre.
M. Jean Soulet - Dans les prisons, rien n'est gratuit. Les analphabètes trouvent toujours un camarade pour écrire mais, bien sûr, il faut aussi monnayer d'une façon ou d'une autre le fait de faire écrire par un autre détenu.
Sur la contrainte par corps, les travailleurs sociaux dans ce domaine sont sans cesse sollicités par ces garçons. Leur tâche devient celle d'un collecteur d'impôt face à la douane qui répond ou pas. 500 francsde plus un mois, 1 000 francsun autre mois. C'est un vil marchandage, effrayant.
M. le Président - Nous allons examiner cela. C'est irrationnel et cela coûte de l'argent à l'Etat.
M. le Rapporteur - Participez-vous à des missions d'enseignement ?
M. Jean-François Canto - Non, pas du tout. Nous ne sommes pas dans ce secteur. Nous avons en prison quelques ateliers de cuisine ou de couture, très appréciés en quartier femmes. Il existe aussi des association spécialisées, comme le CLIP, qui mène d'excellentes actions, ainsi que l'Éducation nationale qui réalise un remarquable travail.
M. Jean Celier - Il y a une grande variété de situations selon les établissements et, à l'intérieur de chacun d'eux, une grande liberté est donnée à la relation individuelle. Cela apporte un côté arbitraire à certaines situations souvent mal ressenties par les détenus. Tout dépend de l'endroit et des personnes avec lesquelles on est en relation.
Bien sûr, on ne peut pas tout standardiser, mais la recherche de règles communes pourrait donner des repères dans cette relation entre les détenus et l'institution qui l'héberge. Cela nous amène à nous préoccuper des droits des détenus, non pas pour revendiquer d'autres droits mais pour obtenir une justice dans leurs relations avec l'environnement ou les contrôles extérieurs. Le poids d'un être libre n'est pas de la même dimension.
M. Claude Domeizel - Comment est perçu votre rôle par les surveillants ?
Mme Marie-Anne Girert - Souvent, au moment des colis de Noël, certains protestent : "C'est toujours pour les mêmes !" Cette phrase revient assez souvent. Peut-être ont-ils changé de mentalité, mais nous avons moins de comparaisons revendicatrices. Sinon, ils nous acceptent. En fait, le surveillant trouvait que le détenu méritait sa peine et qu'en plus il recevait un cadeau. Il protestait donc.
Nous avons parfois eu du mal avec la distribution des colis à Fleury : on a le droit d'entrer en cellule avec le colis. Ce n'est pas un colis coquet, mais un colis de confort : du papier hygiénique, des mouchoirs en papier, du gel douche, du café, du sucre. Un minimum "cantinable" pour une somme de 200 F. Nous avons eu du mal au départ avec les surveillants. Maintenant, non et, à la comptabilité, nous sommes bien reçus.
M. Jean Soulet - Il faut toujours beaucoup de temps pour faire sa place dans les prisons avec les surveillants. Notre présence les gêne automatiquement et c'est normal, car leur travail est très ingrat. Nous sommes des intervenants extérieurs. Nous provoquons une rupture dans la sécurité. Peu à peu, nous creusons notre place grâce à notre crédibilité ou à notre engagement.
La nouvelle génération de gardiens a une formation bien meilleure à Fleury, par l'ENAP, qui déménagera bientôt pour Agen. Ils reçoivent une formation psychologique et relationnelle bien meilleure mais le vieux surveillant, l'ancien porte-clés, voit mal notre présence en tant que visiteur dans les prisons.
Mme Marie-Anne Girert - Ils n'étaient pas coopératifs.
M. Jean Soulet - Il faut du temps. Il faut les comprendre : la population est difficile.
Mme Marie-Anne Girert - Dans l'étude sur l'indigence à Fleury, un gros problème est l'accueil des familles dans un baraquement, sans toilettes, quels que soient la saison, le froid ou la chaleur. C'est sinistre. Les mamans y viennent avec les enfants.
M. le Président - Nous avons vu que, pour certains, il y a pas d'accueil des familles. Les gens restaient devant la porte et attendaient des heures par tous les temps.
M. le Rapporteur - Dans une prison anglaise que nous avons visitée, un grand bâtiment est prévu pour l'attente des familles.
M. Jean Celier - Le Secours catholique est souvent à l'origine de la création de beaucoup de ces lieux d'accueil, souvent des Algéco ou des baraques placées dans un coin de parking pour permettre d'accueillir les gens.
C'est vrai que le métier de gardien et de surveillant est difficile ; je veux signaler aussi la difficulté des bénévoles. Ce long temps d'apprentissage pour connaître les règles, les appliquer, connaître tous les éléments relatifs à la sécurité et aux relations demande un dévouement qui ne peut pas se donner dans une courte période ni épisodiquement. Entrer bénévolement dans ce milieu d'indigence et de pauvreté requiert non seulement un engagement mais une préparation et une solidité que tout le monde n'a pas. On peut déplorer le manque de bénévoles mais la tâche est très difficile.
Il faut ajouter que le regard de la population sur ces bénévoles et, à travers eux, sur les gens en prison n'est pas positif et même injuste. En rentrant chez eux, ils ont aussi à répondre à la question de savoir pourquoi "ils vont perdre leur temps en prison, il y a suffisamment à faire ici".
La contribution des bénévoles, quelle que soit leur association, est une richesse à préserver et à maintenir si ce n'est à développer au sein de notre pays.
M. le Président - Je crois que c'est une belle conclusion.
Audition du Dr Pierre PRADIER, auteur d'un rapport sur
la gestion de la santé dans les établissements
pénitentiaires du programme 13 000
(10 mai
2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment au Dr Pierre Pradier.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous avons demandé à M. Pierre Pradier de venir en sa qualité d'auteur d'un rapport sur la gestion de la santé dans les établissements pénitentiaires du programme 13 000. Notre commission d'enquête vise les conditions de détention. A côté de la loi de 1994, diverses mesures ont trait à la santé mais votre rapport concerne bien d'autres sujets. Pouvez-vous nous donner votre analyse ?
M. Pierre Pradier - Deux éléments pour cadrer les affaires. Quand j'étais parlementaire européen, il y a quelques années, j'ai été amené à faire un rapport sur la condition carcérale dans les pays de l'Union européenne, ce qui m'avait entraîné à aller en Italie, en Angleterre, en Espagne, en Belgique pour visiter des établissements.
Pour être franc, les conditions carcérales en France, à part quelques domaines, notamment la santé, ne font pas de la France un pays en tête du progrès et de l'humanisme en la matière. Nous vivons une situation mouvante : en près de vingt ans, la population carcérale a pratiquement doublé. On se retrouve au 1 er janvier 2000 avec 52 000 détenus contre 28 000 en 1974 ! Il y a une inflation manifeste à deux étages, d'une part, dans la facilité donnée pour que l'exception que devrait être la détention provisoire soit devenue, sinon la règle, au moins d'une extrême fréquence ; d'autre part, l'alourdissement des peines, élément majeur dans l'augmentation de la population.
J'aimerais parler des conditions sanitaires. Comme l'humanitaire dans lequel j'ai travaillé, la médecine est une discipline formidable : on prend le petit bout de fil rouge, on tire et toute la pelote vient. A travers les conditions de santé, on voit apparaître les conditions de vie tout court et, dans la santé mentale, les équilibres personnels ; à travers ce prisme, on a une vision relativement exacte des conditions de vie.
Mon travail a concerné plus particulièrement les établissements 13 000, à gestion partiellement déléguée, mais pour se donner une idée des rapports ou de la qualité de ces établissements, encore fallait-il pouvoir établir une comparaison avec des établissements en gestion directe. Je ne suis pas expert, mais j'ai visité une quinzaine d'établissements dans un temps assez bref. Ainsi, ce que je dirai sera peut-être entaché d'une certaine subjectivité à laquelle on a du mal à échapper dans ce domaine.
Premier élément. Le plus frappant est la composition de cette population carcérale. Quelqu'un absent de France depuis 25 ans qui revient aujourd'hui ne s'y reconnaîtrait pas du tout. A cette époque, le crime, la délinquance avec violence, les vols qualifiés faisaient le gros de la "clientèle". Aujourd'hui, la composition s'est complètement modifiée. Depuis mai 1999, c'est la délinquance à connotation sexuelle qui est passée en tête avec plus de 20 % des détenus, l'infraction à la législation sur les stupéfiants arrive immédiatement après avec 18 à 19 % et il reste cette formidable inflation des étrangers dans les établissements pénitentiaires qui représentent entre 25 et 26 % des détenus, alors qu'ils ne représentent que 7 % de la population à l'extérieur. Nous pourrions revenir sur ces chiffres.
Le premier des éléments que j'ai été amené à examiner concerne les conditions de vie. La santé n'est pas seulement une absence de maladie, mais les conditions de vie et l'hygiène y jouent un rôle important. Les établissements à gestion partiellement déléguée, qui représentent 20 % du parc, bénéficient de conditions de bien meilleure qualité. Il se fait que probablement les établissements qui ont été ainsi attribués sont de construction plus récente mais, malgré cela, la qualité de la maintenance des locaux est notable.
Fleury était un établissement modèle et on voit l'état de délabrement effrayant dans lequel on l'a laissé. C'est peut-être l'Etat lui-même qui serait à remettre en cause comme s'il était beaucoup plus soucieux du respect scrupuleux des cahiers des charges qu'il impose à un autre contractant que de la gestion de ses propres affaires. C'est un élément tout à fait frappant.
Les éléments d'hygiène sont importants, notamment en matière de logement. On sait que le logement du détenu en cellule individuelle devrait être la règle et n'est que l'exception, sauf dans les centrales et les centres de détention pour longues peines. Un détenu isolé est un cas tout à fait rare, rencontré parfois dans certains quartiers de La Santé où l'on retrouve un certain nombre de gens dont la célébrité tient à d'autres éléments. Les cellules à deux sont le cas le plus fréquent ; souvent trois dans des cellules de deux, voire quatre, quand il faut bien caser les arrivées du soir, les détenus provenant du dépôt.
Pour revenir aux établissements en gestion partiellement déléguée, un élément important que les entreprises ont tenu à mentionner et qui est parfaitement observé : le numerus clausus. La maison d'arrêt de Nanterre dispose de 600 places et ne recevra jamais plus de 660 personnes. C'est un avantage formidable qui est tel qu'il convient de se demander s'il ne serait pas raisonnable d'étendre ce type de privilège à l'ensemble des établissements pénitentiaires.
Le deuxième élément, l'hygiène corporelle, passe par deux points : le linge et la douche. Nous parlons de choses triviales mais extrêmement importantes. Le linge : je connais des maisons d'arrêt où l'accès à la machine à laver est difficile. Ne pas pouvoir porter son linge à la machine parce qu'elle est cassée ou qu'il n'y en a pas assez est un élément qui détériore les personnalités.
Les douches : tel que j'ai pu comprendre les projets architecturaux pour les établissements en prévision, la douche à l'intérieur de la cellule fera partie des règles, 25 ans après l'Espagne ! Évidemment aujourd'hui, le mode de fonctionnement des établissements est que l'on se rend à la douche par paquets de deux ou trois, accompagnés par le personnel de surveillance qui vérifie si on n'a pas déjà pris les deux douches dans la semaine. On a inventé le système des douches médicales : heureusement que la médecine n'a rigoureusement rien à voir avec cette bouffonnerie. Le médecin doit dire si le détenu a droit à une douche : ce sont des impasses détestables.
Il reste deux ou trois éléments importants : l'environnement. Les maisons d'arrêt restent les plus déficitaires, c'est évident. Encore que de très grandes maisons centrales, comme Lannemezan -une maison centrale dite sécuritaire, avec 150 détenus à peu près-, n'ont aucune activité socioculturelle proposée par l'administration. Il y a eu des tentatives ; très curieusement, elle n'ont pas été très bien perçues parce que les détenus étaient à l'origine de ces manifestations culturelles.
Le culturel et l'éducatif sont pourtant un élément de la plus haute importance. A cet égard, il faut dire aussi que l'Éducation nationale a fait des efforts considérables pour mettre à disposition des personnels enseignants de très bonne qualité. On aurait pu craindre de ne pas y rencontrer forcément les meilleurs ; ce sont des volontaires vraiment de très haute qualité.
S'agissant de la santé et plus particulièrement des maladies somatiques, le sida concernait il y a six à sept ans 6 à 7 % des entrants qui étaient séropositifs à une période où la séropositivité au VIH était une condamnation à mort. Depuis, la trithérapie et les grandes campagnes d'information ont fait que les chiffres d'entrants séropositifs sont tombés à 2 %, ce qui reste considérable. En outre, le séropositif ou le malade atteint d'un sida en phase évolutive reçoit, à l'intérieur de l'établissement -en gestion directe comme en gestion déléguée-, les mêmes qualités de traitement qu'à l'extérieur. Je n'ai jamais vu un malade à l'abandon pour des questions d'argent. Manifestement, cet élément est important.
Le second élément est franchement catastrophique : la psychiatrie. Cette discipline est dans un état détestable. J'ai eu quelques difficultés avec mes confrères sur le sujet.
M. le Président - Seulement en prison ?
M. Pierre Pradier - Non. La psychiatrie en prison n'est jamais que le reflet de la discipline exercée à l'extérieur. La prison, c'est le monde extérieur caricaturé. C'est détestable. Dans beaucoup d'établissements, de grands malades, psychotiques connus, suivis, traités encombrent des prisons, alors que leur place réelle serait en hospitalisation psychiatrique.
En raison de quelques fâcheuses conjonctions, de l'attitude des experts psychiatres auprès des tribunaux et de l'attitude des hôpitaux psychiatriques qui refusent les services fermés, la prison reste le seul endroit d'accueil de certains malades. En cela, les médecins et les psychiatres, qui ont les deux mains dans le cambouis, sont désolés de la difficulté qu'ils rencontrent à hospitaliser ces malades. En France, nous ne disposons que d'une unité ou deux pour malades difficiles, qui reçoivent des malades difficiles mais aussi dangereux : en tout nous n'avons que 520 lits pour recueillir ces malades. Sur 60 millions d'habitants ! Placer un malade dans une telle unité relève du parcours du combattant.
Je pense que la France, sur le plan de la santé en prison, est loin en tête dans la qualité de la prestation. Les établissements en gestion déléguée sont en autonomie de recrutement depuis 1990 et la loi de 1994 a introduit l'hospitalisation publique à l'intérieur des établissements pénitentiaires en transformant la vie des détenus. Quand on rencontre des détenus qui ont douze ans d'ancienneté, ils datent avec précision le moment où, d'un seul coup, l'accès à la médecine, aux infirmières et aux psychologues a marqué une extra-territorialité dans l'établissement, un endroit où l'on ne parle plus à quelqu'un de l'administration pénitentiaire mais à son propre médecin.
Les citoyens de l'Union européenne ne s'y sont pas trompés et, aussi bien en Grande-Bretagne qu'en Scandinavie, des travaux sont conduits pour amener l'administration pénitentiaire à renoncer à une tutelle sur les médecins d'établissement et pour confier cette tutelle à la santé publique.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - J'entends mon confrère avec grand plaisir. Je voudrais revenir sur les malades psychiatriques, qui constituent une affaire très "perverse".
La psychiatrie a subi un tournant il y a quelques années. Elle croit à la chimiothérapie sous toutes ses formes : les psychotropes, les anxiolytiques, le lithium, les antidépresseurs, quantité de traitements qui sont apparus là où il n'y avait rien autrefois. Naturellement, les psychiatres ont lancé la sectorisation ; ils croient en la mise en liberté de sujets présentant parfois une pathologie lourde à condition qu'ils aient une couverture de chimiothérapie. Ils ferment leurs établissements asilaires avec la complicité des directeurs d'agence régionale d'hospitalisation.
Le résultat ne s'est pas fait attendre : quand ils sont précarisés, les malades ne suivent pas leur chimiothérapie. Le malade va voler un pain : si la boulangère s'interpose, il lui donne un coup de couteau et se retrouve devant les tribunaux. Alors les psychiatres l'abandonnent : une interprétation, une maladresse même dans le code pénal, a fait que, finalement, les circonstances atténuantes pour la pathologie psychiatrique ne jouent plus. Les experts viennent dire que c'est un homme potentiellement normal. Alors, le juge l'envoie huit ans en prison. Le drame commence.
Car la présence de 10 à 20 % de détenus présentant des troubles psychiatriques change considérablement le climat d'un établissement. Les SMPR font ce qu'ils peuvent, ils distribuent des médicaments largement. La prison est un endroit où l'on consomme le maximum de tranquillisants, grande tradition française. Puis, il se produit quelques incidents : de temps à autres, le psychotique coincera le surveillant au moment où il ramasse un plateau ; avec une fourchette, il prétend le saigner. Heureusement, le surveillant a donné un coup de pied dans le plateau et le bruit a ameuté quelqu'un qui l'a tiré d'affaire. Mais sont en danger les codétenus et les surveillants. Il ne faut pas se tromper.
Il faudra beaucoup de courage aux médecins pour arriver à raisonner les psychiatres. Il faut envisager de sortir des prisons les gens ayant des troubles psychiatriques graves ou psychotiques. En France, on a créé un établissement d'internement de force, sous le régime de l'administration pénitentiaire, Château-Thierry que nous allons visiter prochainement. Il ne dispose pas de beaucoup de places, mais il n'est pas plein, car beaucoup de psychiatres font obstacle et refusent d'y envoyer leurs malades. On le compare au film "Vol au-dessus d'un nid de coucou" . Nous sommes en pleine contradiction.
Les Hollandais, exemplaires en matière pénitentiaire, disent avoir déjà 1 000 lits pour cet internement de force et avoir l'obligation d'en créer 100 par an. Ils ont des filières spécialisées pour les gens qui ont des troubles. Ils essaient de les améliorer en prison ; quand ça ne va pas, ils vont dans une section en attendant d'aller dans ces établissements fermés.
C'est le mal numéro un du système carcéral français. Qu'en pensez-vous ?
M. Pierre Pradier - Je ne peux qu'abonder dans le sens indiqué. La difficulté est que c'est l'exercice même de cette spécialité qu'il faut mettre en cause, pas seulement dans les prisons mais aussi en général. La sectorisation a été un vrai progrès mais, malencontreusement, se sont constituées des bastilles avec des médecins chefs de service dogmatiques et dont les comportements font que les psychiatres qui ne sont pas d'accord avec eux, en particulier ceux qui travaillent à l'intérieur des établissements, apparaissent comme des dissidents tant les autres apparaissent comme des staliniens. Ce sont des gens sûrs de leur fait, intouchables.
Une solution serait d'amener les praticiens de cette discipline à une réflexion collective, qu'on ne peut pas les laisser mener tout seuls : le reste de la médecine doit participer à cette réflexion ainsi que les responsables de l'ordre public, dans ce que cela peut avoir de plus général. C'est la difficulté. Encore une anecdote, je vous la livre comme telle : six heures du soir, le SAMU téléphone : "Il y a un homme tout nu en train de faire la circulation sur le pont. Pouvez-vous venir ?" On ne va pas laisser les flics dans cette situation. Qu'est-ce que je fais ? Je demande au psychiatre de garde de venir. La réponse est superbe : "Attendez, on n'est pas là pour être les auxiliaires de l'ordre public". Il y a une espèce de rigidité et de dogmatisme.
Je pense en effet nécessaire de remettre en oeuvre, sous d'autres modalités, cette fonction asilaire. Il est de bon ton de rejeter la fonction asilaire comme si elle n'existait pas ou ne valait rien : c'est pourtant un terme noble. Beaucoup demandent le droit d'asile à la France, c'est-à-dire accueil et protection. Nous devrions aussi avoir ces services susceptibles d'accueillir et de protéger. Aujourd'hui, les attitudes les plus fréquemment rencontrées sont la consultation en service spécialisé, l'écoute, la prescription soit d'un traitement médicamenteux, soit de rendez-vous dans les jours suivants pour démarrer une psychothérapie, un serrement de main chaleureux et au revoir. C'est vrai que des gens dont le comportement est déviant à l'évidence resteront quand même déviants dans les jours suivants et se retrouveront irrémédiablement entre les mains de la justice, de la police, de la prison avec une régularité d'horloge.
Des états généraux de la psychiatrie devraient pouvoir être convoqués. C'est le courage qui va manquer, à la profession médicale d'abord. Cela me paraît une nécessité et une urgence.
M. le Rapporteur - Avez-vous visité Château-Thierry ?
M. Pierre Pradier - Non, mais j'ai vu le centre de Cadillac, qui reste le dernier cercle de l'enfer de Dante. Les durées d'hospitalisation ne sont pas fixées. Quand on est en unité, on trouve toujours le même mélange partout. Dans les établissements pénitentiaires, on mélange des malades dont la dangerosité est inégale, dont les diagnostics ne sont pas les mêmes, qui n'ont en commun que la dangerosité.
C'est difficile. Un personnel de qualité, 520 lits pour 60 millions d'habitants, manifestement, nous sommes en déficit. C'est plusieurs centaines de lits qui sont nécessaires.
Un schéma national d'hospitalisation est prévu. Dans l'idée du législateur, qui me paraît une excellente idée, il s'agirait d'accorder aux gens en détention une qualité de soins égale à celle qu'ils recevraient à l'extérieur. En fait, ils disposent d'une qualité de soins supérieure. Certains ouvrent pour la première fois leur bouche devant les hommes de l'art à trente ans ; ils sont édentés. Cette idée de donner aux détenus des conditions de traitement et de soins égales à peu près à celles de l'extérieur est une idée à défendre.
A l'échelon de la psychiatrie en particulier, il faut augmenter le nombre de personnels qui s'en occupent mais aussi l'assiduité des praticiens, la rigueur de leur travail interne ; la volonté de participer à l'oeuvre de guérison est inégale pour le moins. C'est difficile de dire qu'il faut se convertir, mais cela y ressemble.
M. le Rapporteur - C'est valable pour la plupart des SMPR.
M. Pierre Pradier - Il y a 180 établissements en France et 26 SMPR.
A 200 km de Bordeaux et du SMPR, c'est au secteur psychiatrique local qu'on aura affaire. Les SMPR travaillent bien. J'ai rencontré deux responsables de SMPR, à Fresnes et aux Baumettes, où ils accomplissent un travail pointu, assidu et technique. En particulier, pour ce qui est d'aider les condamnés pour délinquance à connotation sexuelle, un vrai travail d'invention est en train de se dérouler. Les SMPR sont un vrai progrès mais, avec 26 SMPR pour 187 établissements, on est loin du compte.
C'est donc forcément les centres hospitaliers universitaires, les CHU, qui vont en bénéficier.
M. le Président - Un SMPR, c'est 20 lits à peu près.
M. Pierre Pradier - Il ont des lits d'hospitalisation, mais font aussi du travail ambulatoire, qui est peut-être le plus important sur le plan technique.
M. le Rapporteur - Concernant les détenus âgés, on finira par ouvrir des services de gériatrie dans les prisons ?
M. Pierre Pradier - C'est ce que l'on disait sur l'attitude des directeurs d'établissement. Ils ne sont maîtres ni du flux ni du stock ; ils gèrent ce qui leur est envoyé. L'alourdissement des peines fait que l'on voit apparaître progressivement une pathologie totalement exceptionnelle il y a quinze ans encore. Le détenu qui fait son hémiplégie parce qu'il a une maladie artérielle évolutive, une maladie de l'âge : c'est suffisamment fréquent pour que l'on s'en préoccupe. L'infarctus du myocarde est également une maladie artérielle très présente.
De quels moyens disposons-nous ? Jusqu'à présent, l'hospitalisation à l'hôpital de proximité, deux timides affaires à Lyon et surtout ce détestable établissement qu'est l'hôpital de Fresnes.
M. le Rapporteur - On l'améliore.
M. Pierre Pradier - Mon vrai sentiment est que cet hôpital n'est conforme à aucune norme.
M. le Rapporteur - C'est une résurgence du passé.
M. Pierre Pradier - Son personnel est recruté vieux style, c'est-à-dire comme lorsque l'administration pénitentiaire recrutait les médecins. Ils ne sont pas mauvais mais ils sont à côté de ce grand courant médical vécu par l'hospitalisation publique. Deuxièmement, les cellules, les chambres d'hospitalisation, les salles d'opération, la salle des urgences, rien n'est conforme aux normes édictées depuis une vingtaine d'années. Il faudra intégrer Fresnes mais, dans le schéma national d'hospitalisation, dans les centres hospitaliers universitaires ; une unité d'hospitalisation pour détenus doit pouvoir voir le jour. Huit sont déjà prévues.
Le second élément est que ce seront probablement des unités destinées à l'hospitalisation aiguë, le court séjour où l'on règle les problèmes. Fresnes pourrait et serait probablement bien utilisé comme établissement de moyen séjour : les rééducations, la physiothérapie, les dialyses, des services chroniques. Le malade sait fort bien en quittant sa séance de dialyse que, dans les 48 heures ou 72 heures, il doit revenir, car sa vie est en jeu. C'est une servitude obligatoire.
Aujourd'hui d'ailleurs, le seul service prospère à Fresnes est le service de rééducation : il marche très bien.
M. le Rapporteur - Les grâces médicales sont insuffisamment données. J'ai interpellé Mme Élisabeth Guigou : des gens ont le sida, sont soignés en trithérapie, ce qui constitue déjà un état douloureux, mais en outre, ils sont gardés en prison ; on a des Alzheimer, même des gens dialysés. S'ils étaient chez eux et se rendaient au centre de dialyse de l'hôpital parisien le plus proche, en quoi cela mettrait-il la sécurité de la France en danger ?
M. Pierre Pradier - Je pense que c'est constitutionnel. La grâce médicale appartient au Président de la République. On se demande ce qui qualifie le Président de la République pour prendre une décision d'ordre médical. C'est au Président de la République et à la commission des grâces d'attribuer les grâces médicales.
La lourdeur de la machine est considérable. C'est au niveau des textes que les dérogations pourraient voir le jour. Le juge de l'application des peines, un magistrat du siège et un membre du corps de santé devraient pouvoir prendre des mesures au moins transitoires avec au moins une grâce médicale attribuée, de l'ordre de deux mois, renouvelable à la demande.
C'est vrai qu'aujourd'hui, en particulier avec le sida, on voit des malades porteurs de tumeurs très évoluées, à plusieurs métastases, qui meurent doucement dans ces prisons, alors que leur propre famille ou des associations demandent à les prendre en charge et à les entourer, au moment où l'on est à peu près certain qu'il n'y aura plus de rémission, que les dernières semaines ou mois d'un malade pourraient lui être accordés en famille.
Ce sont probablement des mesures de caractère dérogatoire qui feront échapper à la seule autorité du Président de la République la décision de grâce.
M. le Rapporteur - Dans les années qui ont suivi la Libération, il y a eu des scandales de grâces médicales ; des gens qui ne faisaient pas leur peine mais rentraient chez eux. Dans la réforme de la libération conditionnelle, je me demande s'il ne faudrait pas une libération conditionnelle pour raison médicale, qui permettrait d'attendre une vraie grâce médicale.
M. le Président - Quand on va judiciariser, la libération conditionnelle sera peut-être plus souple. Mais il reste que les conditions ne sont pas les mêmes puisque les gens doivent avoir fait la moitié de leur peine.
M. le Rapporteur - Ce sont souvent des gens en fin de peine.
M. le Président - On ne sait plus avec tous les criminels qui arrivent tard en prison. Des gens de 50 à 60 ans en prennent pour vingt ans. Dans mon département, une personne de 71 ans a été condamnée à trente ans. Il avait commis des choses assez horribles avec ses filles d'abord, puis avec ses petits-enfants. Il n'empêche qu'il n'y a pas de libération conditionnelle. Cela ne résout donc pas tout.
M. le Rapporteur - On aurait pu rédiger un article de plus dans le texte de loi.
M. le Président - Il faut attendre encore quelques mois avant de régler le problème des grâces médicales.
M. le Rapporteur - Ne peut-on pas imaginer un amendement au projet?
M. Jacques Donnay - C'est fini. Le projet passe en commission paritaire.
M. le Président - Pourrait-on avoir votre rapport au Parlement européen ? Nous avons une expérience trop réduite des autres pays : nous avons été en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Cela compléterait grandement nos informations.
M. Pierre Pradier - Je suis de gauche : au début, je pensais que privatiser les prisons était une infamie. Jusqu'au jour où j'ai reçu du ministère de l'Intérieur britannique une proposition pour aller voir les prisons privées au Royaume-Uni. J'ai pris rendez-vous et je suis allé visiter deux établissements d'une qualité exceptionnelle. Des expériences sont menées, d'une très grande qualité.
M. le Président - J'étais déjà parlementaire lors du programme Chalandon. Quelle levée de boucliers !
Aujourd'hui, même les organisations syndicales représentatives du personnel, presque unanimes, disent que cela a eu des vertus considérables. Paradoxalement, avant la loi de 1994, on était mieux soigné dans les services médicaux des établissements privés que dans les établissements gérés directement par l'administration pénitentiaire. La médecine pénitentiaire était à la médecine ce qu'était la musique militaire à la musique.
Je vous remercie.
M. Pierre Pradier - Ce rapport a été voté en décembre 1998 ; il n'a donc que deux ans. Je vous le ferai parvenir.
Audition du Dr
François MOREAU
(
17 mai 2000
)
Présidence de M. Jean-Jacques HYEST, Président
Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment au Dr Moreau.
M. François Moreau - Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, je serai bref pour laisser la place aux questions, d'autant que je vous remets un document contenant les principaux points que je souhaite aborder.
Je situerai le syndicat que je représente, seul syndicat de médecins somaticiens exerçant en milieu carcéral, créé en 1997, et dont la particularité est de représenter des médecins du service hospitalier et les administrations déléguées : les prisons 13 000.
Ce groupe de médecins exerçant en milieu carcéral bénéficie à la fois de l'expérience de médecins exerçant depuis longtemps avant la réforme de 1994 et de l'apport des praticiens qui, depuis 1994, viennent du secteur public hospitalier et ont donc un regard assez large, assez ouvert sur les problèmes de santé en milieu pénitentiaire, mais plus encore, puisque notre action s'inscrit dans la définition de la santé telle qu'elle est prévue : une santé physique, mentale et sociale. Ce qui nous donne un regard élargi bien au-delà de la maladie.
1994 a été le point fort de ce qui existe en milieu sanitaire dans les établissements pénitentiaires. Les trois principaux apports de cette très bonne loi était d'une part de confier la santé des détenus à des praticiens indépendants du système pénitentiaire dans son ensemble, et de rejeter tout a priori ou préjugé par rapport au milieu carcéral.
Le second a été d'apporter le plateau technique du service public hospitalier, c'est-à-dire des moyens d'action de santé sans commune mesure avec ceux dont disposaient les établissements pénitentiaires d'avant 1994.
Le troisième point, tout aussi important, est l'ouverture de ce milieu très clos avec un regard neuf vers des apports extérieurs, rompant ainsi avec l'habitude traditionnelle du silence et de la pénombre des établissements pénitentiaires.
Ce bénéfice se fera sentir pour l'administration pénitentiaire qui aura une occasion de s'ouvrir vers l'extérieur et à la société civile, mais aussi au profit des détenus. Notre préoccupation, au-delà des problèmes de santé, c'est l'après-prison, à savoir la remise dans le système de soins du droit commun et la réinsertion.
Grâce à cette loi de 1994, l'apport de la santé est un premier lien avec l'extérieur de la prison comme cela se fait avec d'autres partenaires comme l'Éducation nationale.
J'aimerais revenir sur le livre de Mme Véronique Vasseur qui a peut-être été, pour partie, à l'origine des débats portant sur le milieu carcéral. Sur le fond, les faits relatés sur la vie en détention sont tous réels. Il n'y a ni fiction ni fantasme. Toutefois, je veux apporter un complément et replacer ce livre dans le temps puisque cette expérience personnelle se situe entre 1992 et 1997. Les choses ont évolué depuis grâce à la loi de 1994, mais la réalité pratique ne s'est manifestée que depuis 1996-1997.
Par ailleurs, ce livre relate des faits d'un seul lieu géographique, celui de La Santé. Ces faits ont existé ou existent dans d'autres établissements avant et après le livre de Mme Vasseur. Il faut se garder d'en faire une généralisation au quotidien pour tous les établissements car ce n'est pas la réalité. Ceci contribuerait à jeter un discrédit sur l'administration pénitentiaire et sur ses personnels, ce qui n'est pas mérité.
S'agissant de la prise en charge, elle a considérablement évolué et est devenue très positive, de par les moyens mis en place. Cela se manifeste par un vrai bilan de santé pour cette population, dont les rapports au Comité de la santé publique en 1993 étaient alarmants. Vous connaissez les chiffres qui figurent en annexe du document.
Cela étant dit, de nombreuses difficultés persistent qui sont liées au milieu pénitentiaire lui-même.
L'arrivée de la Santé publique en milieu carcéral ne s'est pas faite sans difficulté. L'articulation entre les services pénitentiaires et le service public hospitalier a été très difficile, avec d'emblée un rejet quasi général, aussi bien des cadres pénitentiaires que de la base, de ce monde hospitalier considéré comme un intrus éventuellement dangereux, entraînant aussi une perte de pouvoir.
En 1995 et 1996, outre de nombreuses brimades, voire d'incidents parfois graves touchant aux personnes, cela s'est surtout manifesté par des difficultés à réaliser des soins.
Depuis 1997, les choses se sont améliorées et, aujourd'hui, si tout n'est pas réglé, notamment vis-à-vis des organisations syndicales pénitentiaires, la situation s'est très largement améliorée ainsi que les conditions d'exercice.
Néanmoins, nous subissons un frein considérable en raison de la lourdeur, de l'histoire et des habitudes du monde pénitentiaire. Cela se manifeste par les difficultés d'accès aux soins pour les détenus. C'est une surprise pour nous hospitaliers qui arrivions en milieu carcéral où nous pensions que les patients étaient à disposition. Ce n'est pas du tout cela. Les patients ne sont pas facilement accessibles parce que la gestion de la détention est articulée sur la notion sécuritaire qui constitue elle-même un frein à toute circulation et accès à des partenaires extérieurs.
La vie de la prison s'articule autour des audiences avec les personnels pénitentiaires, les magistrats, les familles ; activités indispensables en milieu carcéral qui font que la santé n'est pas prioritaire.
Autres difficultés plus graves liées au fonctionnement pénitentiaire : bien souvent, le détenu privé de liberté est également privé de toute responsabilité dans son emploi du temps, dans l'organisation des choses de la vie courante et dans le choix de son praticien et/ou de ses soins.
Sous réserve des obligations énoncées, le patient détenu doit souvent choisir entre se faire soigner ou aller en promenade ou aller travailler ou avoir un parloir avec sa famille. Cela nous paraît inacceptable et pourrait être amélioré.
Les autres difficultés que nous rencontrons résident dans l'accès aux soins spécialisés, c'est-à-dire tout ce que nous ne réalisons pas en milieu carcéral. Si les moyens humains et matériels ont été augmentés, il n'était pas question d'installer des hôpitaux mais des unités de consultation. Le recours aux consultations spécialisées ou à l'hospitalisation est de plus en plus nécessaire puisque l'offre de soins ayant augmenté, la demande aussi.
Nous nous heurtons également à de grandes difficultés pour assurer les extractions des patients vers les consultations hospitalières et pour les hospitalisations. Tout ce qui a trait à la sécurité, les gardes statiques, la gendarmerie en milieu hospitalier nécessite des négociations avec les forces de police ou la préfecture pour hospitaliser des patients parfois dans l'urgence.
Je veux également souligner le problème de plus en plus préoccupant des mineurs en milieu carcéral, même s'ils ne représentent pas la partie la plus importante des détenus.
Il y a aussi le problème des femmes en prison. Elles ne représentent que 4 % de la population pénale mais c'est une population beaucoup plus "cabossée" au plan de la santé, aux plans mental et social, et dont la prise en charge, compte tenu de son faible taux en milieu carcéral, est quelque peu négligée, tant au niveau des moyens mis à disposition que des conditions d'incarcération, avec parfois des cellules à six détenues en région parisienne notamment.
La promiscuité est devenue quelque chose de banal alors que, par des mesures simples, elle pourrait être améliorée sinon gommée. Nous touchons à l'amont de la prison, c'est-à-dire aux tribunaux, aux magistrats. Nous sommes surpris et inquiets de voir arriver en maison d'arrêt des prévenus dont la place est en milieu hospitalier notamment psychiatrique spécialisé plutôt que carcéral. Vous entendrez le Dr Broca sur ce sujet. Nous avons de plus en plus de psychotiques graves dans les prisons -dont ce n'est pas la place- qui perturbent considérablement la vie des autres détenus et la prise en charge par les personnels pénitentiaires.
A titre d'illustration, en 1980, 16 % des prévenus présentés aux assises étaient considérés comme relevant de la psychiatrie et déclarés irresponsables. En 1997, 17 ans plus tard, on est passé de 16 % à 0,17% seulement. Aujourd'hui, cette population encombre les prisons à divers titres alors que ce n'est pas sa place.
Nous nous interrogeons également sur la présence, dans les maisons d'arrêt, de patients détenus, condamnés à de petites peines de 8, 10 jours, un mois pour délits liés à l'alcool ou à l'usage de stupéfiants. Nous ne pensons pas que ces courtes périodes en milieu carcéral réduisent leur alcoolisme ou leur adduction aux drogues. Il faut savoir que 40 % des détenus au moins restent moins de 3 mois en milieu carcéral. Ce n'est pas en 3 mois, compte tenu des difficultés et de l'enjeu qu'il y a à prendre en charge ces patients que l'on peut régler leurs problèmes.
Ensuite, il y a les non-dits du milieu carcéral que d'autres avant moi ont dénoncés devant cette assemblée, la promiscuité et le manque d'hygiène.
Notre enjeu est de rééduquer, réinsérer, prévoir la sortie. C'est aussi l'intérêt de la société que de profiter de cette punition pour envisager et amorcer un amendement et une réinsertion dans la société.
Quelle éducation à la santé peut-on espérer quand les conditions d'hygiène sont déplorables, à la fois en raison de la vétusté des locaux -120 des 187 établissements pénitentiaires datent du siècle dernier- mais aussi par le manque de douches ? Le code de procédure pénale prévoit pourtant 3 douches si possible par semaine. C'est mieux, car parfois, ils n'en prennent pas autant quand ils sont seuls à l'extérieur. Cela dit, on ne peut pas s'appuyer sur de tels arguments.
Quel crédit peut-on avoir lorsqu'un certain nombre de ces patients détenus sont mis en prison, soit pour des actes de violence, soit pour usage de drogue alors que la vie même de la prison est vécue dans la violence physique au quotidien et avec la drogue qui circule très largement dans tous les établissements pénitentiaires ? On n'en parle pas, on prend des mesures pour se donner bonne conscience. On distribue de l'eau de Javel pour le cas où des seringues pourraient être introduites et utilisées par les toxicomanes. Nous sommes dans l'hypocrisie et nous prenons des risques considérables.
Voilà le tableau que je pouvais brosser avec un dernier point sur le vieillissement de la population pénale et le problème posé par les personnes âgées en milieu carcéral. Si la moyenne d'âge de la population générale augmente, il en va de même pour la population pénale. En outre, les causes d'incarcération ayant évolué, notamment avec les cas de pédophilie qui concernent une tranche de population de plus de 50 et 60 ans, nous voyons arriver des personnes âgées pour lesquelles les conditions d'incarcération sont certainement inadaptées.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous avons fait une enquête dans les établissements et avons constaté que peu de services ont répondu, en arguant du secret médical, alors que nous demandions des informations anonymes. Or, pour évaluer le travail fait dans les établissements pénitentiaires, ces données nous auraient été utiles. Nous nous sommes adressés aux directeurs d'établissement, et je me demande si les médecins ont eu quelques réticences
M. François Moreau - Vous avez fait une analyse complète. Les questionnaires que vous avez adressés aux établissements pénitentiaires n'ont pas tous été redescendus vers les UCSA.
J'ai essayé en peu de temps d'avoir le discours le plus équilibré possible sur les difficultés liées aux soins en milieu carcéral, dont certaines sont liées à l'hôpital. Le secret médical existe encore pour de nombreux médecins. Je n'irai pas plus avant. Mais il n'est pas exclu que des médecins n'aient pas vu l'enjeu, ou n'aient pas compris les besoins de la commission.
Paradoxalement, un certain nombre de confrères ont très mal vécu ce débat sur les prisons. Certains se sont sentis en quelque sorte complices, alors qu'ils ne sont en rien responsables des déficiences du passé.
Depuis 1994, les médecins et le personnel soignant en milieu pénitentiaire ont fait un travail remarquable dans des conditions très difficiles, même si certains se retranchent encore parfois derrière un secret médical largement dépassé.
M. le Président - D'après Mme la directrice de l'administration pénitentiaire, certains responsables ont refusé de répondre en raison de l'interprétation, étendue aux statistiques, de la notion de secret médical.
M. François Moreau - Je ne pense pas que cela soit vrai. Il peut y avoir des réticences mais elles sont individuelles et cela ne concerne pas les chefs de service hospitaliers. Notre éthique, notre tradition est d'avoir -c'est un des apports du service public hospitalier- une approche épidémiologique beaucoup plus fine des besoins de la santé dans les prisons, de façon à mettre en place des stratégies de soins cohérentes et adaptées.
Je répète que tout le monde n'a pas été destinataire. Je parle en mon nom personnel puisque ayant la charge de deux établissements pénitentiaires, j'ai été contacté dans l'un d'eux par un coup de fil 24 heures avant, demandant des statistiques pour pouvoir répondre à votre enquête ; quant au second établissement pénitentiaire, je n'ai jamais été contacté.
M. Guy-Pierre Cabanel , rapporteur - Je suis moi-même médecin ; les arguments évoqués pour le secret médical, notamment dans la lettre de la directrice de l'administration pénitentiaire, n'ont aucun rapport avec la réalité. Je veux insister auprès de mon confrère, président du syndicat des médecins pénitentiaires, pour lui dire qu'il nous faut écrire à ces médecins qui n'ont pas été atteints au travers de la hiérarchie des établissements pénitentiaires et leur dire que nous avons besoin de leur réponse.
Leurs réponses sont totalement anonymes. Elles nous aident à avoir une connaissance de la pathologie dans les établissements pénitentiaires. Notre volet de réflexion sur la santé en prison serait extrêmement fragilisée par l'absence de réponses plus étoffées.
Je demande à ce que la commission d'enquête relance les choses et demande directement aux médecins de répondre aux questions très mesurées ne mettant en cause en aucun cas le secret médical et que l'on réponde à Mme Viallet que cela n'a aucun rapport avec la réalité.
Je serais navré que nous ayons à écrire dans le rapport que du fait du refus de coopération de certains médecins, nous n'avons pas pu avoir une vision précise des difficultés sanitaires qui existent encore.
Quant à ces difficultés, le bilan que vous tirez de la loi du 18 janvier 1994 est relativement satisfaisant puisqu'il y a un progrès en matière de soins. Quels sont, selon vous les points faibles de l'application de cette loi ? Quelles sont les difficultés qu'il faut surmonter ?
M. François Moreau - Il y a deux catégories de difficultés. Tout d'abord, les difficultés matérielles. Cette loi étant expérimentale, il était clair que les bases sur lesquelles ont été construits les protocoles liant l'établissement de santé à l'établissement pénitentiaire étaient parcellaires et ne reflétaient pas les disparités nationales et régionales.
Ces chiffres montrent une insuffisance en personnel dans des domaines particuliers comme les soins dentaires qui représentent 80 % des besoins de la population pénale, derrière lesquels se cache une épidémiologie complexe et très onéreuse pour la Sécurité sociale.
Maintenant, et c'est une bonne chose, les détenus bénéficient du régime général de l'assurance-maladie. Aux mauvais états dentaires s'associent d'autres pathologies, notamment cardio-vasculaires, qui sur des gens précarisés en détention peuvent se conjuguer avec ce qui est drogue et tabagisme. On sait que 30 à 60 % des détenus fument deux paquets par jour. Ajouter à ce risque particulier un état dentaire dramatique aboutit à toutes les pathologies cardiaques. On commence à voir maintenant -car on les recherche- des coronaropathies et pathologies cardiaques infectieuses sévères en milieu carcéral qui avant entraînaient des décès dont la cause n'était pas identifiée.
Il n'y a pas de pathologie vraiment carcérale, comme on a pu l'écrire. Du fait que la prison atteint toutes les couches sociales de la société, on retrouve toutes les pathologies de la population.
Certes, nous avons un peu plus de toxicomanes et de malades du sida, mais il faut se souvenir que le rapport du Comité de la santé publique de 1993 indiquait que 10 % de la population pénitentiaire était atteinte du sida ! Une étude récente montre qu'on atteint aujourd'hui 1,8 %. Il y a des correctifs à la baisse sur certains secteurs et d'autres en hausse sur d'autres secteurs, notamment les hépatites pour lesquelles nous avons beaucoup d'inquiétude et qui touchent 25 à 30 % de la population carcérale.
Il y a encore beaucoup à faire pour le dispositif de santé, à savoir mettre en cohérence les textes entre eux. L'une des difficultés dans notre exercice est l'inadéquation, voire l'opposition ou l'incohérence entre les dispositions du code de procédure pénale et celles du code de la santé publique. Nous sommes obligés de " bricoler " au quotidien, en équilibre constant.
Ces difficultés portent aussi sur des détails : par exemple, le dossier est propriété de l'hôpital qui ne peut pas s'en dessaisir. L'intérêt du détenu est que le dossier puisse le suivre, comme le prévoit le code de procédure pénale, quand il change d'établissement pour la continuité des soins. Nous avons adapté les dispositions mais il conviendrait que cela puisse être formalisé dans les textes.
Nous rencontrons également des difficultés au regard du secret médical. Avant 1994, il était de pratique courante qu'un chef d'établissement pénitentiaire ou qu'un magistrat cumule l'information sur un détenu, peut-être concernant sa santé, et téléphone afin qu'on lui communique ces informations. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'un chef d'établissement pénitentiaire vienne chercher lui-même le dossier médical. Cela ne fonctionne plus ainsi maintenant. C'est une bonne chose, mais c'est une source de conflits et de difficultés qui mérite d'être clarifiée dans les textes.
Sur certains points, nous sommes en contradiction entre code de la santé publique, code de procédure pénale, code de déontologie. Il en est du consentement qui est une obligation dans les textes concernant le code de la santé publique et le code de déontologie. On peut s'interroger sur ce qu'il représente en milieu carcéral en cas de visite médicale obligatoire à l'arrivée, même si l'on comprend bien qu'en termes de santé publique générale, dans l'intérêt de la population, il puisse y avoir sujet à discussion.
On peut s'interroger aussi sur la détection obligatoire de la syphilis par prise de sang. Cet examen invasif est onéreux et n'a aucun intérêt. Il a été supprimé pour les citoyens libres ; il était exigé auparavant pour le certificat de mariage. Cette contrainte pose problème du fait qu'elle figure toujours dans les textes.
Au-delà du problème d'éthique, cela entraîne des coûts. Sachant que la détection de la syphilis coûte 300 francs à multiplier par 88 000 prises de sang par an,... Nous aimerions utiliser ces budgets pour faire de la prévention dans le domaine des hépatites ou pour le sida. Il y a là quelques incohérences.
Autres incohérences qui ne sont pas faciles à résoudre entre les pratiques médicales, l'éthique et les contraintes sécuritaires lorsque l'on contraint un détenu, pour raison de sécurité, à aller à l'hôpital, à attendre dans une salle d'attente avec d'autres patients, menotté et entravé aux pieds ! Là aussi, des aménagements devraient intervenir pour que ces dispositifs ne soient réservés qu'à des gens particulièrement dangereux.
Une jeune femme enceinte, incarcérée pour un simple vol lié à la précarité, qui se retrouve menottée et entravée en consultation de maternité avec d'autres jeunes femmes libres me paraît absurde. Imaginez ce que cela peut représenter pour sa dignité et pour le reste de la population. C'est souvent source d'incidents dirigés vers les personnels pénitentiaires, alors qu'ils ne font que respecter les textes. Il y a certainement des améliorations à apporter.
Les autres difficultés que nous rencontrons pour améliorer la prise en charge est l'accès aux soins. Au-delà des moyens, du manque de médecins, du manque d'infirmières, c'est le manque de moyens pour extraire les détenus de la prison vers l'hôpital, entraînant parfois des refus préjudiciables à la santé du détenu, si l'on sait qu'un rendez-vous raté peut entraîner, dans certaines spécialités médicales, des reports de plusieurs semaines.
D'autre part, l'accès aux soins n'est pas égalitaire. Il en est de même avec les hospitalisations avec gardes statiques.
Pour les mineurs, nous sommes en grande difficulté, voire même dans l'illégalité puisque nous faisons des soins sur mineurs sans le consentement des parents, des soins dentaires qui nécessitent des anesthésies locales sans l'accord des parents. Nous prenons le risque dans l'intérêt du patient, pour certains actes nécessaires mais pour lesquels nous n'avons aucune autorisation. Certains services, voire le tribunal ou les magistrats, n'ont pas pensé ou n'ont pas eu le temps ou n'ont pas pu obtenir l'autorisation des parents lors de la mise en dépôt.
Pire, pour certains mineurs venant de l'étranger, comme les petits Roumains notamment, il n'y a pas de famille identifiée. Pour les actes simples, nous en prenons la responsabilité ; pour les actes importants, c'est le relationnel local qui fonctionne. Si le contact est bon avec le magistrat, le juge pour enfants et avec le Parquet, on peut trouver des solutions, sinon chacun reste drapé dans son code de procédure et on ne peut pas réaliser les soins.
M. le Rapporteur - Pouvez-vous revenir sur le problème angoissant des malades psychiatriques qui se trouvent dans les prisons ?
Le point de vue d'un somaticien généraliste nous intéresse. Comment peut-on travailler avec ces gens si difficiles qui gênent la vie en prison, qui gênent les détenus et même le personnel de détention et qui présentent des risques importants pour le codétenu ? Comment travaillez-vous avec les SMPR, si vous travaillez avec eux ? Et comment voyez-vous les solutions pour alléger la prison de cette population qui n'y a pas sa place ?
M. François Moreau - Je n'avais pas prévu d'aborder ce problème difficile et douloureux. Il existe 26 SMPR en France pour 187 établissements pénitentiaires ; la couverture n'est pas complète et homogène. Les SMPR ont une antériorité dans l'exercice en milieu carcéral par rapport aux UCSA. Le lien entre les deux est souvent très difficile. Ce n'est pas une surprise, car dans le milieu civil, le lien entre somaticiens et psychiatres est déjà assez peu homogène. Il l'est encore moins en milieu carcéral.
J'ai une explication qui m'est personnelle, mais je pense que nos collègues psychiatres de SMPR ont été un peu le fer de lance de la santé hospitalière en milieu carcéral ; ils se sont retrouvés isolés et pris en otages.
L'administration pénitentiaire ayant vu là une source de règlement de problèmes, tout ce qui était violence, difficulté de gestion de détenus au sens administratif du terme, était confié au psychiatre.
Il y a un retrait trop important des psychiatres vis-à-vis des patients et des demandes de l'administration. La position générale des SMPR dans le cadre de la liberté du consentement est de ne voir ou de ne recevoir les patients psychiatriques que s'ils le demandent. Nous sommes dans le paradoxe dans la mesure où l'on comprend qu'un psychotique ou un délirant qui n'a pas conscience de son état n'a aucune raison de demander à être soigné puisqu'il ne se sent pas souffrant.
Ces patients difficiles reviennent alors vers les somaticiens. Nous faisons ce que nous pouvons sachant que nous ne sommes ni habilités ni compétents ni formés pour prendre en charge ces patients. C'est un problème délicat.
Quelle solution ? Je ne sais pas. Nous avons entrepris au niveau des syndicats un travail de rapprochement entre somaticiens et psychiatres, pour ceux qui le souhaitent, de manière à lister à la fois les zones de difficulté et d'harmonie entre nos deux prises en charge, ceci afin de proposer des stratégies de soin global. L'intérêt est la prise en charge globale de la santé, somatique et psychiatrique, curative et préventive.
Un colloque sur " Santé mentale et Justice " s'est tenu à Strasbourg, au Parlement européen, en décembre dernier. Les difficultés rencontrées sont les mêmes dans tous les pays européens sur le problème de la santé mentale en prison et sa prise en charge.
Nous avons mis en place avec l'hôpital civil un dispositif de soin basé sur un psychiatre et des psychologues, rattachés directement à l'UCSA, service de soins somatiques. Il y a là un vrai travail d'équipe entre l'ensemble des personnels soignants et nous avons l'impression que la prise en charge est meilleure, mais cela mériterait d'avoir plus de recul pour l'évaluer de manière plus réelle.
La difficulté de ce soin en milieu carcéral est que la relation médecin/patient est différente puisque c'est une relation à trois : le médecin, le patient et la justice dans son ensemble, c'est-à-dire aussi bien l'instance pénitentiaire que l'instance judiciaire. Au milieu de tout cela, le jeu naturel du patient détenu est d'essayer de manipuler tout le monde et de jouer les uns contre les autres pour en tirer, sinon des bénéfices secondaires, en tout cas un équilibre de vie pour lui-même.
S'il n'y a pas un lien existant entre psychiatres et somaticiens, cela devient impossible à gérer car il y a des demandes de médicaments, des prises de produits de substitution notamment, quelque chose qui devient incohérent.
Faut-il que la santé réexamine son problème de prise en charge psychiatrique en milieu carcéral ? Je le pense et la voie serait le décloisonnement de ces services.
M. Robert Bret - Vous avez pu vérifier les avancées grâce à la loi de 1994 qui a permis une nette amélioration au niveau de l'état de santé des détenus. L'une des missions de l'administration pénitentiaire serait aussi de remettre en bon état cette population carcérale qui arrive dans des conditions bien souvent dramatiques de ce point de vue.
On peut vérifier dans les prisons les plus vétustes que le seul lieu dans ces prisons où il y a eu investissement et humanité, c'est bien souvent, les locaux de soins, mêmes si vous les jugez souvent inadaptés par rapport à ce qu'il faudrait aujourd'hui.
En même temps, la prison contribue à aggraver l'état de santé de beaucoup de détenus. Vous venez d'évoquer ceux qui souffrent de troubles psychiatriques. Nous sommes nombreux à penser qu'une réflexion devrait déboucher.
Au-delà de ce que vous avez indiqué sur le décloisonnement de ces services, n'y a-t-il pas une alternative à ce que l'on connaît aujourd'hui ? Faut-il des établissements spécialisés ? Pouvez-vous aller plus loin dans votre réflexion, sans parler de solution dans ce domaine ?
C'est certainement vrai pour d'autres détenus. Vous avez évoqué ceux qui sont atteints d'hépatite ; on a parfois aussi des difficultés à avoir des réponses sur tout ce qui touche à la toxicomanie et le sida. Le milieu carcéral n'est pas le plus propice pour soigner les détenus.
Sur cet ensemble de questions, même si vous les avez déjà abordées, pouvez-vous aller plus loin ?
M. François Moreau - Il faudrait une plus grande prise de conscience au niveau des établissements pénitentiaires. En tout premier lieu, il faudrait redéfinir le sens de la peine. Qu'attend-on de la prison quand on met un individu en prison ? Quel bénéfice peut-on en attendre pour la société d'une part et l'individu d'autre part ?
La punition, c'est facile, c'est ce que l'on fait depuis des siècles. A part un bénéfice narcissique pour la société, c'est très limité. Le souci de la société est d'éviter la récidive et de pouvoir socialiser ou resocialiser. J'emploie ce terme en particulier pour les mineurs qui sont de plus en plus jeunes et nombreux dans les établissements pénitentiaires ; ils ne sont pas à réinsérer, ce sont des gens à insérer purement et simplement.
Nous n'avons pas les outils pour le faire actuellement car il n'y a pas suffisamment de réflexion commune entre l'ensemble des partenaires ni de vision prospective de ce que l'on attend de la prison par rapport à la population pénale.
On gère le quotidien et non pas l'après-prison. C'est l'une des voies sur lesquelles il faut réfléchir.
C'est toute une réforme profonde de l'administration pénitentiaire qu'il faut envisager ; elle est sur la sellette. Il faudrait également requalifier l'ensemble de ses personnels, son image. Ces personnels se sentent dévalorisés, stigmatisés. Comment peuvent-ils avoir une action positive vis-à-vis de ces détenus qui sont source de toutes leurs misères ? Il faut les requalifier dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et de celle que la société peut avoir d'eux-mêmes, et également professionnellement.
L'ENAP depuis quelques années a peu évolué, les personnels qui arrivent ne sont pas formés, ni préparés à autre chose qu'à faire de la sécurité et sûrement pas à dialoguer, à gérer des jeunes, de la violence et à travailler en partenariat avec ce qui est social, médical ou éducatif pour la resocialisation, ou tout au moins pour organiser une remise en liberté avec des chances de non-récidive. C'est peut-être le point le plus important.
Enfin, il faut arrêter aussi avec les " on-dit " et la gestion du silence. On parlait de drogue tout à l'heure, de violence. Entendre l'administration pénitentiaire affirmer qu'il n'y a pas de violence dans les établissements pénitentiaires est insoutenable. Le viol existe au quotidien.
Quand on a de l'argent en prison, on est le roi, soit pour s'acheter ce qu'il faut directement, soit pour l'obtenir autrement. La commission doit savoir que tout entre dans une prison. Un directeur d'établissement pénitentiaire me disait : " docteur, ce qui n'entre pas dans une prison, c'est parce que la porte n'est pas assez grande ". C'est la réalité. Il n'y a pas trois semaines à Fleury-Mérogis, on a retrouvé une quinzaine de seringues souillées dans une cour de promenade. Il faut, là aussi, se donner les moyens d'une vraie politique de prévention des risques dans ces domaines. Comment ? C'est un problème politique.
M. Dominique Leclerc - Par rapport à la collecte de sang en milieu carcéral, qu'en est-il aujourd'hui ?
M. François Moreau - Elle est purement et simplement stoppée.
M. le Rapporteur - Elle a été stoppée tardivement.
M. François Moreau - Aucun véhicule de prélèvement de sang n'entre dans les établissements pénitentiaires sauf pour les personnels.
M. le Président - On aurait pu entendre Mme Ezratty. Ce n'est pas le sujet. Il ne faut pas mélanger les genres. Cela fait l'objet d'autres débats dans d'autres lieux.
Dans votre rapport extrêmement complet et intéressant, pouvez-vous nous indiquer si les effets vertueux de l'amélioration des soins en milieu pénitentiaire peuvent conduire des magistrats à écrouer des patients ? Le plus inquiétant, avec le glissement de l'opinion actuelle, c'est que certains magistrats peuvent considérer que la prison est devenue un lieu où l'on peut prescrire des soins.
M. François Moreau - Je voulais terminer mon intervention sur ce thème, mais je vais l'aborder dès maintenant.
Oui, cela nous inquiète. Aujourd'hui, on soigne de mieux en mieux dans les prisons. A partir de ce constat, d'aucuns se disent qu'après tout, tout ce que l'on ne peut pas faire à l'extérieur, on le fait à l'intérieur. Dans le cabinet du magistrat au moment du prononcé, il peut y avoir des troubles de santé quelconques ; ce n'est pas grave puisqu'il y a l'hôpital en prison.
Le problème est que ces troubles sont parfois incompatibles avec l'incarcération. C'est incohérent et il vaudrait mieux que ces gens passent à l'hôpital avant d'aller à la prison. De plus, nos unités de soins sont des unités de consultation. Or, l'essentiel des incarcérations se font en soirée, la plupart du temps après 19 heures ou 23 heures, voire plus tard.
Ces détenus arrivent en milieu carcéral, avec une indication du magistrat de visite médicale urgente. Cela suppose qu'il faut faire venir un médecin de l'extérieur, ce qui est long et dispendieux, soit faire ressortir le détenu pour l'emmener à l'hôpital, ce qui est onéreux et fait prendre des risques à certains détenus. C'est une mécanique qui peut être aménagée.
Ce qui nous inquiète plus, et parce que ce fut dit par certains détenus ayant accès aux médias, c'est que, heureusement, il y avait la prison pour soigner ces pauvres gens qui n'avaient pas les moyens de se soigner dehors.
Nous voyons aussi arriver des prévenus incarcérés par les magistrats pour être soignés contre l'alcoolisme ou la toxicomanie. C'est une déviation pour ne pas dire une déviance grave. La prison est un lieu où l'on soigne mais cela ne doit pas être un lieu de soins. On ne doit pas incarcérer au prétexte de soigner.
M. Robert Bret disait à juste titre qu'au-delà de ces efforts de soins pour lesquels nous travaillons au quotidien, la prison est un endroit qui détruit le mental, mais aussi en partie la santé à cause du stress, des mauvaises pratiques alimentaires. On mange peu ou mal en prison, n'importe quoi. Les mineurs, au prétexte qu'ils n'aiment pas la cuisine pénitentiaire, vont se nourrir essentiellement de barres chocolatées, comme on le constate aussi chez les jeunes pour lesquels la cantine du lycée est aussi exécrable.
Les gens qui vont rester un certain temps en prison vont aggraver leur état de santé précaire ou prendre de mauvaises habitudes : la prison permet de parfaire ses connaissances en matière de délinquance. Ce que l'on n'a pas appris dans la rue, c'est rare qu'on ne l'apprenne pas en prison.
Pour les toxicomanes, je vous ai donné les chiffres officiels d'une commission européenne pluridisciplinaire relayée par l'observatoire régional PACA qui montre que 6 % des détenus se sont initiés à la drogue en prison. Je passe sur les 30 à 35 % de toxicomanes qui ont continué à se shooter en prison !
Il y a un paradoxe permanent de la prison où, d'un côté, il y a des efforts et des effets vertueux dus aux efforts de l'institution et, de l'autre côté, tous les effets délétères et pervers liés aux pratiques ancestrales du milieu carcéral.
M. le Rapporteur - Cette dérive de la prescription thérapeutique carcérale ne tient-elle pas au fait que l'obligation thérapeutique pour les toxicomanes est mal définie à l'extérieur de la prison. Notre législation civile, hospitalière doit-elle être complétée si on veut une obligation thérapeutique dans des conditions plus humaines que la mise en incarcération ?
M. François Moreau - Probablement, mais c'est très difficile. Je pense aux délinquants sexuels ; les thérapeutiques on n'en connaît pas la validité. L'injonction thérapeutique telle qu'elle est utilisée actuellement...
M. le Rapporteur - Elle n'a pas été encore précisée.
M. François Moreau - En tout cas, c'est ce qui se profile. On veut confier à la santé quelque chose qu'on ne sait pas faire ailleurs. Il y a des expériences menées au Canada et ailleurs. Même pour l'androcure, on s'est aperçu qu'on supprimait une déviance pour faire apparaître d'autres troubles.
Je ne suis pas persuadé que ces alternatives soient forcément les bonnes.
M. le Rapporteur - Si vous aviez à délivrer un message au Parquet qui renvoie en prison des toxicomanes en pensant qu'ils y seront soignés, quel serait-il ? Car on est aussi très désarmé à l'extérieur.
M. François Moreau - Il y a une relation de cause à effet. Je comprends le magistrat qui pour la vingtième, trentième fois a le même individu dans son cabinet, à qui il a fait des mises en garde, des menaces et qui récidive. Il craque, et son recours est d'incarcérer. Mais ce n'est pas la solution.
Il faudrait développer à l'extérieur autre chose. Ce n'est plus le système pénitentiaire ou judiciaire qui devrait être mis sous les feux de la rampe mais le système de santé. C'est un problème de santé publique étant rappelé que la toxicomanie n'est pas une maladie. On peut en limiter les effets, les corriger. Quant à la guérir !
M. le Président - Ce que vous dites de la médecine en général pourrait s'appliquer aux troubles mentaux.
M. François Moreau - Tout à fait.
M. le Président - Les magistrats ne sont peut-être pas seuls en cause
M. François Moreau - Je n'ai pas été assez clair dans mes propos, sans doute, mais je n'ai pas voulu viser la justice. Je citais les chiffres de ceux qui étaient considérés comme irresponsables. Ce ne sont pas les magistrats qui décident mais les experts psychiatres. C'est donc un problème purement médical à la base.
Encore un voeu : nous ne pouvons qu'être ravis de voir que votre assemblée se mobilise sur le sujet. Nous souhaitons que cela ne retombe pas et que cela débouche sur des mesures concrètes. Une des premières mesures concrètes pour rompre les difficultés en milieu pénitentiaire est qu'il y ait un vrai contrôle externe indépendant des établissements pénitentiaires.
M. le Président - Nous vous remercions.
M. le Rapporteur - Ce sont les propositions de la Commission Canivet.
M. François Moreau - Que nous souhaitons relayer très fort.
M. le Président - A condition que cela ne soit pas trop compliqué.
M. François Moreau - Ce sera certainement très difficile.
Audition de MM. Serge
ALBERNY et Rémi CARRIER
du Syndicat national pénitentiaire
FO-Personnels de surveillance
(
17 mai 2000
)
Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. Serge Alberny et Rémi Carrier.
M. Serge Alberny - On constate depuis très longtemps que la cité connaît les problèmes en prison par l'intermédiaire des médias et non pas de ses responsables.
Nous retrouver devant vous aujourd'hui permettra de vous donner les explications concrètes de professionnels qui pratiquent au quotidien ce métier difficile et de démentir certaines affirmations médiatiques sans rapport avec la réalité des prisons.
Le malaise des prisons ne date pas d'aujourd'hui. La prison est le lieu où l'on a enfermé par décision de justice des gens qui n'ont pas respecté la règle à l'extérieur. Le rôle des personnels pénitentiaires est de faire appliquer les décisions de justice, d'assurer des fonctions de sécurité et de rendre les détenus meilleurs à la sortie pour autant que les moyens leur en soient donnés.
Ce sont des mots, mais il faut aussi que toutes ces fonctions soient assorties d'une volonté politique d'ouvrir, comme l'a dit le général de Gaulle, "le couvercle de la poubelle de la société". Ce couvercle s'ouvre une fois tous les dix ans, à chaque événement très grave ou mise en lumière médiatique importante comme le dernier livre de Mme Véronique Vasseur.
La prison souffre de la méconnaissance de son fonctionnement et cela se traduit par des budgets qui ne sont pas forcément en adéquation avec les besoins exprimés par l'institution.
Il nous faut définir la nature de l'institution et son utilité aujourd'hui ; de même, on doit s'interroger sur la volonté politique de faire en sorte que la prison de la République soit à l'image du XXIème siècle, une administration moderne au service de l'usager. Les définitions divergent sur la notion d'usager : les familles, les victimes ou les détenus ?
Je dois avouer que les personnels pénitentiaires ne philosophent pas sur ce thème. Ils reçoivent un trousseau de clés et une formation qui ne s'est développée qu'avec le temps. Il a fallu attendre que les policiers obtiennent une formation de 12 mois pour que nous en ayons une de 8 mois. J'ai entendu tout à l'heure que la formation met l'accent plus sur la sécurité que sur la façon de communiquer avec la population pénale. C'est vrai.
Il est vrai aussi qu'en moyenne un surveillant rentre avec un niveau bac+2 ou +3. On lui donne des outils, le code de procédure pénale, le règlement intérieur de l'établissement ; on lui apprend le bon fonctionnement des institutions de la France, mais aussi de l'organisation de sa propre administration. On l'instruit de quelques rudiments de connaissance de procédure pénale et on le lâche dans les unités, livré à lui-même pour se former avec les anciens par le bouche-à-oreille. Il doit faire face aux problèmes quotidiens, un par un, avec une population pénale de plus en plus exigeante. Elle a en effet de plus en plus de droits et elle en profite peut-être un peu trop si l'on considère les devoirs que l'institution est incapable de faire appliquer.
Aujourd'hui, les gens qui sont situés du "bon côté de la barrière" sont montrés du doigt. Comme les agents de sécurité, ils sont dévalorisés ; ils ne sont plus acteurs du changement, mais victimes.
Il est reconnu que les conditions de détention, surtout dans les maisons d'arrêt, ne sont pas propices à arranger les détenus. A qui est la faute ? Sûrement pas aux professionnels qui dénoncent cela depuis longtemps. Nous n'avons pas attendu que le livre de Mme Vasseur paraisse pour dire que tout allait mal. Nous n'intéressons personne puisque nous ne sommes pas médiatiques. Nous ne le sommes que lors d'un accident grave, une violence excessive qui entraîne la mort d'un surveillant comme en 1992 ou lors d'une série de suicides de détenus.
Il faut parler des conditions de détention, des cellules de 10 mètres carrés pour 3 à 4 détenus avec pour seul interlocuteur le surveillant dans sa coursive, livré à lui-même. Il est face à une population pénale frustrée qui contient son agressivité à l'égard de ce représentant de l'autorité de l'Etat.
Il ne faut pas s'étonner des agressions de plus en plus fréquentes à l'égard des personnels. Les détenus sont de plus en plus agressifs en raison des conditions d'enfermement. Il ne faut pas tomber non plus dans l'extravagance pour que la prison n'ait plus d'aspects dissuasifs. Pour les longues peines notamment, si l'on fait tout pour que le détenu soit mieux que certaines personnes dans les maisons de retraite, il ne faut pas s'étonner que le goût du luxe et de la compassion ne le quitte plus.
La prison doit être pédagogique, dissuasive, mais aussi conjuguer la sécurité avec la préparation à la sortie, avec des projets de sortie.
C'est pourquoi le mal-être dont souffrent les surveillants se résume à une certaine frustration. Ils ont à charge une population dont ils connaissent à peine le dossier pénal, ignorant ainsi les raisons des condamnations. Ceci doit assurer une certaine égalité de traitement à l'intérieur de la détention.
Il faut peser le pour et le contre. Quand on demande au surveillant d'être acteur de la préparation à la réinsertion, il faut qu'il sache ce qu'est devenu le détenu après une longue période de détention pour savoir si sa mission a réussi. L'administration pénitentiaire n'a pas d'outils pour le savoir. Nous n'avons aucun retour d'information. L'artisan contemple le travail achevé et l'évalue pour savoir s'il a réussi. Le surveillant travaille sur de l'abstrait. La seule chose qu'il sait est que la récidive est de 60 % et que sa mission est un échec pour la société.
Je représente les personnels pénitentiaires adhérents de mon organisation syndicale. Ils m'ont chargé de dire que les surveillants souhaiteraient être mieux considérés, mieux valorisés et mieux partager les objectifs que les politiques fixent à l'institution. Malheureusement, à chaque changement de gouvernement, les politiques pénitentiaires changent aussi à 180 degrés. C'est aussi cela le mal de la prison française aujourd'hui.
M. Rémi Carrier - Le débat avait été porté au niveau européen. Il est regrettable de constater qu'a priori nous en sommes restés aux déclarations d'intention. J'en veux pour preuve les rapports diffusés par la direction de l'administration pénitentiaire qui laissent apparaître que s'agissant des 35 500 cellules monoplaces, un tiers ne sont plus conformes à la réglementation française et moins encore à la réglementation européenne. Pour les conditions d'hygiène, la moitié au moins ne sont pas conformes. Il serait temps de mettre aussi en adéquation l'action et la déclaration.
M. Jean-Jacques Hyest, président - L'amélioration des conditions d'hygiène bénéficie aussi aux conditions de travail du personnel. S'il y a une douche par cellule, on supprime ces déplacements qui occupent beaucoup les surveillants, avec toutes les conséquences et les risques qu'ils impliquent. C'est aussi une amélioration des conditions de travail du personnel.
M. Serge Alberny - L'amélioration des conditions de détention, surtout au plan de l'hygiène, a un effet pédagogique sur les détenus. Celui qui se laisse aller, qui n'a pas d'hygiène, ne se respecte pas et ne respecte pas les autres. L'ABC de l'accueil du détenu en prison est d'abord de lui offrir des conditions d'hygiène comparables à celles que nous avons à l'extérieur. C'est clair et net pour nous.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - La loi de 1987 consacre votre double rôle. Il est sécuritaire car la République vous confie la garde du détenu ; de plus, vous avez un devoir de participer à sa réinsertion.
Vous êtes des syndicalistes. Quelles seraient vos revendications minimales pour pouvoir remplir sans difficulté majeure ce double rôle ?
M. Serge Alberny - Par rapport au rôle sécuritaire, nous avons une bonne formation, mais elle n'est pas continue. Le système pénitentiaire évolue, tout évolue, mais rien n'est fait pour adapter les fonctions au changement de culture.
M. le Rapporteur - L'administration pénitentiaire répond que pour des sauts de grade, on " récupère " les gens à l'Ecole nationale de l'administration pénitentiaire. Vous me direz ce que vaut l'argument. Si la formation continue n'est pas institutionnalisée, ces étapes sont des éléments de formation continue.
M. Serge Alberny - Pour se donner bonne conscience, on peut dire que l'on a les moyens budgétaires. Mais nous n'avons pas les moyens en termes d'effectifs et de personnels.
La formation des brigadiers, des commis surveillants se fait en 4 mois. Que peuvent-ils apprendre en 4 mois ? J'ai fait une formation de brigadier. C'est sur le tas qu'on apprend à manager les hommes, à communiquer avec les détenus.
Les chefs d'établissement issus du personnel n'ont pas de formation. Le chef d'établissement au niveau du personnel de surveillance est parachuté après un tableau d'avancement sans formation. Il doit tout connaître, avec les difficultés que vous savez : les sous-effectifs en personnels, la surpopulation pénale, les conditions de détention inadmissibles au XXème siècle, les psychopathes de plus en plus nombreux parmi les détenus. 30 à 40 % des détenus relèvent de la psychiatrie.
Les organisations syndicales veulent s'exprimer, mais nous n'avons pas le droit de le faire. Nous ne pouvons pas garder 24 heures sur 24 un détenu et en même temps être en grève. Nous acceptons cela, mais qu'alors, notre expression soit au moins considérée ! Que nous nous exprimions en réunion ou en groupe de travail, ce n'est jamais suivi d'effets.
Sommes-nous satisfaits des deux fonctions ?
Pour l'aspect sécuritaire, il nous faut des moyens. Je trouve inadmissible que par manque de personnel, on ne couvre pas tous les miradors. La dissuasion, c'est aussi la couverture périmétrique. Cela permet aussi aux surveillants de mettre beaucoup plus l'accent sur la communication. La fonction de sécurité est-elle bien assurée par les personnels à l'intérieur des murs ? Non. Le surveillant perd de plus en plus de son autorité. Ceux qui nous gouvernent ouvrent plutôt le parapluie parce qu'ils n'ont aucune compétence pour gérer les établissements. Les personnels de surveillance sont livrés à eux-mêmes ; il serait bon de leur donner une autorité suffisante permettant de faire comprendre aux détenus que la règle première consiste à respecter le règlement qu'il n'a jamais respecté à l'extérieur.
Comme aujourd'hui, tout le monde veut faire respecter la règle, nous sommes montrés du doigt. A la limite, nous passerions pour des chevaliers noirs, alors que les détenus passeraient pour des chevaliers blancs ! Mon propos est provocateur, mais c'est ce que m'a demandé le personnel de dire ici devant cette commission d'enquête.
Quant à la réinsertion, tant qu'on ne comprendra pas que la classification des régimes de détention doit être plus concrète qu'aujourd'hui... En centrale, celui qui purge une longue peine n'est pas un ange. Il a commis une faute très grave. On lui offre des conditions de détention extraordinaires. Il a du temps à passer en prison et on lui offre donc des conditions hôtelières de détention beaucoup plus sophistiquées que celles des maisons d'arrêt. En maison d'arrêt par contre, le détenu mis en examen, celui qui est présumé innocent, celui qui est innocent et qui ressort libéré a une approche de la prison contraire à ce qu'il conviendrait.
Il semble pervers de donner de bonnes conditions de détention à des détenus qui sont condamnés pour avoir commis une faute. On exagère trop dans le confort, ce qui donnerait presque envie de revenir en prison. C'est aussi une provocation. Au contraire, ceux qui sont présumés innocents sont entassés dans une cellule de 10 mètres carrés, dans des lits superposés. On a vu des matelas posés par terre, avec des conditions d'hygiène et de sécurité déplorables. Les condamnés font plus peur à ceux qui nous dirigent que les prévenus. Nous continuons à côtoyer ces gens et nous savons que le détenu condamné n'a pas besoin de discours politique pour préparer sa sortie.
En revanche, le petit voleur, celui qui nous ennuie tous dans les quartiers et que l'on voit quotidiennement à la prison faire des passages, le petit délinquant, celui qui n'a pas de parents pour s'occuper de lui, on lui offre des conditions de détention qui permettent une bonne formation à la délinquance. Si ce détenu est un petit délinquant en entrant, il en sortira gros et fort délinquant.
Le bât blesse également sur la classification des établissements pénitentiaires. Nous souhaiterions un régime dégressif pour les centrales et une orientation assez rapide. Les détenus qui présentent des gages de reclassement devraient être orientés vers des prisons beaucoup plus souples pour leur permettre de suivre un code de bonne conduite. C'est l'inverse que l'on constate. Que l'on soit en centrale ou en centre de détention, on a le même régime sauf pour les permissions de sortie. Dans certains centres de détention de courte peine, les détenus sont moins bien traités que dans les centres de longue peine.
Il est vrai, monsieur Cabanel, que votre nom est connu dans l'administration pénitentiaire notamment pour les peines alternatives à l'incarcération. Notre organisation syndicale souscrit à 300 % aux objectifs d'aujourd'hui qui sont de mieux préparer à la sortie. On argumente toujours sur la raison économique, à savoir le manque de places dans les prisons.
Des solutions existent pour sortir les détenus des prisons : le bracelet électronique, la réforme de la libération conditionnelle, le rapport Farge, les centres de préparation à la sortie en expérimentation. Tout ce panel va permettre de décongestionner les prisons françaises. Si c'est cela l'objectif, on se trompe un peu.
Je voudrais attirer l'attention de votre commission sur le fait que les personnels ne sont pas dupes. Ils évolueront dans l'institution si le discours politique est cohérent. J'ai réuni une assemblée générale, hier, à Fresnes. Ce sont des gens qui posent de bonnes questions. Ils sont jeunes. Ils ont envie de faire quelque chose de leur carrière et ils m'ont dit que cela suffisait, et qu'encore une fois, ils allaient rentrer dans un conflit, non pas pour obtenir une augmentation des moyens, mais pour que la profession soit plus crédibilisée qu'elle ne l'est actuellement.
Ils éprouvent la sensation que si les personnels de l'administration pénitentiaire sont mal considérés, c'est que l'autorité les considère mal. Il semble que cela arrange l'autorité de mal considérer les personnels pénitentiaires. En tant que boucs émissaires, ils empêchent que l'opinion publique ne se retourne vers ceux qui dirigent.
Les gens réfléchissent partout. Beaucoup militent dans des associations de personnel pénitentiaire que vous interrogez. Il y a une ouverture vers l'extérieur, mais nous ne sommes pas dupes.
Nous ne pouvons faire qu'un constat d'échec sur notre mission au niveau de la sécurité ou de la réinsertion. La prison républicaine, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, est un échec.
M. Robert Badinter - Je me suis beaucoup intéressé à la prison, la prison républicaine. Parmi les évidences, il me semble impossible de faire progresser la condition des détenus si l'on ne fait pas parallèlement progresser les conditions des personnels. C'est une loi dont il faut tenir compte.
Quelles sont les premières revendications des personnels ?
Il est très important de savoir dans quel domaine et comment s'inscrivent vos revendications.
M. Serge Alberny - La première est très pragmatique. Il faut leur donner les moyens pour avoir la force de contenir ceux qui sont soumis à la contrainte.
M. Robert Badinter - Des moyens en personnel ?
M. Serge Alberny - Moyens en personnel, en effectifs.
Notre seconde revendication est d'être considérés comme des fonctionnaires de sécurité publique, loi de 1987, chargés d'une mission de sécurité et de participation à la réinsertion. Nous sommes trop cantonnés et entravés dans une simple mission de presse-bouton.
M. le Président - Cela rejoint aussi le problème de personnel. Si vous n'êtes pas assez nombreux, vous ne pouvez pas accomplir toutes les autres missions.
M. Serge Alberny - Notre troisième revendication repose sur une participation beaucoup plus active en milieu ouvert. On parle beaucoup de peine alternative ou substitutive à l'incarcération.
On peut encore philosopher sur ce sujet. Qui en décide ? Le juge. On peut critiquer toute l'administration pénitentiaire, mais la décision appartient au juge. Pour que le juge prononce un placement à l'extérieur, il faut qu'il soit incité à le faire. Quels sont les paramètres qui l'inciteraient à ne pas le faire ? L'opinion publique est très ennuyée par les problèmes de petite délinquance. Il y aurait insécurisation du milieu ouvert. Nous souhaitons apporter notre savoir-faire dans l'observation et dans le contrôle du condamné en milieu ouvert. Nous le souhaitons également pour celui qui subit une peine alternative à l'incarcération. Nous avons les moyens, l'état d'esprit, la capacité à le faire.
Le travailleur social, même avec la réforme du service d'insertion et de probation, aura à charge la personne tant en milieu ouvert que fermé, mais ne peut pas non plus brandir "le bâton et la carotte". Il faut que les missions se conjuguent. On ne peut pas demander aux policiers de surveiller les personnes qu'ils ont enfermées. Ce serait assez paradoxal. Mais on peut demander au personnel de surveillance d'apporter leur savoir-faire.
Nous faisons de l'îlotage à l'intérieur en sectorisant les secteurs de la détention. Nous souhaitons une expérimentation dans les services d'insertion et de probation qui consisterait à injecter dans un site du personnel de surveillance. Cela permettrait d'apprécier sa capacité à contrôler chez l'employeur si le détenu se comporte bien.
Le bracelet électronique est lié à la préparation à la sortie. La ministre de la justice nous a dit lors d'une table ronde qu'elle souhaitait choisir des établissements pour expérimenter le bracelet électronique. Je lui ai reproché son incohérence, mais j'ai reconnu que, bousculée par les annonces médiatiques, elle s'est contrainte elle-même. Le bracelet électronique s'adresse tantôt aux condamnés, tantôt aux prévenus. N'est-ce pas pour les deux aujourd'hui ? Où en est-on ?
Les centres de préparation à la sortie n'étaient-ils pas des établissements dans lesquels on pouvait prendre en charge ces populations soumises aux bracelets électroniques ? Or, bousculé par les événements, on choisit tel ou tel établissement, des maisons d'arrêt dans lesquelles les personnels sont moins nombreux.
Comment leur confier des tâches supplémentaires en matière de contrôle du système ?
M. le Rapporteur - C'est vrai qu'il y a eu une évolution dans la présentation faite par le garde des Sceaux. Dans un premier temps, fin 1999, début 2000, on s'orientait vers les centres pour peines aménagées. Il était question d'en ouvrir à Metz, dans le Nord, dans la région parisienne et de profiter de l'amélioration des Baumettes pour en faire un dans le Midi. On devait confier à ces centres pour peines aménagées l'expérimentation du placement sous surveillance électronique.
Les événements ont été plus vite que nous : le livre publié, le phénomène médiatique... Ce n'est pas mauvais car il fallait aller plus vite. On s'est aperçu que les centres pour peines aménagées ne seraient pas réalisés rapidement. Le garde des Sceaux a alors choisi une autre liste d'établissements. Dans cette liste figurait un choix inattendu, celui d'un centre de semi-liberté, peut-être pour être agréable à celui qui essaie d'implanter le bracelet.
Mon désir est que les surveillants, les participants à la mission sécuritaire dans les prisons s'ouvrent largement sur le milieu ouvert. S'il y a 52 000 personnes en prison, il y en a 130 à 140 000 dans le milieu ouvert. Nous avons besoin que nos carrières puissent se projeter à l'extérieur, à la condition qu'il y ait des adaptations et des initiations. L'expérience sur le centre de semi-liberté de Grenoble permettra d'y voir plus clair.
Il y a deux sortes de population dans les prisons : les détenus et ceux qui les gardent. Les détenus sont condamnés pour un temps défini, par jugement. Quant au personnel sécuritaire, il y est pratiquement à vie. Il faut trouver pour le personnel sécuritaire des débouchés extérieurs, des passerelles vers d'autres administrations, d'autres activités, mais aussi dans ce milieu ouvert en expansion. C'est peut-être une façon plus humaine de gérer ceux qui paient une dette à la société. Dans ce milieu ouvert, le personnel sécuritaire a sa place et c'est une voie qui mériterait d'être explorée.
C'est le juge de l'application des peines qui n'est peut-être pas trop partisan des bracelets électroniques. On sait en effet que, quelque part, le magistrat représente une entrave au développement du bracelet électronique. On en subit aussi les conséquences. Tout rejaillit sur les conditions de travail, mais aussi sur les conditions de détention.
M. le Président - Il n'a jamais été dans l'esprit du Parlement d'instituer le bracelet électronique pour diminuer le nombre de détenus. Cela nous paraissait une modalité d'exécution de la peine pour certaines personnes. C'était beaucoup plus profitable au niveau de la réinsertion que la détention.
M. Robert Badinter - Dans l'esprit de ceux qui ont voté la proposition de M. Cabanel, c'était aussi la préoccupation majeure d'essayer d'avoir moins de monde dans les prisons.
M. le Président - Parce qu'on ne pouvait le manifester autrement. Pour l'instant, ce n'est pas fait.
M. le Rapporteur - Pour répondre sur le juge de l'application des peines, je suis conscient de la difficulté que vous mettez en avant. C'est lui qui propose la mise sous bracelet au lieu de procéder à l'incarcération de la personne condamnée, assistée de son avocat. J'ai été invité aux assemblées générales des juges de l'application des peines et j'ai dû plaider. Il faudra encore plaider beaucoup car de nombreux juges vivent sous des régimes d'habitude. Ils condamnent, mettent des sursis. Il faut être pédagogue. Dans de nombreux pays comme la Suède, la Hollande, le respect de la personne humaine est fondamental.
Je crois que l'on peut réussir si les personnels pénitentiaires s'associent pleinement à cette expérience, que cela ouvre une fenêtre vers l'extérieur, ce qui est bon pour l'administration pénitentiaire tout entière.
M. le Président - Nous avons constaté des taux d'absentéisme extrêmement forts dans certains établissements. Comment expliquez-vous de tels taux ?
M. Serge Alberny - Il y a plusieurs raisons à cela. Je comprends la question, mais cela me gêne d'y répondre car je décèle... Taux d'absentéisme parce qu'il n'y a pas assez de personnel ?
M. le Président - Non, c'est le taux d'absentéisme, compte tenu des gens en poste et du nombre de jours dans l'année où ils ne sont pas présents.
M. Serge Alberny - Ils sont absents soit pour congé, soit pour repos, soit pour maladie, soit pour formation. Il est normal que l'on ait un taux de compensation des absences. Il est aujourd'hui de 19 %. Je regardais M. Badinter, car, à l'époque, il devait monter à environ 21 %. Après, sous le gouvernement de M. Rocard, on avait obtenu un point de plus pour les accords cadres ministériels. On devrait être à 21 %. Mais entre les décisions et la réalité, il y a un large fossé ; on est toujours calculé sur des organigrammes de 1988 à 16 %.
Le taux d'absence, il faut le comprendre ainsi. Nous travaillons 24 heures sur 24. Quand il y a une équipe du matin, celle de l'après-midi est absente. C'est soit le matin, soit l'après-midi. Quand on fait la nuit, on travaille le matin et on est absent l'après-midi. On est de repos, de garde et en repos hebdomadaire. Il y a un système de service dénoncé par la Cour des comptes qui nous permet de calculer nos heures exigibles dans le mois sur 2 mois. Cela révèle en fait un taux de personnel présent plus faible que dans une administration normale, mais cela résulte de la fonction de surveillance en travail posté 24 heures sur 24.
Si vous voulez diminuer le taux d'absentéisme, il faut soit augmenter les effectifs, soit faire travailler le personnel sans arrêt. Cela nous arrive.
Sur les questions de maladie, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup d'absences pour maladie.
M. Michel Dreyfus-Schmidt - Je voudrais une définition de l'absentéisme. Si quelqu'un n'est pas là parce qu'il est en formation ou parce qu'il n'est pas en service, ce n'est pas de l'absentéisme.
M. le Président - Dans certains établissements, il y a un taux d'absentéisme extrêmement fort, notamment pour maladie, qui dépasse tout ce que l'on peut imaginer. Tout ce que vous avez dit complète l'information de la commission qui n'était pas parfaitement informée sur vos conditions de présence.
Un service qui fonctionne 24 heures sur 24 ne fonctionne pas comme une administration. Ce n'est pas toujours compris. Mais c'est compris par d'autres qui fonctionnent de la même manière, comme les fonctionnaires de police, les sapeurs-pompiers.
Le taux d'absentéisme est très fort du fait de la maladie. Il m'a paru plus important dans certains établissements que dans d'autres. N'est-ce pas révélateur de certains problèmes ?
M. Serge Alberny - Je ne pense pas que ce soit général. De tels phénomènes dans certains établissements révéleraient une souffrance à l'intérieur. Si le personnel est en maladie, c'est qu'il est stressé dans ses fonctions. Peut-être qu'il est complètement abusé et qu'il a besoin de se reposer.
Nombreux sont les surveillants qui consultent psychiatres ou psychologues. Il n'y a pas non plus d'évaluation. La profession est victime de dépression. Nous prenons sur nous les problèmes des autres et leur agressivité. Il est très difficile de la transformer, de la modeler par rapport à ce que l'on ressent. Nous devons l'interpréter pour que le détenu se calme. Le métier est tellement difficile que nous sommes stressés.
On devrait se pencher sur les conditions d'hygiène et de sécurité plus qu'on ne le fait actuellement. Il n'y a aucun suivi psychologique. La médecine de prévention est quasiment nulle. Dans certains établissements, il ne faut pas s'étonner qu'il y ait un taux de maladie supérieur à la moyenne. Ce n'est pas une généralité. Il y a des établissements où l'équipe de direction ou de cadres associe le personnel à la gestion.
M. le Président - C'est tout ce que j'attendais de vous, monsieur le secrétaire. Nous vous remercions.
Audition de Mmes Chantal
CRÉTAZ, présidente,
et Liliane CHENAIN, secrétaire
générale,
de l'Association nationale des visiteurs de
prisons
(
17 mai 2000
)
Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mmes Chantal Crétaz et Liliane Chenain.
Mme Chantal Crétaz - Les visiteurs de prison de l'ANVP sont plus attachés à l'idée de réparation, plus utile aux victimes des délinquants, qu'à celle de la seule punition. Nous estimons qu'elle est plus porteuse de sens pour la société. Nous constatons que dans les prisons de ce pays, les personnes sont secondaires par rapport à la sécurité et que parler de la situation dans les prisons françaises ne peut se réduire aux conditions de détention relatives à la salubrité, l'hygiène des bâtiments et des personnes. C'est tenir compte, pour nous, de tout ce qui a trait à la considération des personnes incarcérées, à leur état et à leur avenir, à la vie relationnelle des personnes et des personnels ; et particulièrement au sens que la sanction trouve dans l'exécution de la peine, pour la personne elle-même et pour la société.
Vous avez déjà entendu de nombreux témoignages et nous ne reviendrons pas sur la crasse innommable et la dégradation des bâtiments, l'entassement, la promiscuité et les violences qui s'ensuivent, non pas que nous minimisions ces aspects graves, importants et réels, mais parce que vous en êtes déjà informés.
" Oui ", disait un détenu, " en détention, la promiscuité, faire ses besoins devant les autres, la saleté, les fouilles à corps incessantes, c'est dégradant, mais quand je parle, parce que je suis détenu, personne ne veut me croire ". C'est cela le pire et l'insupportable.
Qui rencontrons-nous ?
Des gens très jeunes, de plus en plus jeunes, de plus en plus perturbés, des gens très instables et de plus en plus pauvres, dans un grand dénuement affectif, économique, culturel, social et médical.
Le rapport du groupe de travail sur l'amélioration des conditions de repérage et de prise en charge des personnes en situation d'indigence, -c'est le titre du rapport de l'administration pénitentiaire qui vient de paraître- a mis 8 ans pour voir le jour ; les difficultés résidaient dans la définition même de l'indigence.
Je citerai 4 chiffres : un détenu sur 5 est illettré ; 20 % des détenus sortent de prison avec moins de 50 francs en poche ; 65 % des entrants étaient sans activité avant d'entrer en prison dont 28 % en chômage indemnisé.
La pauvreté crée en détention un climat de danger majeur pour l'intégrité des personnes car elle soumet les détenus les plus pauvres aux trafics et aux pressions de toutes sortes. L'incarcération aggrave l'indigence et surtout, ce qui est important pour nous, empêche les aménagements de peine en raison du manque de lien et de soutien à l'extérieur. Les recommandations du rapport prennent en compte la multiplicité des indigences pour permettre de les diminuer en responsabilisant les gens. Les plus démunis devraient être prioritaires pour le travail si leur santé physique et psychologique le leur permet. Nous rencontrons des personnes en très grande souffrance psychologique et mentale dont la place en détention pour certaines d'entre elles nous semble contestable parce que la prison est dans l'incapacité totale de les aider et de les soigner.
Vous pourriez nous dire que ce n'est pas sa mission ; cela relève du sens que peut avoir une telle peine.
Nous aimerions aborder brièvement avec vous le problème des malades mentaux.
Mme Liliane Chenain - On constate un changement dans la population carcérale : 10 % des entrants souffrent déjà de troubles mentaux selon le ministère de la solidarité et de l'emploi. Selon 3 syndicats de directeurs de prison, 40 % de détenus relèvent à des degrés divers d'une prise en charge psychiatrique qui n'est plus assurée à l'extérieur. Le nombre d'accusés jugés irresponsables au moment des faits est passé de 16 % dans les années 80 à 0,17 % en 1997. L'institution carcérale doit donc prendre en charge une population qui souffre de troubles mentaux face à laquelle elle est particulièrement démunie.
Ces détenus ont des conduites imprévisibles qui, portant atteinte au bon ordre de l'établissement, appellent une répression inadaptée à leur cas. Par ailleurs, les détenus ne bénéficient pas de l'accompagnement thérapeutique dont ils auraient besoin par faute de personnel médical spécialisé. Ils peuvent rester de longs mois, voire de nombreuses années, sans les soins appropriés. Leurs difficultés relationnelles les empêchent de travailler ou de s'insérer dans les dispositifs éducatifs, culturels ou de formation. Ils cumulent donc de nombreux handicaps et la question de leur devenir se pose entièrement.
Il nous semble par conséquent indispensable d'interroger rapidement le milieu psychiatrique sur sa politique à l'égard des malades potentiellement violents et sur la manière dont sont conduites les expertises. Le problème de la nécessité d'un procès symbolique, du déroulement de la justice et de la prise en compte des dommages subis par les victimes n'exclue pas qu'au terme de ce procès, sans doute indispensable, les personnes puissent être soignées et prises en charge par des services compétents.
Mme Chantal Crétaz - Nous sommes étonnés de constater qu'à toutes sortes de délits, la justice ne répond que par une même peine ou quasiment dont seule la durée d'exécution varie, c'est la prison. Comment expliquer qu'un crime, des actes de petite délinquance, des atteintes aux personnes ou aux biens, des trafics illicites soient sanctionnés par la peine de privation de liberté, par la prison ? Manquons-nous d'imagination ou est-ce par paresse ? Cela nous semble grave car cela compromet la clarté d'une sanction et la justesse de la peine dont l'exécution n'aura pas de sens.
S'il y a tant de désespoir qui se manifeste en prison, c'est que les personnes incarcérées comprennent de moins en moins bien les raisons de leur incarcération. Elles commettent des délits, des crimes, mais se sentent profondément victimes d'un système, d'une société, d'une histoire.
C'est la loi qui protège les innocents et les coupables de leur vengeance. Encore faut-il que l'esprit de la loi s'entende dans la décision de justice, sinon la vengeance prend toute la place. C'est ce que nous constatons : l'inadéquation entre un acte et sa sanction pousse à la récidive. Ces détenus subissent généralement la détention au lieu d'en être les acteurs et sortent brisés par l'épreuve, animés par un esprit de vengeance. C'est une question que nous devrons nous poser : comment ne pas alimenter la fracture sociale en excluant des personnes déjà en situation d'exclusion ? Comment la réparation est-elle envisageable dans un tel contexte ? Que voulons-nous faire de la peine de prison ?
La sanction devrait être accompagnée d'un projet positif pour le détenu. Il est encore impossible aujourd'hui d'étudier et de travailler en même temps. Le détenu démuni qui veut travailler pour son pécule, pour indemniser les victimes et gagner de quoi mieux vivre en détention ne peut pas suivre de cours pour bien apprendre à lire. Il serait souhaitable, soit d'allonger de quelques heures la journée en prison où la vie s'arrête à 18 heures, soit de rémunérer les personnes qui souhaiteraient suivre des cours de culture générale ou de formation. Comment expliquer le peu d'heures d'enseignement dans les quartiers des mineurs ? Généralement, on parle de cet enseignement obligatoire des mineurs, mais il ne s'agit que de quelques heures par semaine, bien en dessous du nombre d'heures prévu par l'Éducation nationale. L'école obligatoire doit pouvoir s'appliquer là aussi. A Bois d'Arcy, le temps consacré à l'enseignement n'est que de 4 heures pour les mineurs.
Concernant le travail, des entreprises d'insertion assurent une formation professionnelle pendant la détention et embauchent pendant et après l'incarcération. Nous en connaissons des exemples en région lyonnaise, exemples qui devraient pouvoir se développer. Les entreprises classiques devraient être encouragées à créer un secteur de réinsertion qui nécessite un investissement en accompagnement social.
Le travail interne de la détention est le plus mal payé de tous, mais des efforts sont annoncés. Il est important que le droit du travail s'applique aussi en prison. Le nombre d'heures hebdomadaires n'est pas respecté, sans parler des 35 heures. Peut-on laisser, au nom du droit français, s'installer une forme d'esclavage ? Puisque le droit du travail prévoit 2 jours et demi de congés payés par mois, pourquoi ne seraient-il pas payés à la fin de chaque mois ? Les feuilles de salaire devraient être établies au nom de l'entreprise et non pas au nom du label du milieu carcéral. Cela devrait être vrai pour le travail général interne. Cela permet lors de la recherche d'un emploi à la sortie de détention d'avoir des feuilles de salaire moins stigmatisantes.
Il n'est pas acceptable de notre point de vue de laisser des personnes dans l'inactivité, l'absence de projets pendant des mois, voire des années. Quel sens aurait alors le fait de préparer la sortie ? La formation est d'autant plus importante pour les longues peines dont le nombre croit inexorablement et qui ont donc des problèmes spécifiques.
Mme Liliane Chenain - M. Badinter nous a quitté, mais dans son livre "L'exécution", il citait ainsi Me Henry Torrès : " La mort du condamné, c'est l'injustice à l'état brut, la seule, celle qui ôte à l'avocat même sa raison d'être parce qu'elle est définitive, parce qu'il ne peut plus rien, parce qu'il ne pourra jamais plus rien ". C'est le mur, le mur lisse. Pour les visiteurs de prison et citoyens que nous sommes, attachés aux valeurs républicaines et à la Déclaration des droits de l'Homme, ces peines trop longues qui transforment les prisons en mouroirs sont inacceptables. Elles nous semblent contraire à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme qui stipule que la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires.
Cela nous semble également contraire à l'esprit même de la Déclaration. Lors des débats en 1789, la question de savoir si les délinquants étaient détenteurs des droits avait été posée. La réponse fut claire : les droits de l'Homme sont inaliénables et les remettre en cause, c'est remettre en cause l'humanité de l'Homme. Remplacer la peine de mort par une peine qui consiste à détruire lentement l'intégrité physique et psychologique de la personne, incapable de se projeter dans l'avenir, sans espoir, progressivement abandonnée par ses proches, n'est-ce pas en définitive une autre barbarie qui témoigne du peu de confiance en l'homme et en sa capacité d'évoluer et de devenir meilleur ? Nous ne redirons jamais assez pour les avoir accompagnés qu'un homme change après 15 années.
Rien ne remplacera jamais un enfant mort dans des conditions horribles. Pour autant, nous refusons la distinction entre les vies brutalement interrompues.
Nous demandons solennellement que la période de sûreté soit facultative, non automatique et motivée dans le sens de l'individualisation de la peine ; que la période de sûreté obligatoire dans le cadre d'une condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité soit ramenée à 15 ans au lieu de 18 ans et que la possibilité d'une commutation de peine soit examinée systématiquement après cette période ; que la possibilité d'allongement de cette période de sûreté soit supprimée ; que la perpétuité incompressible de la loi de 1994 soit supprimée.
Aujourd'hui, 597 personnes condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité cultivent le désespoir dans les prisons de la République, rejointes par les personnels de l'administration pénitentiaire qui en ont la charge et que l'on condamne à l'impuissance.
Mme Chantal Crétaz - Dans une démocratie comme la nôtre, nous considérons que la prison ne peut être choisie comme sanction que de façon exceptionnelle pour des cas gravissimes mettant en danger les citoyens et la personne elle-même. Nous devons réfléchir au contenu de ce temps d'incarcération. Il revient à tous ceux qui font les lois de prendre les décisions qui conduiraient de façon juste au désencombrement des prisons et à la baisse de la population carcérale.
La prison est le seul lieu où il y a de la place, même quand il n'y a plus de place. Il faut mettre en oeuvre ce qui évitera la peine d'emprisonnement. Les travaux d'intérêt général sont à développer par les collectivités locales. Les élus municipaux et nationaux pourraient soutenir leur développement dans les administrations locales, régionales ou nationales. Nous n'étions pas favorables au bracelet électronique tel que la loi en définissait l'emploi. Il semble qu'il remplacerait pour certains le placement en détention provisoire avant jugement, selon l'idée initiale de Guy Cabanel. La détention provisoire apparaît si odieuse que cette application nous semble un moindre mal avec les recommandations de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme et l'accompagnement social effectué par le SPIP. La question demeure entière sur cette ambiguïté. Comment peut-on être présumé innocent et porter un bracelet électronique dans la perspective d'une peine encourue de plus de 3 ans ?
Nous proposons : un détenu, une cellule. Cette proposition avait déjà été faites par le professeur Gentilini lorsque, à la demande du garde des Sceaux, Jacques Toubon, il avait fait un bilan de la santé dans les prisons françaises. Son ahurissement devant les conditions d'hygiène, l'absence de connaissance de l'état de vaccination des détenus et les risques de contamination de l'hépatite C dont le mode de transmission est encore inconnu l'avait amené à cette proposition : un détenu, une cellule. Nous soutenons cette proposition à notre tour.
Elle permet de régler en grande partie les problèmes de violence, souvent engendrés par la promiscuité et l'absence de place. Elle respecterait un minimum d'intimité qu'exige le respect de la dignité humaine et elle conduirait les magistrats à choisir l'incarcération en cas de nécessité absolue. Bien entendu, des personnes ne supportant pas la solitude pourraient être placées dans des cellules doubles.
Notre association est membre du Conseil consultatif pour la libération conditionnelle et nous appelons de tous nos voeux la mise en application rapide des recommandations de la commission Farge sur la libération conditionnelle. C'est une mesure très encourageante pour l'évitement de la récidive et une gageure de bonne resocialisation par un accompagnement soutenu vers la liberté définitive. Il faut relancer avec courage cette mesure et multiplier les choix de semi-liberté et de chantiers extérieurs pour les mêmes raisons, à savoir des étapes vers une resocialisation progressive.
Nous souhaitons également aborder devant vous l'aspect du casier judiciaire qui est la suite de l'incarcération.
M. le Président - Vos propos sont très intéressants, mais ils vont bien au-delà des conditions de détention. Quand vous parlez de la libération conditionnelle, c'est au moins un des voeux qui sera exaucé. Dans le texte sur la présomption d'innocence, le Sénat a inscrit les conclusions sur la judiciarisation de la libération conditionnelle avec l'accord du garde des Sceaux.
Mais il faut que nous nous en tenions à l'objet de notre commission d'enquête. La suppression des peines de sûreté par exemple n'en fait pas partie car cela dépasse de loin son objet. Vous avez brossé un tableau de la procédure pénale, la politique pénale ; c'est votre devoir et il était bien que nous l'entendions, mais notre commission d'enquête est limitée aux conditions de détention.
Mme Chantal Crétaz - Nous l'entendons bien, mais comme nous l'avons dit dans notre propos liminaire, nous ne souhaitions pas envisager uniquement les conditions d'incarcération sans voir l'ensemble de la personne.
M. le Président - C'est pourquoi je vous ai laissé poursuivre. Certains aspects rejoignent notre souci. Les conditions de vie en prison sont aussi celles de la personne et de sa réinsertion, mais au-delà, ce sont des réformes d'ensemble qui font l'objet de débats et qui ne sont pas l'objet précis de notre commission d'enquête.
Mme Chantal Crétaz - Il est bon de semer un certain nombre de réflexions.
M. le Président - Nous devons vous poser des questions en ce qui concerne le rôle des visiteurs de prisons.
Mme Chantal Crétaz - Je vais laisser la parole à Mme Chenain sur les quartiers disciplinaires. Il nous paraît capital de ne pas réduire cette réflexion, ce travail de la commission, uniquement aux conditions d'incarcération.
M. le Président - Le Sénat a fixé précisément l'objet de sa commission d'enquête : les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France, notamment dans les maisons d'arrêt, et le contrôle exercé par la justice.
Au-delà, tout ce que vous avez dit est vrai. Les parlementaires ont souvent milité pour la mise en oeuvre des peines alternatives. Mais nous ne vous poserons pas de question sur ce sujet car ce n'est pas l'objet précis de notre commission d'enquête. Nous devrons déposer nos conclusions dans ce cadre-là.
Mme Chantal Crétaz - Le désencombrement fait partie des conditions de détention. Quand il y a surpopulation en maison d'arrêt, le fait d'éviter que des personnes soient sanctionnées de peines de prison est une mesure à prendre qui modifiera la vie en détention.
M. le Président - Cela signifie qu'il n'y a pas assez de place.
Mme Chantal Crétaz - Précisément, nous pensons que ce n'est pas dans ce sens qu'il faut réfléchir, mais dans l'autre. C'est notre opinion.
M. le Président - Si l'on entasse les détenus dont le nombre augmente, les raisons peuvent être multiples. On peut dire qu'il n'y a pas assez de places.
Mme Chantal Crétaz - Jusqu'à présent, la réflexion a toujours porté sur l'augmentation des places dans les prisons. Nous disons que l'on peut aussi mettre moins de gens en prison.
Nous demandons la suppression du troisième volet du casier judiciaire pour l'avenir du détenu.
Mme Liliane Chenain - Avec le quartier disciplinaire, nous sommes au coeur des conditions de détention.
On ne peut pas parler des conditions de détention sans partir de la personne. 125 suicides se sont produits en 1999 dont 22 en quartier disciplinaire, soit un sur six. Notre association souhaite attirer votre attention sur le caractère profondément anxiogène de cette prison dans la prison. La réclusion en quartier disciplinaire, même réhabilité comme le veut le ministère, ne correspond plus à une punition supportable pour la grande majorité des détenus dont 45 % a moins de 30 ans. La population carcérale est particulièrement vulnérable, sans grands repères, présentant de nombreux points de fragilité aux plans psychique, affectif, éducatif, culturel et social.
Les détenus mis au quartier disciplinaire ont beaucoup de mal à donner du sens à la sanction infligée. La prison est le plus souvent considérée sans véritable légitimité ni crédibilité. Ils se retrouvent en tête-à-tête avec eux-mêmes. Cette confrontation, difficile pour des personnes structurées, est insupportable pour celles qui ne le sont pas. C'est à l'origine de nombreux passages à l'acte. Nous avons exprimé le souhait que les visiteurs de prison puissent accompagner les personnes quand elles sont placées en quartier disciplinaire.
Nous invitons le ministère de la justice, l'administration pénitentiaire, les responsables des établissements pénitentiaires à réfléchir sur les problèmes de discipline interne, de règlement clairement défini et contractualisé, et à envisager des modes de coercition plus adaptés à notre époque. Tout ce qui pourrait se faire en termes de médiation, de réparation présenterait de nombreux avantages, en particulier celui de privilégier la pédagogie plutôt que la répression.
M. le Président - Votre dernier point attire quelques réflexions. Vous vous rendez bien compte que quelquefois, notamment pour le personnel, il faut pouvoir sanctionner les comportements contraires à l'organisation sociale minimale. Il faut bien trouver des moyens en cas de violences contre le personnel, contre des détenus, des comportements inadmissibles. J'ai été choqué que l'on ne puisse pas demander à un détenu de se lever le matin. Cela devrait faire partie du règlement ; cela existe partout dans toute organisation sociale. Une fois fixées les règles de vie en commun, il faut trouver des moyens de les faire appliquer.
Le quartier disciplinaire est peut-être à aménager. Mais y a-t-il d'autres moyens pour l'administration pénitentiaire de sanctionner des comportements qui ne respectent pas la vie sociale en prison ? Il faut voir les points de vue de tout le monde.
Mme Liliane Chenain - Nous demandons simplement que l'on réfléchisse à d'autres mesures de discipline en prison. Les actes de violence verbale ou physique avec ces passages à l'acte sont le fait de gens qui n'intègrent pas la règle parce qu'ils n'en sont pas capables. A l'intérieur, on leur demande de se plier à une règle qu'ils n'ont jamais intégrée dehors. C'est un pari très difficile.
Il faut réfléchir à d'autres moyens de coercition. Actuellement, le quartier disciplinaire ne correspond plus à ce que les gens peuvent supporter d'autant que les détenus sont de plus en plus jeunes. 45 % de la population carcérale a moins de 30 ans.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Je vais vous interroger sur la surveillance électronique car nous sommes dans un grand malentendu, vous et moi.
D'abord, vous avez dit que vous n'y étiez pas favorables. Nous aimerions comprendre pourquoi. Préférez-vous qu'ils soient mis en prison en tant que primo délinquants, lorsqu'ils ont commis des petits délits avec les risques de perte d'insertion sociale ou d'insertion professionnelle ? C'est en total désaccord avec votre discours humanitaire.
Concernant les détenus qui ont passé plusieurs années en prison, j'ai mis dans la loi du 19 décembre 1997 une disposition à la demande des directeurs des centres de détention. Ceux-ci constatent que les familles ne se manifestent plus régulièrement auprès de celui qui est détenu depuis 7 ou 8 ans. Il nous paraît intéressant que le détenu puisse dans une phase intermédiaire de 3 mois résider sous bracelet dans un établissement éventuellement caritatif, ou dans un centre de semi-liberté et aller à l'extérieur pour mener une recherche d'emploi, pour retrouver toutes ses activités sociales. Les conditions seraient ainsi meilleures au moment de sa libération conditionnelle.
Pour celle-ci, nous allons voter une loi qui inclut tout ce que M. Farge a proposé d'intéressant. Mais nous n'avons pas la certitude que les juges individuellement accorderont plus de libérations conditionnelles que n'en donnait la Chancellerie.
Nous allons passer à l'application de la mesure. C'est un système qui existe dans des pays éminemment respectueux de la personne humaine comme la Suède, les Pays-Bas, l'Angleterre, le Canada, comme certains Etats des Etats-Unis. Si tous les pays du monde se sont trompés, il vaut mieux le savoir et qu'on le dise.
Quand nous avons proposé le remplacement éventuel de la détention provisoire par le bracelet électronique, les objections fondamentales reposaient sur le risque de voir certains juges remplacer le contrôle judiciaire par le bracelet, mesure déjà plus forte de gêne à la liberté. J'avais fait des réserves à l'époque et proposé de le mettre en place en exécution de peine. Le but était de ne pas incarcérer un petit délinquant, d'éviter de le livrer à la promiscuité de la prison, donc de le mettre dans des conditions très difficiles. Le bracelet permet de le mettre en prison à domicile, ce qui est un élément fondamentalement différent de l'incarcération.
Mme Chantal Crétaz - Nous n'étions pas favorables au placement sous surveillance électronique tel que défini par la loi de 1997 parce que nous avions compris qu'il s'appliquait aux personnes qui n'avaient plus que très peu de temps à faire en détention. Nous ne voyions pas pourquoi mettre un service électronique en place alors que d'autres dispositions permettant de les sortir de la détention existaient dans les textes de loi, mais n'étaient pas appliquées.
Ensuite, nous n'y étions pas favorables parce que l'accompagnement social n'était pas prévu par la loi. Une personne qui est en détention ne doit pas être oubliée dans un coin jusqu'à sa sortie, mais doit faire l'objet d'un accompagnement social de la part des services pénitentiaires d'insertion et de probation.
Troisièmement, le Conseil national de la Ligue des droits de l'Homme s'interrogeait sur le fait de mettre la prison dans les familles, dans la rue, dans la société.
Aucune expérimentation n'avait été mise en place avant le vote de cette loi. Il nous semblait dommage de ne pas bénéficier des expériences qui ont eu lieu ailleurs et qui ont toutes fait ressortir de petits problèmes. L'expérience anglaise a connu des problèmes simplement techniques de mise en place.
Dernier point, l'organe de contrôle n'était pas prévu, justice ou police, en cas de dysfonctionnement. Les choses n'étaient pas claires.
Il y avait également l'aspect détention provisoire.
M. le Rapporteur - Pour faire l'expérience, il fallait que la loi existe. La mise sous surveillance électronique des personnes en fin de peine représente l'essentiel de l'utilisation du bracelet en Hollande dont les services de probation se félicitent.
La loi permet le placement sous surveillance électronique, mais elle ne définit pas les conditions d'application qui vont être précisées dans chaque centre d'expérimentation.
Me Leclerc, président de la Ligue des droits de l'Homme, avait déclaré que c'était plutôt stigmatisant. Au rappel de cette position qui avait étonné certains, il a confirmé que cette déclaration datant de deux ans n'avait plus aucun rapport avec la réalité et qu'il ne lui semblait pas exister d'autre solution actuellement pour éviter le traumatisme de l'incarcération à certains délinquants.
Quant à l'utilisation du bracelet en fin de peine, elle se justifie parce que la libération conditionnelle est en difficulté et n'intervient plus. Les directeurs des centres de détention l'ont demandé.
Vous manquiez donc de quelques informations.
M. le Président - Nous vous entendons comme visiteurs de prison. Vous avez une approche globale puisque vous allez dans les établissements pénitentiaires. Je souhaite que nous revenions à des sujets concrets sur les fonctions des visiteurs de prison : votre façon d'exercer, les difficultés que vous rencontrez, tout sujet qui entre dans notre commission d'enquête.
M. Claude Domeizel - Nous avons rencontré beaucoup d'intervenants dans les prisons. C'est la première fois que nous rencontrons des visiteurs de prison.
Où rencontrez-vous les détenus ? Comment viennent-ils à vous ? De quoi vous parlent-ils ? Des difficultés, des interrogations, de l'angoisse de leur libération ? De leur devenir ? Veulent-ils tout simplement être écoutés et entendus ? Que recherchent-ils ?
Mme Chantal Crétaz - Nous rencontrons les détenus, à leur demande dans les parloirs d'avocat la plupart du temps.
M. Claude Domeizel - Vous n'entrez pas dans les cellules ? Comment viennent-ils à vous ?
Mme Chantal Crétaz - Un signalement nous est donné par le service pénitentiaire d'insertion et de probation avec le nom de la personne. Un surveillant va chercher le détenu, sauf quand il est en cours ou au travail, et le conduit au parloir.
Le parloir est libre, sans la présence de quiconque. L'entretien est confidentiel, sans limitation de durée ; il n'y a pas de réglementation. Quand il est terminé, nous appelons un surveillant qui vient rechercher la personne et la reconduit en cellule. Ensuite, on nous fait ressortir par un autre circuit.
M. Claude Domeizel - De quoi parlent les détenus ?
Mme Chantal Crétaz - Il n'y a pas de conversation générale. Tout dépend de la situation de la personne, déjà jugée ou non, de la durée de la peine, de sa situation de famille. La chose fondamentale dans cet entretien est d'ouvrir un espace à cette personne pour qu'elle parle, non pas pour bavarder, mais pour retisser des liens avec l'histoire, avec le délit, avec ce qui s'est passé en amont et tenter de l'aider à se projeter dans l'avenir.
Nous ne sommes pas là pour faire la morale ni pour la rejuger. Nous ne connaissons pas le délit commis. Nous ne savons que fort peu de choses d'elle. Au fur et à mesure du temps, les personnes voudront ou non nous en parler.
C'est donc bien de l'écoute.
M. Robert Bret - Par rapport à cette fonction d'écoute, quel profil cherchez-vous à recruter ? Est-ce seulement sur la base d'un bénévolat ? Pouvez-vous expliquer votre statut ? Combien compte-t-on de visiteurs de prison dans le pays ? Au-delà de l'écoute, du fait de retisser des liens ou de redonner confiance ou certains repères aux détenus, avez-vous un travail en complémentarité avec d'autres intervenants en prison, éducateurs ou autres, pour donner du sens à tout cela et avoir une plus grande efficacité dans votre travail ?
Mme Liliane Chenain - Le code de procédure pénale stipule que tout détenu peut demander un visiteur de prison. Celui-ci est un citoyen qui demande à avoir accès à un établissement. C'est l'établissement qui juge de la capacité de la personne à être ou non visiteur de prison. Diverses enquêtes sont diligentées pour juger de sa probité. Nous pouvons avoir un agrément de 6 mois pour une période probatoire et une carte de 2 ans renouvelable. Nous dépendons des services pénitentiaires d'insertion et de probation, nos interlocuteurs, qui nous font le signalement des détenus et donnent l'information aux détenus sur les visiteurs de prison.
Nous sommes près de 1 000 visiteurs de prison en France dans 186 établissements. Nous considérons que nous sommes en nombre insuffisant. Nous souhaitons un visiteur pour 20 détenus. L'enjeu de ce rapport, retisser le lien social, est vraiment un enjeu majeur. Si nous nous référons aux chiffres, on retrouve en prison des gens très jeunes qui souvent n'ont pas rencontré de personnes responsables, d'adultes. Nous venons témoigner de ce que nous sommes. Nous visitons des personnes, nous ne visitons pas des délits et nous venons dire que si les gens sont condamnés, c'est au nom du peuple français. Il n'empêche que la prison est un état provisoire. Ils sont porteurs d'avenir. Nous ne sommes pas psychologues ou travailleurs sociaux. Nous sommes des citoyens ordinaires.
Nous parlons de tout au fil des semaines car nous sommes dans l'humain. Telle semaine, on aura beaucoup de difficultés parce le détenu est très inquiet ; une autre fois, cela ira mieux et on parlera de match de foot ou de livre.
Le parloir est le seul espace de liberté au sein de la prison, espace où la personne peut dire : "je". Les détenus souffrent de ne pas pouvoir dire "je", de ne pas pouvoir être acteurs de leur peine, même s'il est bon de considérer les éléments matériels : une douche tous les jours, une meilleure alimentation.
Nous sommes dans l'être et pas dans le faire. Si l'on veut que les détenus se reconstruisent, il faut leur permettre de retisser les fils de leur histoire, de bâtir un projet. Nous ne fixons pas d'enjeu ; nous sommes des citoyens qui peuvent tout entendre. Nous ne sommes pas dans l'évaluation. Nous permettons aux personnes de s'écouter, de s'entendre.
M. Claude Domeizel - Voyez-vous les détenus en complément des visites familiales ou vous substituez-vous à ces visites ? Avez-vous eu connaissance de refus arbitraires, non liés à la réglementation ?
Enfin, vous avez parlé des quartiers disciplinaires en disant qu'il faudrait faire preuve d'imagination. Quel est le fruit de votre réflexion pour remplacer ces quartiers disciplinaires ? Faut-il les remplacer ? Il faut bien avoir un mode de sanction dans la prison.
Mme Chantal Crétaz - Votre première question touche à un point délicat : le texte du code de procédure pénale. Il définit notre action. Nous avons un agrément et non pas un permis de visite. Nous ne sommes pas des intervenants comme les autres. Tout détenu peut voir un visiteur. Ce n'est pas lié au fait que la personne voit ou ne voit pas la famille ou des amis.
C'est un point délicat car le "livret de l'entrant" qui vient d'être publié par l'administration pénitentiaire a omis cela et indique la mention "Si je n'ai pas de famille qui vient me voir, je peux demander un visiteur". L'enjeu de notre action est largement plus important que la visite de personnes sans famille. Même si elles voient de la famille, il est important qu'elles puissent nous rencontrer car nous n'avons pas les mêmes implications.
Mme Liliane Chenain - Considère-t-on que les visiteurs de prison sont nécessaires ? C'est une question de fond. Dès lors que certains pensent que nous sommes une chance de rencontre, ils favoriseront notre action. L'administration pénitentiaire dit de nous que nous sommes des réducteurs de tension. Il est très bien que les détenus viennent se décharger sur nous de leur agressivité. Ils sont plus calmes en repartant.
Les refus arbitraires relèvent de la politique de l'établissement. Quand nous sommes dans les parloirs, les textes exigent un surveillant qui passe et vérifie que nous ne sommes pas sujet à des agressions. Je précise immédiatement que les détenus ne nous agressent pas. Notre présence nécessite la mobilisation de personnel. Les travailleurs sociaux qui nous font les signalements ont à gérer environ 100 dossiers. Ils peuvent considérer qu'ils n'ont pas à s'occuper des visiteurs de prison par manque de temps. Tout dépend donc des établissements et de leur politique.
Les refus ne se font pas dans ces termes puisque le règlement précise notre rôle. Mais il y a des établissements où l'on n'encourage pas les visiteurs de prison à intervenir. On nous dit alors qu'il n'y a pas de demande. C'est irrecevable. A Fresnes, nous sommes plus de 100 visiteurs de prison ; les services sociaux ne peuvent pas répondre à la demande. Plus il y a de visiteurs, plus il y a de demandes.
Les décisions arbitraires viennent de personnes qui décident que les visiteurs n'ont pas à venir. Certains se demandent ce que nous venons faire. Nous avons des compétences, nous parlons des langues étrangères et nous faisons du soutien scolaire. Nous disons bien que nous ne nous inscrivons pas dans cela. Nous n'avons que des savoir-être à offrir. Dans cette société assez technicienne, on aimerait bien nous coller une étiquette. Or, les visiteurs de prison, cela ne sert à rien mais nous savons que l'inutile est souvent essentiel.
Selon le code de procédure pénale, nous ne pouvons pas visiter les personnes quand elles sont en quartier disciplinaire. Nous avons fait une demande pour pouvoir le faire. On nous répond d'attendre que le code de procédure pénale change. On nous dit que la loi est l'expression de la volonté générale.
Le ministère y réfléchit dans le cadre de la prévention des suicides. Une circulaire récente dit qu'il faut étudier la possibilité de maintenir les parloirs, les familles, les visiteurs. Cela faisait partie des préconisations du groupe d'évaluation du programme de prévention des suicides en milieu carcéral.
Vous nous demandez d'être imaginatifs et de remplacer le quartier disciplinaire. Cela nécessite des règlements clairs, contractualisés et une pédagogie de la discipline. Il faut renoncer à la politique de l'administration pénitentiaire qui repose sur la notion du zéro incident. Pour y parvenir, toutes sortes de tractations existent à l'intérieur de la prison comme l'incitation à la délation ; on ferme les yeux sur les trafics, sur les règlements de comptes entre détenus. Il faut établir un vrai respect des uns et des autres. Comment voulez-vous que l'on vous respecte si vous ne respectez pas les personnes dont vous avez la charge ? Je ne dis pas cela pour charger le personnel de surveillance qui assure souvent sa mission avec beaucoup de difficultés à l'heure actuelle.
A toutes ces conditions, le quartier disciplinaire doit pouvoir être remplacé.
On est en train d'y penser avec le confinement : plus de promenade car vous êtes puni. Il faut penser pédagogie et médiation. Les gens qui ont puni ne doivent pas être les mêmes qui placent les gens au quartier disciplinaire. Cela permettrait vraiment de dégager d'autres moyens d'exercice de la discipline en prison.
La discipline en prison est souvent le résultat de tout et n'importe quoi. Ou il n'y a pas de règle établie ou elle est parfaitement arbitraire. Ce qui est possible avec un surveillant n'est pas possible avec un autre. Ce que l'on peut faire à telle heure, on ne le peut plus à telle autre. Il faut revoir les règlements. Les personnels le souhaitent également. L'institution n'est pas crédible. Comment voulez-vous que les gens qui n'ont aucune notion de discipline dehors, tout d'un coup, intègrent une règle qui n'est pas vraiment formulée ?
M. le Président - Certains établissements ont connu des dysfonctionnements graves. Je ne peux pas croire que les visiteurs de prison qui parlent avec les détenus de ce qui les concerne n'aient pas été au courant. Pour continuer à exercer cette mission auprès des détenus, certains n'ont-ils pas préféré se taire que de dénoncer ces dysfonctionnements ?
Mme Chantal Crétaz - Nous ne gardons pas pour nous des informations de dysfonctionnement grave. Nous parlons avec le détenu, avec le personnel de surveillance, avec le service socio-éducatif ; nous rencontrons le directeur d'établissement, le directeur régional si c'est nécessaire, l'administration pénitentiaire, le ministère.
M. le Président - Les visiteurs de prison vous ont-ils toujours signalé les problèmes ?
Mme Chantal Crétaz - Non. Encore faut-il que le détenu soit d'accord. Nous avons tous en tête l'affaire de Beauvais. La difficulté est de rompre la peur du surveillant ou celle du détenu.
Comment faire pour que cette sorte d'alliance négative soit rompue ? Certaines personnes vont préférer subir des violences plutôt que de les dénoncer par peur de représailles une fois mutées dans d'autres établissements pénitentiaires. Un surveillant qui subit de mauvais traitements de la part de sa hiérarchie peut aussi avoir peur. C'est souvent la peur qui empêche que les choses ne soient traitées. Comment expliquer autrement que des détenus devant un directeur régional ne vont pas vouloir signer une déclaration ?
M. le Président - Vous devriez donc être favorables à toutes les propositions faites pour développer un contrôle externe ?
Mme Chantal Crétaz - Nous avons été auditionnés par la commission Canivet. Nous sommes absolument favorables au contrôle extérieur. Encore faut-il qu'il soit fait par plusieurs personnes et au plus près localement, le plus vite possible.
M. Robert Bret - Publiez-vous des rapports pour l'extérieur et notamment en direction des médias ?
Mme Chantal Crétaz - Nous ne sommes pas l'OIP. Nous ne dénonçons pas dans les médias. Nous avons un partenariat qui fait en sorte que nous sommes dans le devoir réciproque de nous informer et de tout traiter au plus proche. Nous arrivons à régler des problèmes sans avoir besoin des médias.
Que les médias soient utiles, que les dénonciations soient utiles, c'est une chose. Ce n'est pas notre fonction.
Mme Liliane Chenain - Nous accompagnons des personnes ; nous cherchons d'abord à avoir l'adhésion des personnes quand nous devons dénoncer des faits. Nous n'avons pas à instrumentaliser des personnes. Quand nous avons connaissance de graves dysfonctionnements, nous ne pouvons pas nous taire.
Mme Chantal Crétaz - Notre mission fondamentale n'est pas non plus d'accuser l'administration pénitentiaire.
M. le Président - Madame la présidente, madame la secrétaire générale, nous vous remercions.
Audition de M. Jacques
LEROUGE, président de
l'Association d'aide aux personnes en voie de
réinsertion (APERI)
(
17 mai 2000
)
Présidence de M. Guy-Pierre CABANEL, Rapporteur
Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Jacques Lerouge.
M. Jacques Lerouge - J'ai été sensible à votre invitation. C'est la reconnaissance de 15 années de travail et de 37 années d'expérience intra et extra-muros avec l'administration pénitentiaire. Je vais partager cela avec votre commission en espérant qu'elle aboutira à des résultats concrets dans l'administration pénitentiaire. J'ai vu passer de nombreuses commissions depuis 30 ans sans beaucoup de changements de cette administration très sclérosée.
Je travaille dans une trentaine d'établissements de tous types, maisons d'arrêt, centres de détention, maisons centrales et maisons centrales renforcées. J'ai longtemps travaillé auprès des mineurs, au centre des jeunes détenus de Fleury notamment. Depuis 5 ans, je m'oriente davantage vers l'insertion des longues peines, c'est-à-dire de ceux qui ont fait entre 20 et 30 ans de prison.
Certes, la République française n'a plus de sang sur les mains depuis qu'elle a supprimé la peine de mort. Mais chaque année, elle a quelques centaines de cadavres de suicidés sur les bras. Ils se suicident parce qu'ils n'ont plus d'espoir de sortie ou d'insertion. Nous avons aboli la peine de mort, mais nous l'avons remplacée par la mort lente, l'exécution de peine incompressible qui interdit à tout magistrat d'intervenir avant sa fin. C'est l'être humain qui est nié, quels que soient sa conduite et son désir de réinsertion à l'intérieur des murs. Je suis persuadé que ce n'est pas une bonne application de la justice et que cela va à l'encontre des intérêts de la société.
Le destin d'un détenu est d'être libéré. Il n'appartient pas à l'administration pénitentiaire. C'est un citoyen mis à l'écart pendant un certain temps. Il sort pire qu'il n'est entré. Que va-t-on faire alors des gens après 35 ans de prison ? Aucun dispositif n'existe. Il y a lieu d'intervenir juridiquement. Le garde des Sceaux n'accorde plus de commutation de peine depuis 5 ans. Par contre, -non-sens total qui ressort du dossier que j'ai remis- on libère en conditionnelle des gens toujours condamnés à perpétuité.
Comment un directeur peut-il gérer la paix sociale de sa prison ? De trois manières : l'accès à la drogue légale ou illégale, la gestion de son personnel à travers certains syndicats et l'obtention systématique de remises de peine au 14 juillet.
Je ne vois pas du tout l'approche d'insertion dans ces démarches. Des jeunes sont internés pour des vols de voiture et ressortent drogués légalement au subutex. Cette situation n'a pas été révélée par le livre de Véronique Vasseur : tous les gens qui travaillent en prison le savaient.
Le système pénitentiaire est archaïque, plus du tout adapté à la société ; il ne sert strictement à rien. Il faut repenser la prison. Ce que je dirai va peut-être vous surprendre : avant de vouloir traiter l'insertion des détenus, il faudra résoudre la reconnaissance de la fonction de surveillant. Tant que l'on n'aura pas été capable de donner une reconnaissance de la société à cette fonction, toute modernisation, toute réforme sera inapplicable. Il suffit de 4 surveillants qui font la grève à une porte et l'appareil est bloqué. Ce n'est pas le garde des Sceaux ou la directrice de l'administration pénitentiaire qui commandent, mais les syndicats.
M. Guy-Pierre Cabanel, président - Quelles sont les aides apportées aux personnes par votre association ? Comment travaille-t-elle ?
M. Jacques Lerouge - Il faut faire le rapprochement entre le mercantilisme et le social. L'exclusion devient une niche économique et le pauvre deviendra bientôt un objet de convoitise.
Les différents organismes pour lesquels j'ai travaillé fonctionnaient sous forme de SARL. Mes 15 années d'expérience m'ont appris que l'argent public sert d'abord à faire vivre ces organismes plutôt qu'à s'occuper de l'insertion des gens dont ils ont la charge. Ma dernière expérience avec un tel organisme s'est terminée par la condamnation du PDG à 2 ans de prison, 15 ans de faillite personnelle et 700 000 francs d'amende.
Des détenus longues peines sortent malgré tout ; ils sont peu nombreux, 10 ou 20 par an. Il va de l'intérêt de la société de s'en occuper. Ce n'est pas parce que les condamnations sont de plus en plus longues et les sorties de plus en plus rares qu'il faut les ignorer totalement. Nous avons donc créé cette association APERI l'été dernier pour aider les personnes en voie de réinsertion. Nous sommes en partenariat avec des gens d'horizon divers, dont l'abbé Pierre. On nous a loué au franc symbolique une propriété de 22 hectares dans la Mayenne.
Il nous faut trouver les financements pour en faire un espace transitionnel où les gens réapprendrons à fermer la porte de la chambre, à se faire à manger, à retrouver un minimum de dignité. On parle de survie et pas d'ambition professionnelle car elle n'existe plus à l'âge de 60 ans. Nous leur cherchons une possibilité de ne pas retourner en prison. Ce sont des zombies, drogués pendant 20 ans par l'administration. Ils ne sont pas capables de traverser la rue et ne supportent pas le bruit. Nous ne voulons pas en faire pour autant une maison de retraite pour vieux "taulards".
Cette propriété servira au tourisme social. Les 7 ou 8 ex-détenus s'occuperont des vacanciers et donc, d'eux-mêmes. La société doit les reconnaître dans un travail fait à leur rythme et adapté à leur santé. Je pense que nous en garderons certains toute leur vie tant ils sont délabrés, mais le but est qu'ils passent là en transit.
Nous avons aussi à les restructurer, médicalement parlant. Il faut leur retrouver un statut d'assuré social. En réamorçant la pompe de la vie, nous espérons pouvoir les renvoyer sur des structures plus classiques de type CHRS (Centre d'hébergement et de réadaptation sociale) dont, actuellement, la première marche est encore beaucoup trop haute pour eux.
M. le Président - C'est bien un passage temporaire que vous envisagez dans cet établissement ? Tant que cela paraît nécessaire après la sortie de prison.
M. Jacques Lerouge - Nous interviendrons un an avant la sortie. A la demande de l'administration pénitentiaire et des travailleurs sociaux, nous irons à l'intérieur de la prison et nous les prendrons en charge à l'occasion de permissions pour quelques visites du site. Nous les récupérerons dans le cadre d'une libération conditionnelle.
M. le Président - La libération conditionnelle va être réformée. Nous allons inclure dans la loi les dispositions proposées par le rapport Farge. Cela ne veut pas dire pour autant que les juges vont donner plus de libérations conditionnelles que n'en donnait la Chancellerie. Nous allons essayer d'expliquer les choses différemment.
Je tiens beaucoup au placement sous surveillance électronique que l'on a envisagé lors la dernière année de peine. Si une personne est en attente de la décision du juge de la libération conditionnelle et que l'administration pénitentiaire décide, comme aux Pays-Bas, de mettre pendant trois mois la personne sous surveillance électronique, y aurait-il dans la propriété de votre association la possibilité de lui procurer une ligne de téléphone pour rendre cette disposition intermédiaire utilisable ?
M. Jacques Lerouge - Cette propriété, située dans les Alpes mancelles, est constituée d'une grande ferme et de petits chalets individuels. Nous sommes isolés au sommet d'une colline, sans aucune maison dans un rayon de 5 kilomètres. A partir d'une centrale électronique, un périmètre de sécurité peut être mis en place et permet d'envisager un placement extérieur, préalable à la libération conditionnelle.
C'est certainement là une des meilleures applications du bracelet électronique.
M. le Président - Le dispositif a beaucoup été critiqué car il est soupçonné de bénéficier aux gens en col blanc qui ont un appartement etc. Alors que là, c'est une application sociale.
M. Jacques Lerouge - C'est vrai dans ce cas de figure. On peut craindre une dérive. La majorité des détenus n'a pas forcément un appartement.
M. le Président - Quand serez-vous prêts ?
M. Jacques Lerouge - Parlant de réforme de l'administration pénitentiaire, je vais vous donner un exemple de la lourdeur de cette vieille dame. Six directions régionales pénitentiaires me suivent dans ce projet depuis 3 ans. Comme j'ai besoin d'un cahier des charges identique pour chaque direction régionale, j'ai demandé à l'administration centrale d'organiser une rencontre entre les 6 chefs des départements d'insertion de façon à ce qu'ils puissent élaborer un cahier des charges identique. Cela prendrait une demi-journée. Depuis 18 mois, la réunion n'a pas encore été mise en place.
M. le Président - Dans votre réalisation, vous envisagez l'emploi de travailleurs sociaux, de psychologues pour accélérer et remettre à niveau quelqu'un qui serait vraiment à la traîne à la sortie d'une longue détention.
M. Jacques Lerouge - Ce sera un CHRS, ce qui oblige à entrer dans un cadre précis. C'est à 8 kilomètres d'une ville dotée d'un hôpital, à 1 heure 15 de Paris ; toute la structure est détaillée dans le dossier. Nous avons tenu compte de tous les problèmes psychosomatiques qui ne manqueront pas d'intervenir.
Mais ce n'est pas une maison de retraite ou une prison pour personnes âgées dont on veut se débarrasser. Les anciens détenus seront en transition et sont très minoritaires par rapport à la population qui sera accueillie. C'est pourquoi la fondation Abbé Pierre nous suit. Elle gère 3 000 appartements sur Paris ; leurs locataires sont des cas sociaux dont les enfants ne vont pas en vacances. Ce sera aussi un lieu de vacances sociales.
Il n'y a pas besoin d'une capacité d'accueil supplémentaire puisqu'il n'y a pas plus de 7 à 8 détenus longues peines qui sortent chaque année.
M. Robert Bret - Vous portez un regard sévère, mais juste sur la prison et les conditions de détention. Vous avez expliqué comment sont gérées les prisons. Avec l'expérience acquise au cours de 2 mois de travail, je ne suis pas loin de penser ce que vous avez développé. Vous avez dit qu'il faut repenser la prison, sans se limiter à un détenu par cellule, une douche. Votre expérience nous intéresse, mais vous êtes déjà sur la réinsertion à la sortie. Cela sort du cadre de notre mission.
Sur l'insertion ou la réinsertion, le travail auprès des détenus, notamment les mineurs, le temps et le sens de la peine, quelle est votre réflexion ? Pourriez-vous aller plus loin ? Avez-vous des propositions et des réflexions dans ce domaine ?
M. Jacques Lerouge - Un rapport a été fait en avril 1998 par Jean-François Beynel, conseiller technique auprès du garde des Sceaux. Il disait de manière très pragmatique que l'on ne résoudrais pas tout en mettant une douche de plus dans 30 % des bâtiments. Il y a très peu de prisons vétustes, peut-être 10. Les autres sont à supprimer non pas parce qu'elles sont vétustes, mais parce qu'elles ne donnent pas la possibilité de créer des salles de cours, des ateliers de formation. Il faut les supprimer parce qu'on ne peut rien y faire. Toutes ces grandes usines comme La Santé, Fresnes, Loos-les-Lille, Les Baumettes sont ingérables.
Vous évoquez les jeunes. J'ai monté des ateliers de formation à la mécanique dans le centre des jeunes détenus à Fleury. De cette façon, on peut les occuper. Le problème est que ces jeunes ont inscrit la prison dans leur vie. Si vous leur trouvez du travail au SMIC à leur sortie, ils n'en veulent pas. 30 % de ces jeunes sont là pour toxicomanie, 30 % pour problème d'ordre sexuel. Quelles sont leurs réponses ? Ils iront vendre quelques barrettes le soir ou tapiner et ils seront tranquilles. Vous ne pouvez pas intervenir dans les problèmes de réinsertion sans que la personne ait fait sur elle-même un minimum de travail. Tant qu'elle n'a pas arrêté de dire que c'est la faute de la société si elle est là, toute proposition est inutile.
Il faut tomber maintes fois avant de comprendre. Je suis tombé 17 fois ; vous comprendrez que je ne les blâme pas. Il faut arriver à un moment donné où l'on pense que cela doit s'arrêter. Il faut attendre ce moment-là. Quand ce moment arrive, il est très important d'avoir les moyens de concrétiser quelque chose. On sait faire de la formation en prison. Nous avons des ateliers de mécanique, d'espaces verts, de métiers du bâtiment, de soudure, de magasinage. On sait faire tout cela ; on sait donner un métier à des gens ; on sait faire de l'alphabétisation. Ce que l'on ne peut pas faire, c'est leur trouver dehors un moyen d'existence légale, un travail qui leur donnera un salaire décent pour qu'ils n'aient pas à trafiquer.
La réinsertion n'est pas démocratique. C'est une erreur de penser que sur 10 détenus, 10 vont s'en sortir. Ils sont 2 ou 3 à qui, par contre, il est très important d'apporter une aide totale. Je les prends en charge un an avant la sortie ; je cherche du travail, un appartement que nous essayons de meubler. Lors de permissions, nous rencontrons des employeurs. Nous faisons les démarches auprès de la DDASS, des juges des enfants pour récupérer les enfants. Tout cela, on sait faire.
Avez-vous une idée de ce que coûte l'insertion d'une personne ?
Je peux donner un prix que je retiens de 10 ans d'expérience : 10 000 francs. La récidive coûte 6 fois plus cher. On ne parle que des dégâts matériels et pas des peines affectives. Combien l'Etat donne-t-il pour réinsérer un détenus ? Entre 700 et 1 000 francs. Cela va peut-être payer le téléphone de l'association. En comparaison, pour ce travail sur l'insertion, j'ai consacré mes droits d'auteur : 200 000 francs.
Pourtant, on sait que celui qui veut s'en sortir doit recevoir de la formation. Les pouvoirs publics avaient compris le mode de fonctionnement. La prison de Draguignan est un excellent exemple. Le directeur était quelqu'un de bien, prenant ses responsabilités. Nous avons monté un atelier de mécanique pour préparer au CAP qui intéressait 45 détenus chaque année. Le premier stage portait sur la station-service, le second sur la mécanique et la réparation. La DDTEFP de Toulon subventionnait également les périodes en entreprises à l'extérieur et nous laissait la possibilité de piocher dans le quota d'heures ce dont nous avions besoin. Une relation de confiance s'était établie et la DDTEFP avait compris la problématique de l'insertion qui est nationale et non pas départementale.
Cette formation à l'extérieur permettait à la personne d'assurer la couverture sociale de sa famille. Il était beaucoup plus facile de lui trouver un stage qui servait de période d'observation, préalable à une embauche éventuelle. Il ne faut pas de rupture entre l'incarcération et la sortie. C'est dans le mois suivant la libération que la récidive arrive. Mais ce directeur a été sacrifié sur l'hôtel syndical. Il a quitté l'administration pénitentiaire. Le nouveau directeur a joué la carte de tranquillité syndicale. Il n'y a plus rien. C'est fini.
Il y a autant de règlements pénitentiaires que de chefs d'établissement. La vie d'un établissement pénitentiaire reflète la personnalité du patron. Je pense qu'il faudrait enlever la direction des prisons aux fonctionnaires pour la confier à un privé qui la gère comme une entreprise. Sans ambition de réussite...
Cela fait 15 ans que je suis sorti. J'ai perdu toute agressivité et tout désir de revanche. J'essaie de vous exposer la réalité de problèmes.
L'absence de perspective est d'autant plus désolante que le nouveau personnel de surveillance a une capacité certaine. Ce sont des gens de niveau bac+2 ou 3. Quel peut-être leur épanouissement intellectuel à fermer et ouvrir une porte toute la journée ? Ils deviennent tous dépressifs. Le taux d'alcoolisme est important.
Après un repas à 17 heures, les détenus sont couchés avec la télé en accompagnement toute la journée et toute la nuit. Un tel système peut-il leur permettre de se réinsérer ? En ajoutant la drogue, on obtient la paix sociale dans l'établissement, la tranquillité.
Quant à l'obtention des remises de peine, les critères de l'administration pénitentiaire sont aberrants. Un bon détenu est celui qui ne demande rien, qui se fait oublier. A partir de là, il obtient le maximum de remises de peine. Celui qui revendique, qui veut garder sa personnalité, qui bouge et qui, lui, a des chances dehors de pousser les autres et de se faire sa place, ce n'est pas un bon détenu. Il ne présente pas les critères de sélection pour avoir des remises de peine.
Le comble est atteint pour les critères d'obtention de la libération conditionnelle ! On va demander à un employeur de délivrer un certificat de travail pour une libération hypothétique dans un an. Dans ces conditions, quand on en trouve un, c'est plutôt suspect et il vaut mieux faire une enquête tout de suite !
On n'est plus en phase avec la réalité économique d'aujourd'hui.
M. le Président - Il vaut mieux prendre les problèmes en amont. Cela coûte moins cher à la société.
M. Jacques Lerouge - C'est pourquoi je fais régulièrement des conférences dans les collèges et lycées.
M. le Président - Nous vous remercions.
Audition de Mme Anne-Marie
MARCHETTI,
maître de conférences à l'Université
de Picardie
(24 mai 2000)
Présidence de M. Jean-Jacques HYEST, président
M. Jean-Jacques Hyest, président - Vous avez soutenu une thèse de doctorat sur les réinsertions des sortants de prison dans le cadre des CHRS et vous avez notamment participé à deux enquêtes pour la Chancellerie dans le cadre du CNRS sur les pauvretés en prison -problème qui nous intéresse-, ainsi qu'à une enquête sur les relations entre les villes et les prisons et sur la question de la citoyenneté en détention. Vous avez publié un ouvrage "La prison dans la cité"- et, pour une enquête sur la gestion du temps chez les condamnés à perpétuité, toujours avec le CNRS, vous avez suivi 27 condamnés à perpétuité se trouvant à différents moments du cursus carcéral dans quatre établissements pénitentiaires. L'ouvrage " Perpétuité ", issu de cette enquête, va sortir dans une excellente collection. Vous animez également un séminaire sur les prisons à l'Université de Picardie.
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Anne-Marie Marchetti.
M. le Président - Vous avez la parole pour 10 minutes ou un quart d'heure. Après, notre rapporteur et les membres de la commission auront certainement beaucoup de questions à vous poser.
Mme Anne-Marie Marchetti - Compte tenu du fait que vous avez déjà reçu un certain nombre d'associations avec lesquelles j'ai travaillé ou auxquelles j'ai fourni des renseignements -je pense notamment aux associations caritatives ou à l'observatoire des prisons qui se sont servis pas mal de nos enquêtes-, je vais éviter d'être redondante sur certains points.
Je voudrais commencer par insister sur le problème de la longueur des peines car c'est la dernière enquête que je viens de finir et que je suis encore sous le coup de ce que j'ai vu et entendu. C'est quelque chose qui me tient très à coeur.
On dit clairement qu'il y a des peines d'élimination sociale, comme on l'entend dans les cours d'assises. Dans ce cas-là, on ne s'occupe pas de ce que font les longues peines et les condamnés à perpétuité dont le nombre augmente dans les prisons françaises. C'est un premier choix.
Soit on se dit que l'on est dans une démocratie, que l'élimination sociale est un concept incompatible avec la notion de démocratie.
On se dit qu'il y a du personnel pénitentiaire, des directeurs d'établissement, des surveillants qui ont à vivre avec des gens qui sont de plus en plus désespérés.
On réfléchit à la question de ce qu'est ce temps de plus en plus long que l'on donne à vivre à des gens dans des établissements qui, à mon avis, offrent des structures tout à fait insuffisantes. C'est la question que je me suis posée pour ma dernière enquête. Je voulais voir quel était le vécu de condamnés à perpétuité. C'est pour cette raison que j'ai suivi pendant quatre ans 27 condamnés à perpétuité.
La première remarque, c'est le constat de tous les interlocuteurs que j'ai rencontrés, qu'ils soient détenus ou chefs d'établissement : les peines sont trop longues à l'heure actuelle à plusieurs points de vue.
Si l'on s'intéresse à l'évolution du détenu, on peut dire que les déclics principaux qui jouent pour les détenus et qui vont les faire évoluer ont lieu dans les dix premières années de la détention. Tous ceux que j'ai pu observer n'évoluaient plus au bout de dix ans, quinze ans maximum.
Donc, mettre une peine de prison, si l'on pense à l'intérêt du détenu, -si l'on parle en terme d'élimination sociale, c'est un autre problème- on peut dire que, passées les dix premières années, s'il n'y a pas eu de déclic, ce n'est pas à ce moment-là que cela va se passer. Par contre, plus la peine va s'allonger, plus le détenu aura évolué, et j'en ai rencontré un bon nombre qui s'étaient rendu compte de ce qu'ils avaient fait et avaient évolué. Un certain nombre de gens m'ont dit avoir éprouvé du remords, s'être rendu compte de l'horreur de ce qu'ils avaient fait, avoir démarré des thérapies. Si la peine se prolonge alors que le détenu a fait ce changement ontologique, il commence à végéter ou à régresser ou à dérailler de plus en plus.
De plus en plus de détenus âgés sont incarcérés, notamment pour les délits sexuels. Je vois des grands-pères qui ont pris 20, 25 ans, perpétuité. Les peines prononcées sont de plus en plus longues. Ceci veut dire que, dans des lieux extrêmement clos ou très confinés où il y a peu de renouvellement des rencontres, des ressources très faibles, leur capacité d'évolution est infime.
L'autre problème dont on a dû abondamment vous parler : le problème des malades mentaux.
J'ai travaillé dans une douzaine d'établissements pénitentiaires. J'ai suivi depuis le début de ma carrière plusieurs centaines de détenus, donc je connais un peu le problème. Je vois de plus en plus des gens qui déraillent, des gens qui croient à la fin du monde, des gens qui se baladent dans la cour de la prison avec leur pantalon plein d'excréments. On voit des choses tout à fait insupportables dans les prisons d'un pays qui se veut démocratique.
Au niveau des détenus, les peines sont clairement trop longues d'autant plus que les prisons n'ont pas les ressources suffisantes pour pouvoir renouveler l'attention, l'intérêt suscité chez les détenus, une capacité à démarrer les projets, bref à vivre.
Je voudrais surtout critiquer ici les maisons centrales. En fait, je suppose que c'est le peuple français qui est responsable. Je ne tiens pas à critiquer les chefs d'établissement ou quoi que ce soit. J'ai remarqué dans les maisons centrales que c'est quand même là que les détenus me disent qu'ils ont plus le sentiment d'être des morts vivants. De plus en plus, les gens sont isolés dans les maisons centrales. Les ressources sont relativement faibles. Quand je parle de ressources, c'est au sens large du terme, aussi bien les possibilités de travail que les visiteurs de prison.
Les établissements les plus sécuritaires en France sont des établissements où beaucoup de gens sont en train de s'éteindre. Je l'ai vu de mes yeux et je le vois dans les courriers que je reçois.
On met des gens en prison pour des peines de plus en plus longues alors qu'à mon sens les établissements pour peine -car c'est surtout d'eux qu'il s'agit dans ce cas-là- n'ont pas les ressources qu'il faut pour permettre à des gens qui vont y vivre 15, 20, voire 30 ans, c'est-à-dire avec le renouvellement que demande la vie.
Par ailleurs, l'état des détenus est de plus en plus précaire ; on a dû vous le dire x fois, il y a de plus en plus de toxicos, de malades mentaux, etc. La France est en troisième position en Europe pour la mortalité en prison, j'ai d'ailleurs apporté les chiffres pour l'année 1996. Il y a eu, suicides et mortalités naturelles mis ensemble, 279 décès dans les prisons françaises. A titre d'exemple, en Allemagne : 151 ; en Italie : 78. Si l'on prend en termes de pourcentage, en Italie : 9,3 % de morts ; en France : 24 %. Ceci implique que l'état des détenus français et les conditions de l'incarcération et de la détention sur les détenus français sont négatifs.
M. le Président - Ce n'est pas 24 %.
Mme Anne-Marie Marchetti - Excusez-moi, c'est pour 10 000 détenus.
M. le Président - C'est 0,24 %. Ce qui ne veut pas dire qu'il y a des différences considérables.
Mme Anne-Marie Marchetti - Je prends le cas d'un pays qui a une population carcérale à peu près identique, c'est la Roumanie, le taux de suicide est de 0,9, le taux de mortalité, 21 pour 10 000, la France c'est 49. Et la Turquie qui n'a pas très bonne réputation pour certaines choses a un taux de mortalité de 8,8 pour 10 000 alors que la France c'est 49 pour 10 000. Donc, ce n'est pas très flatteur.
M. le Président - Ceci dit, un certain nombre de détenus en Turquie ne le sont pas pour le même motif que les détenus en France.
Mme Anne-Marie Marchetti - Nous ne sommes, par rapport au taux de mortalité, suicide et mort naturelle, devancés en Europe que par le Portugal et l'Autriche. Cela ne me paraît pas très flatteur.
Au niveau des longues peines, il serait important de revoir la longueur des peines. Tous mes interlocuteurs, que ce soit psychiatres, chefs d'établissement et bien sûr détenus, souhaiteraient qu'il y ait une abolition des peines de sûreté. Tout le monde m'a dit que cela ne servait strictement à rien, si ce n'est à rigidifier une situation qui n'était déjà pas simple. Tous les chefs d'établissement que j'ai vus, qui étaient plutôt des gens intelligents, -ils ne le sont pas forcément tous partout- m'ont dit cela.
Dans les cinq dernières années, la présidence n'a accordé qu'une commutation de perpétuité, il faut voir l'état de désespérance d'un certain nombre de détenus.
J'en ai parlé encore il n'y a pas longtemps avec Cécile Prieur du Monde, et Pierre Tournier, démographe. A plusieurs reprises, on m'a dit qu'il n'y a eu qu'une commutation depuis 1995.
Les détenus que j'ai rencontrés qui étaient en attente de commutation sont toujours dans la même situation. L'affaire Rezala me fait légèrement sourire quand j'entends dire par la presse que l'on a promis que, pour les trois crimes qu'il avait commis, dont un sur une de mes étudiantes, il n'aurait pas de perpétuité et qu'en France on sort, etc.
A Melun, j'ai rencontré quelqu'un il y a 7 ans. Il avait pris perpétuité et il était à 22 ans de prison. Il y est toujours. Il est à 29 ans de prison. A Bapaume : 37 ans... Je pourrais continuer à citer des cas.
Etant sociologue, je fais des rapports. Je rapporte ce qui m'est dit et pas seulement par les détenus. Ce n'est pas parce que je fais des enquêtes sur les détenus que je ne me préoccupe que des détenus. Il est clair que je me préoccupe de tout le monde.
Les peines de sûreté, surtout dans un pays démocratique, sont une aberration. Il y a l'exemple des pays étrangers ; je pense aux deux États du Sud, le Portugal et l'Espagne et évidemment aux Pays scandinaves. La Norvège a réduit la longueur de ses peines à 15 ans. Au Portugal, la perpétuité n'existe pas.
Je prends un exemple que je trouve délirant d'un détenu espagnol qui est à la maison centrale de St-Martin-de-Ré. Il a été condamné à perpétuité il y a 17 ans pour le meurtre d'un maghrébin. Ce garçon a appris il y a un an qu'en tant qu'Espagnol il pouvait purger sa peine en Espagne en raison de la convention. Un diplomate espagnol est venu le voir à la prison de St-Martin-de-Ré. On lui a dit que, comme la perpétuité n'existait pas à Espagne, s'il était rapatrié en Espagne, il se retrouverait en semi-liberté. Ce qui était tout bénéfice pour lui. Mais la France a refusé qu'il soit rapatrié en Espagne car il doit 250 000 F aux parties civiles. C'est ce que m'a raconté le service socio-éducatif de la prison. Ils étaient trois personnes à avoir tué ce jeune homme. Les deux autres sont déjà parties, donc il a tout l'ensemble des parties civiles à payer par solidarité. Evidemment, il ne peut pas. En plus, c'est de l'argent pour la famille algérienne qui est retournée depuis en Algérie, et on ne sait plus où elle se trouve. Ce garçon n'a pas pu aller en Espagne. Il est toujours à St-Martin-de-Ré. La presse a parlé de cette histoire. Or, personne dans la prison ne savait qu'il avait tué un maghrébin. Il y a beaucoup de maghrébins dans cette prison. Depuis un an, il est à l'isolement.
Pour moi, c'est une situation complètement absurde à tout point de vue. A plusieurs reprises j'ai écrit à ce jeune homme pour lui dire que je pouvais le mettre en contact avec un avocat, et une fois sur deux mon courrier n'arrive pas jusqu'à lui.
Le respect de certains droits est tout à fait aléatoire en prison. Mon courrier consiste à lui dire que je peux lui conseiller de s'adresser à tel avocat du barreau appartenant à la Ligue des droits de l'Homme qui pourrait peut-être faire quelque chose pour lui. Cela ne me paraît pas être quelque chose qui insulte le directeur de l'établissement.
J'ai rencontré dans la dernière enquête que j'ai faite sur les condamnés à perpétuité deux détenus qui s'étaient évadés et qui m'ont dit s'être évadés quand ils ont su qu'ils avaient pris perpétuité. Bien évidemment, je ne suis pas voyante, je ne sais pas si ces détenus auraient connu de meilleures conditions en Norvège s'ils avaient " pris " 19 ans là-bas. Ces détenus quand je les ai rencontrés étaient encore en maison d'arrêt. On reste de plus en plus longtemps en maison d'arrêt puisque la durée d'attente au niveau des assises est maintenant en moyenne de quatre ans. Les détenus que je rencontre en début de cursus alors qu'ils ne sont pas encore en établissement pour peine, cela fait 5, 6, 7, parfois 10 ans qu'ils sont en maison d'arrêt, dans les conditions que vous connaissez. Peut-être que ces détenus ne se seraient pas évadés s'ils n'avaient pas " pris " des peines aussi lourdes. Je rappelle ce que tout le monde sait, c'est que la sécurité n'est pas forcément liée au nombre de structures de protection qui seront mises dans un établissement, mais éventuellement à la longueur des peines, à l'équité des peines et aux conditions dans lesquelles les peines sont purgées.
J'ai rencontré aussi dans mon enquête deux détenus qui étaient des récidivistes. C'étaient des voleurs. Ensuite, ils ont tué. Très clairement, s'ils n'avaient pas été emprisonnés dans les conditions dans lesquelles ils l'ont été, quand ils sont sortis ils n'auraient pas tué. C'est ce qui m'a été dit.
J'ai vu beaucoup de détenus dans ma vie. Je commence à connaître un peu.
Je prends le cas d'un détenu qui a été incarcéré à l'âge de 20 ans. Il est passé en QHS, à l'époque il y avait des QHS. Il a été violé au mitard par un surveillant. Il m'a dit : " Quand je suis sorti, je n'ai pensé qu'à une chose, c'était à tuer ", et il a tué. Cette personne a travaillé ensuite pour le milieu et a eu plusieurs morts sur les bras.
J'ai vu, notamment dans la première enquête que j'ai faite où j'ai suivi 100 sortants de prison, des gens qui, en sortant de prison, ont commis des délits car ils avaient la haine. Ce sont des délits divers, ce n'est pas forcément la mort. Quelqu'un, par exemple, qui, après 15 ans d'abstinence sexuelle, se fait draguer par un homosexuel en sortant de prison -alors que pendant 15 ans il a rêvé de relations hétérosexuelles- et l'a abîmé.
C'était pour parler de la " criminogénéité " de la prison dans les cas que j'ai rencontrés.
Je voudrais insister dans deux enquêtes que j'ai faites, celle sur les pauvretés en prison et celle sur la perpétuité qui doit sortir chez Plon, sur le fait que j'ai été frappée par le caractère inégalitaire de la prison au niveau des détenus et le fait que l'on a une prison à deux vitesses, pour diverses raisons.
A partir du moment où il y a pénurie dans les établissements, il y a concurrence. S'il y a pénurie de travail, cela veut dire que ceux qui ont le plus de travail sont les mieux armés. Les mieux armés, ce seront des gens qui ont un minimum d'intelligence ou de formation, qui manient relativement bien la langue française. J'ai remarqué que les détenus les plus frustes, les plus pauvres étaient généralement ceux qui avaient le moins accès aux formations, au travail, aux diverses ressources.
Si, dans une maison d'arrêt, il y a un atelier photo avec cinq places pour 300 détenus, vous pouvez être sûr que les cinq détenus qui iront à l'atelier photo seront issus des classes moyennes.
Les postes clés en général sont des postes tenus par des anciens policiers, par des huissiers, par des gens qui ont un certain capital culturel.
Plus les prisons sont indigentes, plus les indigents en souffrent. Je prends la prison de Fresnes où j'ai travaillé. Quand j'y travaillais, il y avait 16 travailleurs sociaux pour une population de 2 000. Les détenus qui ont le plus besoin des éducateurs sont ceux qui n'ont personne pour les aider.
A chaque fois qu'il y a des carences dans un établissement pénitentiaire, ceux qui sont pénalisés par ces carences sont les plus pauvres.
Cela va jouer au niveau des aménagements de peine. Les détenus qui n'ont pas de travail, qui ne participent pas -par exemple, j'ai vu cela à Poissy à l'atelier peinture, au club vidéo, tout club auquel se retrouve en général l'élite de la prison- sont ceux, quand on va demander la libération conditionnelle -je ne parle pas pour les très longues peines- qui sont les moins bien placés car ils n'offrent pas ces fameux gages de réinsertion.
Or, pour pouvoir offrir les gages de réinsertion, il faut avoir pu accéder à toutes ces ressources. De ce que j'ai pu observer, c'était généralement les mieux lotis qui y accédaient le plus facilement et les moins bien lotis qui y accédaient le plus difficilement. Donc, il y a une sélection très nette.
L'une des conclusions de mon rapport sur la pauvreté en prison était clairement que les plus pauvres avaient en prison une détention plus rigoureuse, qu'ils entraient plus tôt que les détenus les plus aisés et qu'ils en sortaient plus tard.
Là où cela devient grave, si je puis dire, c'est déjà grave dans ce cas-là, c'est dans le cas des condamnés à perpétuité.
Dans la dernière enquête que j'ai faite, je me suis rendu compte que certains détenus, -c'était avant 1995- avaient été commués au bout de 15 ans et pour les détenus les plus frustes, j'en ai vu qui étaient commués au bout de 20 ans. Il y a de moins en moins d'aménagements de peine pour les longues peines, la conditionnelle disparaît.
Un chef d'établissement me disait que les détenus sont jugés sur leur plan de carrière. Je pense à une personne que j'ai rencontrée au centre de détention de Caen. C'était un homme des bois un peu fruste, qui a été ferrailleur, qui a vécu au jour le jour, qui a commis un crime. Il se retrouve en prison. Vous l'imaginez avec un plan de carrière !
Les détenus qui vivaient au jour le jour avant la prison continuent à vivre au jour le jour pendant la prison. Ce ne sont pas des gens capables d'avoir des plans de carrière. Un plan de carrière veut dire une capacité à se projeter dans le futur. Le directeur de la maison centrale de St-Martin-de-Ré me disait que les détenus qui calculent leur plan de carrière vont investir dans le club vidéo car c'est assez payant. D'abord cela permet de sortir au bout d'un certain temps. C'est quelque chose d'assez bien vu. Cela a une visibilité, etc.
Les pauvres hères, à délit égal, sont ceux qui arrivent le moins à gérer le temps sur une longue durée, sur le long terme et ce sont ceux qui bénéficieront le moins des divers aménagements de peine.
Je l'avais déjà observé sur les petites peines dans l'enquête que j'avais faite sur la pauvreté. Sur les longues peines, cela se chiffre en années.
J'ai rencontré il y a 7 ans un détenu qui était sorti au bout de 15 ans, il faisait le parcours du combattant car il avait compris la stratégie et il savait se débrouiller.
Là, je rencontre des gens qui sont semi-illettrés. A mon avis, ils ne sont pas plus dangereux que ceux qui sortent plus tôt. Simplement, ils ne savent pas écrire, ils ne savent pas gérer cette carrière. Cela finit par ressembler, et on le retrouve dans le projet d'exécution des peines, à ce que l'on demande aux cadres dans les entreprises où on leur demande un plan de carrière.
Il faut voir qu'une bonne partie de la population des établissements pour peine n'est pas capable d'avoir un plan de carrière et les ressources qui lui sont proposées ne lui permettent pas d'avoir un plan de carrière.
J'ai été frappée par les inégalités. Des détenus vont sortir beaucoup plus tôt que d'autres car le fonctionnement des prisons favorise ces inégalités.
A l'université où je travaille je le vois, mais en prison c'est vraiment d'abord le double langage. Le double langage me paraît caractéristique de l'institution pénitentiaire. Je vais prendre juste deux exemples.
Nous faisons tout ce qu'il faut pour renforcer les liens familiaux. Je donne un exemple que vous connaissez : l'absence de relations sexuelles en prison, alors que l'on sait depuis très longtemps que, pour renforcer les relations familiales, c'est quand même pas mal.
Dans mon dernier ouvrage, je cite le cas d'un détenu qui a des relations sexuelles au parloir avec sa femme, à la centrale de Poissy, et qui s'est retrouvé au mitard. C'est un exemple pour moi de double langage.
Autre exemple, le travail. La loi de 1987 dit qu'il y a un droit au travail. Un droit au travail qui n'est pas suivi de droit du travail, car le droit du travail n'est pas appliqué en prison, cela ne va pas ensemble, ce n'est pas cohérent. J'ai apporté le texte de la loi de 1987 qui dit : "Les chefs d'établissement doivent prendre les dispositions nécessaires pour assurer une activité professionnelle aux personnes incarcérées qui le souhaitent." Quand on connaît la situation au niveau de l'emploi dans les prisons françaises, on se dit que c'était une gageure d'écrire cela en 1987, surtout compte tenu de la crise économique que traversait la France.
Pour en finir avec le travail, on dit que 40 % des détenus sont actifs en France. C'est souvent un travail intermittent. J'ai pris une citation tirée d'un mémoire qu'a fait le sous-directeur du centre de détention de Bapaume, pour vous donner une idée de ce qu'est ce travail en prison.
A Bapaume, en 1993, -à ma connaissance, les choses n'ont pas dû tellement changer- il y avait 48 donneurs d'ordres, donc des concessionnaires. 11 d'entre eux, dit-il, ont assuré une activité continue comprise entre 10 à 12 mois. 11 ont permis d'assurer une activité continue comprise entre 5 à 9 mois. Et les 26 donneurs d'ordres restant n'ont fourni du travail que tout à fait occasionnellement.
C'était pour insister sur le fait qu'une des caractéristiques du travail en prison est d'être un travail intermittent.
Je suis assez perplexe par rapport aux chiffres officiels que je vois sur le travail en prison. Il me semble qu'il reflète le travail à un moment T. La prison de Bapaume est une prison où le chiffre affiché était autour de 60 %, alors que je voyais des détenus en chômage technique si je puis dire et qui attendaient que du travail leur soit donné.
Je voudrais rappeler une phrase d'une philosophe que j'aime bien, qui est Hannah Harendt. Elle dit que le double langage permet aux situations de violence de fonctionner et de perdurer.
Ne croyez pas que je jette la pierre au personnel car je trouve que c'est un travail extrêmement difficile et que toutes les difficultés vécues par les détenus rejaillissent forcément sur le personnel. C'est quelque chose qui me pose problème.
Je disais qu'il y avait un respect très aléatoire des droits des détenus. Je prends un exemple.
J'ai abonné un détenu de la maison centrale de St-Maur au Nouvel Observateur. Il n'a jamais eu le numéro qui est sorti sur les prisons, numéro où figuraient un certain nombre de personnalités. Pourquoi ne l'a-t-il jamais eu ? J'ai téléphoné à droite et à gauche. On m'a dit qu'il n'y avait pas de grève de la poste, pas ceci, pas cela. Ce détenu que je suis allée voir me dit qu'il a dû y avoir un problème de tri postal car cette semaine-là aucun détenu n'a reçu sa revue. C'était la semaine où le Dr Vasseur avait parlé. Cette semaine là, dans cette maison centrale, un certain nombre de détenus n'ont pas eu leurs journaux ou leurs magazines. Pour quelle raison ? Je ne sais pas.
Je prends un autre exemple, toujours avec ce même détenu que j'ai abonné au Nouvel Observateur. Il est transféré à Muret, via Fresnes. Pendant un mois, il n'a pas reçu ce magazine. Je téléphone à St-Maur pour leur demander s'ils l'ont reçu et ce qu'ils en ont fait. Ils m'ont répondu l'avoir envoyé à Fresnes. Je téléphone à Fresnes où l'on me répond qu'ils n'ont jamais vu mais que c'est peut-être la poste. Je téléphone à Muret où l'on me dit qu'il n'est jamais arrivé. C'est un petit exemple du quotidien des prisons françaises que j'avais noté dans mon livre sur la pauvreté. Les occasions de transfert sont des moments où beaucoup de choses se perdent. Je suis convaincu que si le détenu transféré s'appelait autrement que Dupont, il y aurait peut-être eu un respect plus grand par rapport aux objets. C'est très fréquent.
Le même détenu vient d'arriver à Muret. C'est un détenu qui ne tient que par la musique. Pendant le transfert, sa guitare a été cassée. Les cassettes de musique qu'il avait enregistrées -car il est compositeur- ont disparu. Je téléphone à droite et à gauche, personne ne sait où c'est. A mon avis, il ne les retrouvera jamais.
Je voudrais finir en parlant juste de la question du travail. Il ne faut pas se focaliser sur la question du travail en prison car ce ne sont pas les seules ressources que l'on peut considérer en prison.
Pendant trop longtemps, on n'a pas fait attention à la question des minima sociaux. Supprimer les minima sociaux aux prévenus est un non-sens dans la mesure où ils sont présumés innocents. Supprimer le revenu minimum d'insertion dans un lieu dont la deuxième mission est la réinsertion est quelque part en contradiction avec les missions de l'administration pénitentiaire. Si les détenus n'avaient pas le RMI en arrivant en prison, ils devraient avoir accès au RMI. Si l'on ne peut pas leur proposer un travail, ils devraient pouvoir avoir accès aux ASSEDIC.
Il y a aussi quelque chose d'étrange, le fait que quelqu'un, qui a fait un an de prison, quand il sort, peut bénéficier de l'allocation d'insertion. S'il peut bénéficier de l'allocation d'insertion alors qu'il sort d'un lieu dont la mission est réinsertion, c'est que cette mission de réinsertion n'a pas abouti.
Quelque chose de très important pour moi est que l'on doit arrêter de voir un détenu uniquement à un moment T en ne considérant que son existence intra-muros. Un détenu est quelqu'un qui continue à avoir une vie à l'extérieur pour un certain nombre d'entre eux. La moyenne des détentions est autour de 8,5 mois. Certains ont encore des loyers à payer dehors, des familles dehors, des caravanes parfois dont ils doivent payer l'emplacement.
Quand j'ai fait l'enquête sur la pauvreté en prison, j'ai vu un certain nombre de gens qui avaient encore des charges à payer. Considérer que simplement en les nourrissant et en les logeant en prison on subvient à leurs besoins, c'est oublier que la personne ne se réduit pas au détenu. Elle existe aussi hors les murs et elle va aussi exister à la sortie de prison. Donc, elle existe pendant la prison hors les murs, ne serait-ce que parce qu'elle a des crédits qu'elle doit continuer à payer pour les plus favorisés, un loyer. Quand elle va sortir, si vraiment la mission de réinsertion est aussi sérieuse qu'on le dit, la pratique et la réalité doivent se rejoindre.
Il faudrait mettre l'accent sur les bourses pour études. A Caen, il y a eu des accords pendant trois mois entre l'administration pénitentiaire et l'Education nationale pour que des détenus illettrés puissent avoir une bourse pour se consacrer à l'apprentissage du français.
Des milliers de détenus pourraient avoir des bourses en France et faire des études. Des accords devraient être passés entre l'administration pénitentiaire et le ministère de l'Education nationale.
Dans la logique du temps pénitentiaire, les prisons sont un peu comme un jeu de l'oie. Les détenus ont le sentiment qu'ils partent du très répressif, le temps des maisons d'arrêt, aux centres de détention qui sont moins répressifs et tout retour en arrière est très mal vécu par les détenus.
Je voudrais citer le cas des maisons centrales à l'heure actuelle. Depuis un mois et demi, dans plusieurs maisons centrales où il y avait une certaine liberté d'allers et venues pendant la journée, on a resserré les écrous, ce qui paraît tout à fait étonnant dans la conjoncture actuelle. Des détenus m'ont écrit en me disant que, depuis le 1 er avril par exemple, à la maison centrale de St-Maur, ils n'ont plus circulation libre comme ils avaient une partie de la journée.
Si vous pensez que la plupart d'entre eux sont des gens condamnés à plus de 20 ans, que certains d'entre eux ne travaillent pas, cela veut dire qu'une grande partie de la journée, 21 heures par jour, ils se retrouvent entre quatre murs. Comme cette mesure est un retour en arrière, ils le vivent très mal.
Quand je vois cela, je me dis que, et Dieu sait que je ne le souhaite pas, s'il y a des mutineries, il ne faudra pas s'étonner.
Chaque fois que j'enquête dans une prison française, j'ai honte d'être française.
M. le Président - Il y a beaucoup de choses dans votre exposé, à la fois des données générales et des observations particulières, puisque vous avez effectué des études approfondies sur un certain nombre de questions.
Je vous avais demandé d'être brève, c'était très intéressant, c'est pour cette raison que je ne vous ai pas interrompue, mais cela diminuera d'autant le temps des questions puisque nous avons un enchaînement d'auditions auquel nous devons nous tenir si nous voulons entendre tout le monde d'ici ce soir.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - Je suis bien gêné pour interroger Mme Marchetti qui nous a apporté un témoignage très important, très documenté. En réalité, nous allons être un peu frustrés de toute la partie interrogation qui nous aurait permis d'éclairer certains points.
Comme nous sommes tenus de rattraper notre horaire, je vais laisser la parole à mes collègues de la commission.
M. Robert Badinter - Dans la masse de ces problèmes, -nous travaillons plus particulièrement sur la question des maisons d'arrêt car elle nous paraît être prioritaire- quelle est selon vous la priorité, la réforme la plus importante à l'heure actuelle face à l'immense problème qui se pose à l'institution pénitentiaire en France, et notamment, puisque c'est notre objet premier, s'agissant des maisons d'arrêt ?
Mme Anne-Marie Marchetti - Le numerus clausus.
M. le Président - Limitation des capacités de chaque établissement.
M. Robert Badinter - Pas plus de tant par cellule et par établissement.
Mme Anne-Marie Marchetti - Quand je vois le nombre de malades mentaux en prison, c'est affolant. Je me dis qu'ils n'ont pas leur place là, ainsi qu'une bonne partie des toxicomanes. C'est affligeant de voir que ces gens se retrouvent là.
M. Robert Badinter - La réduction de la population pénitentiaire dans les maisons d'arrêt aujourd'hui, c'est la priorité pour vous. Cela n'enlève rien aux urgences, mais la première est celle-là ?
Mme Anne-Marie Marchetti - C'est la première.
J'ai rencontré des détenus, en prison depuis les années 65, genre petits récidivistes, etc., l'itinéraire classique, qui m'ont dit que les prisons il y a 30 ans étaient pires d'un point de vue matériel, mais que c'était plus désespérant maintenant à cause de la longueur des peines et de la diminution des aménagements de peine. En effet, les gens que je rencontre en maisons centrales, en centres de détention, les longues peines, sont désespérés.
En plus, on voit en prison les mêmes phénomènes qu'à l'extérieur, c'est-à-dire que les gens sont de plus en plus isolés.
Un éducateur de maison centrale me disait que le milieu jadis était plus important en prison -le milieu est un système féodal- et avait au moins l'avantage qu'il y ait des liens entre les gens, même si c'étaient des liens de vassalité. Maintenant, il y a beaucoup moins de clans en prison et beaucoup de gens sont seuls. Ils sont complètement abandonnés à eux-mêmes.
Quand j'ai travaillé au CNO à Fresnes, les surveillants me disaient que, depuis un certain nombre d'années, ils étaient de plus en plus face à des psychotiques et ils ne savaient pas quoi faire. Lors de la première enquête que j'ai faite sur la pauvreté en prison, j'étais sidérée de voir la quasi absence de psychiatres.
Dans une prison comme Melun, en 1993, il y avait 14 heures de vacation psychiatrique pour environ 300 détenus, donc il y avait énormément de problèmes psychiatriques.
A Rennes, le médecin chef du centre de détention de femmes me dit qu'il passe son temps à prescrire car, avec le nombre d'heures qu'il a, il ne peut pas faire de psychothérapie. En tout, il pouvait faire une psychothérapie avec une douzaine de femmes.
C'est terrible. Je ne veux pas faire de pathos car on n'arrivera à rien avec le pathos, mais je me demande si les jurys d'assises et, excusez-moi, le Parlement français quand il a voté les peines de sûreté, savent ce qu'ils font, qui ils condamnent et dans quelles conditions ils les condamnent. C'est effrayant.
A une époque, quand je sortais de Fresnes -c'était pendant la guerre de Yougoslavie-, j'entendais dire qu'à une heure de Paris, il y a une guerre et c'est affreux. Je me disais que Fresnes est beaucoup plus près et quand je vois ce que je vois à Fresnes, les conditions de travail, des fiches de salaire de Fresnes que je cite où les détenus touchent 250 ou 300 F par mois, où l'on me raconte que les détenus au mitard reçoivent des gaz lacrymogènes de la part des surveillants qui font des descentes (ce ne sont pas tous les surveillants), ...
Il faut réduire la durée des incarcérations et supprimer les peines de sûreté, cela me paraît clair et net.
Je rejoins tout à fait Pierre Tournier quand il dit que nous devons viser à l'abolition de la perpétuité en Europe.
Je suis frappée par le raffinement de certains propos des Français dans certains milieux, à certains égards par rapport à des pratiques, avec la violence de ce que l'on voit en prison. Il y a un contraste clair.
En pensant à la prison républicaine, je me disais que c'étaient vraiment les placards de la République. Quand on ouvre ces placards, on est effrayé.
M. Robert Badinter - J'ai refusé absolument la substitution à la peine de mort d'une peine qui, à l'époque, n'était rien d'autre qu'une peine incompressible, au-delà de ce qu'avait laissé M. Peyrefitte il y a 15, 18 ans. J'ai refusé absolument dans la rédaction du nouveau code pénal les peines qui soient des périodes de sûreté. Cela n'a plus jamais cessé d'augmenter.
Il reste ce que vous nous avez dit à propos de la nécessité de rouvrir le filet de la libération. Faute de quoi, le désespoir dans les prisons finit en explosion.
Mme Anne-Marie Marchetti - C'est clair.
M. Robert Badinter - Il faut vraiment vérifier à cet égard ce qu'a été la pratique de la libération et de la commutation.
M. le Président - On le sait pour la libération conditionnelle puisque cela n'a cessé de régresser. C'est pour cette raison que l'on a changé le système, en espérant que les conclusions qui vont être adoptées par le Parlement donnent de meilleur résultat.
Mme Anne-Marie Marchetti - De ce point de vue-là, la cohabitation est quelque chose qui ne facilite pas les choses. Cela rend frileux des deux côtés.
M. le Président - Il faut se souvenir dans quel cadre précis -je ne veux pas refaire l'histoire- ont été réinstituées les peines de sûreté ou augmentées les peines de sûreté pour certains crimes.
Je ne veux pas ouvrir le débat avec vous puisque l'on est là pour vous poser des questions et cela dépasse largement le cadre de notre commission d'enquête qui concerne les conditions de détention. S'agissant des minima sociaux, tout ce que vous avez dit sur le travail en prison nous importe beaucoup. Certains pays considèrent que des malades mentaux pouvant être dangereux n'ont pas leur place en prison. Mais ils ont des milieux psychiatriques fermés qu'une certaine école psychiatrique française est appelée à refuser.
C'est une de nos difficultés en France par rapport à d'autres pays, si l'on compare notamment le système des Pays-Bas, ce qu'ils appellent les établissements de force, qui sont sous la coupe de l'administration pénitentiaire bien qu'établissements psychiatriques Ce ne sont pas des prisons, mais des établissements psychiatriques fermés, des asiles, ce que l'on connaissait jadis. Si l'on ne résout pas cette contradiction, les juges continueront à envoyer en prison des malades mentaux.
C'est une question extrêmement compliquée et qui est due aussi beaucoup à l'évolution de la psychiatrie en France.
Mme Anne-Marie Marchetti - C'est clair.
M. le Président - Beaucoup d'experts nous l'ont dit. Vous nous le confirmez. C'est une vraie question, surtout avec l'évolution de la population carcérale et les motifs des longues peines. Nous avons visité un certain nombre de maisons centrales ou de centres de détention. Tout le monde nous a dit que la population carcérale n'est pas la même qu'il y a 20 ans et qu'ils ne savent pas faire. Surveillants, directeurs, etc. Quand ils ont des gens avec des troubles graves de la personnalité, ce n'est pas du tout comme le type qui a fait des braquages et qui est un caïd, cela ils savent le traiter ou à peu près.
Mme Anne-Marie Marchetti - Ceci dit, l'Europe pénale doit se faire. A mon sens, elle ne doit pas se faire par le bas. Faire une Europe pénale au niveau de la longueur des peines en s'alignant sur la France ce serait plutôt la faire par le bas.
M. le Président - Je ne crois pas que d'autres pays soient prêts à la faire dans ce sens-là.
Mme Anne-Marie Marchetti - C'est un domaine où j'ai envie de dire heureusement.
M. Jean-Patrick Courtois - On entend depuis que nous sommes ici qu'il faut une cellule par détenu, éventuellement pour deux s'ils ne peuvent pas rester seuls. Or, vous dites que c'est l'anonymat le plus complet et que les gens perdent beaucoup de moral du fait qu'ils se retrouvent devant eux-mêmes.
Mme Anne-Marie Marchetti - Et la télévision.
M. Jean-Patrick Courtois - Qu'en pensez-vous ? Faut-il avoir une cellule par détenu ?
Mme Anne-Marie Marchetti - Une cellule par détenu a un sens plutôt positif si, par ailleurs, dans la vie quotidienne en prison, les gens ne sont pas seuls et si des activités collectives sont suscitées. Pour un certain nombre de détenus, le compagnonnage du codétenu quand il se passe bien -ce qui n'est pas toujours le cas- c'est parfois la seule compagnie.
Il est souhaitable pour x raisons que les détenus soient seuls en cellule à condition que, par exemple, si c'est un détenu suicidaire, il puisse être suivi, à condition qu'il y ait un certain nombre d'activités collectives.
Vous vous occupez surtout des maisons d'arrêt. Les activités collectives en maisons d'arrêt sont limitées. Par exemple, à Fresnes, il n'y a pas beaucoup de détenus qui peuvent faire du sport.
Quand j'enquêtais à Fresnes il y a six ans, j'étais surprise de voir que seulement 35 détenus étaient en formation. Sur environ 2 000, je trouvais que c'était vraiment peu.
Une grosse partie des détenus de Fresnes se retrouvent à longueur de journée en cellule. Quand le détenu qui est avec eux n'est pas un racketteur, un violeur, un malade mental, cela fait de la compagnie.
On peut dire qu'un détenu seul, c'est bien s'il ne l'est pas 22 heures par jour et si des activités collectives sont proposées.
Le problème aussi est que la prison utilise de plus en plus, notamment au niveau des longues peines, mais même dans les maisons d'arrêt, la télévision pour gérer la détention. La télévision est quelque chose de très solitaire.
Dans les établissements pour peine, les détenus qui sortent du travail à 2 heures sont en chaussons devant leur télévision jusqu'au soir. Ils sont très seuls. Il faudrait des activités collectives, ce qui implique une certaine capacité à circuler librement sans être tout le temps dépendant des surveillants, sinon on en revient toujours à dire qu'il n'y a pas assez de surveillants. Si chaque mouvement que fait un détenu doit être accompagné par un surveillant, cela complique énormément les choses. Mais si les détenus ont un accès plus libre aux terrains de sport quand il y en a et aux bibliothèques, les choses sont différentes.
M. le Président - Merci infiniment, Madame, et en plus de votre passion pour le sujet.
Mme Anne-Marie Marchetti - On ne peut pas travailler en prison sinon soit on arrête car on a envie de vomir ou soit on a envie de faire bouger les choses.
M. le Président - Je voulais dire que l'on peut être chercheur et passionné même au CNRS.
Audition de
Mme Sophie-Hélène CHÂTEAU et
M. Jean-Baptiste PARLOS, représentants de l'Association
française des magistrats instructeurs (AFMI)
(24 mai
2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Sophie-Hélène Château et M. Jean-Baptiste Parlos.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Sur les prisons, en tant que magistrats instructeurs, vous savez et constatez un certain nombre de choses. Nous souhaiterions recueillir votre témoignage, vos avis, les modifications à apporter, donc, tout ce qui vous paraît important dans ce cadre strict. On ne fait pas de la procédure pénale comme certains ont tendance à la faire.
Je vous laisse la parole. Ensuite, nous vous poserons des questions.
M. Jean-Baptiste Parlos - Merci, Monsieur le Président.
Nous sommes tous deux, Sophie-Hélène Château et moi-même, membres du bureau de l'Association française des magistrats instructeurs. Sophie-Hélène Château est juge d'instruction depuis plusieurs années. Elle a été juge de l'application des peines également. Je suis moi-même juge d'instruction à Paris depuis septembre 1997.
Nous parlerons tour à tour. Contrairement aux usages, je parlerai en premier et je laisserai ensuite la parole à Mme Château.
Mon propos concernera essentiellement la mesure de détention provisoire et celui de Mme Château concernera ce qui se passe, en tout cas ce que nous savons de ce qui se passe, en détention provisoire, quels sont les retours que nous avons de l'exécution de nos mandats de dépôt que nous ne pouvons prononcer que de façon exceptionnelle, ainsi que l'indique le code de procédure pénale.
Monsieur le Président, vous avez indiqué qu'il ne s'agissait pas de refaire le code de procédure pénale ; il n'en demeure pas moins que la détention provisoire est prévue par le code de procédure pénale et c'est de cela dont je vais parler dans un premier temps.
Je vais commencer par un propos peut-être un peu paradoxal : nous considérons, dans notre association, que la détention provisoire est en complète contradiction avec la présomption d'innocence.
Le seul problème est que la loi nous donne la faculté, nous délègue la faculté de placer de façon exceptionnelle, selon un certain nombre de critères, une personne en détention provisoire au cours d'une instruction.
Ce paradoxe résulte de la loi elle-même. Je voudrais citer deux exemples dans cette petite introduction.
Le premier, c'est le critère qui vise à éviter le renouvellement de l'infraction. C'est quand même assez extraordinaire de voir cela dans une disposition législative puisque le but d'une instruction judiciaire c'est tout d'abord de savoir s'il y a une infraction.
A partir du moment où on demande de placer en détention provisoire quelqu'un pour éviter le renouvellement de l'infraction, c'est que l'on présuppose que l'infraction, dont on nous saisit ou dont on nous dit qu'elle existe, nous avons la conviction de sa réalité.
Donc, il y a une sorte de contradiction entre l'un des critères actuels de la loi et le rôle même du juge d'instruction.
Deuxième exemple qui me paraît aussi relativement parlant, c'est celui du trouble à l'ordre public, le trouble à l'ordre public que cause l'infraction. Même remarque que précédemment, encore faut-il que nous ayons établi, car tel est notre rôle, l'existence d'une infraction et quel est le souci du législateur si, par ailleurs, son souci est de confier au juge d'instruction l'enquête d'investigation et non pas le rôle de la répression.
Il y a là une véritable difficulté à laquelle nous sommes confrontés régulièrement et qui, pour les juges, n'est pas tout à fait facile à résoudre.
Sur la détention provisoire, j'évoquerai deux points essentiels, la prise de décision en elle-même et la durée de la détention.
Quant à la prise de décision, il faut être un peu pragmatique, en tout cas peut-être est-ce cela qui est susceptible de vous intéresser, nous sommes saisis dans des conditions d'urgence le plus souvent. On nous demande de statuer dans des délais extrêmement brefs puisqu'un certain nombre de dossiers nous viennent à la permanence, nous les prenons, nous faisons les interrogatoires de première comparution et ensuite nous sommes amenés éventuellement sur réquisition du ministère public à prendre la décision la plus grave qui soit pour quelqu'un, c'est-à-dire le priver de liberté.
Nous avons extrêmement peu d'informations sur la personnalité de l'intéressé que l'on nous présente. Je trouve cela parfaitement regrettable. Bien sûr la loi prévoit que, pour les infractions pour lesquelles une peine d'emprisonnement de cinq ans ou plus est prévue lorsque la personne a moins de 21 ans, l'enquête est rapide, ce qu'on appelait la POP, la permanence d'orientation pénale, à un moment donné. Ce sont des rapports intéressants, mais trop succincts.
Pour les autres personnes pour lesquelles la détention nous est demandée par le procureur de la République, nous n'avons parfois rien du tout dans le dossier. Nous avons l'enquête de police, un casier judiciaire qui donne quelques indications, mais parfois elles sont aussi extrêmement succinctes. Nous n'avons pas du tout d'élément susceptible d'apprécier, par exemple, si un contrôle judiciaire pourrait être plus opportun, en tout cas si l'on pourrait éviter la détention provisoire par l'intermédiaire du contrôle judiciaire.
Deuxième observation, c'est que nous avons peu de moyens alternatifs. Nous avons le contrôle judiciaire qui est un moyen très intéressant car il prévoit toute sorte de mesures possibles, mais nous sommes très en difficulté pour savoir à l'avance, et au cours de l'exécution de la mesure, si cette mesure est respectée. Il est très habituel qu'après avoir pris une mesure de contrôle judiciaire, car on estimait que c'était la mesure appropriée et que l'on pouvait éviter la détention provisoire, on ait des difficultés à avoir des informations sur la façon dont ce contrôle judiciaire était exécuté.
A part cela, nous n'avons pas de moyen alternatif. On a parlé du bracelet électronique. Nous n'avons pas les moyens de pouvoir appliquer une mesure alternative à la détention provisoire autre que le contrôle judiciaire.
Je fais une toute petite incidente sur la détention des mineurs qui, en tant que juge d'instruction des mineurs pendant un an et demi, m'a beaucoup préoccupé. J'ai souvent remarqué que nous n'avions pas de solution alternative car nous n'avions pas de structure adaptée à l'hébergement de mineurs délinquants, donc en difficulté.
Nous pourrions souhaiter, c'est un des voeux que nous pouvons formuler devant vous, que l'on développe au maximum les mesures alternatives à la détention provisoire afin que la lettre et l'esprit du texte soient parfaitement respectés et que la détention provisoire ne soit réservée que dans les cas les plus exceptionnels et ceux où l'on ne peut pas faire autrement.
Deuxième point que je voulais évoquer, c'est la durée de la détention.
Une chose est de placer en détention provisoire et une autre chose est de faire perdurer cette mesure. Un certain nombre de textes législatifs sont venus limiter la durée et régir les conditions de renouvellement de la détention. Il faut bien comprendre un certain nombre d'aspects pratiques de notre métier qui ne sont pas suffisamment mis en lumière.
Nous sommes assez dépendants, et le mot " assez " est peut-être un euphémisme, des collaborateurs vis-à-vis desquels nous n'exerçons pas réellement de pouvoir hiérarchique, je parle notamment des services de police judiciaire au sens large, que ce soit la police proprement dite ou la gendarmerie.
Nous adressons des commissions rogatoires qui ne sont pas toujours exécutées dans les délais souhaités. C'est un facteur de ralentissement.
Deuxième facteur de ralentissement, les difficultés que nous avons à faire exécuter les expertises. Les experts sont des précieux auxiliaires de justice. Ils sont souvent débordés. C'est un facteur de rallongement des procédures.
Nous avons aussi des difficultés dans l'examen des requêtes en nullité devant les chambres d'accusation. Lors d'une procédure d'instruction, le mis en examen, ou son conseil, peut considérer qu'une formalité du code de procédure pénale n'a pas été respectée et que cela lui fait grief, c'est-à-dire que cela a apporté atteinte au droit de la défense. Il saisit donc la chambre d'accusation et, compte tenu de l'encombrement de ces chambres, il n'est pas rare que nous attendions plusieurs mois avant que la chambre d'accusation statue sur la difficulté. Parallèlement, il peut arriver que le président de la chambre d'accusation lui-même nous demande de suspendre l'instruction. On a quelqu'un qui se trouve en détention provisoire, une procédure qui est bloquée car on ne peut plus informer, on est dans l'attente de la décision de la chambre d'accusation. Ce n'est pas toujours systématique, mais de plus en plus le président de la chambre d'accusation, dans un certain nombre de dossiers, notamment à Paris, nous demande de suspendre l'instruction dans l'attente du résultat du délibéré de la chambre d'accusation.
La durée c'est aussi, non pas la durée de la détention provisoire en instruction, mais la durée de la détention provisoire dans l'attente de l'audiencement. On peut parler des tribunaux correctionnels, mais aussi des cours d'assises. A Paris, par exemple, le délai moyen d'audiencement d'une affaire est compris entre 12 et 24 mois. Si l'on compte que la durée moyenne d'une instruction en matière criminelle est d'environ 12 mois et que la personne comparaît 24 mois après la clôture par le juge d'instruction, donc la transmission du dossier à la chambre d'accusation, si l'on compte que la chambre d'accusation a un délai maximum lorsque la personne est en détention de deux mois pour statuer, on arrive à 36 ou 38 mois avant une comparution.
La durée de la détention est due à la longueur de nos instructions ; nous avons à balayer devant notre porte et à essayer de faire en sorte que ces instructions soient de moins en moins longues. Elle est due aussi aux difficultés que nous avons à faire exécuter nos demandes. La durée de la détention provisoire est également due au délai d'audiencement.
Sur la durée de la détention, on pourrait peut-être, c'est un point que nous pourrions proposer, envisager que l'administration pénitentiaire, avant renouvellement du mandat de dépôt, ce qui est le cas en matière correctionnelle au bout du huitième mois lorsque c'est possible et en matière criminelle au bout d'un an de détention, nous adresse un rapport un peu complet sur la situation du détenu lors de ce renouvellement. Mme Château en parlera un peu plus en détail et dira quelles sont les informations dont nous sommes destinataires. Je ne voudrais pas empiéter sur son propos, mais simplement dire que nous sommes destinataires de très peu d'informations de la part des maisons d'arrêt. Même si parfois nous les demandons, nous n'avons qu'un retour relativement partiel.
Je terminerais ce court propos pour dire un mot du juge de la détention. J'ai parlé au présent, je crois que nous parlerons au passé, nous juges d'instruction, dans quelques mois.
Simplement, je dois dire tout à fait sereinement, mais avec la conviction qui m'habite, que le juge de la détention n'est pas la bonne solution. La bonne solution sur la détention provisoire, à condition qu'on la maintienne, c'est la collégialité des juges. Ce n'est pas une idée complètement nouvelle. Quelqu'un ici pourra en témoigner si, bien sûr, il le souhaite.
M. le Président - Certains l'ont voté plusieurs fois.
M. Jean-Baptiste Parlos - C'est une mesure tellement exceptionnelle, cela heurte tellement nos principes juridiques, nos convictions profondes si l'on est un minimum humain, que trois juges ne sont pas de trop pour prendre une telle décision.
Voilà ce que je voulais vous dire en vous rappelant quand même que nous ne prenons pas plaisir à placer quelqu'un en détention provisoire. Nous n'assouvissons pas un désir de puissance. On nous l'a souvent reproché. Je ne vous dirai pas ici qu'il n'y a jamais eu d'abus, tel n'est pas mon propos, mais il faut être clair ; lorsque nous pouvons éviter cette mesure de détention, nous le faisons, car c'est notre conviction et nous souhaitons faire en sorte que la personne présumée innocente le reste jusqu'à sa comparution devant la barre du tribunal ou de la cour d'assises.
Mme Sophie-Hélène Château - Je confirme que, étant juge d'instruction depuis 12 ans, cela n'a jamais été un plaisir de placer quelqu'un en détention provisoire. C'est toujours douloureux. Si nous le faisons, certainement de moins en moins car les choses ont beaucoup évolué, nous le faisons dans les cas où il nous paraît absolument impossible de faire autrement. Nous recherchons tout au long de l'instruction si une solution différente pourrait être apportée.
Je donnerais juste un petit chiffre concret.
Par exemple, mon cabinet aujourd'hui : sur 110 dossiers, j'ai 27 détenus dont 8 criminels, 14 pour les stupéfiants, 2 pour des violences graves ou agressions sexuelles, 2 pour des proxénétismes aggravés au niveau international, 2 pour des trafics d'étrangers. Si je reprends chaque dossier en regardant bien -on regarde nos tableaux tous les matins- les critères de détention dans ce genre de dossiers sont essentiellement les risques de pression, de concertation, de fuite, et c'est très difficile de prendre une autre décision.
Les choses peuvent évoluer au cours d'une instruction et nous essayons de le faire. Pour trouver des solutions alternatives, il faut avoir une bonne concertation avec les avocats et tout le monde n'a pas un avocat qui vient nous tenir au courant de l'évolution du prévenu.
C'est en cela que j'aborderai le déroulement de la détention provisoire elle-même puisque nous sommes là pour parler des conditions de détention.
Il paraît assez paradoxal que les conditions de détention pour le détenu en provisoire soient finalement plus difficiles que pour le détenu condamné. Bien souvent, des prévenus nous demandent de terminer l'instruction rapidement pour qu'ils soient enfin condamnés et qu'ils puissent bénéficier de régimes de détention provisoire un peu plus favorables.
Quand ils sont prévenus, ils sont uniquement en maison d'arrêt et il n'y a absolument pas de possibilité de sortie, de contact avec l'extérieur, uniquement des droits de visite. C'est beaucoup plus pénible à vivre. Ce sont les nécessités de l'instruction qui empêchent cette liberté qui existe dans d'autres pays. On pourrait le regretter et vous pourriez demander pourquoi n'y a-t-il pas plus de permissions de sortie, plus de liberté, pourquoi pas de téléphone pour celui qui est en détention provisoire. Si l'on veut empêcher la concertation, il ne faut évidemment pas donner ces possibilités. Vous avez pu constater récemment au niveau international que, dans les pays où cette liberté existe, on peut arriver aussi à certaines dérives, notamment des interviews en détention provisoire dont nous avons beaucoup entendu parler ces derniers temps. Je ne pense que la France souhaite arriver à ce stade qui n'est pas forcément une bonne chose ni pour le prévenu qui est présumé innocent, ni pour nos droits de l'homme en général.
Pour faire le point sur la façon dont vivent les détenus provisoires, on a très peu d'informations. Mon collègue le disait tout à l'heure. En réalité, le jour où l'on prononce le mandat de dépôt, nous allons remplir une espèce de fiche individuelle du prévenu, lui poser quelques questions sur son état de santé, ce que l'on a pu évaluer d'un risque de suicide, ou d'un risque de dépression que l'on peut sentir dans ce premier interrogatoire ou que l'on a pu connaître par la famille ou par l'avocat. Nous remplissons cette note individuelle que nous adressons à la maison d'arrêt. A partir de ce jour-là, il n'y a absolument plus d'échange entre la maison d'arrêt et le juge d'instruction, à l'exception évidemment des rapports d'incident disciplinaire dont nous avons connaissance quand le prévenu passe au prétoire, prétoire dont on pourrait parler aussi et critiquer longuement la façon dont cela se passe, mais pas en tant que juge d'instruction. En tout cas, à part ces incidents disciplinaires, nous ne sommes absolument au courant de rien. Nous donnons quelques consignes sur la gestion du courrier, savoir si nous voulons que le courrier du prévenu passe par nous ou pas, mais c'est tout ce dont nous sommes informés. On nous demande l'autorisation pour une hospitalisation ou pour que le prévenu puisse travailler, pour une opération également. Ce qui me paraît d'ailleurs un peu incroyable. Je ne vois pas de quel droit on pourrait interdire à quelqu'un d'être opéré si son état de santé l'exige. Ce sont les seuls contacts que l'on peut avoir avec la maison d'arrêt.
C'est là où je veux en venir aujourd'hui. S'il y a quelque chose que l'on peut dire et que l'on pourrait améliorer, ce serait dans ce domaine-là. Ce serait d'ouvrir un dialogue en l'institutionnalisant un peu plus entre la maison d'arrêt et le juge d'instruction de façon que l'on puisse connaître les problèmes de santé, bien sûr sous réserve du secret médical, sans que l'on nous donne le détail, mais que l'on sache si quelqu'un est souffrant ces temps-ci et s'il ne vaut mieux pas le convoquer dans les 15 jours à venir. La maison d'arrêt pourrait nous informer de cela car nous ne le savons pas et il arrive que nous fassions extraire quelqu'un car notre emploi du temps, la direction de l'instruction exige qu'on l'interroge à ce moment-là. En réalité, au niveau de sa santé, cela tombe à un très mauvais moment. De ce fait-là, il n'aura pas forcément tous ses moyens pour répondre correctement. Il serait très utile que nous soyons au courant de cela.
Il serait également intéressant que l'on sache si le prévenu peut bénéficier d'un suivi psychiatrique. Vous avez pu le constater par ailleurs, c'est très difficile à obtenir, mais certains le désirent, notamment les toxicomanes qui veulent obtenir un suivi en vue d'une désintoxication. Ce serait intéressant que l'on soit au courant pour évaluer peut-être la bonne volonté pour se sortir de cet engrenage.
Ce serait également intéressant que l'on soit au courant des visites que reçoit le prévenu. Nous délivrons les permis de visite, c'est nous qui les autorisons, mais après nous ne savons pas s'il y a des visites ou pas. Cela peut être important de savoir si le prévenu est complètement isolé, s'il a coupé les ponts avec sa famille, s'il est dans un état de dépression plus ou moins grave à cause de cela. Si nous étions informés peut-être que nous pourrions aussi réagir, insister auprès de l'avocat pour que des contacts soient renoués avec la famille ou peut-être ne pas le convoquer le lendemain d'une visite douloureuse. Nous apprenons parfois 15 jours après qu'il y a eu un deuil très important dans la famille du prévenu et on l'a convoqué, on a suivi l'instruction sans tenir compte de cela. Ce qui nous amène à avoir des comportements qui pourraient être qualifiés d'inhumains, mais qui sont en fait liés à un manque d'information.
Si l'on pouvait institutionnaliser une espèce de petit cahier d'échanges entre la maison d'arrêt et les juges d'instruction pour faire le point régulier sur le travail, le stage que fait le prévenu, sur les problèmes de santé, de visites qu'il a, ce serait certainement très utile.
A l'heure actuelle, si ce n'est pas institutionnalisé, ce serait très mal perçu de la part de la part de la maison d'arrêt. Lorsque l'on pose certaines questions, il y a une espèce de défiance réciproque, donc nos questions peuvent être perçues comme un peu inquisitoriales, alors que si elles étaient institutionnalisées, le dialogue serait beaucoup plus ouvert et on pourrait bien mieux se comprendre.
Vous pourrez aussi nous reprocher de ne pas visiter nos prévenus en maison d'arrêt puisque cela nous a été souvent reproché. Le problème, c'est qu'en tant que juge d'instruction, il y a une ambiguïté de cette visite en maison d'arrêt. A partir du moment où la personne est mise en examen, nous ne pouvons l'interroger qu'en présence de son avocat. Donc, nous ne pouvons pas l'entendre sans cet avocat. Si nous allons en maison d'arrêt en disant que l'on ne va pas parler du dossier, comment expliquer au prévenu pour lequel la dissociation entre sa détention et les causes de sa détention est absolument impossible à faire puisque lui est en détention, il en souffre et les causes sont assez mélangées car parfois il proteste de son innocence ; cela va être absolument impossible de ne pas aborder du tout le fond du dossier. Donc, nous risquons à ce moment-là d'attenter aux droits de la défense en lui parlant seul à seul. Il pourrait nous le reprocher également après ou même, si la question n'a pas été abordée, s'en servir et dire que nous avons cherché à faire pression ou obtenir des renseignements en dehors de la présence de son avocat. C'est très délicat et ambigu. Un entretien personnel avec un prévenu pendant sa détention provisoire n'est pas souhaitable.
En revanche, il serait normal que nous visitions les maisons d'arrêt en général bien plus souvent que nous ne le faisons. Il faut bien le reconnaître, nous ne le faisons pas assez. Nous sommes chacun surchargés. Il y a les distances, les complications, etc. Ce ne sont pas des excuses valables, je le reconnais. Il faudrait vraiment que l'on remédie à cela et que nous mettions un peu plus souvent les pieds là-bas, ne serait-ce que pour les contacts avec les directeurs, les gardiens se fassent autrement que par téléphone, ce qui est peut-être parfois un peu tendu.
Je voulais parler également des permissions de sortie. J'ai parlé du téléphone, des interviews qui sont bien entendus exclues. On pourrait envisager dans certains cas des permissions de sortie un peu plus souples. Il se trouve que les sorties en détention provisoire ne peuvent se faire que sous escorte. Il m'est arrivé d'en organiser, pas très souvent car bien souvent le prévenu renonce lui-même, mais dans des cas de décès par exemple, nous donnons une autorisation de sortie sous escorte, donc avec des gendarmes. Le prévenu, le jour venu, à l'idée d'arriver entre deux gendarmes à l'église pour des obsèques devant sa famille, y renonce souvent. Pour des cas aussi criants, ce n'est peut-être pas forcément une bonne chose, mais peut-être pour d'autres petites choses, cela pourrait être important d'assouplir cette mesure, ne serait-ce que pour aller rendre visite à un parent malade ou pour des choses un peu exceptionnelles qui pourraient se faire plus discrètement qu'une cérémonie publique, peut-être pourrait-on envisager de faire cela plus souplement. C'est quelque chose à laquelle on doit peut-être penser.
Ce à quoi on doit principalement penser également dans l'avenir, ce serait une préparation à la sortie un peu dans le même état d'esprit que lorsque le juge de l'application des peines organise une préparation à la sortie. Nous, nous pourrions le faire car dans l'hypothèse où le prévenu a un bon avocat, celui-ci va venir nous voir régulièrement, nous dire que sa situation a évolué, que sa famille peut l'héberger en province, donc il n'y a plus de risque de pression sur la victime, il ne rencontrera pas sa victime dans la rue puisqu'il sera à quelques kilomètres de là. Si l'avocat ne s'occupe pas de cela ou si le prévenu n'a pas d'avocat -certains n'en veulent pas-, à ce moment-là, aucune solution n'est envisageable. Les services sociaux sont probablement débordés en prison. Ils ne se permettraient pas -ils ont peut-être peur de nous froisser puisque c'est nous qui déclenchons la détention provisoire- de nous proposer une solution alternative en cours de détention provisoire alors que cela pourrait très bien s'envisager. Il pourrait y avoir aussi un dialogue avec le service social en nous disant : "Le jour où vous avez prononcé le mandat de dépôt, il n'y avait pas d'autre solution, mais, là, la famille a repris contact et il y a une évolution." A ce moment-là, on pourrait peut-être bâtir des projets, mais tout cela nécessite évidemment un dialogue qui est quand même très délicat et également ambigu car on doit dialoguer mais sans violer le secret de l'instruction.
En cours de détention ou avant le renouvellement d'un mandat de dépôt, avant le fameux débat, il faudrait qu'il y ait une petite enquête qui fasse le bilan sur la détention et les solutions alternatives possibles.
Voilà, j'ai un peu fait le tour de mon propos. Je veux vraiment insister sur cette nécessité d'un outil d'échange entre la maison d'arrêt et nous, et des éventuelles possibilités de préparation, de solutions alternatives en cours de détention provisoire.
M. le Président - Il est vrai que, quand on parle de détention, on est frappé de l'attente d'une instruction close et de l'attente en matière de cour d'assises. Dans certains départements, cela atteint plus que ce que vous disiez. Je connais le cas de la cour d'assises de Seine-et-Marne où c'est plus long actuellement ; cela augmente chaque année, donc cela augmente la durée des détentions provisoires.
On s'était posé la question, on l'avait d'ailleurs déjà posée à certains rencontrés lors de nos visites, de savoir si les juges d'instruction visitent les prisons. Visite des prisonniers, peut-être pas, mais visite des prisons, c'est toujours bon d'avoir le regard d'un juge et des autres magistrats.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur - La réponse est en générale négative.
M. Jean-Baptiste Parlos - Si vous le permettez, je peux peut-être apporter quelques précisions chiffrées.
A titre personnel, ma dernière visite en maison d'arrêt date du 27 décembre 1999 à la maison d'arrêt de La Santé. C'était ma visite de l'année. J'avais visité l'année dernière une maison d'arrêt qui était la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis et, plus particulièrement, le quartier des mineurs.
Il est vrai que nous devrions y aller plus souvent, ne serait-ce que pour nous remémorer l'endroit où on les envoie. C'est l'objet même de ces visites.
On ne peut pas tirer excuse d'une situation de surcharge de travail, mais il faut quand même dire les choses. Entre des modifications législatives qui se succèdent, des dossiers qui sont de plus en plus nombreux, de plus en plus complexes, il y a de quoi vous décourager. Je dis cela très simplement, je ne fais pas de périphrases. A la fin d'une journée qui est souvent bien remplie où l'on a pris des décisions extrêmement compliquées à prendre, car quand vous êtes de permanence et que vous avez dix dossiers à traiter, il faut bien voir la réalité ; dix dossiers c'est, on va dire en moyenne 1,5 mise en examen par dossier, donc, cela fait 15 mises en examen dans l'après-midi, les dossiers arrivent à compter de 15 heures, vous finissez à 23 heures ou minuit. Vous allez vers un mandat de dépôt pour au moins 50 %. Donc, vous vous posez la question. Vous découvrez la procédure qui peut être volumineuse. Chaque permanence se déroule ainsi. Vous avez ensuite le courant de votre instruction qui doit se développer rapidement, dans les meilleurs délais. Vous devez recevoir les avocats. Vous devez répondre à tous les courriers, à toutes les demandes qui vous sont faites. Si l'on a à dégager du temps, on ne le fait pas forcément pour aller en détention. C'est dommage, mais c'est la réalité.
M. le Rapporteur - Sans vouloir jeter la pierre au corps des magistrats instructeurs, je pense quand même qu'à partir du moment où la loi vous a donné la possibilité de mettre en détention provisoire des personnes, il faut une organisation, même si ce n'est pas le juge d'instruction qui a signé le mandat de dépôt, qu'il y ait une rotation et, de la part des magistrats instructeurs, une sorte de permanence vis-à-vis du contrôle des maisons d'arrêt. C'est une situation qui est déplorable car on pourra toujours améliorer le parc pénitentiaire progressivement et lentement, mais s'il n'y a pas cette contrepartie de l'oeil de celui qui va mettre en détention. J'espère que le juge de la détention et des libertés ira voir ou essaiera d'aller voir car, à mon avis, c'est là une des carences de notre système.
M. Jean-Baptiste Parlos - Non, car le juge de la détention ne sera pas uniquement juge de la détention. Il sera vice-président d'une chambre civile. Il ne pourra pas être vice-président d'une chambre correctionnelle à moins qu'il ne prenne pas les dossiers d'instruction où il aura statué.
M. le Rapporteur - Quel leest la solution pour vous ?
M. Jean-Baptiste Parlos - Premièrement, que nous soyons plusieurs à gérer une détention.
Le second élément de la solution, c'est que nous ayons moins de dossiers.
A partir de là, on pourra peut-être envisager une rotation comme vous le proposez qui est tout à fait envisageable, mais en l'état actuel des choses, je peux vous assurer que le vice-président chargé de la détention ou de la liberté -on ne sait pas encore comment on va l'appeler- qui va avoir à gérer un certain nombre de cabinets d'instruction et toute la détention, c'est-à-dire non seulement le placement en détention, mais aussi les demandes de mise en liberté, les prolongations éventuelles, n'aura pas plus de disponibilités que nous pour se rendre dans les maisons d'arrêt. Il y a une difficulté d'ordre pratique sans vouloir nous en excuser complètement de cette façon, mais elle existe et elle est importante.
M. le Rapporteur - Depuis la loi de 1875, l'encellulement individuel des détentions provisoires devrait être la règle. C'est une règle que vous n'appliquez pas. S'il y avait un numerus clausus, cela ne serait-il pas un garde-fou dans une certaine mesure ? Un jour, le législateur sera obligé de supprimer la détention provisoire. Ce sera un jour insupportable à nos concitoyens. Cette situation n'est pas saine.
M. Jean-Baptiste Parlos - Il ne faut pas faire peser la responsabilité des conditions de l'exécution d'une décision de détention provisoire sur les magistrats. Ce serait faire un procès un peu injuste au corps judiciaire. Si l'on offrait les moyens d'un emprisonnement en cellule individuelle, on pourrait l'appliquer. La loi, ce sont les articles 714 et suivants du code de procédure pénale. La loi le prévoit à titre de principe.
Mis à part ceux qui ne souhaitent pas être en cellule individuelle, car cela existe, ceux qui le souhaitent et qui ne le peuvent pas, à qui cette situation incombe-t-elle ? Incombe-t-elle au juge d'instruction qui a prononcé la mesure ou à ceux qui sont chargés de l'exécuter ?
On ne peut pas faire peser la responsabilité des conditions de détention sur des magistrats que l'on a justement chargés de prononcer des mesures de détention ou alors il faut nous donner les moyens de faire en sorte que nous puissions diriger les établissements pénitentiaires.
M. le Rapporteur - En contrepartie, je suis tenté de vous dire que si l'on ne peut pas s'appuyer sur les magistrats instructeurs, on aboutit à ce constat -j'ai siégé dans la commission avec le Premier président Canivet- : certaines prisons deviennent des zones de non-droit gouvernées par un ou plusieurs hommes dans des conditions pénibles à imaginer.
M. Jean-Baptiste Parlos - Oui, mais nous ne sommes pas la direction de l'administration pénitentiaire. L'administration pénitentiaire est un service administratif qui n'est pas placé sous notre autorité. Nous requérons la force publique pour exécuter nos mandats de dépôt, nos décisions judiciaires. Ce sont des personnels qui ne dépendent pas directement de notre autorité. Ils constituent un service administratif rattaché au ministère de la justice et qui a un directeur. On peut demander un certain nombre de choses, veiller à ce que celui qui demande à être en cellule individuelle le soit, notamment à la maison d'arrêt de La Santé où je suis souvent en contact avec le directeur. Je l'ai rencontré, donc nos contacts sont plus aisés. C'est en cela qu'il est important d'aller sur place. Quand je l'appelle, il organise cela. Mais nous ne sommes pas en même temps ceux qui rendent la décision et ceux qui ont charge de l'exécuter. Ceux qui ont charge de l'exécuter, ce sont des services administratifs sur lesquels nous n'exerçons pas une réelle autorité en tant que magistrats.
M. le Rapporteur - Cette situation, comment va-t-elle se dénouer ? Est-ce un effort de recrutement, une organisation différente ? Dans cette hypothèse, pensez-vous que notre système actuel, en particulier avec des magistrats instructeurs et par procédure inquisitoriale, va se pérenniser ou va-t-on être obligé d'envisager une autre organisation ?
M. Jean-Baptiste Parlos - Je ne crois pas que l'on puisse lier un système de procédure à la détention provisoire. Ce n'est pas parce qu'il y a un système inquisitoire ou contradictoire -je préfère ce terme-, qu'il y a beaucoup de détenus provisoires. Il n'y a pas forcément de lien, de cause à effet.
D'un système où l'on a un juge d'instruction qui fait tout, on pourrait passer à un système où l'on aurait un parquet, un procureur qui fait l'enquête, un juge qui contrôle et un tribunal qui juge. Mais quel que soit le système de procédure pénale retenu, s'il est prévu d'incarcérer quelqu'un de manière provisoire avant son jugement, il faut premièrement que ce soit une collégialité de juges qui prennent la décision, secondement, que ces juges ne soient pas totalement surchargés et débordés par les affaires qui leur sont soumises. Dès que l'on aura fait ce pas-là, on aura peut-être gagné un peu sur le caractère contradictoire de cette mesure par rapport à la présomption d'innocence.
Il y a aussi peut-être des aménagements à réaliser au sein des établissements pénitentiaires.
M. le Président - C'est important car c'est un problème de moyens. Si l'on a 120 dossiers, on ne peut pas les traiter de la même manière que si l'on en a 40.
M. le Rapporteur - La réforme du parc pénitentiaire est une nécessité qui va prendre du temps et de l'argent. Elle ne sera pleinement efficace que si parallèlement il y a aussi une amélioration de la procédure d'instruction et de jugement. Ce n'est pas du tout un problème de bâtiment et d'amélioration des conditions de détention. Il y a aussi un problème d'audiencement. On va finir par se faire condamner par les instances européennes après avoir signé la convention européenne des droits de l'homme.
M. Jean-Baptiste Parlos - Tout à fait. On a voté l'appel des décisions en cour d'assises ce qui, à mon sens, et je m'exprime d'une façon personnelle, est une excellente chose, mais a-t-on pensé aux délais d'audiencement ? Quelqu'un que l'on aura jugé une première fois, devra être jugé une seconde fois. On sait comment la juridiction va être désignée.
M. le Rapporteur - C'est une échelle tournante.
M. Jean-Baptiste Parlos - Tout à fait, mais il va falloir que l'on puisse le juger et le faire rapidement car si c'est pour qu'il fasse à nouveau deux ans de détention provisoire, ce sera toujours en maison d'arrêt.
M. le Président - Lors de notre visite dans les établissements pénitentiaires, beaucoup de détenus nous ont dit -je ne veux pas citer des records de prévenus par rapport aux personnes condamnées- qu'ils attendaient. Si on leur demandait quand leur affaire allait être jugée, ils ne savaient pas. Quelquefois, ils disaient : " C'est fini, le juge d'instruction on ne le voit plus. On attend d'être jugé ." Plus que les conditions de détention, c'était l'attente.
M. le Rapporteur - Les maisons d'arrêt sont enconbrées par cette catégorie de population. Ce qui paraît incompréhensible.
M. Robert Badinter - Je connais bien la situation très difficile de l'instruction. Néanmoins, je me permets de suggérer que, dans les grandes juridictions comme à Paris et au niveau même des magistrats instructeurs et du parquet, on se mette d'accord pour effectuer ce que j'appellerais une sorte de tour de garde. Les établissements pénitentiaires ne doivent pas avoir le sentiment que les magistrats ne s'y intéressent pas. Il est hors de question d'aller voir les détenus, ce serait une faute considérable. Cela ne ferait qu'engendrer des problèmes. Mais les établissements pénitentiaires doivent se rendre compte que vous êtes là, que vous êtes présents. Il faut faire un tour de garde, y compris avec le parquet. Cela, c'est à vous de l'organiser. Cela ne peut pas rester en l'état. C'est une question pure et simple d'organisation intérieure. C'est beaucoup plus difficile dans certains tribunaux où il y a moins de magistrats, mais à Paris et en région parisienne, on doit pouvoir y arriver.
Ce n'est pas une question de numerus clausus, mais une idée qu'au-delà d'un certain seuil, on ne peut plus mettre dans cette maison. Ce n'est pas obligatoirement être seul dans la cellule. Celui qui ne veut pas être seul ne doit pas l'être. Des gens ne supportent pas la solitude de la détention. Mais celui qui veut être seul doit pouvoir l'être.
Si l'on décidait de cela, on aurait un problème de contenant/contenu. C'est la grande question que l'on a à examiner et vers laquelle il faut aller.
Selon vous, magistrats instructeurs, une fois que l'instruction est achevée, le fait que la loi dise que l'on peut placer en fonction de la condition juridique des prévenus dans des centres de détention, cela ne vous paraît-il pas être une atteinte à la liberté ? Je n'y verrais qu'avantage.
M. le Président - On s'est rendu compte que des gens condamnés attendaient 18 mois, deux, trois ans avant d'être affectés à un établissement. C'est un vrai dysfonctionnement de l'administration pénitentiaire avec le système du CNO qu'il faudrait peut-être revoir. Tout le monde passe par là. C'est un poste d'aiguillage, de triage qui semble ne plus fonctionner.
M. Robert Badinter - Sur le principe, si nous modifions la loi en réaffirmant le principe que l'on doit être seul si on le désire, à partir de là, il faut prévoir que l'on peut mettre des détenus déjà condamnés en instance d'appel ou voire de cassation dans des centres de détention. Cela ne vous paraît-il pas, vous, magistrats, une atteinte au principe de la présomption d'innocence ?
M. Jean-Baptiste Parlos - C'est l'atteinte initiale. Cela ne nous choque pas. Simplement, il y a le problème des permissions de sortie qu'il faudra se poser.
M. Robert Badinter - C'est une question de gestion, mais le principe lui-même, car on est prisonnier d'une classification ?
M. le Président - On peut changer une classification.
M. Jean-Baptiste Parlos - Le prévenu est en maison d'arrêt.
M. Robert Badinter - La préoccupation de notre commission n'est pas l'ensemble du problème carcéral, c'est vraiment au premier chef les maisons d'arrêt.
Vous croyez que l'on peut s'organiser pour mieux assurer le contrôle par la magistrature de ce qui se passe. Ce qui est vital, car il faut des regards extérieurs, constamment.
Deuxièmement, vous considérez que le fait d'avoir des prévenus en termes juridiques qui ne seraient plus dans les maisons d'arrêt ne serait pas en soit gênant.
M. Jean-Baptiste Parlos - Sur le premier point, c'est une idée qui ne nous était pas venue à l'esprit, car nous sommes très individualistes. On connaît la tournante, c'est une excellente idée. Je fais partie de la Commission permanente du tribunal de Paris, à la limite, je la proposerai pour l'assemblée pour que cela fasse l'objet d'un accord avec le parquet. Je pense que les juges seraient d'accord, il faut bien sûr les consulter, mais je ne vois pas d'obstacle majeur.
M. Robert Badinter - C'est vraiment une attente et une exigence profonde que l'administration pénitentiaire sache que la magistrature s'intéresse à ce qui se passe.
M. Jean-Baptiste Parlos - Les conseils sont beaucoup plus présents que nous en détention car ils vont voir leurs clients ; il faut reconnaître les choses.
M. Robert Badinter - Ce n'est pas le même regard.
M. Jean-Baptiste Parlos - C'est à nous aussi de réagir et de faire en sorte que ce ne soit plus le cas. Ce serait très utile.
M. Robert Badinter - Cela doit venir de la magistrature.
M. Jean-Baptiste Parlos - Sur le deuxième point, je n'ai pas de réaction d'hostilité. Ce serait une mesure tout à fait adéquate, étant observé cependant que, souvent, les prévenus souhaitent rester à proximité de leur famille. Or, les maisons d'arrêt sont plus proches des lieux familiaux que les centres de détention. On est souvent sollicité pour des transfèrements entre Fresnes et La Santé car cela rapproche. Donc, il y a cette petite difficulté, mais sur le principe il n'y a aucun inconvénient, que des avantages à le faire.
M. Robert Bret - Sur le meilleur contrôle de la magistrature sur les établissements pénitentiaires et ce que vous avez évoqué, Madame, comment ouvrir ce dialogue entre maisons d'arrêt et juges d'instruction ?
A Luynes, c'est près de 600 prévenus sur 700. On mesure ce que cela signifie. D'abord une population carcérale où il y a une véritable incertitude par rapport à la longueur de l'instruction, l'attente du jugement, la décision du verdict, on peut imaginer ce que cela entraîne au niveau des comportements. C'est très difficile à gérer.
Le centre de détention de Salon-de-Provence sert de vase communicant au trop plein des maisons d'arrêt de Luynes et des Baumettes. La réflexion du personnel et de la direction était de dire que cela déstabilisait le centre de détention. Un détenu, quand il sait combien il a pris de mois ou d'années -quand c'est une longue peine c'est compliqué- se fixe des objectifs et entre dans une certaine logique à l'inverse du prévenu.
A Salon, on nous a indiqué que le mélange des détenus et des condamnés était très compliqué.
La question des moyens et des effectifs est une question essentielle. Nous aurons, comme parlementaires au prochain budget de l'administration pénitentiaire, à poser quelques questions pour mettre vos actes et vos discours en cohérence, cher Président. Mais organiser les choses au niveau d'une tournante, d'une permanence, je ne sais pas combien il y a de magistrats instructeurs par exemple à Paris, avec le parquet, c'est possible. Déjà, si l'on s'engage dans cette démarche-là, cela aura du sens justement sur ce dialogue avec l'administration pénitentiaire. Il faut explorer cette voie car il y a trop de cloisonnement. On l'a entendu de nombreuses fois. Il y a le sentiment d'être complètement délaissé et abandonné après être passé dans votre bureau. C'est quelque chose de terrible car le prévenu devient simplement un numéro, il commence à perdre son identité et là les difficultés sont importantes.
M. le Président - Nous vous remercions infiniment.
Audition de MM. Loïk LE FLOCH-PRIGENT et
Jean-Jacques PROMPSY,
représentants du groupe
Mialet
(24 mai 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. Loïk Le Floch-Prigent et Jean-Jacques Prompsy.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Je vous donne la parole et ensuite notre rapporteur et les membres de la commission auront des questions à vous poser.
M. Loïk Le Floch-Prigent - Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, nous allons faire un exposé liminaire.
A l'automne 1998 un petit groupe d'hommes a décidé de se réunir régulièrement pour réfléchir ensemble aux problèmes que posent les dysfonctionnements des institutions judiciaires et pénitentiaires françaises. Ces hommes avaient la particularité de s'être rencontrés et estimés derrière les barreaux d'une prison ou d'une autre. Certains se reconnaissaient coupables des faits qu'on leur avait reprochés ; d'autres clamaient leur innocence. Certains avaient purgé la peine ; d'autres n'étaient pas encore jugés et ne le seront peut-être jamais. Qu'importe ! Ils ont été confrontés au "système" qui a mission de défendre la société des manquements des citoyens aux lois, ils ont constaté que ce système ne fonctionnait pas, qu'il broyait indistinctement innocents et coupables, qu'il fabriquait méthodiquement des exclus, qu'il s'emballait au service d'un petit nombre d'hommes qui réclament toujours plus de pouvoir sans accepter l'ombre d'une responsabilité.
Ce groupe a pris le nom de Mialet. Qui est M. Mialet ?
Jean-Luc Mialet était officier de police judiciaire. Il fut soupçonné d'appartenir à l'ETA car sa carte avec une autre photo et une autre adresse avait été retrouvée dans une perquisition au Pays basque. Il a été gardé à vue quatre jours comme le droit le permet, puis incarcéré. Entre le jugement proféré à son égard de façon quotidienne qui était qu'il était dans la tourmente des problèmes terroristes et qui par conséquent permettait une préventive sans limites, c'est-à-dire 2, 3 ou 4 ans -certaines se font sur 6 ou 7 ans actuellement à La Santé-, et ce que l'on disait par ailleurs à son épouse, à savoir que l'on avait compris qu'il n'avait rien à voir avec les terroristes, on était bien conscient qu'il ne connaissait pas de Basques. Au bout du deuxième mois, après avoir passé trois jours à demander à aller l'infirmerie sans pouvoir y aller, il a été interrogé par l'inspection générale de la police ; il pensait aller à l'infirmerie, mais il n'y est pas allé, il était interrogé, il est rentré à 6 heures, il ne pouvait plus aller à l'infirmerie car elle était fermée, et à 6 heures 30 il est mort.
Il avait 37 ans. Sa femme avait 24 ans. Il avait une petite fille de quelques mois.
Pour essayer de justifier le fait qu'il se soit pendu, le lendemain, le parquet et la prison ont fait état du fait qu'il n'était pas basque mais que sa femme l'était. Ce qui est faux. Sa femme est normande. Il n'a jamais vu un Basque de sa vie.
Voilà en quelques mots ce qui s'est passé et pourquoi nous avons pris ce nom de Mialet, car c'est l'arbitraire et la torture psychologique qui ont conduit un individu de 37 ans à se suicider au bout de deux mois de détention. Il ne savait pas combien la détention allait durer puisqu'il était embarqué dans une association terroriste qu'il ne connaissait ni d'Eve, ni d'Adam.
Je voulais également, Monsieur le Président, vous remercier de nous recevoir. Nous avons fait cette demande à Mme Guigou qui ne nous a jamais répondu et à l'Assemblée nationale qui ne nous a jamais répondu non plus. Par conséquent, je remercie la commission sénatoriale de nous recevoir aujourd'hui.
La publication du livre de Madame Vasseur, l'appel au garde des Sceaux publié quelques jours plus tard ont alerté les Français sur les drames qui se jouent dans les prisons de la République. Pourtant habituellement désireuse de toujours plus de répression, l'opinion publique a été horrifiée d'apprendre les conditions de vie des détenus, leur détresse derrière les barreaux.
Je vais donner quelques éléments de ce que fait le groupe Mialet. Ensuite, j'aborderai un premier grand sujet -les droits de l'homme- et mon collègue, chef d'entreprise comme moi, pourra traiter de l'efficacité du système pénitentiaire.
Le groupe Mialet multiplie ses démarches pour faire entendre son point de vue qui présente -du moins le pense-t-il- l'intérêt de n'être pas celui de fonctionnaires, pas celui de magistrats, mais celui d'"usagers" de la justice qui, de ce fait, connaissent particulièrement bien son fonctionnement quotidien, et en même temps celui d'hommes de responsabilité qui savent ce qu'est l'efficacité - pour le moment la non-efficacité - d'un système.
Nous n'avons aucun plaisir personnel à vous rappeler ces moments. Nous le faisons car c'est notre devoir, que c'est le rôle historique de notre génération de chefs d'entreprise dans plusieurs prisons que de faire état de ce qui s'y passe comme cela a été la génération des gauchistes en 68-70, comme cela a été la génération des résistants en 1946. C'est ainsi que les prisons ont évolué. C'est grâce aux gens qui y étaient et qui n'avaient pas l'habitude d'y être. Je ne sais pas s'ils le méritent ou pas, je ne porte pas de jugement sur le sujet. En tout cas, c'est notre rôle historique.
Sachez qu'un grand nombre des gens qui ont été en prison et qui sont de notre groupe n'arrivent à parler que quand ils sont dans le groupe et en pleurant, quelquefois 15 à 20 ans après. Effectivement, parler sur ces sujets est pour nous une épreuve sur laquelle nous avons décidé de passer, mais qui n'est pas très agréable ni la veille ni le lendemain.
Les membres du groupe Mialet savent que les droits de l'homme sont quotidiennement bafoués dans nos prisons et tout particulièrement dans nos maisons d'arrêt. Ils entendent en témoigner.
Les membres du groupe Mialet savent que le système pénitentiaire ne remplit pas les fonctions que lui demande la société : loin de préparer à la réinsertion des détenus, il est un centre de perfectionnement onéreux aux métiers de la délinquance. Ils entendent proposer des réformes susceptibles de mettre fin à cette gabegie.
Enfin, les membres du groupe Mialet s'élèvent contre l'idée défendue par l'administration pénitentiaire - et retenue par la Chancellerie - qui veut qu'il faille toujours plus de moyens, plus de gardiens, toujours plus de prisons, toujours plus d'argent... tout de suite, tout de suite... Ils savent qu'il faut, au contraire, prendre le temps de mettre à plat les problèmes qui se posent et de concevoir de nouvelles réponses à mettre en oeuvre pour les résoudre.
Il faut réaffecter les moyens et le problème n'est pas matériel, il est psychologique et il est de rapports humains.
Autrement dit, arrêtons de dire que le problème, ce sont les cafards dans les prisons. Si les cafards pouvaient parler, on serait content de les avoir. Si l'on arrivait à élever les petites souris, on serait content de les avoir. Le problème n'est pas celui-là. Le problème est la torture psychologique et les rapports humains à l'intérieur de la prison. C'est cela le sujet que nous vivons, qui est la demande des détenus qui nous demandent de parler.
Nous parlons car c'est notre devoir, et à la demande des détenus d'hier, d'aujourd'hui et peut-être de demain que nous sommes tous plus ou moins.
La nécessité des prisons ne fait pas de doute, mais la mission qui leur a été dévolue a évolué en fonction de l'idée qu'a la société de la liberté des hommes et partant de leur responsabilité. Cette mission découle aujourd'hui en France du mélange de différents objectifs :
- celui des maisons d'arrêt est de garder les personnes mises en examen à la disposition du juge d'instruction,
- celui des centres de détention est de punir et d'amender les condamnés et celui des centrales de retenir les plus dangereux d'entre eux à l'écart de la société qu'ils menacent.
La distinction n'est d'ailleurs pas absolue puisque les courtes peines, celles qui concernent les délinquants les plus susceptibles d'être rapidement réinsérés dans une vie normale, sont effectuées dans les maisons d'arrêt.
Il y aura sans doute toujours des personnes que la société dans laquelle ils vivent considérera comme inamendables, du moins à court ou moyen terme, -un exemple est donné dans Le Monde de ce soir me semble-t-il- et qu'elle se souciera de garder à l'écart, faute de mieux. Le système pénitentiaire est actuellement organisé matériellement pour remplir cette mission. Il le fait avec efficacité : la France est le pays d'Europe où il y a le moins d'évasions. Mais l'administration pénitentiaire conçoit ses établissements comme si tous les pensionnaires relevaient de cette catégorie qui en réalité ne concerne qu'une faible proportion d'entre eux.
Il n'y a en France que 500 personnes dans le fichier des détenus particulièrement signalés. En Angleterre, il existe six établissements de haute sécurité ; ils comptent environ 2 500 places.
Les textes en vigueur prévoient au contraire que la prison doit réhabiliter les personnes qui lui sont confiées et leur permettre de se réinsérer dans la société.
Je vais maintenant parler des droits de l'homme.
Les droits de l'homme sont bafoués essentiellement pour deux raisons, l'une est effectivement matérielle et concerne tous les établissements, l'autre est structurelle et concerne les maisons d'arrêt.
Il est exact que nos établissements pénitentiaires sont vieux, mal entretenus et surpeuplés.
Mais la France compte 39 000 cellules qui "offrent" 49 000 places. La solution aux problèmes matériels actuels - en particulier aux nombreux problèmes liés à la surpopulation - ne consiste pas à augmenter le nombre de prisons, le nombre de cellules. Le groupe Mialet propose de diminuer le nombre des prisonniers.
Ainsi que les textes le prévoient depuis bientôt deux siècles, il ne devrait pas y avoir plus de deux ou trois mille personnes en détention provisoire dans l'attente d'un jugement : il y en a actuellement 20 à 25 000 !
En 1819, le Gouvernement dans une circulaire écrivait : "La mise en liberté doit être accordée toutes les fois que la caution est une garantie suffisante..." En 1855 : "Les magistrats se montreront très réservés dans l'emploi des mandats de dépôt..." En 1900 : "En matière correctionnelle tout homme qui a un foyer et une profession stable ou des attaches quelconques dans le pays où il habite ne doit être placé qu'exceptionnellement sous mandat de dépôt". En 1947, devant l'insuccès d'une nouvelle circulaire signée par lui sur ce même sujet, André Marie écrit : "Il est bien décourageant de constater que de pareilles instructions sont négligées."
Vous avez bien lu : il s'agit d'instructions données par les gardes des Sceaux à leur parquet ! Et l'on parle aujourd'hui de couper le lien entre la Chancellerie et le parquet !
Il ne faut pas se contenter de diviser par presque dix le nombre des détentions provisoires, il convient également de distinguer parmi les détenus ceux qui sont effectivement dangereux, irrécupérables qu'il faut, faute de mieux, mettre à l'écart de la société, de tous les autres qui ne rêvent en aucun cas de s'évader pour recommencer à tuer, violer et voler. Ceux-là il faut les encadrer pour les préparer à se réinsérer, et donc, consacrer moins de moyens aux cages et plus aux éducateurs. Enfin il faut multiplier les peines alternatives et les libertés conditionnelles sous contrôle judiciaire.
Il est des contrôles judiciaires qui peuvent être extrêmement stricts, des peines alternatives utiles et pédagogiques : combien de prisonniers ont-ils été mobilisés pour lutter contre la marée noire de l'Erika ? Combien contre les incendies de forêts ? Sans parler des peines alternatives qui restent à imaginer ou à copier sur des pratiques étrangères.
Il ne faut pas oublier que nos maisons d'arrêt ont été - et sont toujours - conçues et construites pour accueillir des présumés innocents et les transformer en présentables accusés, étant entendu qu'un accusé est d'autant plus présentable au tribunal qu'il a avoué ! Pour le convaincre la garde à vue d'abord, la détention provisoire ensuite, n'épargneront aucune humiliation, aucune séance de déshabillage, aucune torture psychologique.
Le port des menottes, des entraves, est systématique contrairement à ce que prévoit le code de procédure pénale. Lors des transferts, l'utilisation de chaînes, aux mains et aux pieds, ne se justifie pourtant qu'exceptionnellement.
En particulier, quand vous les voyez arriver à l'hôpital Cochin, et qu'ils arrivent à peine à marcher, on se demande vraiment à quoi on joue.
Les fouilles à corps sont multipliées alors qu'elles ne servent généralement à rien, parce que l'on ne cache pas un revolver dans ses entrailles et que, d'autre part, elles sont bien incapables de faire en sorte que la prison ne soit pas le lieu de tous les trafics. Mon collègue y reviendra.
Pourquoi les gardiens de la pénitentiaire fouillent-ils un prisonnier que leur remettent les gendarmes et réciproquement ? Pourquoi fouiller un détenu à son arrivée dans un centre de semi-liberté ? Il vient d'une maison d'arrêt et sera dehors une heure plus tard ! Les fouilles à corps pourraient être réservées à des conditions bien précises, mais même dans le cas de personnes soupçonnées de terrorisme rien ne justifie six touchers rectaux par jour !
Les installations sanitaires ne respectent pas le minimum de décence. A chaque instant un gardien peut entrer chez un détenu occupé à satisfaire un besoin naturel ; or dans beaucoup d'établissements il n'y a pas de muret pour isoler la partie réservée aux soins du corps du reste de la pièce.
La saleté, les rats et les cafards favorisent la régression psychologique des détenus au stade infantile où ils étaient bercés d'histoires de croquemitaines, des cages de Louis XI et des brodequins de l'Inquisition.
En prison il n'y a pas de présomption d'innocence ; tout détenu désigné comme "pointeur" sera considéré comme tel par ses voisins avec tout ce que cela implique comme brimades, psychologiques, physiques et sexuelles. Les gardiens laissent faire. Les membres du groupe Mialet peuvent témoigner de nombreuses scènes de passages à tabac ou de lynchage, y compris dans les cours de promenade sous les yeux des représentants de l'administration.
Toutes ces humiliations ne peuvent qu'avilir les prisonniers - et... on ne le dit pas assez... également les gardiens - accumuler dans leur coeur des haines qui ne leur permettront pas de retrouver une place dans la société, ni les uns, ni les autres, ni les délinquants ou les présumés innocents, ni les gardiens, qui leur interdiront même de désirer retrouver une place dans la société.
Répétons-le, ce système n'est pas la conséquence d'un manque de moyens ; il n'est pas la conséquence de la vétusté de certains établissements, il a été consciemment organisé. Il ne disparaîtra pas sans que disparaisse également le culte de l'aveu qui constitue actuellement la pierre de base de la procédure pénale. Cela implique une véritable révolution culturelle impossible à réaliser sans abandonner notre procédure inquisitoire.
Pour que la volonté du législateur ne soit pas ignorée par le corps judiciaire, il convient d'instituer un numerus clausus - ainsi que cela existe dans les centres de semi-liberté et dans les établissements privés - de sorte que les directeurs d'établissements pénitentiaires aient l'obligation de ne plus accepter de nouveaux détenus dès lors que leur établissement est plein !
M. Jean-Jacques Prompsy - On est incarcéré car on a violé une loi. La question qui se pose est de savoir dans quel état on va sortir.
Va-t-on sortir de la prison convaincu qu'il faut rester dans le droit chemin ou va-t-on sortir de la prison convaincu que seul est important dans la vie l'argent, que peu importe les moyens que l'on prendra pour trouver cet argent pourvu que l'on ne soit pas pris ?
Aujourd'hui, le système fabrique malheureusement une immense majorité de gens convaincus de la deuxième hypothèse.
On pourra parler quelques instants de ce qui les convainc de cette mauvaise hypothèse et ensuite suggérer quelques pistes qui permettraient au contraire de leur offrir une pédagogie qui les convaincrait d'aller dans le droit chemin.
Premièrement, je le répète, on est incarcéré parce que l'on a violé un texte. La pédagogie de l'exemple voudrait qu'en prison les textes soient scrupuleusement respectés. Il n'en est malheureusement rien. Tous les détenus informés par les autres détenus, par leurs avocats, par leurs lectures savent qu'il faut un détenu dans 14 m². Ils sont trois ou quatre dans 9 m². Ils savent qu'il faut que l'air et la lumière passent par la fenêtre ; or, les fenêtres en plus des barreaux, ont des grillages de cage à oiseaux qui laissent passer un peu l'air et pas du tout la lumière.
Ils sont dans des cours de promenade au plafond desquelles il y a des grillages que la législation européenne condamne complètement.
Il en est de même de tout ce qui touche à l'intimité corporelle des détenus.
On vous dit : " Je vous incarcère car vous avez violé un texte " ; or, les gens le font devant vous délibérément et cyniquement. Quand on vous dit que l'on vous incarcère car vous ne respectez pas la loi, mais quand le directeur de La Santé publie des chiffres sur les suicides dans sa prison au cours de l'année écoulée et que le médecin chef de La Santé publie un communiqué disant que les chiffres sont faux, on n'est pas un bon pédagogue des détenus dont on a la responsabilité.
Deuxième chose qui ne va pas, c'est le rôle de l'argent en prison.
En prison, il faut de l'argent, la vie y est chère. La télévision coûte 65 F par semaine. On n'a pas le droit de recevoir une paire de chaussures de sa famille, mais on a le droit de s'acheter une paire de baskets à 600 F. On n'a pas le droit de recevoir des affaires de toilette de sa famille, du dentifrice, et à l'intérieur les prix sont exorbitants.
Si vous êtes riche -peu importe d'ailleurs d'où vient votre argent, et nous avons des exemples de proxénètes qui avaient certains membres de leur personnel venant déposer des sous au greffe- tout va bien.
Si vous n'en avez pas, vous pouvez travailler dans la mesure où il y a du travail. Malheureusement, le travail n'est pas toujours pédagogique.
On cite avec horreur l'exemple de Fresnes où à une époque les détenus étaient payés pour découdre des étiquettes " made in Taiwan " et recoudre des étiquettes " made in France ". Ce n'était pas pédagogique.
Ils travaillent selon des horaires à peu près habituels pour toucher en gros 350 ou 400, 450 F. Là aussi, ils ont le sentiment que les textes ne sont pas respectés.
Tous ceux qui n'ont pas d'argent et qui ne peuvent pas travailler sont souvent contraints d'accepter des privautés, et quelquefois des privautés sexuelles, pour être capables de cantiner. C'est tout à fait anti-pédagogique.
Troisièmement, la place de la famille devrait être fondamentale.
Rappelez-vous qu'il s'agit de gens et souvent de jeunes gens qu'il s'agit de réinsérer dans la vie sociale. Dans la vie sociale, la cellule familiale est fondamentale.
On a assez parlé à propos du drame des banlieues de la perte de respect des jeunes vis-à-vis des pères de famille qui parlent moins bien le français qu'eux, qui sont souvent chômeurs.
C'est le même phénomène qui se passe en prison quand les permis de visite sont retardés pendant une semaine ou un mois, quand les familles font la queue dehors sous la pluie, par tous les temps, lorsqu'elles sont mal reçues, souvent avec agressivité et dans des parloirs que l'on n'ose pas décrire tellement ils sont misérables et où les enfants n'ont pas leur place.
Il faut aussi, c'est un sujet un peu délicat, ne pas éluder le problème de la sexualité. Elle est omniprésente en prison où je vous le rappelle les préservatifs sont distribués gratuitement. A la porte des infirmeries, vous avez un immense sac rempli de préservatifs dans lequel vous pouvez vous servir.
Je vous rappelle aussi qu'à Châteauroux, je ne voudrais pas généraliser, il y a une chaîne de télévision interne à la prison qui, tous les vendredis soirs, passe successivement deux films pornographiques hard.
Je vous rappelle enfin que des jeunes gens sont à quatre ou cinq dans la même cellule et on s'étonne, on s'indigne qu'il se passe quelquefois des choses qui pourraient sembler quelque peu compréhensibles.
Enfin la formation, je n'aurais qu'un mot à dire, elle est malheureusement inexistante, sauf quelques brillantes exceptions qui font penser qu'elle est possible puisque M. Boucheron à Gradignan a fait passer leur bac à plusieurs détenus, puisqu'à Nanterre, il y a des cours de théâtre, des cours d'électronique, mais ce sont malheureusement des exceptions.
Que faut-il faire ? Car il ne suffit pas de critiquer, je crois que tout le monde est à peu près d'accord sur la critique.
Très clairement, il doit y avoir en France non pas 55 000 prisonniers avant les grâces présidentielles et 50 000 après, ce qui est une façon curieuse d'ailleurs de mettre les gens en liberté ; il doit y en avoir 20 000. Ce qui permettra de transférer des moyens en diminuant le nombre de gardiens et en augmentant le nombre de travailleurs sociaux. Pour 100 détenus, il y a 38 gardiens et un travailleur social. C'est la première chose à faire. Si la surpopulation diminue, on trouvera plus facilement du travail pour tout le monde, surtout si l'on prend la décision de confier des travaux d'entretien des bâtiments aux prisonniers, il y en a beaucoup qui ne demandent que cela.
Deuxièmement, il faut envisager des peines alternatives. Il y en a beaucoup à l'étranger. Il y en a assez peu en France. J'ai été dans un centre de semi-liberté, il y avait beaucoup de places de libres, aucune surpopulation. Or, chacun sait que ces étapes progressives vers un retour à la liberté diminuent la récidive.
En Angleterre, il y a ce qu'ils appellent la " home detention ", c'est-à-dire que vous êtes en prison chez vous et éventuellement un bracelet électronique peut s'assurer que vous y êtes bien, avec le droit ou non d'aller travailler.
Ce sont des solutions infiniment moins chères. Une journée de détenu coûte de 400 à 500 F.
Enfin, nous avons réfléchi, nous ne sommes pas de ces utopistes qui disent qu'il ne faut plus de prisons, nous pensons même que, pour faire face aux violences d'un grand nombre de jeunes dont nous souffrons tous, y compris eux-mêmes, il ne faut pas faire disparaître les prisons. Mettre en prison un jeune qui a été violent, c'est peut-être la seule façon de lui faire comprendre qu'il a franchi une limite. Mais à condition que le mettre en prison ne soit pas le jeter à ne rien faire dans un cul de basse fosse avec cinq autres personnes qui vont lui apprendre comment on obtient des faux papiers ou comment on vole des voitures. Il faut le mettre seul dans une cellule. Il faut l'accueillir et lui dire : "On va t'expliquer pourquoi tu es là, pourquoi la société estime que tu as eu tort de faire cela." Et il faut lui demander quelle est sa situation du point de vue de la formation, de ses papiers, de sa santé et de sa famille. Faisons une espèce de bilan comme on le faisait par le passé à l'armée. Et peut-être que l'on pourrait lui suggérer des pistes.
Les entreprises de transport en France à l'heure actuelle ne trouvent plus de permis poids lourd. Pourquoi ? Parce que le permis poids lourd était en grande partie donné par l'armée française qui forme de moins en moins de conducteurs.
Offrir à des jeunes détenus la possibilité de passer un permis poids lourd pour les aider à se réinsérer permet de leur donner une occasion, qui est tout à fait fondamentale pour les récupérer, de se sentir bons. C'est pour cette raison que l'on parlait de la marée noire tout à l'heure. Ils auraient côtoyé des gens qui bénévolement venaient lutter contre une pollution en se sentant bons. Il faut leur faire comprendre qu'ils doivent être du bon côté de la barrière et se réintégrer, les parrainer peut-être. Si l'on vient nous demander à nous membres du groupe Mialet de parrainer des jeunes en prison, bien entendu nous répondrons oui.
Il y a donc bien des pistes qui passent toutes par la diminution de la surpopulation et la mise en place d'un numerus clausus.
Voilà ce que je voulais vous dire sur l'efficacité de ce que l'on pourrait faire pour que la prison ne soit plus un centre de perfectionnement au métier de la délinquance.
M. Loïk Le Floch-Prigent - Sur le dernier point évoqué par M. Prompsy, dans notre expérience, la plupart des détenus ne comprennent pas pourquoi ils sont là et cela c'est la fin du processus de réinsertion.
Quand vous êtes mis en prison parce que vous êtes sans papier, vous ne comprenez pas pourquoi. Il y a à l'heure actuelle un nombre de sans papiers important en prison.
Lorsque vous êtes pris avec un peu de shit dans la rue et que la première chose que vous apprenez c'est comment en avoir bien plus en prison à travers le système mis en place, vous ne comprenez pas pourquoi on vous a sorti d'un lieu qui est la rue où vous pouviez avoir un peu de shit alors que vous en trouvez dix fois plus en prison. Vous avez beau vous dire que vous avez fait mal, vous vous demandez ce que vous faites ici et ce que font les gens qui sont là.
C'est l'incompréhension qui est l'élément principal que nous avons trouvé lors de notre expérience.
M. le Président - Merci de ce témoignage et de ces réflexions.
Je vois quand même une petite contradiction par rapport à d'autres systèmes pénitentiaires. Nous partageons le sentiment, avec le Président Badinter, que le numerus clausus n'est pas un très bon terme, mais que " plafond " serait meilleur.
M. Loïk Le Floch-Prigent - Je suis d'accord avec " plafond " .
M. le Président - Que l'on puisse dire que, si un établissement est plein, on ne peut pas en rajouter, on ne peut pas continuer à mettre des détenus à trois, quatre par cellule. Dans certains établissements, on a vu encore mieux ! On a même vu des dortoirs avec 15 ou 18 personnes.
On a eu l'occasion de voir le système néerlandais. Il apparaît que, si l'on diminuait la détention provisoire et la durée des détentions provisoires, on n'arriverait pas à un nombre de détenus en France aujourd'hui, bien supérieur à celui d'autres pays européens. C'est une constante de tous les pays européens.
Il y a quand même un problème de moyens que vous avez dénoncé parallèlement. On peut faire ce constat aussi maintenant après un certain nombre de visites dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de vie ne sont pas dignes en matière d'hygiène et de promiscuité. Si l'on veut assurer une formation, un travail décent, etc., des parloirs, il faut mettre à niveau et cela suppose des moyens importants. Surtout si l'on veut mettre aussi des personnels socio-éducatifs, des personnels éducatifs en nombre plus important, même si depuis 1994 le système de santé, sans être parfait, s'est amélioré.
M. Loïk Le Floch-Prigent - J'ai dit au départ que nous étions majoritairement des chefs d'entreprise. Par conséquent, nous raisonnons en chef d'entreprise, c'est-à-dire que nous disons voilà quels sont les objectifs, les moyens mis à disposition, les résultats.
Si jamais nous étions chefs de l'entreprise de la réinsertion, nous aurions un zéro pointé et nous aurions droit d'aller ailleurs.
Par exemple, si vous avez comme fonction de faire des voitures et que vos voitures vont dans le décor dès qu'elles ont fait cinq kilomètres, vous ne restez pas très longtemps chef d'entreprise.
Si celui à qui cela arrive dit que c'est parce qu'il n'a pas assez de moyens, le chef d'entreprise rigole et il lui dit qu'il s'y est mal pris.
Donc, notre sentiment, c'est que l'on s'y prend mal, c'est-à-dire qu'avec les moyens dont on dispose, on s'y prend mal. C'est mon sentiment de chef d'entreprise. Continuer à raconter qu'il n'y a pas assez de moyens, c'est faux. Les moyens ne sont pas bien affectés.
Prenez, par exemple, le cas d'un détenu qui va à l'hôpital. Vous voyez tout ce que cela coûte pour l'envoyer à l'hôpital et vous voyez tout ce que cela coûte de le garder à l'hôpital. Si le type vient d'être opéré et qu'il ne peut pas se déplacer, le fait d'avoir deux gardiens qui font les 3x8 pendant tout le temps qu'il est à l'hôpital, c'est vraiment d'une stupidité totale.
On peut multiplier ces exemples. Si vous mettez sur un pied d'égalité celui qui a pris de la drogue, le violeur et le délinquant économique, vous n'en sortez pas. De la même façon, si vous mettez sur une chaîne d'automobiles quatre ou cinq sortes de véhicules et que vous pensez qu'à la sortie vous allez avoir ces véhicules, vous ne les aurez pas à la sortie.
Il n'y a pas de contradiction. Nous pensons qu'il y a des conditions matérielles qu'il faut réformer, mais que c'est l'ensemble du système qu'il faut réformer pour arriver à un objectif. Nous raisonnons là complètement en chef d'entreprise. Continuez, dépensez trois, quatre, cinq fois plus d'argent, vous aurez toujours une voiture qui rentre dans le décor.
M. Jean-Jacques Prompsy - Effectivement, l'administration pénitentiaire est une entreprise et il y aurait là l'occasion de bâtir un projet d'entreprise et à moyens constants on changerait tout.
Un ou deux exemples.
J'ai été conduit de La Santé au centre de semi-liberté de Versailles dans un véhicule avec trois gardiens. Arrivé à Versailles, j'ai signé le registre et on m'a dit : "Monsieur, vous êtes libre". Autrement dit, on m'aurait donné un ticket de métro, j'allais à Versailles et cela aurait épargné cette dépense.
Deuxième exemple, toutes les prisons ont trois enceintes, des barbelés, des miradors, des gens avec des fusils, des balles dans la culasse des fusils, des projecteurs la nuit. Cela s'adresse à 2 ou 3 000 personnes dangereuses.
Nous avons des exemples concrets de ces trois prisonniers à Perpignan que l'on a mis à désherber dehors. Le soir, ils sont rentrés, sauf un qui était à la porte en train de frapper pour rentrer dans la prison car il ne voulait pas être considéré comme évadé.
Dans les prisons, si les portes étaient ouvertes, 80 % des gens ne s'en iraient pas car la police les récupéreraient deux heures plus tard.
Donc, ces trois enceintes ne sont pas nécessaires dans les nouvelles prisons si celles-ci ne sont pas des centres pour fauves dangereux. L'Angleterre a 2 500 places pour des fauves dangereux. En France, toutes les prisons sont traitées sur le même pied. Songez à l'économie.
On parle de 1,8 milliard de francs pour construire trois nouvelles prisons. Si c'est à la place d'anciennes, pourquoi pas. On peut même faire de l'immobilier, il y a des terrains superbes. Ce n'est pas le but car nous ne sommes pas pour les prisons éloignées. Nos anciens qui prévoyaient déjà au siècle dernier une personne par cellule les mettaient dans le centre de la ville pour ne pas couper les liens familiaux. On devrait être capable de faire ce qu'a fait Napoléon III.
Nous confirmons qu'en tant que chefs d'entreprise nous pourrions arranger les choses.
M. Loïk Le Floch-Prigent - A mon avis, les droits de l'homme ne sont pas respectés, en particulier en ce qui concerne les fouilles corporelles ; mais du point de vue de l'efficacité du système, vous pouvez pratiquement tout obtenir en prison si vous le voulez. Je vous assure qu'à force de se déshabiller, on sait faire. Quand on a huit à dix fouilles corporelles par jour, ce qui m'est arrivé, on sait faire.
M. Marcel Lesbros - J'ai la particularité d'être sénateur et d'avoir été médecin de prison pendant 30 ans dans une maison d'arrêt qui était remarquable, qui était à Gap et qui existe toujours. Tout se passait en famille avec une quarantaine de détenus, et tout allait bien.
Et puis je me suis intéressé à la vie pénitentiaire. Etant médecin, avec un certain souci humaniste, j'ai un peu regardé ce qui se passait partout. J'ai visité des prisons, celles que mes collègues visitent actuellement.
En définitive, il y a, d'une part, la société qui veut se protéger et, d'autre part, des gens que l'on essaye de réinsérer. Tout cela est difficile à faire. Mais si l'on me demandait de répondre par oui ou par non, je serais plutôt partisan de ceux qui disent qu'il faut bien entendu réformer le système pénitentiaire, mais peut-être pas le supprimer. Il faut évidemment faire en sorte que le système pénitentiaire soit adapté dans ses fonctions et dans son système de détention qui ne rapporte rien. Il faut réfléchir là-dessus.
Ce que l'on fait dans les petites prisons, si on le faisait dans les grandes, ce serait possible. On a sorti des gens avec la mairie pour travailler. Le travail c'est la rédemption. Le travail, c'est ce qu'il faut essayer de développer chez tout le monde et chez les détenus en particulier. Il faudrait avoir un tuteur pour ces gens-là.
Je pense que le système pénitentiaire est complètement à réformer, mais certainement l'insertion doit venir par le travail.
M. Jean-Jacques Prompsy - Oui, absolument. C'est pour cette raison qu'il faut trouver du travail en prison pour tout le monde. Cela passe par la diminution de la surpopulation.
Il existe, nous venons de l'apprendre, un JET (jeune en équipe au travail) organisé avec le concours de l'armée française qui recueille chaque année 500 jeunes pour faire des stages et qui les met au travail avec des résultats assez efficaces ; nous allons le visiter dans quelques jours.
M. Robert Badinter - Je me souviens très bien de M. Le Floch-Prigent en 82, en d'autres lieux, quand je suis venu lui demander une augmentation urgente et importante pour les prisons ; nous étions déjà en difficulté budgétaire. Laissons les souvenirs de côté. Il s'agit de l'actualité.
Première observation, vous avez évoqué à la fin qu'il fallait avoir sur la gestion des prisons un oeil plus entreprenarial, c'est-à-dire que le service public est aussi mal géré qu'on peut le concevoir, ce dont je suis absolument convaincu.
Vous suggéreriez à cet égard que l'on fasse un audit de gestion des prisons, sans aucun souci partisan, mais simplement pour se rendre compte de la façon dont on les gère.
M. Loïk Le Floch-Prigent - J'adhère complètement au propos.
M. Robert Badinter - Il y a une déperdition inouïe d'énergie, d'hommes, de temps, d'argent dans les prisons.
Je remarque quand même que la privatisation des prisons, je l'indique au passage, vous l'avez aux Etats-Unis, et dans les Etats où l'on a privatisé, le nombre des détenus n'a pas cessé d'augmenter ; c'est devenu un business avec l'espérance même d'être coté en bourse, ce qui veut dire que la valeur augmentera d'autant plus que l'on aura plus de détenus à gérer. A cet égard, je serai toujours un adversaire farouche de la privatisation des prisons.
M. le Président - C'est de la gestion déléguée d'un certain nombre de missions.
M. Robert Badinter - Je n'ai pas parlé de la gestion déléguée, mais de la privatisation des prisons. Elle est confiée en tant que telle à l'industrie privée et elle devient une source de profit, ce qui ne peut pas être.
Sur la gestion et sur les techniques de gestion, je suis absolument convaincu de la nécessité d'un tel audit. L'un de vous deux serait-il disposé le cas échéant à y participer ?
M. Loïk Le Floch-Prigent - Les deux.
M. Robert Badinter - Je suis convaincu qu'à cet égard vous rejoindrez l'intérêt général.
Concernant la question des visiteurs de prison, les personnes étrangères qui viennent dans les prisons, avez-vous eu le sentiment qu'il y en avait beaucoup et était-ce utile pour le moral des détenus ? La solitude est un vrai problème et tout regard extérieur porté sur la prison, toute personne qui vient de l'extérieur et porte un regard sur la prison aide à la transformation de la prison.
M. Loïk Le Floch-Prigent - Il n'y a pas beaucoup de visiteurs de prison. L'expérience que j'ai eue, je laisserai Jean-Jacques donner la sienne, est que, lorsque les individus sont perdus, ce sont des personnes d'une grande sensibilité et c'est d'une efficacité exceptionnelle. D'ailleurs, les grands visiteurs de prison, quasiment parrainent les détenus à la suite de leur sortie. Il y a des cas de réinsertion exceptionnels.
Je ne sais pas comment on arrive à avoir envie d'être visiteur de prison et à le rester aussi longtemps que ceux que j'ai rencontrés ici ou là, mais c'est d'une exceptionnelle efficacité. Quand je raisonne en chef d'entreprise, en efficacité, il n'y a pas de doute que c'est la mesure la plus efficace à l'intérieur de la prison. C'est ce qu'il y a de plus efficace pour moi.
M. Robert Badinter - Là-dessus, nous aurons l'occasion d'en faire état car il n'y a pas assez de connaissance dans le public de la possibilité d'être visiteur de prison. Les gens ne le savent pas. On ne manque pas à cet égard dans certains milieux de femmes et d'hommes de qualité pour le faire, mais c'est très difficile. Il faudra reprendre cette question.
M. Robert Bret - Il en faudrait un pour 20 détenus.
M. Loïk Le Floch-Prigent - Pour les cas de tentative de suicide ou de tentative de mutilation, le suicide réussit hélas, s'il y aurait eu des visiteurs de prison, on aurait évité une grande partie des suicides. C'est mon sentiment profond.
M. Robert Bret - Quelqu'un qui est en détresse, et notamment qui souffre de troubles psychiatriques, ne demandera peut-être pas automatiquement ni un visiteur de prison, ni une assistance médicale.
M. Loïk Le Floch-Prigent - Je vous parle des gens que j'ai connus à l'intérieur de la prison.
M. Robert Badinter - Une dernière question en m'excusant de faire appel à votre expérience personnelle, quand vous êtes arrivé à la maison d'arrêt, au moment où l'on vous a remis ce que l'on appelle, je crois, encore le paquetage, vous a-t-on remis le guide des droits du détenu ?
M. Loïk Le Floch-Prigent - Non.
M. Jean-Jacques Prompsy - Non.
M. Loïk Le Floch-Prigent - Je connais la portée de votre question et je vous dis non et aucun d'entre nous ne l'a jamais eu.
J'ai fort heureusement ultérieurement à mon entrée en prison eu connaissance du guide du prisonnier de l'OIP. Dans notre environnement proche, nous en avons acheté un grand nombre que nous avons largement diffusés à l'ensemble de détenus qui ne pouvaient pas l'avoir.
M. Robert Badinter - Sur ce point, je souhaite que, lors de l'élaboration du rapport, on y revienne.
M. le Président - Ce guide existe et détaille les droits des détenus, ainis que les grandes lignes du règlement intérieur.
M. Robert Badinter - J'avais prescrit que tout détenu rentrant devait avoir le guide des droits.
M. Jean-Patrick Courtois - J'avoue ne pas bien comprendre la question du Président Badinter et la réponse de M. Le Floch-Prigent car lorsque l'on a visité La Santé, la première chose que l'on nous a donnée, c'est ce fameux guide.
M. Robert Badinter - Lorsque j'étais à la Chancellerie, une circulaire avait été prise indiquant que, dans le paquetage, devait se trouver obligatoirement le guide des droits du détenu. C'était il y a fort longtemps. Il en reste beaucoup en stock.
M. Jean-Patrick Courtois - Lors de notre visite à La Santé, on me l'a remis.
M. le Président - Vous n'y avez pas été dans les mêmes conditions.
M. Jean-Patrick Courtois - C'est vrai.
Quand on a visité La Santé, on nous a remis le paquetage donné aux détenus. Dedans, il y avait le livre. Je le sais car je l'ai gardé. Donc, on nous a menti en nous disant que le guide était remis à tout le monde ; c'est inexact, puisqu'on nous dit le contraire.
M. Robert Badinter - Vous aviez le paquetage complet.
M. Jean-Patrick Courtois - Ce qui veut dire que l'on ment à la commission d'enquête en lui faisant croire que l'on donne un guide des droits aux détenus alors qu'on ne le donne pas.
Je souhaiterais que l'on demande par écrit au directeur de La Santé de nous dire officiellement s'il remet ou pas ce livret, ce qui est recommandé par la circulaire Badinter.
M. Loïk Le Floch-Prigent - Je suis rentré à La Santé dans la nuit du 4 au 5 juillet 1996, vraisemblablement aux alentours de minuit, une heure du matin. J'ai disposé de mon paquetage sans le livret.
M. Jean-Patrick Courtois - Donc, j'insiste car c'est assez grave. On fait une commission d'enquête pour savoir ce qui se passe réellement. On nous dit : "Voilà exactement ce que l'on remet au détenu." On est censé le croire. Et on apprend qu'on ne leur remet pas le livret. Cela veut dire que l'on ment à la commission d'enquête. Ce n'est plus la peine de faire des commissions d'enquête si des personnes s'amusent à ne pas dire la vérité. On l'a vu dans d'autres commissions d'enquête.
M. Loïk Le Floch-Prigent - C'est la raison pour laquelle le groupe Mialet s'est constitué et regroupe des usagers de la prison et c'est la raison pour laquelle nous souhaitons être entendus aussi bien du garde des Sceaux que de la commission sénatoriale, ce dont je vous remercie encore.
Je rappelle également que nous avons le sentiment que, puisque l'administration pénitentiaire est une administration, le médiateur de la République et des gens du médiateur de la République pourraient être des intermédiaires efficaces entre les détenus et l'administration.
Je crois beaucoup à l'utilisation du médiateur de la République et de ses délégués à l'intérieur des prisons pour justement que les droits des détenus soient connus et qu'ensuite ils soient appliqués. C'est absolument fondamental. C'est un des points sur lequel nous sommes le plus attachés. C'est un élément que je pense avoir oublié dans mon exposé liminaire.
M. le Président - Il n'y a pas forcément contradiction si l'on regarde les dates. Peut-être qu'en 1996 à La Santé, on ne remettait pas ce guide.
M. Jean-Patrick Courtois - La circulaire de M. Badinter est bien antérieure à 1996.
M. le Président - La pratique a peut-être changé. Il y a eu beaucoup de réflexions, c'est dommage que notre rapporteur soit parti, de la part de la commission Canivet sur le contrôle externe. Nous avons entendu tout à l'heure des magistrats, on leur a parlé du contrôle de la magistrature sur les établissements pénitentiaires, leur efficacité paraissant minime.
Ne pensez-vous pas qu'un contrôle externe est indispensable pour faire évoluer l'administration pénitentiaire ?
M. Loïk Le Floch-Prigent - Nous considérons que le contrôle externe est un élément majeur. Nous avons été convaincus au cours de ces derniers mois que l'utilisation des textes sur le médiateur de la République était probablement la meilleure façon de trouver la solution à ce problème.
Il commence à y avoir des médiateurs de proximité. Il suffit d'élargir leur champ d'action aux rapports entre les administrés des centres pénitentiaires et les administrateurs de ces centres. C'est vraiment d'une simplicité biblique. A moins que l'on considère que l'administrateur est hors la loi.
M. Jacques Donnay - Nous avons été très intéressés par les interventions de M. Le Floch-Prigent et de M. Prompsy. Cependant, on voudrait avoir une information complémentaire.
Vous avez dit, ce que j'ai compris du moins, qu'il faudrait un traitement différent selon les détenus, c'est-à-dire les délinquants économiques, les délinquants sexuels, les dealers et les auteurs de crimes de sang. Est-ce ce que vous avez voulu dire ?
M. Loïk Le Floch-Prigent - J'ai dit qu'il y avait, d'une part, la détention provisoire et, d'autre part, les condamnés, et qu'il fallait prendre en compte le caractère de dangerosité. Je me garde bien à l'intérieur de faire des catégories.
A partir du moment où l'on utilise les textes pour autre chose que ce pour quoi on les a votés, on a des problèmes.
Pour éviter que les délinquants majeurs ne fassent des choses affreuses en prison ou s'enfuient, on traite 55 000 personnes de la même façon, dont 25 000 présumés innocents. C'est le problème.
Pour arriver à mettre quelqu'un en détention préventive, on applique des textes. Vous serez intéressés, par exemple, de savoir que le président de la SNCF a été incarcéré pour la raison qu'il n'avait pas de garantie de représentation. Il se trouve que le président de la SNCF n'avait pas de téléphone à son nom. Le problème est de savoir comment utiliser les textes.
A un moment, on doit se mettre en face de nos responsabilités et savoir quels sont les textes, comment on les applique, pourquoi.
Il m'a été donné de voir à l'intérieur de la prison de La Santé des gens qui ne comprenaient pas pourquoi ils étaient là. Je les interrogeais et je continue à ne pas comprendre pourquoi ils étaient là. Je ne vois pas la différence entre des sans papiers qui étaient à La Santé et ceux qui étaient en dehors. Ils n'avaient rien fait d'autre que d'être sans papier. Ils étaient là depuis des mois. Ils parlaient difficilement le langage que nous parlons aujourd'hui. Ils ne comprenaient pas.
Ils étaient là en application des textes votés par le législateur dans une parfaite conformité à l'éthique.
M. le Président - Merci beaucoup. Votre mission est importante.
N'avez-vous pas l'impression, dans certains établissements, qu'il y a un régime VIP ?
M. Loïk Le Floch-Prigent - En ce qui nous concerne, c'est-à-dire le groupe Mialet, nous avons été en majorité à La Santé ou, si nous n'avons pas été à La Santé, nous avons été dans des endroits avec des cellules individuelles, et qui étaient séparés des autres, car c'étaient des endroits où l'on mettait des policiers et des gardiens de prison.
La séparation est justifiée par la crainte que les gardiens de prison et les policiers mal traités par les délinquants ; par conséquent il faut les isoler. On les isole dans un endroit où ils ne vont pas être en prison avec les autres.
D'ailleurs nous avons vu, Jean-Jacques et moi, beaucoup de gendarmes et de policiers en prison en six mois. On en a vu énormément. Nous étions marginaux par rapport aux policiers dans la prison.
M. Jean-Jacques Prompsy - Ce sont souvent des pointeurs.
M. Loïk Le Floch-Prigent - J'en ai côtoyé en particulier qui était les deux, c'est-à-dire policier et pointeur.
Ensuite, dans la mesure où les chefs d'entreprise avaient éventuellement le droit d'ouvrir votre porte, on s'est dit que l'on allait faire en sorte que cela ne se passe pas mal pour eux.
Nous ne plaidons pas aujourd'hui pour les conditions matérielles. Cela n'a pas été le sujet de nos interventions.
M. le Président - Merci beaucoup.
Audition de Mme Nicole
MAESTRACCI,
présidente de la Mission interministérielle de
lutte contre la drogue
et la toxicomanie
(24 mai
2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Nicole Maestraci.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous avons souhaité vous entendre car actuellement dans les prisons le nombre de détenus toxicomanes est important.
Du point de vue de votre mission, quels sont vos contacts avec l'administration pénitentiaire, quelles sont les actions que vous pouvez mener ?
Lorsque nous sommes allés dans les prisons britanniques, on nous a dit que c'était le sevrage absolu et que la drogue n'entrait plus. On a vu un établissement particulièrement sécurisé de ce point de vue. On nous dit l'inverse dans les prisons françaises.
Je vais vous laisser la parole. Ensuite, nous aurons quelques questions à vous poser.
Mme Nicole Maestracci - Merci, Monsieur le Président.
Tout d'abord, on ne fait pas visiter aux étrangers qui vont en Grande-Bretagne tous les établissements, de même que l'on ne fait pas visiter aux étrangers qui viennent en France tous les établissements et on ne leur dit pas toujours les mêmes choses.
Ce problème des produits présents dans les établissements pénitentiaires est un problème assez général. C'est lié aussi au fait qu'un certain nombre de conditions de détention sont libéralisées et que, nécessairement, dès lors qu'une prison est plus ouverte sur l'extérieur, elle n'est pas étanche et qu'un certain nombre de produits passent. Il en passe plus ou moins, mais l'offre du produit est tout de même moindre qu'à l'extérieur.
Je vais vous présenter d'une part ce que l'on sait aujourd'hui de la prévalence de la consommation dans les établissements pénitentiaires et ensuite vous dire ce qu'est le plan triennal et ce que l'on a déjà commencé à faire sur ces questions dans les établissements pénitentiaires.
D'abord, je rappelle que je préside une mission interministérielle qui est placée sous l'autorité du Premier Ministre. Dans cette mission interministérielle, le ministère de la Justice occupe une place importante. Une grande partie du plan triennal qui a été adopté par le Gouvernement en juin 1999 porte sur la question de l'articulation entre la justice et les politiques sanitaires et sociales d'une manière générale. La politique française dans ce domaine était très marquée par une sorte de schizophrénie entre la politique pénale d'un côté et la politique sanitaire et sociale de l'autre côté, de telle sorte que le ministère de la Santé conduisait une politique de réduction des risques qui a été menée mais dans l'indifférence absolue des magistrats, des policiers, des gendarmes.
Un des objectifs du plan qui a été adopté par le Gouvernement est de faire en sorte que cette politique soit une politique commune à l'ensemble des services de l'Etat et que chacun partage les mêmes objectifs dans ces domaines qui sont prioritairement des objectifs de santé publique.
Que sait-on aujourd'hui de la prévalence ?
La dernière enquête que nous avons faite est une enquête à l'entrée dans les établissements pénitentiaires. Elle date de 1997. Donc, elle est récente.
On constate qu'à l'entrée dans les établissements pénitentiaires, 32 % des détenus sont usagers de drogues illicites, un peu plus de 25 % usagers de cannabis, 14 % usagers d'héroïne, 9 % usagers de cocaïne ou de crack, 9 % usagers de médicaments détournés. C'est un chiffre en augmentation aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur, c'est-à-dire que plus les médicaments sont efficaces pour se soigner, plus la tentation est grande de les détourner de leur usage. Pour les trafiquants, c'est extrêmement facile à utiliser. En outre, sur le plan de la répression pénale, c'est relativement peu risqué, donc c'est un problème qui se développe énormément et d'ailleurs dans tous les pays européens. Enfin, on a 3,5 % d'utilisateurs d'autres produits qui sont soit des produits de synthèse, ecstasy, amphétamines, etc., soit des produits solvants, colle, etc.
Evidemment l'ensemble de ces pourcentages n'aboutit pas à 32 % car beaucoup de détenus sont utilisateurs de plusieurs produits. Nous n'avons plus aujourd'hui en prison ce que nous avions il y a une dizaine d'années, c'est-à-dire l'héroïnomane injecteur utilisateur d'un seul produit, mais nous avons des utilisateurs de nombreux produits qui passent d'un produit à l'autre et qui ne sont pas nécessairement dépendants, mais qui sont en tous les cas dépendants de l'usage de tel ou tel produit comme si à chaque humeur, à chaque difficulté de la vie correspondait un produit utilisable.
Concernant l'alcool, nous avons à l'entrée en prison environ 33 % de personnes qui ont une consommation problématique à partir des normes fixées par l'OMS, c'est-à-dire cinq verres réguliers par jour, ou cinq verres consécutifs en une seule fois, pendant la dernière semaine avant le jour de l'enquête. 33 %, c'est important. On verra que, sur ce point, très peu de choses ont été faites dans les établissements pénitentiaires ces dernières années.
Enfin, la question du tabac, 78 % des personnes sont des fumeurs, dont 20 % sont de très gros fumeurs.
Concernant les produits de substitution, environ 0,6 % à l'entrée sont sous méthadone et environ 6,3 % sont sous subutex ?
Voilà ce que l'on sait aujourd'hui sur la prévalence à l'intérieur des établissements pénitentiaires.
Je voudrais aussi donner deux autres éléments qui me paraissent intéressants.
Si l'on regarde les héroïnomanes ou les utilisateurs de produits injectables, au cours des derniers mois précédents l'incarcération, 13 % disent s'être injectés des produits pendant les trois premiers mois de l'incarcération, c'est-à-dire qu'ils se sont injectés des produits en prison et plus de la moitié d'entre eux en partageant leur seringue.
Quand on sait ce que signifie partager sa seringue pour un toxicomane, cela veut dire que l'on joue avec le feu.
Deuxième élément, c'est une enquête qui a été faite à partir des usagers de drogues qui fréquentent ce que l'on appelle les " structures de bas seuil " à l'extérieur, c'est-à-dire des lieux d'accueil pour des usagers de drogues très marginalisés, qui sont des usagers encore actifs, mais à qui on dispense un certain nombre de soins.
Sur les personnes interrogées, 6 % disent avoir commencé à s'injecter en prison. Ce qui ne veut pas dire qu'ils n'étaient pas usagers de drogues précédemment. Ils étaient usagers de produits divers car on ne devient pas usagers de drogues par hasard, on ne peut pas dire cela, mais en même temps ils se sont injectés pour la première fois en prison. Donc, ce sont des éléments qui doivent inquiéter.
Si on leur pose la question de savoir s'ils ont utilisé ce qui est à leur disposition en prison, c'est-à-dire de l'eau de javel pour désinfecter les seringues, seulement la moitié d'entre eux disent qu'ils en ont utilisé.
Voilà, ce sont les éléments que je tenais à soumettre à votre appréciation car ils me paraissent suffisamment graves.
Maintenant quelle est la prévalence des maladies infectieuses ?
Concernant les usagers de drogue par voie intraveineuse, 13 % de ceux qui sont en prison sont infectés par le virus du SIDA, 55 % sont infectés par le virus de l'hépatite C et 24 % par le virus de l'hépatite B. On a une diminution du nombre des détenus infectés par le virus du SIDA. En revanche, la situation par rapport à l'hépatite C est extrêmement préoccupante.
Par rapport à cette situation, quel est le dispositif actuel ?
Le dispositif actuel ne se caractérise pas par un manque de moyens, mais plutôt par une absence de coordination des différents acteurs.
Depuis 1996, on a des antennes toxicomanies dans 16 établissements pénitentiaires, mais 16 établissements pénitentiaires recouvrent à peu près un tiers de la population pénale, et ils sont implantés dans les régions où il y a le plus d'usagers de drogue.
Ces antennes sont placées sous la responsabilité des SMPR, dont je rappelle qu'ils sont au nombre de 26. Ils ont été transformés en centre de soins aux toxicomanes depuis 1982.
Depuis est intervenue la loi de 1994 et la création des UCSA.
Tous ces dispositifs se sont superposés sans réellement s'articuler.
En outre, nous avons sept unités de préparation à la sortie qui constituent un dispositif extrêmement intéressant car il permet de préparer intelligemment la sortie d'un certain nombre de détenus, mais ils concernent finalement très peu de détenus par rapport au nombre de ceux qui sortent chaque jour des établissements pénitentiaires car il ne faut jamais oublier que la moyenne de détention, même si elle a augmenté ces dernières années, n'est que de huit mois ; ces huit mois passent très vite et le détenu, si l'on ne prépare pas sa sortie au moment il entre, va sortir la plupart du temps sans suivi judiciaire ou sans suivi sanitaire et social.
Enfin, concernant l'alcool, on a très peu de choses puisque, contrairement à la toxicomanie, ce problème n'a pas été pris en compte dans les établissements pénitentiaires. Donc, à la fois le repérage des consommations problématiques, leur prise en charge et surtout la préparation à la sortie ne sont guère prises en compte, ce qui est particulièrement préoccupant quand on sait qu'un nombre important de gens sont en détention pour des délits de violence liés à l'alcool, que ce soit de la violence extra ou intra familiale.
Par rapport à cette situation, on a prévu un certain nombre de choses qui ont été actées dans le plan triennal et qui sont en cours ou réalisées.
Premier problème, c'est la question du repérage. On s'est rendu compte que la question du repérage des détenus ayant des problèmes de consommation n'était pas satisfaisant. Il y a beaucoup d'entretiens à l'entrée. Souvent, on posait la question aux gens de savoir s'ils étaient toxicomanes ou alcooliques. Bien entendu, en France, on sait que personne n'est alcoolique, c'est toujours le voisin qui l'est. Donc, on n'avait pas de réponse extrêmement fiable à ces questions.
On est en train de faire un programme de repérage qui permettra à tous les médecins ou à toutes les infirmières, car l'entretien est assuré par une infirmière, de poser les mêmes questions à l'entrée de telle sorte que l'on ait d'une part une vision plus claire de la situation et, d'autre part, que l'on puisse apporter au détenu la réponse dont il a besoin.
La deuxième question très importante, c'est la question de la poursuite des traitements en détention.
Cette poursuite des traitements est à peu près assurée pour ce qui concerne le VIH où il y a eu d'importants progrès. En revanche, pour ce qui concerne les traitements de substitution, on est très en deçà de ce que l'on devrait faire puisque les traitements de substitution concernent aujourd'hui un détenu héroïnomane sur sept en prison, alors qu'à l'extérieur il concerne un héroïnomane sur trois.
Pourquoi cette situation ? C'est parce qu'à l'intérieur des établissements pénitentiaires, de nombreux médecins ont une position extrêmement morale ou idéologique sur ce point et que, dans certains établissements pénitentiaires, aucun médecin ne veut prescrire des traitements de substitution.
C'est un débat qui a eu lieu à l'extérieur il y a quelques années, qui est aujourd'hui très apaisé à l'extérieur car on considère que les traitements de substitution sont une aide à la prise en charge ; ce n'est en aucun cas un remède miracle qui permet de résoudre l'ensemble des questions. Cela permet de stabiliser socialement, et également sur le plan de la santé, un certain nombre de détenus qui étaient très marginalisés. Or, en prison, il y a encore un certain nombre de résistances du corps médical.
Par rapport à cette situation, le principe que l'on a posé -évidemment, il ne nous appartenait pas de dire aux médecins ce qu'ils devaient faire- est qu'il était très important que l'offre de soins à l'intérieur soit la même qu'à l'extérieur et que l'on retrouve toujours dans chaque établissement pénitentiaire un médecin susceptible de prescrire des traitements de substitution. La conséquence, c'est que parfois c'est le SMPR, le médecin, l'antenne de toxicomanie et que les règles ne sont pas totalement fixées.
La quatrième chose, c'est la question de l'organisation des soins à l'intérieur des établissements pénitentiaires.
Compte tenu de la superposition de différents dispositifs, avec des moyens qui ne sont pas négligeables, c'est-à-dire que, dans une antenne toxicomanie, il y a des psychologues, des médecins, des assistantes sociales, il en est de même à l'UCSA et au service d'insertion et de probation ; au SMPR, nous sommes en train de reconstruire un cahier des charges en disant que l'on ne peut plus avoir des antennes spécialisées, d'autant plus qu'aujourd'hui le problème de la toxicomanie n'est pas le même qu'il y a 10, 15 ans et qu'aujourd'hui on a affaire à des poly-toxicomanies. Donc, on va mettre sous la responsabilité du chef du SMPR une sorte d'équipe de liaison à l'image de ce que l'on a fait dans les hôpitaux, c'est-à-dire une équipe qui sera transversale avec des médecins, des professionnels médicaux compétents pour prendre en charge de façon transversale toutes les admissions et surtout pour aider les différents services de la prison à les prendre en charge plutôt que de créer un autre service spécialisé. On est plutôt sur cette organisation-là aujourd'hui et celle-ci est en train de se mettre en place.
Le dernier point, c'est la question de la mise en place des conventions départementales d'objectifs.
On a demandé aux préfets, d'une part, et au procureur de la République, d'autre part, de mettre au point dans chaque département des conventions qui doivent permettre à la fois de prendre en charge les usagers de drogue qui sont interpellés par la police et poursuivis par la justice, les usagers d'alcool, mais aussi de préparer la sortie ou de préparer des alternatives à l'incarcération pour les usagers incarcérés.
C'est un dispositif interministériel avec des crédits interministériels qui sont déconcentrés aux préfets dans cette perspective. Aujourd'hui, 75 départements en sont dotés. C'est un des points sur lequel le plan triennal a le plus avancé car il y a beaucoup de départements où cela a permis de mettre en place des actions intéressantes pour préparer la sortie des détenus.
Voilà, je pourrais répondre à vos questions, mais c'est en gros les différents points sur lesquels nous avons travaillé avec cette préoccupation qui est qu'aujourd'hui, dans les établissements pénitentiaires, la prise en charge sanitaire s'est considérablement améliorée. A l'exception des départements d'outre-mer où il y a encore un certain nombre d'efforts à faire, lorsqu'on se déplace dans un établissement pénitentiaire et que l'on demande à un détenu combien de temps il lui faut pour obtenir un rendez-vous avec un médecin, c'est très rapide et c'est un changement considérable. Mais, en même temps, paradoxalement, la question de la préparation à la sortie et d'une prise en charge globale des détenus pose encore problème car les intervenants ne sont pas suffisamment coordonnés et surtout peut-être ne vont pas suffisamment chercher les détenus qui ne sollicitent pas d'aide. Le problème des consommations de produits, ce n'est pas la violence, c'est-à-dire que ce n'est pas gênant pour le personnel pénitentiaire, ce n'est pas gênant en général pour la paix de l'établissement. Si l'on ne va pas solliciter en particulier les jeunes détenus qui ont des problèmes de consommation importants, ils vont rester allongés dans leur cellule 22 heures sur 24 jusqu'à la fin de leur peine et ils risquent de sortir sans aucun suivi judiciaire et sans aucun suivi sanitaire. C'est plus une question de culture des travailleurs sociaux et des médecins que de moyens aujourd'hui, c'est-à-dire faire en sorte de repérer suffisamment à l'avance les détenus qui ont des problèmes de consommation et que l'on soit en mesure de leur faire des propositions d'alternative à l'incarcération, de libération conditionnelle avec un suivi judiciaire et avec une obligation de soin, ce qui fonctionne très bien quand on arrive à le mettre en place de manière suffisamment précoce.
Voilà, Monsieur le Président, ce que je pouvais dire en introduction.
M. le Président - J'avais un certain nombre de questions auxquelles vous avez répondu.
Vous nous avez parlé des personnes qui avaient un traitement de substitution, on a eu des entretiens avec un certain nombre de responsables d'UCSA ou de SMPR, certains nous ont dit que ces traitements étaient maintenus sans problème. On appelle même le médecin pour savoir si c'est bien vrai pour éviter qu'il y ait des trafics de produits de substitution dans les établissements pénitentiaires. Cela se monnaye.
Si vous dites un sur trois, un sur sept, ceux qui rentrent dans les établissements pénitentiaires ne sont-ils pas moins bien soignés que la moyenne des toxicomanes ?
Mme Nicole Maestracci - C'est vraisemblable.
M. le Président - A partir du moment où ils étaient traités, qu'ils souhaitent continuer à l'être et qu'ils vont aller dans les services médicaux de la prison, pourquoi ne continuerait-on pas ces traitements ?
Mme Nicole Maestracci - Il y a un certain nombre d'établissements dans lesquels nous savons que ce n'est pas pousuivi. Certains médecins nous ont dit : "Nous considérons qu'en prison, seul le sevrage est pertinent." Donc, il y a une position de principe de certains médecins dans des établissements qui a fait que, lorsque quelqu'un rentrait avec un traitement de substitution, ils l'ont orienté vers le sevrage.
Par ailleurs, les circulaires permettent d'initialiser un traitement de substitution en détention pour préparer la sortie et, là encore, un certain nombre de médecins sont opposés à la mise en place de ce traitement à l'intérieur de l'établissement pénitentiaire pour des raisons que je qualifierais d'un peu idéologiques. On a connu également ces débats à l'extérieur, mais ils se sont beaucoup apaisés. On prend la substitution comme un outil thérapeutique, qu'il faut utiliser évidemment avec discernement, mais qui néanmoins est très utile pour les usagers très marginalisés.
M. le Président - Cela paraît quand même paradoxal. La loi de 1994 a amené l'hôpital dans les établissements pénitentiaires. Il y a une politique de santé publique vis-à-vis des détenus qui ne pourrait pas être mise en oeuvre. Il faudrait nous dire quels établissements. Cela existe encore ?
Mme Nicole Maestracci - Oui, c'est plus ou moins fort, mais cela existe encore.
Souvent on a des UCSA qui refusent alors que les SMPR le font, ou l'inverse, mais on a un certain nombre d'établissements, et je pourrais vous en faire parvenir la liste, où il y a une difficulté à faire prescrire ces traitements.
M. le Président - On attend votre liste.
Vous avez évoqué un des obstacles à la lutte contre la toxicomanie en prison. Il y a le secret médical qu'il faut préserver et en même temps beaucoup de services interviennent, le juge de l'application des peines parfois, les services de santé -médecins, psychiatres-, les services sociaux, les associations. Aujourd'hui, objectivement, il y a les moyens pour lutter contre la toxicomanie dans les établissements pénitentiaires, mais c'est la coordination de tous les interlocuteurs qui vous paraît problématique.
Mme Nicole Maestracci - C'est pour cette raison que l'on s'oriente plutôt en liaison avec l'administration pénitentiaire et le ministère de la Santé vers l'idée d'une sorte d'équipe de liaison qui concernerait l'ensemble des admissions et qui serait une équipe souple et mobile, qui travaillerait aussi bien avec le service d'insertion et de probation qu'avec l'UCSA, qui serait placée sous l'autorité du SMPR, mais qui aurait vocation d'une équipe de liaison. Cela a très bien fonctionné dans les hôpitaux alors que l'on est dans un monde très cloisonné avec des services spécialisés. Il nous a semblé que c'était peut-être ce qui était le plus intéressant comme approche pour prendre en charge les admissions à l'intérieur des établissements.
La question numéro un est le repérage. Ensuite, c'est la préparation à la sortie, c'est-à-dire aller solliciter des détenus qui ne demandent rien. De plus en plus, on a des détenus qui nous disent qu'ils refusent la libération conditionnelle, ils préfèrent sortir en fin de peine. C'est là-dessus que l'on a véritablement un travail à faire car un jeune détenu de 25 ans qui a des problèmes de toxicomanie, que ce soit à l'alcool ou à un tout autre produit et qui sort en fin de peine sans aucune prise en charge, c'est un problème sanitaire et de sécurité publique.
M. Jacques Donnay - Y a-t-il une augmentation du nombre de drogués en prison ?
Je suis élu du Nord. La prison de Loos voit passer beaucoup de drogués. J'ai vu encore à Dunkerque des Britanniques qui étaient arrêtés car ils avaient passé dans leur camion de la drogue. J'ai l'impression qu'il y a beaucoup de trafiquants, de consommateurs et que nous sommes un peu submergés dans le Nord par ces trafics et ces consommateurs.
Mme Nicole Maestracci - Avant, on avait assez peu de connaissance épidémiologique, qu'il s'agisse de la population générale ou de celle des établissements pénitentiaires. On a avancé pendant longtemps le chiffre de 18 %, mais comme on n'avait pas d'enquête systématique lors de l'entrée en prison, je ne suis pas sûre de la fiabilité de ce chiffre.
Nous disposons aujourd'hui d'une première enquête systématique à l'entrée.
Concernant le Nord, effectivement, je suis allée à Loos et également à Dunkerque avec les douaniers sur l'autoroute, il est certain que beaucoup de produits passent et qui ne sont pas forcément destinés à la consommation française. Bien souvent, ils ne font que passer soit de l'Espagne ou des Pays Bas vers la Grande-Bretagne qui est quand même le pays d'Europe le plus consommateur de tous produits.
A la prison de Loos, effectivement, des produits circulent. Dans le Nord, il y a un gros problème, mais essentiellement de cannabis. Si l'on regarde les données épidémiologiques de la population générale dans le Nord, on a un gros problème d'alcool et de cannabis. En revanche, sur les consommations de produits tels que l'héroïne, la cocaïne, les produits de synthèse, etc., c'est plutôt plus faible que dans le reste des départements.
Il faut tout de même faire attention. Le cannabis est un produit qui s'est largement répandu en France et en Europe puisqu'il concerne aujourd'hui un jeune sur trois. Un jeune sur trois a expérimenté le cannabis si l'on prend une enquête en milieu scolaire.
En revanche, on a dans la consommation de cannabis des pratiques de population qui sont extrêmement différentes les unes des autres. On a parfois des consommations deux ou trois fois pendant une fête et qui vont s'arrêter à la fin de l'adolescence. Et on a des consommations beaucoup plus préoccupantes, le jeune qui associe le cannabis à d'autres produits ou qui en consomme à 14, 15 ans tous les jours du matin au soir. Donc, avec le même produit, dont la dangerosité intrinsèque n'est pas certainement la plus importante, on peut avoir des comportements et des risques plus ou moins importants. C'est une des difficultés que l'on a pour conduire une politique. Il est vrai qu'à Loos beaucoup de produits circulent, mais d'après ce que l'on m'a indiqué, c'est essentiellement du cannabis.
M. Jacques Donnay - Des produits de synthèse aussi maintenant, surtout dans les fêtes de jeunes de Belgique en particulier.
M. le Président - A Loos, il y a aussi une forte proportion de jeunes alcooliques.
M. Jacques Donnay - Il y en a beaucoup.
M. le Président - Il y a effectivement l'alcoolisme. Là, par contre, en prison, l'alcool ne rentre pas.
Mme Nicole Maestracci - A priori, c'est clair. Il doit en rentrer un peu, mais c'est beaucoup plus difficile à dissimuler que les drogues illicites. Donc, il est possible que ce soit arrivé, mais ce doit être beaucoup plus marginal.
En revanche, il y a un certain nombre de détenus qui ont des vrais symptômes de sevrage. Ce sont des alcooliques dépendants. Et il y a beaucoup de détenus qui ont des problèmes de consommation excessive, c'est-à-dire que si l'on ne traite pas la question, dès qu'ils vont sortir, ils vont recommencer.
De plus en plus pour les jeunes, c'est la recherche de la défonce. Par exemple, la bière dans le Nord et dans d'autres régions le vin ou les alcools forts, cela va plus dans la recherche de la défonce dans une perspective un peu toxicomaniaque.
M. le Président - Il était utile de faire le point car, dans nos visites notamment, on a rencontré ce problème en permanence, toxicomanie et bien entendu santé mentale, quelquefois les deux choses étant liées. Les moyens psychiatriques semblent actuellement, compte tenu de l'évolution de la population pénale, insuffisants dans les établissements pénitentiaires.
Il y a effectivement des dépendances, mais aussi des troubles de comportement ou carrément des maladies mentales. D'ailleurs, certaines habitudes de drogue peuvent conduire à des troubles de la personnalité.
Mme Nicole Maestracci - Ce n'est pas nécessairement lié, mais cela l'est souvent. Vous avez entendu le docteur Pradier qui vous a dit à quel point la psychiatrie était insuffisante dans les prisons et sans doute inadaptée. Ce n'est peut-être pas encore un problème de moyens quantitatifs, mais un problème de moyens qualitatifs ; en tous les cas, c'est son analyse.
M. le Président - Tout à fait.
Madame, merci infiniment.
Mme Nicole Maestracci - Souhaitez-vous que je vous fasse parvenir le document ?
M. le Président - Ce qui serait intéressant, si l'on arrive à les déterminer, ce sont les moyens financiers affectés strictement à l'administration pénitentiaire dans le domaine de la lutte contre la toxicomanie, si on peut les différencier.
Mme Nicole Maestracci - Je peux vous donner ce qui est consacré à la prise en charge des admissions en prison et ce qui est délégué à l'administration pénitentiaire.
M. le Président - Je vous en remercie.
Audition des docteurs Evry ARCHER,
président,
Catherine PAULET, vice-présidente, et Gérard
LAURENCIN, trésorier,
de l'Association des secteurs de psychiatrie en
milieu pénitentiaire (ASPMP)
(31 mai 2000)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, Président
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment aux docteurs Evry Archer, Catherine Paulet et Gérard Laurencin.
M. Jean-Jacques Hyest, président - Je propose que vous nous présentiez les problèmes que vous souhaitez évoquer et qu'ensuite, moi-même ou mes collègues, vous posions des questions. En effet, à la suite de nos vingt et une visites, nous avons rencontré des médecins des unités et, quand il y en avait, des médecins des SMPR. Nous sommes même allés à Château-Thierry. Un certain nombre de problèmes nous sont apparus en ce qui concerne la psychiatrie en milieu pénitentiaire. Nous avons accepté de vous recevoir pour que vous nous fassiez part de vos préoccupations.
M. Evry Archer .- Merci, monsieur le Président. Je suis Evry Archer, responsable du service médico-psychologique régional de Loos et du secteur de psychiatrie dans le milieu pénitentiaire de Nord/Pas-de-Calais. Je suis également président de l'Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire.
Mme Catherine Paulet .- Je m'appelle Catherine Paulet. Je suis psychiatre et praticien hospitalier au SMPR de la maison d'arrêt des Baumettes et vice-présidente de l'Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentaire.
M. Gérard Laurencin .- Je suis le docteur Laurencin, chef du SMPR de Toulouse, et je suis également au bureau de l'association.
M. Evry Archer .- Je vous remercie d'avoir bien voulu entendre notre association, l'ASPMP. Cette association représente l'ensemble des psychiatres exerçant en milieu pénitentiaire, elle est un lieu d'échange et de réflexion sur les pratiques, elle se préoccupe des conditions éthiques et techniques du soin, elle représente ses membres auprès des instances administratives et professionnelles et elle siège au Comité consultatif de santé mentale.
On connaît depuis longtemps l'effet anxiogène, déprimant et déstructurant de toute vie carcérale. Ruptures de toutes sortes, frustration, inhibition de l'action, perte de l'autonomie pour les fonctions les plus élémentaires ne sont pas vraiment de nature à améliorer l'équilibre psychique et la santé mentale et à faciliter l'adaptation sociale.
C'est pourquoi la prison ne devrait être qu'une solution de recours, faute de mieux.
Chez les sujets en général jeunes, pauvres et ayant connu des échecs multiples et souvent précoces, l'impact de la situation délictueuse elle-même et du passage à l'acte, le traumatisme de l'arrestation, de l'écrou, l'opprobre social, la rupture avec les proches, avec le lieu ordinaire de vie, avec les habitudes élémentaires, les effets de l'isolement ou de la promiscuité, l'inactivité, l'ennui, l'attente constante du jugement, du courrier, d'une autorisation, d'une décision judiciaire ou pénitentiaire, d'une consultation médicale, les perturbations des perceptions sensorielles, la prohibition de la tendresse et de la sexualité entraînent des conséquences psychiques dont l'ampleur et le prolongement sont faciles à comprendre.
Par conséquent, l'effet délétère de toute prison est connu, mais cet effet se complique et s'aggrave lorsque les conditions matérielles de détention sont déplorables, lorsque toutes les attentes se prolongent du fait de l'insuffisance globale des réponses possibles à tous les niveaux, lorsque la perte de confidentialité et d'intimité et la promiscuité sont intolérables, lorsque l'angoisse et la souffrance psychique sont sous-estimées, voire niées et, en tout cas, insuffisamment prises en compte et en charge.
Habituellement, l'aggravation de ces effets nocifs dans un tel système pénitentiaire touche surtout ceux pour lesquels se pose avec le plus d'acuité la question de la pertinence de l'incarcération.
Usagers de substances psycho-actives, personnes présentant des troubles psychiatriques majeurs, mineurs en déshérence, ceux-là souffrent davantage encore des contraintes et des privations liées à l'enfermement.
Ils risquent plus encore la destructuration psychique et l'inadaptation au long cours et ils ont plus de difficultés, au quotidien, à gérer le temps présent, à investir le temps à venir, à faire le réapprentissage ou l'apprentissage des responsabilités de la vie civile ordinaire dans un lieu infantilisant où le détenu est privé le plus souvent de la possibilité de décider de tant de choses qui le concernent dans sa vie personnelle, voire intime.
Pour toutes ces raisons, et pour d'autres encore que nous aurons peut-être l'occasion de développer en réponse à vos questions, les psychiatres exerçant en milieu pénitentiaire souhaitent, plus que d'autres citoyens peut-être, la mise en oeuvre d'alternatives à l'incarcération, des conditions de détention correctes, dont le droit à la cellule individuelle, c'est-à-dire un seul détenu par cellule, sauf demande contraire de l'intéressé ou recommandation médico-psychologique différente, et des aménagements de peine.
Ils constatent la nécessité d'offrir à la population pénale des soins psychiatriques de qualité.
Mme Catherine Paulet .- Si vous le voulez bien, je vais ajouter quelques observations relatives à l'organisation des soins en milieu pénitentiaire.
En France, la pertinence des soins psychiatriques en milieu pénitentiaire est assurée depuis la création, en 1986, des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire et leur rattachement aux services médico-hospitaliers, par l'indépendance professionnelle des acteurs de santé, par la possibilité d'accès direct aux soins psychiatriques, par le respect du consentement libre et éclairé du patient aux soins proposés ou nécessaires, par le respect de la confidentialité des échanges dans la relation thérapeutique et, enfin, par la bonne articulation des dispositifs de soins psychiatriques en milieu pénitentiaire avec les structures de soins en milieu libre.
Je ne vous cache pas que ces cinq conditions ne sont pas toujours réunies ni toujours faciles à respecter. On peut distinguer schématiquement trois niveaux de soins :
- des soins ambulatoires courants, avec l'accord du patient (prise en charge individuelle, prise en charge de groupes), organisés dans chaque établissement pénitentiaire, qu'il s'agisse de l'établissement du parc classique ou du parc "13 000" ;
- des soins plus intensifs ou plus spécifiques, toujours avec l'accord du patient, réalisés dans les structures d'accueil des SMPR, qui ont une vocation régionale, type hôpital de jour ;
- des hospitalisations d'office (HO) en application des dispositions de l'article D. 398 du code de procédure pénale, lorsque la gravité des troubles psychiatriques et l'absence de consentement aux soins nécessaires rendent le maintien en détention, y compris en SMPR, impossible et inadéquat et impose donc l'hospitalisation d'office.
Autrement dit, les soins psychiatriques en prison se justifient jusqu'à une certaine limite. Devant la gravité des troubles psychiatriques présentés et l'absence de consentement, la logique sanitaire commune prévaut. C'est un dispositif pertinent.
Du fait de la diminution des lits d'hospitalisation psychiatrique à temps plein et de l'absence de structures d'hospitalisation adaptées, les détenus en HO sont actuellement, le plus souvent, maintenus 24 heures sur 24 en chambre d'isolement, indépendamment des périodes de crise aiguë, ce qui constitue des conditions de soins inacceptables à l'hôpital.
Il nous semble que la solution pourrait passer par le développement, dans les hôpitaux psychiatriques, d'unités sectorielles ou inter-sectorielles pouvant accueillir, dans des conditions matérielles et humaines (parce qu'il faut beaucoup de monde présent auprès des patients en difficulté) de sécurité satisfaisante, les patients en hospitalisation sans consentement nécessitant une surveillance vigilante, dont font partie les détenus hospitalisés d'office.
J'attire votre attention sur l'augmentation, ces dernières années, du nombre d'HO, en application des dispositions de l'article D. 389 du code de procédure pénale : en 1990, nous en étions à environ 94 hospitalisations d'office alors qu'à présent, nous ne sommes pas loin de 600 cas. Leur nombre a donc sextuplé. A l'heure actuelle, dans la population générale, on compte environ 9 000 hospitalisations d'office par an, dont 600 hospitalisations d'office en application des dispositions de l'article D. 398, ce qui vous donne un ordre de grandeur, et je pense que nous sommes aux alentours de 45 000 hospitalisations à la demande d'un tiers.
Cette augmentation du nombre d'HO en application de l'article D. 398 est à mettre en relation, nous semble-t-il, avec l'augmentation très sensible du nombre de malades mentaux incarcérés. Je vois deux principales raisons à cette augmentation (par définition, si je n'en donne que deux, elles restent très schématiques et quelque peu caricaturales, mais elles nous paraissent essentielles à considérer).
La première, c'est que la psychiatrie, et particulièrement celle de service public, a développé des pratiques alternatives à l'hospitalisation à temps plein favorisant ainsi l'inscription des patients au sein de la communauté ; mais tout progrès a son revers et, en contrepartie, les patients les plus gravement atteints, c'est-à-dire les psychotiques, sont particulièrement exposés au risque de désinsertion sociale. On les retrouve ainsi fréquemment, à présent, dans la rue, dans les asiles de nuit, dans les services d'urgence, dans les CHRS et en prison, dès lors que leur trouble du comportement constitue une infraction pénale.
La deuxième raison, c'est que l'idéologie actuelle de la responsabilisation pénale quasi systématique des malades mentaux, y compris lorsque les faits sont notoirement en relation avec des troubles mentaux, conduit, d'une part, à une augmentation très sensible du nombre de ces malades mentaux incarcérés et responsabilisés pénalement et, d'autre part, par réflexe de défense sociale - il faut bien le dire -, à une aggravation des peines infligées. Ainsi, paradoxalement, la maladie mentale avérée constitue-t-elle, de fait, une circonstance aggravante.
Nous pensons que s'il est important, pour l'auteur et la victime, que l'infraction pénale soit repérée comme telle, y compris à la faveur d'un procès et d'une parole publique, cela ne doit pas nécessairement se traduire par une incarcération.
L'article 122-1, alinéa 1, du code pénal, ex-article 64, a du sens. Il reconnaît l'infraction du citoyen délinquant fou, il prend en compte sa folie et il oriente le sujet vers l'espace du soin psychiatrique. L'hôpital psychiatrique est, nous semble-t-il, une réponse sociale et humaine adaptée à la maladie mentale. Pour les patients présentant une dangerosité psychiatrique et criminologique particulière, les unités pour malades difficiles sont des lieux de soins adaptés.
L'article 122-1, alinéa 2, du code pénal, qui parle de "l'altération du discernement en raison de troubles mentaux", appliqué pour des cas qui devraient relever de l'article 122-1, alinéa 1, c'est-à-dire l'abolition du discernement, a des effets extrêmement pervers. Le risque de voir la prison se constituer comme un nouvel asile psychiatrique est grand. Le fait que le lieu de la folie redevienne la prison serait une régression sociale majeure.
Nous préconisons de conduire une réflexion vraiment très sérieuse sur l'esprit de l'article 122-1 du code pénal et ses applications (122-1, alinéa 1, et 122-1, alinéa 2) et sur l'expertise psychiatrique.
M. Gérard Laurencin .- Je voudrais aborder quelques aspects plus particuliers des conditions de détention qui intéressent particulièrement les psychiatres en raison de leurs effets sur l'équilibre psychique des détenus.
Ce sont des choses que vous avez certainement eu l'occasion de rencontrer au cours de vos visites des différents établissements pénitentiaires. Il s'agit de la mise en quartier d'isolement, de la mise en quartier disciplinaire et aussi des détenus qui se trouvent dans des établissements pour peine.
A propos du quartier d'isolement, on sait que c'est une mesure qui n'est pas de l'ordre de la sanction : il s'agit d'une mesure d'ordre judiciaire ou d'ordre pénitentiaire, parfois à la demande du détenu. A cet égard, je pense qu'il convient de s'interroger sur la demande des détenus lorsque les interférents sont multiples. Dans la pratique, il est bien difficile de savoir ce que peut être la demande d'un détenu.
On observe que la mise au quartier d'isolement a des effets extrêmement fragilisants sur la santé psychique des personnes incarcérées, en particulier lorsqu'il s'agit d'isolements pour de longues périodes et lorsqu'il s'agit de détenus particulièrement surveillés.
A cet égard, l'avis médical est requis. Or force est de constater que, sur certains sites pénitentiaires, il n'est pas tenu compte de l'avis du médecin qui vise à lever cette mesure.
J'en viens aux quartiers disciplinaires. Tout détenu est incarcéré car il a transgressé une règle sociale, parce qu'il a transgressé la loi. Incarcéré, il est placé dans un lieu de justice, un lieu d'application de la loi. Contrevenir au règlement intérieur de la prison, à l'intérieur de celle-ci, peut être passible d'une sanction de quartier disciplinaire.
A ce sujet, les études montrent que 70 % des incidents qui sont liés aux prisons sont le fait de moins de 20 % des détenus. On sait aussi que la mise au quartier disciplinaire est un moment de forte tension, à la fois du côté de la personne incarcérée et du côté des surveillants, qui savent notamment qu'à propos des suicides en milieu carcéral, le taux des suicides en quartier disciplinaire est près de dix fois supérieur à celui du taux de suicide en détention.
De manière plus vaste, on sait par ailleurs que le taux de suicide en prison est globalement sept fois supérieur à celui de la population libre.
J'ajoute que la mise au quartier disciplinaire est la conséquence de la transgression du règlement intérieur de la prison, règlement intérieur dont on constate finalement qu'il est souvent d'émanence locale et qu'il présente une grande variabilité d'un site pénitentiaire à l'autre, ce qui va alimenter parfois le ressenti d'arbitraire de la part des détenus sanctionnés quant à l'application de la règle d'une prison.
Pour en revenir aux suicides, vous avez eu sans doute connaissance du livre de Nicolas Bourgoin sur le suicide en milieu pénitentiaire. Peut-être aussi avez-vous eu communication du rapport effectué par l'administration pénitentiaire sur le suicide auquel a participé le docteur Carrière, tel qu'il en a témoigné devant la commission d'enquête sur les prisons de l'Assemblée nationale la semaine dernière.
Mon dernier point concerne les longues peines. On sait que les peines prononcées sont de plus en plus lourdes, que les durées d'incarcération sont de plus en plus longues et que les aménagements de peines, en particulier les mesures de libération conditionnelle, sont très peu nombreux. Pour mémoire, seulement 1,6 % des gens qui sont condamnés à plus de cinq ans ont bénéficié d'une libération conditionnelle.
Lorsqu'on travaille en centre de détention, on peut observer les conséquences d'une longue incarcération sur la santé psychique des détenus. On observe, après une longue période, une perte des repères, c'est-à-dire que tout se passe comme si le temps était figé et ne comptait plus.
Par ailleurs, l'absence de mesures d'aménagement de peine a pour conséquence, pour les détenus incarcérés, si je puis dire, de ne plus avoir de "grain à moudre" ou d'espoir possible. Ils sont alors dans une espèce de désespérance morne. Le rôle du psychiatre revient à aider à gérer cette désespérance qui pose des problèmes éthiques et techniques importants.
Par rapport aux longues peines, il faut savoir que, désormais, dans les centres de détention, par exemple, on trouve des personnes qui peuvent être âgées, qui peuvent présenter, en raison de leur âge, des troubles psychiques et somatiques importants, toujours sous-tendus par la peur de terminer leur vie en prison.
J'ajoute - cela a été évoqué tout à l'heure - que les détenus incarcérés peuvent manifester des troubles mentaux au moment de leur incarcération ou antérieurement à leur incarcération mais peuvent aussi les développer, comme cela peut arriver à tout un chacun, au cours de leur vie, en particulier au cours de leur détention.
Il est inutile d'insister sur le fait que la présence de détenus présentant des troubles mentaux dans des établissements pour peine est extrêmement difficile à supporter par les autres détenus, mais aussi par les surveillants de l'établissement de détention, qui sont souvent bien démunis pour faire face à cette population particulière.
Cela a pour conséquence que, pour certaines personnes qui ont été condamnées à de longues peines à l'issue de leur détention ou de leur incarcération, lorsqu'il s'agit de leur libération, la seule issue possible est leur placement en hospitalisation d'office dans un établissement psychiatrique, sans parler du non-sens que peut avoir l'incarcération pour quelqu'un qui représente des troubles mentaux. J'ajoute que cette incarcération aggrave les difficultés, qu'elle conduit à des difficultés d'insertion sociale et entraîne de graves complications dans les relations à autrui.
Je rends la parole à notre président.
M. Evry Archer .- Nous ne souhaitons pas prolonger inconsidérément cette intervention initiale pour laisser le plus de place possible aux questions que vous voudrez bien nous poser.
M. le Président .- J'ai bien écouté ce que vous avez dit. Cela correspond à notre problématique, surtout à la suite de nos visites et de nos entretiens, tant avec vos confrères qu'avec les personnels, qui disent qu'ils ont de plus en plus de gens qui présentent des troubles psychiatriques en prison et qu'ils ne savent pas comment les gérer. Nous sommes allés visiter Château-Thierry.
Effectivement, on assiste à la combinaison de l'évolution de la psychiatrie en France et de la diminution des milieux fermés, qui a correspondu à certaines époques ou à certaines théories, ainsi qu'à l'évolution, comme vous le disiez, madame, du code pénal, ou à l'interprétation qu'on en a faite, qui fait que, même si on est malade mental, on est partiellement responsable, ce qui justifie une peine rigoureuse et longue sans qu'il y ait en même temps une structure adaptée pour ces personnes.
On a l'impression que l'on a renvoyé de l'hôpital psychiatrique à la prison un certain nombre de cas qui, antérieurement, auraient relevé, d'après l'ancien article 64, de l'hôpital psychiatrique en milieu fermé du fait du caractère dangereux et des risques qui existaient mais dont le degré de responsabilité était tel que l'on disait : "cette personne n'est pas responsable du fait de son état de démence". Cela concerne l'ancien article dont l'application a duré un siècle et demi.
Le problème, c'est que nous avons l'impression (cette impression correspond-elle à la vôtre ?) que les établissements pénitentiaires, aujourd'hui, ont la charge de détenus qui auraient autrefois relevé d'un hôpital psychiatrique.
M. Evry Archer .- C'est vrai, mais je pense qu'il est surtout essentiel que, là où ils sont, ils puissent être soignés correctement. Nous souhaiterions une réflexion sur l'expertise psychiatrique pour redéfinir les missions de l'expert, lequel, en matière pénale, tend de plus en plus à prendre la décision de la responsabilisation plutôt que de constater l'abolition ou non du discernement et du contrôle des actes.
Il faut donc revenir sur la tradition de l'expert en matière pénale. En effet, nous sommes souvent frappés par la teneur des expertises, qui indiquent en général bien les symptômes en les intégrant dans des syndromes, mais qui font plus état de leurs convictions personnelles pour prendre la décision, malgré tout, de considérer que le sujet est responsable de ses actes.
Une fois que cette non-responsabilisation est niée, je pense qu'il y a lieu de prendre en charge le patient là où il est. D'où l'intérêt de renforcer les moyens médico-psychologiques pour la détention mais aussi, surtout, de faire en sorte que ces personnes ne restent pas en prison, car cela conduit à s'interroger sur le sens de la peine, que ce soit dans une prison ou dans un lieu qui n'est pas du tout adapté pour le soin alors que, normalement, l'incarcération devrait être la privation de liberté, certes, mais non pas du tout la privation de soins adaptés à l'état du sujet.
M. le Président .- On finit par se poser des questions, compte tenu de l'expérience modeste de Château-Thierry et des problèmes que ce centre rencontre, du fait de sa localisation géographique, sur l'expertise psychiatrique qui est faite aujourd'hui. En effet, on renvoie de plus en plus de gens en disant qu'ils ont une altération mais non pas une suppression de leur responsabilité, et on considère en fait que c'est une circonstance aggravante : ce sont des actes qui sont jugés aux assises et on voit bien ce que cela donne en ce qui concerne les peines prononcées.
N'oubliez pas que la peine de sûreté est intervenue à la suite de crimes particulièrement abominables dont les auteurs avaient une altération du discernement. Tout cela fait un enchaînement difficile.
La question qui se pose est donc la suivante : faudrait-il des établissements spécifiques ? Si on ne garde pas le milieu fermé des hospitalisations d'office, nous constatons quand même une diminution du nombre d'établissements qui font de l'hospitalisation de longue durée : il y a Cadillac, Sarreguemines...
Mme Catherine Paulet .- Il y en a quatre.
M. le Président .- Cela paraît totalement insuffisant.
Mme Catherine Paulet .- Votre question est extrêmement complexe. Nous souhaiterions que l'interrogation porte sur l'amont. Nous rencontrons des personnes qui souffrent de troubles de la personnalité graves ou de maladies mentales avérées dans les prisons et, effectivement, nous avons actuellement un problème pour les gérer.
Pour l'instant, le dispositif de soins est lié aux différents "étages" que j'évoquais tout à l'heure, c'est-à-dire du soin ambulatoire dans toutes les prisons, des soins plus spécifiques dans les SMPR et des hospitalisations d'office dans le milieu ordinaire, qui relèvent de tout un chacun, pour les malades délirants, les dépressifs mélancoliques ou ceux qui connaissent des périodes d'exaspération émotionnelle. Je pense qu'il est légitime d'aller à l'hôpital où il y a une surveillance clinique et positive avec des soignants qui s'occupent de vous.
Ce dispositif est relativement cohérent et pertinent pour autant que, d'une part, des moyens soient dévolus en détention, ce qui a débuté ces dernières années de manière assez sensible, et, d'autre part, que les secteurs psychiatriques cessent de se focaliser sur ce point de vue. Il serait bon d'interroger la tutelle sur l'opportunité qu'il y aurait à développer des structures de soins le cas échéant fermées à vocation départementale.
L'inconvénient des UMD dont vous parliez, c'est qu'il y en a quatre, qu'elles sont régionales et qu'elles ne vont pas dans le sens de la continuité des soins, qui suppose que l'on maintienne une personne à proximité de sa famille et de son lieu de vie habituel.
Ces structures de soins pourraient donc être fermées ou "fermables" et avoir en tout cas des conditions matérielles correctes. Je pense que le développement des pratiques psychiatriques au sein de la communauté est un progrès indéniable mais que si, pour le coup, on se désintéresse de ce qui fait le fonds de commerce de la psychiatrie de service public, c'est-à-dire la maladie mentale grave et son inadaptation sociale de fait ainsi que la nécessité d'avoir un accompagnement de longue durée, ce n'est pas un progrès social à partir du moment où nous retrouverons les malades mentaux dans ces lieux ultimes, dont la prison.
C'est pourquoi il faut vraiment s'interroger sur l'amont, en se posant la question de l'expertise psychiatrique et des missions de la psychiatrie de service public. En effet, si nous créons des établissements pénitentiaires psychiatriques, plus personne ne se posera de question et nous aurons recréé, d'une certaine manière, l'asile psychiatrique mais, cette fois-ci, au milieu de la prison, qui serait vraiment la relégation de la relégation.
De la même façon, il faudrait vraiment s'interroger sur la question des circonstances atténuantes. Il est peut-être pertinent d'envisager l'article 122-1, alinéa 2, mais il faut alors qu'il soit assorti systématiquement de circonstances atténuantes, de la même manière que l'excuse de minorité, c'est-à-dire une chose qui se traduise dans les faits. C'est pourquoi nous insistons également sur les alternatives à l'incarcération, sur les aménagements de peine et sur la systématisation des libérations conditionnelles.
Pour que la peine ait un sens, il faut qu'elle permette un avenir, toujours et pour tout le monde, et peut-être plus encore pour les gens qui sont les plus vulnérables. Je considère que les patients qui souffrent de troubles graves de la personnalité ou de psychoses graves ont une forme de vulnérabilité, et je ne le dis pas par paternalisme, parce que, à l'heure actuelle, on considère qu'ils sont responsables non seulement de leurs actes mais aussi de leur folie, si bien qu'ils en paient le double prix.
Nous y voyons une situation qui, humainement, est peu compatible avec l'idée que l'on peut se faire de ce qu'est un homme et de sa réadaptation ou de sa réintégration dans le tissu social.
Je n'ai pas répondu à votre question, si ce n'est que nous ne sommes pas favorables au dispositif que nos amis belges, italiens ou hollandais ont expérimenté et sur lequel ils se posent d'ailleurs des questions. Ainsi, à l'heure actuelle, en Suisse, les patients irresponsabilisés qui devraient partir en hôpital psychiatrique n'y partent plus et sédimentent dans les prisons parce que personne ne veut les accueillir.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur .- C'est ce qui va arriver en France.
Mme Catherine Paulet .- Non, parce que, par le biais des arrêtés préfectoraux, les hôpitaux psychiatriques sont tenus d'accepter les patients lorsqu'ils bénéficient de l'article 122-1, alinéa 2.
M. le Président .- Mais c'est temporaire.
M. le Rapporteur .- Peu de gens bénéficient de cet article.
Mme Catherine Paulet .- Il n'y en a pas suffisamment, en effet. C'est pourquoi nous insistons sur l'amont de cette question. Pour nous, c'est vraiment une chance que des élus se soient saisis de cette question, parce que cela arrive au bon moment, à un moment où l'on peut encore infléchir les choses. Le dispositif actuel tient vaille que vaille mais, à mon sens, il ne va pas tenir longtemps encore parce que, si on est passé de 90 HO en 1990 à 600 aujourd'hui, il n'y a pas de raison que cela ne s'accentue pas.
Quand les gens sont fous à l'extérieur, ils le sont dedans aussi et ils ont évidemment besoin de soins. Nous sommes là pour cela, mais il ne faut pas que le milieu libre se désintéresse de cette frange de la population.
M. le Rapporteur .- Ils sont encore plus fous à l'intérieur, je pense.
M. le Président .- On en revient aux conséquences de l'incarcération sur le comportement. Il y a aussi des gens dont les troubles se révèlent en prison, sans que ce soit forcément lié à leur condamnation, d'ailleurs.
M. Gérard Laurencin .- Il y a des gens qui vont développer une maladie mentale en prison, comme tout le monde peut le faire à tout moment.
Cela dit, je me permettrai de revenir sur un point qui a été évoqué tout à l'heure. M. le président disait tout à l'heure que, désormais, les malades mentaux étaient pris en charge par les établissements pénitentiaires. Je pense que c'est peut-être un glissement de mots, si je peux me le permettre, car on ne peut pas dire que les malades mentaux sont pris en charge dans les établissements pénitentiaires.
M. le Président .- Je me suis mal exprimé. En fait, compte tenu de l'application des textes, notamment du code pénal, on leur reconnaît une part de responsabilité, sachant que c'est une question d'expert, et qu'à partir de là, c'est le milieu pénitentiaire qui les recueille.
M. Gérard Laurencin .- Je suis tout à fait d'accord, mais par rapport aux soins qui peuvent leur être donnés et par rapport à une prise en charge, ils n'ont pas du tout, en milieu carcéral, la même prise en charge qu'ils pourraient avoir dans un hôpital.
Cela me permet de rebondir sur l'établissement de Château-Thierry, qui est un peu ancien et qui offre une certaine modalité de prise en charge selon un mode pénitentiaire mais qui n'a rien à voir avec ce qui peut être fait dans un hôpital psychiatrique. On ne peut pas confondre, me semble-t-il, un établissement pénitentiaire comme celui de Château Thierry et un hôpital psychiatrique. Ce sont deux choses différentes.
Dans le cas de Château-Thierry, la condition qui prévaut est celle du détenu, de la personne qui a transgressé la loi, alors que, dans le cadre de l'hôpital psychiatrique, la condition qui prévaut, c'est que la personne hospitalisée est quelqu'un qui présente des troubles mentaux.
M. Evry Archer .- Le fait de chercher à s'adapter à une situation qui n'est pas correcte en créant des institutions ou en essayant de modifier les institutions pour répondre immédiatement à une question cruciale peut conduire à changer le sens de la peine et les missions mêmes des institutions.
Quel est le sens de la peine lorsqu'on met indifféremment, dans un même lieu, des gens qui sont malades et des gens qui sont délinquants ? Les gens sont délinquants parce qu'ils ont choisi de l'être alors que les gens qui sont malades se sont rendus coupables de crimes sans savoir, pour parler simplement, ce qu'ils ont fait et sans que les actes commis puissent être expliqués autrement que par leurs symptômes. Quel sera le sens de la peine lorsqu'on utilise la même solution pour des problèmes aussi différents ? Quel sera aussi le sens du soin si on accueille dans les hôpitaux psychiatriques uniquement des gens qui n'ont pas, du fait de leurs symptômes, commis d'infraction ?
Mme Catherine Paulet .- De ce point de vue, certains troubles du comportement inhérents à la maladie mentale constituent aussi une infraction pénale. C'est le sens de la responsabilité pénale. Il y a une confusion, à l'heure actuelle, entre ce qui relève du repérage d'une infraction en tant que telle, pour pouvoir signifier à quelqu'un, même le plus fou : "Cette chose-là n'est pas possible pour vivre en communauté", et l'incarcération. Je crois qu'il n'y a pas nécessairement de lien entre la reconnaissance d'une infraction pénale et la nécessité de l'incarcération.
A un moment donné, l'espace du soin psychiatrique peut avoir du sens dès lors que quelque chose sera dit éventuellement par une parole ou une réparation. Il existe une réparation civile. L'infraction n'est pas méconnue dans la responsabilité pénale puisque la réparation se poursuit.
Il s'agit d'une pratique liée à l'idéologie qui glisse insensiblement d'une logique sanitaire vers une logique sécuritaire pour les mêmes personnes, c'est-à-dire les malades.
Quand on parle de malades mentaux, de délinquance et de criminalité, il ne s'agit pas toujours d'affaires retentissantes ressortant des assises. Dernièrement, un jeune homme incarcéré pour la première fois était en sortie d'essai d'hospitalisation d'office, après plusieurs mois d'hospitalisation d'office parce que, dans un moment délirant, il avait tenté d'agresser sa mère. Il a bénéficié d'une hospitalisation d'office qui a duré plusieurs mois et il était en sortie d'essai depuis un mois. C'est alors que, dans son quartier, il a été pris d'une espèce de vertige explosif et qu'il a agressé un alter ego, un jeune homme qu'il connaissait et qui, disait-il, semblait lui chercher noise, le "chercher".
Il a donc été incarcéré et le psychiatre traitant a trouvé cela très bien parce qu'on lui signifiait ainsi que ce n'était pas possible. Or il lui a été infligé une peine de deux ans d'emprisonnement, ce qui est tout à fait exorbitant par rapport aux faits, d'autant plus qu'il s'agissait d'une première incarcération. En principe, une situation de ce type aurait conduit la juridiction à infliger une peine de l'ordre d'un an, c'est-à-dire que la peine a été double et que c'est indéniablement son statut de malade mental qui lui a nui, dans le cadre d'un trouble du comportement, de surcroît, qui était manifestement en relation avec ses troubles mentaux non pas aigus mais subaigus.
Ce sont donc des situations qui ne correspondent pas toujours à des grandes affaires d'assises criminelles qui mettent en danger autrui.
M. le Président .- Non, mais cela peut le devenir, parce qu'on sait que les choses évoluent parfois. J'ai connu le cas d'une personne, non loin de chez moi, qui a été hospitalisée d'office, que l'on a relâchée au bout de huit jours et qui a réalisé, en fin de compte, ce qu'elle avait tenté la première fois : menacer ses parents, dans un trouble délirant, avec un fusil. Le problème, c'est que la deuxième fois, le fusil était chargé. Cette personne n'était pas plus responsable que la première fois. C'est le problème que nous rencontrons, nous.
Mme Catherine Paulet .- Ce genre de situation est évidemment tout à fait dramatique.
M. le Président .- Si on avait gardé cet homme en milieu psychiatrique fermé parce qu'on pensait qu'il était toujours malade mental et vraiment dangereux, cela ne se serait pas produit. A ce moment-là, les juges n'auraient pas dit : "on préfère le mettre en prison parce que les psychiatres ne sont pas obligés de garder des gens qui sont dangereux pour la société, qui sont malades, certes, mais qui ne sont pas irresponsables". Il faut bien en faire quelque chose ; on ne peut pas les laisser courir et dire : "ça va mieux".
Je suis désolé de paraître direct, mais c'est quand même ce que l'on rencontre de temps en temps. C'est donc un problème crucial, comme vous le disiez tout à l'heure. L'évolution de la psychiatrie en France n'a-t-elle pas pâti d'une certaine idéologie en refusant le milieu fermé ou en l'atténuant considérablement alors que, pour certaines personnes, il est nécessaire ?
M. Evry Archer .- Il subsiste néanmoins un milieu fermé, mais nous pensons qu'il n'est pas suffisant et qu'il faudrait créer des unités fermées sectorielles, en relation avec le secteur de psychiatrie considéré, qui pourraient être départementales ou régionales. Les quatre unités qui existent ne sont pas suffisantes. Dans ce cas, il faut évidemment bien organiser les modes d'admission et de sortie pour que le patient puisse passer d'une structure à l'autre en fonction de l'évolution de son état de santé.
On peut citer des cas, dans le cadre des faits divers, relatifs à des incidents ou à des événements qui peuvent conduire à reprocher à la psychiatrie de faire sortir un patient trop tôt ou inopportunément mais, d'après la façon dont le problème est posé, on ne peut pas compter toutes les personnes qui ont été gardées à bon escient pour éviter des drames de ce genre.
On apprécie le travail des psychiatres par des cas qui, même s'ils sont trop nombreux, font très grosse impression sur le public lorsqu'il y a de telles erreurs, mais les UMD sont-elles une meilleure réponse à la question que les prisons ? C'est la question qui se pose.
La psychiatrie (ce que nous disons aujourd'hui est extrêmement important) est née, si je puis dire, de la prise de la Bastille. A la Bastille, il y avait à la fois des malades mentaux et des délinquants.
M. le Rapporteur .- Nous serions revenus au même système ?
M. Evry Archer .- Nous souhaitons ne pas arriver au même système.
M. le Rapporteur .- J'ai une question à vous poser. Il y a des UMD à Cadillac, Montfavet, Villejuif et Sarreguemines. Combien de lits cela représente-t-il ?
M. Evry Archer .- Il y a une diminution progressive.
Mme Catherine Paulet .- Je pense que cela représente au maximum 400 lits, hommes et femmes.
M. le Rapporteur .- Deuxième question : pourquoi y a-t-il une diminution progressive ?
Mme Catherine Paulet .- A mon avis, le nombre de lits en UMD est resté relativement stable.
M. le Rapporteur .- M. Archer a parlé d'une diminution progressive.
M. Evry Archer .- Il y a une diminution du nombre de lits en UMD qui s'explique par l'amélioration de la prise en charge chimique des thérapeutiques en général. Nous avons des traitements de plus en plus efficaces qui contribuent à diminuer l'atmosphère même des hôpitaux psychiatriques actuellement. Toute personne qui a été dernièrement dans un service spécialisé peut se rendre compte que cela n'a rien à voir avec ce qui se passait il y a trente ans.
M. le Rapporteur .- Je vous poserai une dernière question très courte. Finalement, vous êtes vous-mêmes en face d'un dilemme. Soit on réactive l'article 122-1 et ces malades n'entrent pas dans la filière juridique ni dans le système carcéral, qui connaît justement un certain nombre de troubles actuellement du fait de leur présence, auquel cas ils vont dans les hôpitaux psychiatriques départementaux, ce qui nous fait revenir à un système quelque peu asilaire ; on leur fait suivre une chimiothérapie et quand ils ne suivent pas cette chimiothérapie à l'extérieur, ils y reviennent, et ainsi de suite. Je parle là des grands psychotiques, par exemple.
Soit vous acceptez le système qui apparaît dans un certain nombre de pays, par exemple aux Pays-Bas, où l'on constate qu'il y a, dans le système pénitentiaire, un certain nombre de personnes ayant des troubles psychiatriques plus ou moins graves, on les sélectionne dans des sections spéciales appartenant à des prisons ordinaires, on essaie de les évaluer, on les passe dans des sections d'encadrement individuel IB ou IBA (le "A" étant ajouté quand il s'agit de gens qui posent de très sérieux problèmes) et on les envoie dans des centres pénitentiaires d'internement de force.
Naturellement, il faut se demander comment on a le temps d'établir le filtre. Il faut savoir que les Hollandais ont 1 000 lits, par rapport aux 400 lits en UMD dont nous venons de parler, plus Château-Thierry, qui en a perdu beaucoup après la tempête...
M. Gérard Laurencin .- Il en a 27.
N. M. le Président .- Et pour le reste, c'est en centre de détention.
M. le Rapporteur .- Vous avez raison. J'ajoute que l'agence pénitentiaire hollandaise, dans ses missions, doit créer 100 lits par an pendant un certain nombre d'années pour combler les déficits.
Quel système choisit-on ? Ce sont des malades qu'il faut respecter mais qui posent de sérieux problèmes. Nous avons déjà un système carcéral qui fonctionne très difficilement et on ne peut pas accepter le poids de la gestion de véritables unités psychiatriques. Voilà mon point de vue.
M. le Président .- C'est plutôt votre interrogation, monsieur le Rapporteur.
M. Evry Archer .- Nous pensons qu'il est possible, en activant l'article 122-1, comme vous le dites, d'avoir une prise en charge psychiatrique différente de la prise en charge asilaire, parce que la connaissance et la conscience des professionnels ont évolué.
Il y a une différence entre ce qui se passe en France et ce qui se passe dans les pays dont vous parliez : nous avons cette spécialité rare et enviée que les intervenants du milieu carcéral relèvent du système de santé ordinaire. Dans ce qui a été étudié en Belgique pour une formation des travailleurs sociaux par rapport aux auteurs d'agressions sexuelles, on a pris très clairement conscience du malaise actuel du système pénitentiaire belge par rapport à ces personnes qui sont incarcérées et qui ne sont pas soignées. Elles sont dans des établissements de dépendance sociale, comme on les appelle, et elles ne sont pas du tout prises en charge.
On constate la mauvaise conscience de tous les intervenants qui vont dans ces prisons pour les expertises et qui disent : "nous ne faisons que des expertises pour des gens que nous avons bien envie de soigner mais il n'y a personne pour les soigner".
M. Gérard Laurencin .- Un dernier mot par rapport au cadre sanitaire. Il existe déjà des directives, au ministère de la santé, même si elles ne sont pas du tout appliquées, qui tendent à ce que chaque département ait une unité fermée pour accueillir des malades dangereux ou qualifiés de perturbateurs. A cet égard, il conviendrait sans doute de pousser les tutelles sanitaires à donner les moyens aux hôpitaux de faire ce qu'on leur demande de faire et qu'ils ne font pas.
M. le Rapporteur .- Ces unités dépendant de ces directives sont-elles en rapport avec les SMPR ?
M. Gérard Laurencin .- Non. Ce sont des unités extérieures pour des patients qui sont plus difficiles que la moyenne. Il y a une incitation forte pour que chaque département, puisque les hôpitaux psychiatriques sont départementaux, soit doté d'unités fermées que l'on créerait, puisqu'il n'y a jamais eu les moyens de le faire. C'est un grand débat actuellement, parce que cela pose la question des moyens accordés aux hôpitaux pour pouvoir organiser ces unités.
Mme Catherine Paulet .- Je travaille pour ma part depuis une quinzaine d'années en SMPR et je suis également membre de la commission de suivi médical de l'UMD de Montfavet. Je constate qu'un patient psychotique qui est incarcéré va plus mal au bout de dix ans, que sa pathologie s'est aggravée, que ses fonctions de relations se sont amoindries et que, généralement, lorsqu'il arrive en bout de peine, il convient d'organiser les soins selon le mode de l'hospitalisation sans consentement. Il est en effet extrêmement rare que nous arrivions à articuler un relais en hospitalisation libre.
En revanche, lorsqu'un patient psychotique qui a commis un délit ou un crime pour lequel il a été irresponsabilisé est admis en UMD, il va mieux au bout de dix ans parce que c'est une structure à vocation et à logique sanitaire. Certes, c'est un dispositif contraignant mais les personnes qui y travaillent en nombre sont dans une logique de soins et d'accompagnement au long cours de sujets dont les troubles du comportement sont très liés à une conception du monde, à un trouble de l'identité, de la relation à autrui et du contact avec la réalité.
La logique sécuritaire que pratiquent certains collègues européens est relativement ségrégative et, au bout du compte, elle contribue non pas à intégrer mais à désintégrer.
M. le Président .- Merci infiniment. C'était un beau sujet de réflexion, compte tenu de l'évolution de la prison. Je partage votre analyse selon laquelle le fait d'avoir confié à la Santé des soins relatifs à la santé mentale constitue incontestablement un progrès considérable, mais il reste à savoir si on met les moyens suffisants, dans un certain nombre d'établissements, par rapport à la possibilité du rapprochement.
Nous avons vu un certain nombre d'établissements éloignés d'hôpitaux psychiatriques, sachant que, pour les soins de santé, il y a toujours un hôpital proche, même si ce n'est pas un très grand hôpital. En revanche, nous avons constaté qu'un certain nombre d'hôpitaux n'avaient pas de psychiatres en quantité suffisante pour venir dans les établissements. Je ne veux pas citer de cas, mais il existe des établissements très isolés ou même des établissements pour longues peines où on a l'impression que c'est difficile.
Mme Catherine Paulet .- La démographie médicale est un réel problème de santé publique aujourd'hui. En particulier, le nombre de médecins et de psychiatres va décroître dans les années à venir. Il n'est donc pas étonnant que ce problème soit également observé dans les prisons.
M. le Président .- Nous vous remercions, madame et messieurs.
Audition de M. François HULOT et
Mme Dominique TOURTE, secrétaires nationaux de l'Union
générale des syndicats pénitentiaires CGT
(UGSP-CGT)
(31 mai 2000)
M. Jean-Jacques Hyest, président .- Nous accueillons donc M. Hulot et Mme Tourte, secrétaires de l'Union générale des syndicats pénitentiaires CGT. Je précise que M. Grandhaie, secrétaire général, a demandé qu'on l'excuse parce qu'il avait une autre obligation.
Vous connaissez l'objet de notre commission d'enquête sur les conditions de détention.
Nous avons rencontré souvent, dans les établissements pénitentiaires, des représentants du personnel en leur précisant que, pour tout ce qui concernait les problèmes nationaux, nous rencontrions les organisations au niveau national. Nous attendons donc de vous que vous nous fassiez part des problèmes que connaît actuellement la pénitentiaire.
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Dominique Tourte et M. François Hulot.
M. le Président .- Je vous laisse la parole pour un petit quart d'heure, si vous le voulez bien, après quoi M. le Rapporteur et les membres de la commission auront certainement des questions à vous poser.
M. François Hulot .- Nous avons préparé un petit texte afin de ne rien oublier.
M. le Président .- Si vous avez un document, c'est parfait. Je me demande d'ailleurs si nous n'avons pas déjà reçu un document de votre part.
Mme Dominique Tourte .- Après la sortie du livre de Mme Vasseur, nous avons dû vous adresser un courrier, en effet.
M. le Président .- La commission d'enquête n'était peut-être pas encore constituée.
Mme Dominique Tourte .- Tout à fait.
M. le Président .- Donc vous ne savez pas à qui vous l'avez envoyé ?
M. François Hulot .- Ce n'est pas grave, puisque nous avons préparé un texte que nous vous remettrons.
Les travaux de votre commission présentent pour nous un intérêt certain, surtout en cette période qui semble propice à un débat serein sur le problème des prisons. En effet, hormis le livre du docteur Vasseur, qui a provoqué quelque effervescence, la situation, tant du côté des détenus que du côté des personnels, est relativement calme.
Cette situation nous permet de mener une réflexion sans avoir à prendre des mesures dans l'urgence et en s'appuyant sur une approche plus globale des problèmes qui sont souvent traités au coup par coup, tant dans notre pays que dans les pays voisins.
Nous souhaiterions mettre en exergue les points essentiels de nature à modifier profondément la politique pénitentiaire et à rendre la prison efficace dans la lutte contre la délinquance, c'est-à-dire à diminuer la récidive.
Tout d'abord, la CGT souhaite rappeler, ce qui est peut-être une grande banalité aux yeux de certains, qu'aucun être humain ne naît avec des gênes criminogènes. Si on constate que, dans des établissements pénitentiaires, les détenus sont souvent issus des classes les plus défavorisées de la société, il y a des raisons à cela.
Il ne peut y avoir de bonne politique de lutte contre la délinquance sans que soit menée en parallèle une politique sociale de lutte contre le chômage, l'échec scolaire, etc. C'est, à notre avis, un aspect non négligeable du problème.
Aussi nous voudrions plus particulièrement insister sur quatre points. Il faut :
- établir une politique claire et lisible de lutte contre la délinquance et de recours à la prison,
- diminuer le nombre de détenus et promouvoir les alternatives à l'incarcération,
- adapter les régimes de détention à chaque catégorie de population pénale, un terme sur lequel il convient de s'entendre,
- changer radicalement les méthodes de travail de l'administration pénitentiaire.
Sur le premier point, on constate que, depuis un certain nombre d'années, quel que soit le gouvernement, les peines prononcées sont de plus en plus lourdes et qu'elles sont non seulement inscrites dans le code pénal mais effectivement prononcées. C'est ainsi que la durée de détention a quasiment doublé en l'espace de quinze ans.
Dans le même temps, on recherche en permanence des solutions pour faire sortir les gens qui sont en prison ou pour leur éviter la prison. Malgré cela, le nombre de détenus augmente constamment, même s'il est sujet à des baisses conjoncturelles dues à des circonstances qui ne devraient pas, à notre sens, exister, telles que les grâces ou les amnisties. Le nombre actuel d'environ 51 000 détenus découle des effets de deux mesures de grâce successives.
Il faut donc choisir, pour nous, entre deux orientations : soit privilégier la répression et dissuader des infractions par des peines lourdes et effectivement appliquées ; soit considérer que la prison n'est pas seulement une sanction mais aussi un moyen de lutter contre la récidive. En effet, à un moment donné, les détenus sortent de prison. Comment faire, alors, pour lutter contre la récidive ? L'un des moyens, à notre sens, serait d'éviter l'incarcération.
Une avancée pourrait être déjà réalisée en ce qui concerne le deuxième point, en réduisant les incarcérations de ceux qui ne sont pas condamnés, c'est-à-dire les prévenus. Aujourd'hui, un nombre important de détenus soit sortiront sans avoir été condamnés, soit seront condamnés à une peine qui couvre la durée de leur détention provisoire.
Par ailleurs, certaines peines de longue durée sont réellement trop longues. Plutôt que de prononcer une peine incompressible de trente ans, mieux vaut condamner à la perpétuité et dire à la personne qu'elle ne sortira jamais. En effet, comment peut-on réinsérer quelqu'un qui sait qu'il va rester au minimum trente ans en prison ? Cela revient à nier l'efficacité même que pourrait avoir la prison. Nous pensons, au contraire, que l'on peut réadapter les individus, mais cela implique que les peines soient moins longues. C'est pourquoi il faut raccourcir les peines, comme l'ont fait d'autres pays, notamment l'Espagne et quelques pays nordiques.
En substitution aux peines les plus courtes, les alternatives à l'incarcération devraient être engagées et encouragées. De nouvelles peines alternatives sont en permanence mises en place sans que celles qui sont déjà disponibles aient été suffisamment exploitées en raison, évidemment, d'un manque de moyens nécessaires pour le faire. Nous trouvons cela très dommage.
Toutes les études prouvent que plus le temps d'incarcération est court, moins il y a de récidive.
Par exemple, l'étude sur les libérations conditionnelles montre que les détenus libérés en fin de peine récidivent deux fois plus que les détenus sortis en liberté conditionnelle.
M. le Président .- Vous voulez dire que ceux qui sont libérés sans avoir de liberté conditionnelle récidivent deux fois plus que ceux qui ont bénéficié d'une libération conditionnelle ?
M. François Hulot .- Exactement.
Une réforme importante de la libération conditionnelle devrait être entreprise. C'est pourquoi nous déplorons l'attitude du garde des Sceaux...
M. le Président .- Nous sommes au-delà de ce que nous pouvons entendre, monsieur le secrétaire national.
M. François Hulot .- C'est notre avis.
M. le Président .- Je me permets de vous expliquer pourquoi : hier soir, le Sénat s'est prononcé.
M. François Hulot .- Je souhaite quand même terminer ma phrase. Pour nous, il est regrettable que le garde des Sceaux se soit précipité pour déposer un amendement au Sénat à la suite du rapport Farge. Nous aurions préféré que le rapport Farge fasse l'objet de discussions beaucoup plus approfondies avant que l'on propose cet amendement. Voilà ce que je voulais dire.
M. le Président .- Nous avions conscience que les discussions seraient très longues si on ne prenait pas le taureau par les cornes, si vous le permettez.
Mme Dominique Tourte .- Cela pose des problèmes de politique pénitentiaire.
M. Robert Badinter .- Pourriez-vous préciser ?
Mme Dominique Tourte .- A l'heure actuelle, je pense qu'il manque beaucoup, dans le pays, une vision globale de ce que pourrait être la politique pénitentiaire et que la Nation n'est pas assez impliquée dans ce que devrait être la politique pénitentiaire.
M. Robert Badinter .- Je vous comprends très bien et je suis très sensible à ce propos.
Mme Dominique Tourte .- Actuellement, on saucissonne les choses, ce qui est très mauvais.
M. Robert Badinter .- On pratique au coup par coup.
Mme Dominique Tourte .- Cette façon de procéder au coup par coup est très mauvaise et on le ressent particulièrement dans les établissements pénitentiaires.
M. Robert Badinter .- Merci. Excusez-moi, monsieur le Président. Je n'ai pas voulu laisser tomber le propos au moment où il paraissait prêt à sortir.
M. François Hulot .- Pour nous, la libération conditionnelle doit être envisagée de façon beaucoup plus globale et ne peut pas être réformée sans discussions préalables avec les organisations syndicales et les intéressés, notamment les élus et toutes les personnes qui peuvent être amenées à se prononcer sur ces points.
J'ajoute qu'à notre avis, la réforme devrait également englober le système des remises de peine. En effet, sans vouloir entrer dans les détails, ce système, quand on y regarde de plus près, n'est pas forcément juste.
M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur .- Vous voulez parler du système automatique ?
M. François Hulot .- C'est ce qui apparaît quand on rentre dans les différents calculs. Il y a donc beaucoup de choses à revoir à ce sujet, y compris ce système des remises de peine. Nous aurons l'occasion, dans la suite de notre exposé, de vous dire pourquoi nous souhaitons que ce système des remises de peine soit complètement revu au travers d'un vrai système de gestion de la population pénale.
Le système existant fait que les détenus n'ont qu'à attendre ces remises de peine sans préparer un projet de sortie. Nous pensons qu'il serait préférable d'avoir, avec les détenus, une démarche constructive basée sur l'élaboration d'un projet avec eux, notamment pour l'octroi d'une libération conditionnelle.
Ensuite, il convient de mettre en place un contrôle extérieur doté des moyens nécessaires. C'est une idée que nous développons sans arrêt.
Les régimes de détention, quant à eux, doivent être adaptés au traitement que l'on veut donner aux détenus. Le point fondamental, qui a fait scandale dans le livre de Mme Vasseur, est celui des prévenus qui doivent être complètement séparés des condamnés. En effet, alors qu'ils doivent être considérés comme innocents, leurs conditions de détention sont beaucoup plus défavorables que celles des condamnés. Ils doivent être considérés comme des gens innocents que l'on garde à la disposition de la justice et donc bénéficier de conditions meilleures, si l'on peut dire, que celles des condamnés, et pouvoir aussi, notamment, bénéficier de moyens de communication.
L'appréciation du régime des condamnés s'opère en fonction de la dangerosité et du délit commis. Encore faudrait-il s'entendre sur le terme "dangerosité" car quelqu'un peut être dangereux à un moment donné et ne plus l'être de la même manière deux ans après.
Nous pensons qu'il faut séparer les détenus condamnés à des moyennes ou longues peines en fonction de leur comportement social et de leur volonté à travailler et à se réinsérer dans la société.
Les régimes de détention devraient évoluer selon trois phases, d'après nous : une première phase d'observation et de construction du projet ; une deuxième phase pendant laquelle on laisse le détenu s'occuper de lui ; une troisième phase, dite de confiance, où le détenu sera proche de la sortie.
La politique de concertation sur tous ces sujets au sein de l'administration pénitentiaire - je vais peut-être être un peu dur - se situe au niveau zéro. C'est un problème important que nous rencontrons et, à cet égard, je rejoins ce que vous disiez tout à l'heure.
De plus, vous n'êtes pas sans savoir que les personnels pénitentiaires sont soumis à un statut spécial qui les place dans une situation où ils sont assimilés à des forces de sécurité, ce qui est une barrière pour obtenir certains droits.
Par exemple, on ne comprendrait pas, si on prend le cas d'autres corporations, que les infirmières soient régies par un statut spécial et qu'on leur interdise le droit de grève. Elles font grève et manifestent, mais ce n'est pas pour autant qu'elles abandonnent leurs malades.
Pour nous, les surveillants auraient la même démarche et c'est uniquement un problème de confiance. Nous sommes persuadés que les personnels pénitentiaires ne sont pas plus irresponsables que d'autres catégories qui ont aussi des personnes sous leur responsabilité, qu'ils ne seraient pas suffisamment irresponsables pour laisser les établissements pénitentiaires aller à vau-l'eau.
Par ailleurs, sur la question du contrôle des établissements pénitentiaires, nous rejoignons les conclusions et les propositions du rapport Canivet. Pour nous, en effet, une administration ne peut pas s'auto-contrôler. La commission de surveillance qui existe actuellement ne fonctionne pas et n'a jamais fonctionné.
Nous considérons ensuite que, dans un autre domaine, les compétences des personnels pénitentiaires sont très mal utilisées. On les place à tel ou tel poste, sans aucune concertation, alors qu'il faudrait, selon nous (nous pourrons le développer si vous le souhaitez), travailler plutôt dans un esprit d'équipes pluridisciplinaires en relation avec les trois phases dont j'ai parlé tout à l'heure, ce qui permettrait de discuter de chaque cas et de suivre chaque détenu jusqu'à la sortie.
Le dernier point de notre document concerne les problèmes de discipline qui existent en prison. Nous pensons que l'on peut très bien être humain tout en appliquant une discipline qui soit stricte. Ce n'est pas antinomique. Actuellement, la discipline est très relâchée et, de ce fait, les personnels pénitentiaires ont de plus en plus de difficultés à supporter leur métier, la détention et tout ce qui s'ensuit. De nombreux membres du personnel, y compris chez les travailleurs sociaux, cherchent d'autres issues et désertent la pénitentiaire.
Voilà les choses qui nous apparaissent les plus importantes aujourd'hui.
M. le Président .- Je pense que ce témoignage est important, de même que les problèmes que vous posez.
La question qui se pose, effectivement, concerne le rôle que peut avoir le personnel dans les établissements pénitentiaires.
Dans la phase de relation de confiance, dont vous avez parlé, qui est la préparation à la sortie, il s'agit de savoir comment les personnels sont associés, avec d'autres intervenants (éducatifs, sociaux, etc.) et également avec le juge de l'application des peines. Comment passe l'information et comment tout cela peut-il faire un projet individualisé ? C'est ce dont on parle. Est-on capable, aujourd'hui, de le mettre en oeuvre, d'après vous ?
Mme Dominique Tourte .- Dans la situation actuelle, non.
M. François Hulot .- Non, bien évidemment. On peut prendre le problème par ce bout-là, mais il est évident qu'au départ, pour ce qui est de la libération conditionnelle ou de sujets comme les alternatives à l'incarcération, par exemple, il faut réellement une volonté politique forte afin de développer les procédures qui existent déjà (je ne parle pas de celles qui peuvent arriver ou qui arrivent).
Il y a des alternatives à l'incarcération et il est évident que, dans un premier temps, pour essayer de travailler autrement, cela ne peut se faire que s'il y a moins de détenus dans les établissements pénitentiaires. Il est évident que tant que l'on a cent à cent dix détenus sur un étage, il est difficile d'imaginer de travailler autrement.
Il faut donc commencer par une volonté politique forte de réduire la population pénale en privilégiant les alternatives à l'incarcération, comme je le disais, et en apportant les moyens nécessaires pour que ces alternatives soient crédibles et non pas considérées par l'opinion publique comme du laxisme parce que les gens condamnés ne sont pas punis, ce qui ne peut pas passer non plus. Nous comprenons bien que, politiquement, c'est assez compliqué.
C'est le premier bout du processus. Une fois que l'on a moins de détenus, on peut envisager de travailler autrement.
Ensuite, vous avez certainement quelque chose à faire dans la gestion des longues peines. Par exemple, il est évident que, pour quelqu'un qui a une peine de vingt à vingt-cinq ans à faire, qui va sortir au bout de vingt ou vingt-deux ans et qui ne sera jamais sorti avant, il sera vraiment très difficile de faire quelque chose, d'autant plus qu'à l'extérieur, il n'aura pas forcément les relais nécessaires pour faire face à la situation. Sa famille peut très bien l'avoir rejeté ou il peut aussi s'apercevoir que sa famille vit très bien sans lui.
M. le Président .- Il peut aussi avoir eu une rupture totale de ses liens familiaux.
M. François Hulot .- C'est pourquoi nous regrettons que la libération conditionnelle n'ait pas fait l'objet d'un débat plus approfondi. Certes, cela évolue, ce qui est une bonne chose, mais cela ne va pas aussi loin que cela pourrait aller. En effet, en considérant le système dans sa globalité, il y a certainement moyen, au travers de ce que l'on propose en matière de gestion des longues peines à l'intérieur des établissements, d'améliorer le service public de la pénitentiaire, qui est en échec au point de vue de la réinsertion. Autant, pour la garde et la sécurité, nous sommes l'un des pays les mieux placés ; autant, en ce qui concerne la réinsertion, nous sommes en complet échec.
C'est pourquoi je disais tout à l'heure un peu directement que nous étions déçus que la libération conditionnelle n'ait pas fait l'objet de débats plus globaux en reprenant le système.
Mme Dominique Tourte .- Vous demandiez tout à l'heure si c'était possible à l'heure actuelle mais, pour vous donner une idée, puisque j'ai fait une intervention il n'y a pas longtemps dans la maison d'arrêt de Villefranche, je peux vous dire qu'actuellement, dans cette maison d'arrêt, il y a 600 détenus et 2,5 travailleurs sociaux équivalents temps plein, soit trois personnes dont une à mi-temps. Je vous laisse faire le calcul ; cela fait beaucoup de détenus pour un travailleur social. Il y a donc des détenus qui sont laissés sur la touche parce qu'on ne peut pas s'occuper de tout le monde.
Nous pouvons comprendre un certain nombre de choses qui sont faites. En effet, je pense que la maison d'arrêt de Lyon ne se prête pas à accueillir des mineurs à l'heure actuelle. Nous avons été l'une des premières organisations syndicales à dire que la maison d'arrêt de Lyon présentait des conditions très indignes pour la population pénale, d'autant plus pour les mineurs.
M. le Président .- Nous sommes bien d'accord.
Mme Dominique Tourte .- L'administration pénitentiaire a donc transféré le quartier des mineurs sur Villefranche, ce qui est très bien, mais il n'est pas prévu de mettre des travailleurs sociaux en plus. Après une bataille des personnels, trois surveillants ont été nommés en plus sur Villefranche, mais aucun travailleur social. Je vous laisse deviner quelles peuvent en être les conséquences. Cela crée des problèmes d'anticipation sur la gestion du personnel.
De temps en temps, on reste coi devant l'immensité de notre tâche et le peu de moyens que nous avons. Il est vrai que l'on constate un découragement de l'ensemble du personnel face à cela.
M. François Hulot .- Cela rejoint ce que nous disions tout à l'heure dans notre exposé concernant le gâchis des compétences qui existent dans l'administration pénitentiaire. A une certaine époque, dans l'administration pénitentiaire, les recrutements s'effectuaient plutôt dans des rapports de père en fils ou des choses de ce genre, alors qu'actuellement, du fait de la situation économique, comme les jeunes vont de plus en plus longtemps à l'école et arrivent dans l'administration pénitentiaire avec force bagages, ils se retrouvent, du fait aussi de ce qu'ils vont apprendre à l'Ecole nationale de l'administration pénitentiaire, complètement en décalage et perdus par rapport à ce qu'ils voient sur le terrain. Entre la théorie et la pratique, c'est le jour et la nuit.
Pour revenir à votre question de tout à l'heure, je répète que ce n'est pas possible dans la situation actuelle mais qu'avec une volonté politique plus affirmée et des moyens qui accompagneraient cette volonté, il y a du potentiel, au sein du personnel, pour travailler autrement et essayer de faire autre chose.
M. le Rapporteur .- Je voudrais vous poser une question. Nous sommes tout à fait conscients du tableau que vous décrivez, mais ne peut-on pas nuancer les choses en considérant qu'il y a deux grandes parties dans les établissements pénitentiaires :
- les maisons d'arrêts, où règne la surpopulation et où l'on trouve des difficultés majeures, parce qu'on ne peut pas commencer une réinsertion du fait des entrées et des sorties incessantes,
- les centres de détention (je ne parle pas des maisons centrales) où les conditions d'accueil sont meilleures et où la réinsertion pourrait être conduite dans de meilleures conditions avec une limitation des places qui fait que ces centres gardent un certain équilibre ?
Cette vision que nous avons de l'extérieur est-elle vérifiée par vous qui vivez constamment la vie pénitentiaire ou bien n'est-ce qu'une illusion et le mal est aussi grand dans les deux secteurs ?
M. François Hulot .- Certes, il y a ces deux sortes d'établissement pénitentiaire. Dans les maisons d'arrêt, il est évident que ce que nous proposons est plus difficile à faire.
Les maisons d'arrêt sont surtout concernées par les alternatives à l'incarcération. Il s'agit d'éviter l'incarcération, sans quoi on entre forcément dans le système. C'est déjà à travers cela que l'on réussira à améliorer la façon de gérer les maisons d'arrêt dans un premier temps.
Quant aux établissements pour peine, il est vrai qu'actuellement, ils devraient être beaucoup plus propices à la réinsertion mais, honnêtement - et je pense que ma collègue qui est travailleur social pourrait le confirmer -, les moyens mis à la disposition des travailleurs sociaux dans ces établissements sont vraiment insuffisants : pour un CD de 400 détenus, il n'est pas rare de n'avoir que deux travailleurs sociaux. Cela fait 200 détenus par travailleur social, ce qui fait beaucoup.
M. le Rapporteur .- Tout cela est fonction d'un accroissement tout à fait évident du personnel.
M. François Hulot .- C'est incontournable. Si on veut améliorer la qualité du travail social dans les établissements, il est difficile de le faire sans moyens humains.
M. le Président .- Bien entendu, les cas sont extrêmement divers mais, quel serait, pour vous, le ratio convenable de travailleurs sociaux par rapport au nombre de détenus dans un établissement pour peine ? En clair, combien un travailleur social peut-il gérer de détenus ?
Mme Dominique Tourte .- Cela dépend de ce que l'on demande au travailleur social et de la politique qu'on lui demande de mettre en oeuvre. Si on me demande de faire du contrôle bête et méchant, de téléphoner à la famille, etc., quel est l'intérêt ? Cela dépend de ce que l'on veut mettre en place.
Je sais bien que les effectifs ne seront jamais pléthoriques. On ne va pas les multiplier par 300, mais il y a quand même un problème d'effectif important.
Par ailleurs, vous avez parlé des maisons d'arrêt et des centres de détention, mais la majorité de la population passe dans les maisons d'arrêt. Les problèmes de récidive que l'on rencontre en France et les problèmes des banlieues concernent des gens qui ont des petites peines, qui passent par les maisons d'arrêt et qui y restent. C'est bien là que se situe le problème. On ne retrouvera pas ces gens-là - du moins, on l'espère - dans les centres de détention.
Si on ne veut pas les revoir arriver avec des grandes peines, il faut bien s'occuper d'eux à un moment donné. Vous avez dit vous-même à un moment donné, monsieur Badinter, qu'il fallait faire en sorte que le temps d'incarcération ne soit pas un temps mort. Si on veut faire cela, il faut effectivement des équipes pluridisciplinaires, du personnel et des moyens.
M. le Président .- Il faut aussi des locaux.
Mme Dominique Tourte .- Tout à fait. Il faut aussi une politique pénitentiaire globale forte avec des objectifs fixés par la Nation en prévoyant que des mises au point soient faites régulièrement au sein du Parlement pour que l'on sache où l'on en est.
M. le Rapporteur .- C'est le modèle hollandais que vous connaissez aussi bien que nous.
Mme Dominique Tourte .- Nous avons effectivement visité ce pays ensemble. Il est vrai qu'actuellement, il y a peu d'endroits, en France, où on mène un véritable débat sur ce qu'on veut faire de la pénitentiaire. Tous les parlementaires devraient se saisir de cette question au moins une fois par an et faire des bilans.
M. le Rapporteur .- Que veut-on faire de la pénitentiaire ? Depuis quelques semaines, on a eu l'occasion, début mars à l'Assemblée nationale et le 24 mars au Sénat, d'examiner un texte qui concerne le Conseil supérieur de déontologie des forces de sécurité. Mme Guigou, garde des Sceaux, était hostile à ce que les agents de l'administration pénitentiaire soient sous le régime de ce code de déontologie des forces de sécurité mais, finalement, les deux assemblées ont convergé. Je ne sais pas ce qu'est devenu le texte et s'il reste encore des articles en navette.
M. Robert Badinter .- Il a été voté.
M. le Rapporteur .- Mais a-t-il été voté définitivement ?
M. Robert Badinter .- Oui. Il a été adopté conforme.
M. le Rapporteur .- Je voudrais donc savoir comment vous réagissez à cela. Etes-vous encore accrochés à la chimère d'un code de déontologie spécialisé pour l'administration pénitentiaire ou bien pensez-vous que vous puissiez être agents de sécurité ?
Au sujet des forces de sécurité (j'étais à l'époque rapporteur du budget de l'administration pénitentiaire), j'ai toujours pensé que le personnel de détention pourrait avoir intérêt à une assimilation aux forces de sécurité pour avoir un certain nombre de passerelles et, peut-être même, un certain nombre de rotations entre les forces de sécurité, pour ne pas faire toute sa carrière dans l'administration pénitentiaire. Il me paraît important d'avoir des sorties sur d'autres voies. Comment raisonnez-vous par rapport à cela ?
M. François Hulot .- J'ai peur de m'être mal fait comprendre tout à l'heure. Honnêtement et très sincèrement, nous pensons que le statut spécial du personnel pénitentiaire est un véritable frein à toute évolution dans l'administration pénitentiaire.
Le statut spécial de l'administration pénitentiaire (c'est l'article 3 de l'ordonnance de 1958) interdit tout droit de grève et tout ce qui s'ensuit. Par la suite, on l'a quelque peu dépoussiéré de façon à le recrédibiliser. De toute façon, depuis 1988, le personnel pénitentiaire exerce le droit de grève, même s'il le fait sur son temps de repos. En effet, que l'on veuille l'entendre ou non, il est évident que si les personnels estiment ne pas pouvoir travailler, assurer leur mission convenablement, dans de bonnes conditions de sécurité, et offrir un service public optimum, ils le feront savoir, qu'ils aient le droit de grève ou non.
Le statut spécial est un frein réel pour toute évolution dans l'administration pénitentiaire. Pour nous, cela ne changera pas grand-chose.
A notre sens, ce qui changerait radicalement les choses, c'est de réfléchir à d'autres organisations. Vous parliez tout à l'heure de centres de détention et de maisons centrales. Dans un centre de détention, à l'heure actuelle, le détenu attend la sortie et sa remise de peine. Par conséquent, il se tient la plupart du temps " à carreau " pour pouvoir sortir le plus tôt possible. Ce n'est pas ce que nous disons. Nous disons, nous, qu'il faut revoir tout le système, c'est-à-dire que le détenu doit gagner son droit à la sortie, doit prouver à la société qu'il veut se réadapter ou se réinsérer (peu importe le mot que l'on emploie).
Le système actuel par le biais de la sécurité ne va rien résoudre. Cela va résoudre certains petits problèmes, mais le problème de fond, qui est la gestion des longues peines, ne va pas être réglé parce que le surveillant sera assimilé à une force de sécurité. Le respect entre le détenu et le surveillant ne se fait pas seulement par ce genre de chose. Il se fait parce que, à un moment donné, le détenu va trouver des repères, va accepter d'en avoir et va accepter la personne qui représente l'Etat devant lui. Il faut acquérir cette relation et ce respect, et cela ne s'obtient pas uniquement par la force. Cela s'obtient aussi parce qu'on va travailler autrement avec lui dans le cadre d'une équipe pluridisciplinaire, avec un chef qui va encadrer une équipe de surveillants, avec un premier surveillant et un travailleur social.
Ensuite, bien évidemment, il y a la relation avec le JAP, mais c'est dans ce cadre que nous pensons pouvoir faire évoluer les choses, parce qu'on va travailler différemment avec un groupe de détenus plutôt que dans la globalité, comme actuellement. Ils savent que s'ils se tiennent " à carreau ", ils vont avoir des remises de peine et qu'ils sortiront alors que si le contraire se produit, les remises de peine vont " sauter ". C'est entièrement différent.
Si on développe cet aspect et si l'on va dans ce sens, nous pensons que les missions du personnel pénitentiaire peuvent réellement évoluer dans le cadre d'un service public efficace.
M. le Rapporteur .- J'ai une dernière question. Une équipe pluridisciplinaire avec des personnels de détention, des travailleurs sociaux et des intervenants extérieurs, notamment de l'Education nationale et des bénévoles, avec des personnes qui se connaissent et qui travaillent en cohésion, serait sans doute une solution. Dans cet esprit, je rappelle à Mme Tourte, comme je l'ai dit souvent à la commission Canivet, que certains ont proposé le passage, pour les prisons, au statut d'établissement public administratif, qui prévoit l'existence d'une commission interne où se retrouveraient autour de la table le directeur et les représentants des différents intervenants au sein de la prison.
J'avoue que je suis assez conquis par cette idée et que je l'ai défendue. Cela n'a pas été mis dans le rapport Canivet, mais je voulais qu'on le mette à titre expérimental pour certains établissements. Je suis conquis par cela parce que j'ai l'exemple de l'établissement national sanitaire et pénitentiaire de Fresnes, où il y a une commission administrative qui fonctionne selon ce principe et où je vous assure qu'il y a une certaine cohésion. Tous les problèmes sont examinés avec le directeur et il y règne un autre esprit que dans les prisons.
Mme Dominique Tourte.- Monsieur Cabanel, je vais vous répéter ce que j'ai dit à la commission Canivet : je ne pense pas que le fait de créer des EPA pour des maisons d'arrêt ou des établissements pénitentiaires change le problème. Nous connaissons tous les conseils d'administration : quand on ne veut pas qu'un conseil d'administration sache un certain nombre de choses, le conseil d'administration ne le sait pas, pas plus qu'un directeur de l'administration pénitentiaire.
M. le Rapporteur .- Si vous posez des questions au conseil d'administration, madame Tourte, cela ne se saura pas ?
Mme Dominique Tourte .- Monsieur Cabanel, je vous promets qu'il n'est pas évident, pour les personnels qui sont sous statut spécial, de poser des questions à leur supérieur hiérarchique quand ce sont des points qui dérangent. Il faut que vous le sachiez. Pour les personnels, c'est parfois assez dangereux et cela bride beaucoup les gens. Si un certain nombre de choses qui se passent dans les établissements pénitentiaires ne sont pas connues du public, je pense que c'est aussi dû à ce statut. Sans ce statut, un certain nombre de choses seraient connues bien avant.
Dans le cadre d'affaires célèbres dans la pénitentiaire, il a fallu le courage de beaucoup de personnels qui n'ont pas eu peur de leur statut spécial et d'assumer un certain nombre de conséquences pour eux. C'est un vrai problème et cela limite la citoyenneté. Quand on est dans un établissement pénitentiaire, on reste un citoyen.
Cela dit, j'en reviens à l'établissement de Fresnes. L'hôpital de Fresnes est une vitrine pour l'administration pénitentiaire. Il n'y en a qu'un comme cela. Nous aimerions que tous les établissements pénitentiaires aient les moyens de l'hôpital de Fresnes.
Je pense que si c'était un service public, cela resterait comme cela, parce que c'est une vitrine. Il y a toujours eu d'excellents médecins à l'hôpital de Fresnes.
M. Robert Badinter .- Il y a eu d'excellents médecins, mais il y en a eu de moins bon jadis, quand c'était fermé. On retrouve ce que j'évoque toujours.
Comme nous disposons d'une période de temps relativement limitée pour nos travaux, la commission a décidé que notre premier objectif serait les maisons d'arrêt. Nous avons considéré que, dans le laps de temps dont nous disposons, les six mois étant mangés par les vacances, si nous voulions faire un travail utile et ne pas toujours dire des généralités dont on s'abreuve en matière pénitentiaire, il fallait nous centrer sur les maisons d'arrêt.
Je vais être très précis. Dans les maisons d'arrêt, pour vous, quel est le premier problème ? La surpopulation ?
Mme Dominique Tourte .- Oui, bien sûr.
M. François Hulot .- Oui, la surpopulation.
M. Robert Badinter .- On en revient toujours, mes chers amis, au même problème. Il y a surpopulation parce qu'il y a là un trop grand nombre de prévenus, comme vous l'avez indiqué, c'est-à-dire trop de gens placés en détention, et qu'ils restent là trop longtemps, notamment du fait d'instructions criminelles qui n'en finissent plus. Il n'y a plus besoin de vous pour l'instruction, mais vous restez là, entre la fin de l'instruction et le passage aux assises, pendant dix-huit mois à deux ans, ce qui est inouï, et on ne peut rien faire de celui qui est là, de surcroît. C'est vraiment un temps mort.
Parallèlement, il y a aussi les très courtes peines que vous avez évoquées.
Nous nous posions une question hier avec le président Hyest et M. Cabanel, en prenant le cas de La Santé, qui est paroxystique. On y trouve en effet plusieurs cas : premièrement, ceux qui ne sont pas à la veille de passer, qui n'ont pas une immédiate condamnation ou une peine prononcée ou qui seront traduits devant la cour d'appel, s'ils ont fait appel, dans les deux ou trois mois (j'ai évoqué aussi l'instruction criminelle) ; deuxièmement, ceux qui sont condamnés et qui sont en cours de pourvoi, ce qui dure longtemps, ou ceux qui sont condamnés et qui purgent leur peine. Ne pourrait-on pas les sortir de La Santé ? Qu'est-ce qui fait qu'ils doivent rester là ? Qu'est-ce qui provoque cette situation ?
M. François Hulot .- C'est l'un des autres problèmes de la maison d'arrêt. En plus de la surpopulation pénale, il est certain que la gestion des condamnés qui sont là à un moment donné dans la maison d'arrêt est un réel problème.
M. Robert Badinter .- Le contrôle et la gestion des populations pénales paraît - je le dis très clairement - aberrant. A La Santé, nous savons qu'il y a des étrangers qui ne sont là qu'à fin d'expulsion pour séjour irrégulier. Ils devraient être dans des centres de rétention administrative et non pas à La Santé.
Il y a un nombre très important de gens qui, en toute logique, ne devraient pas se trouver là. Donc que pourrait-on en faire ? Je vous pose la question. Pourrait-on placer en centre de détention ceux qui sont déjà condamnés et qui sont en attente d'appel ou de cassation ?
Mme Dominique Tourte .- Il y a un autre problème qu'il faut signaler, monsieur Badinter, car on l'évacue facilement, sur les centres de détention : vous savez tous qu'ils ont un numerus clausus qui est atteint actuellement.
M. Robert Badinter .- Vous parlez des centres de détention ou des prisons "13 000" ?
Mme Dominique Tourte .- Je parle des centres de détention. Il n'y a pas plus de détenus que de nombre de places, quel que soit le statut.
M. le Président .- Quel que soit le statut.
Mme Dominique Tourte .- Dans un centre de détention ou une maison centrale, s'il y a 600 places, il n'y aura pas 601 détenus. C'est donc un problème de gestion. Il se trouve qu'actuellement, dans les maisons d'arrêt, on trouve des gens qui viennent d'être condamnés à de très lourdes peines par des cours d'assises, et qui, puisqu'il n'y a pas de place dans les centres de détention, restent dans les maisons d'arrêt.
J'ai un collègue qui, à la maison d'arrêt de Nantes, s'occupe de quelqu'un qui a fait sept ans en maison d'arrêt, qui vient d'être condamné et qui attend une place en affectation dans un centre de détention ou dans une maison centrale. Si vous allez à la maison d'arrêt de Fresnes, vous pouvez demander au directeur combien il a de personnes condamnées à de longues peines.
M. Robert Badinter .- C'est ce que nous faisons. Nous dépouillons très précisément la composition de la population pénale des maisons d'arrêt les plus atteintes.
Mme Dominique Tourte .- A la maison d'arrêt de Fresnes, vous verrez qu'un grand nombre de personnes sont condamnées à de grosses peines.
M. Robert Badinter .- C'est un véritable choix et on peut s'interroger. Faut-il admettre que l'on soit quatre par cellule pendant un temps très long sous prétexte que c'est une maison d'arrêt alors que, si on est en centre de détention, on ne saurait avoir cet inconvénient ? Quelle est la raison, si on sort de l'administration et du texte, qui justifie cela ?
M. le Président .- La raison, c'est que, lorsqu'il n'y a plus de places, on attend.
M. Robert Badinter .- C'est une raison que l'on s'est forgée à soi-même. On a forgé le règlement et on a dit qu'il était inapplicable, mais si vous enlevez cette raison, qui n'est pas "la force des choses", comme on le disait à l'époque révolutionnaire, c'est simplement un choix.
Dans les centrales, c'est autre chose. Je sais bien qu'il y a des problèmes de gestion de longues peines qui demandent que les hommes soient traités avec beaucoup de précautions, mais que l'on passe deux ans dans un centre de détention ou dans une maison d'arrêt, on passe deux ans derrière les barreaux.
Mme Dominique Tourte .- Il vaut mieux être en centre de détention.
M. Robert Badinter .- D'accord, mais dans ce cas, je pose la question : il faudrait quand même aller vérifier le contenant et le contenu. Que peut-on faire ? C'est un problème qu'il faudra examiner.
M. François Hulot .- On passe toujours deux ans derrière les barreaux, mais on ne garde pas les condamnés de la même façon en maison d'arrêt ou en centrale. Vous avez vu les derniers événements des Baumettes et les évasions en hélicoptère...
M. Robert Badinter .- C'est plus dur. Plus il y a de monde, plus c'est dur, plus c'est inhumain et plus cela provoque la récidive.
M. François Hulot .- Les personnels n'ont pas le temps et les moyens d'observer cette population pénale qui nécessite beaucoup plus d'attention au quotidien.
M. Robert Badinter .- C'est pourquoi nous travaillons sur les maisons d'arrêt.
M. François Hulot .- Si je peux me permettre...
M. Robert Badinter .- Je vous en prie. Toute suggestion est bonne à prendre.
M. François Hulot .- ... je voudrais vous signaler un problème qui est très important dans les établissements, qu'il s'agisse des maisons d'arrêt ou des établissements pour peine : le fait que, depuis plusieurs années, énormément de détenus présentent des troubles psychiatriques. Il y a tout un débat pour savoir si les expertises sont à la hauteur, de façon à ne pas les sous-évaluer et à prendre bien en compte la situation des gens concernés mais, dans la réalité, il se trouve que, dans des établissements comme Châteaudun ou Poissy (j'en parle d'autant plus tranquillement que j'ai travaillé longtemps à Poissy), le changement de la population pénale est radical.
Bien évidemment, on ne peut qu'y voir les effets des réformes qui ont été faites les années précédentes dans le milieu hospitalier. Il y a eu un nombre de fermetures impressionnant et, à un moment donné, cela coince. Nous disons qu'il faut arrêter cela ; la prison ne peut pas recueillir tous les maux de la société.
Les personnels, à l'heure actuelle, sont vraiment désarmés devant ce type de population pénale, qu'elle soit en maison d'arrêt ou en établissement pour peine.
M. Robert Badinter .- Ils ne sont pas formés pour cela. Ce ne sont pas des infirmiers psychiatriques ; ce n'est pas leur métier.
M. François Hulot .- Nous ne sommes pas formés, nous n'avons pas de structures et nous ne pouvons fournir les soins nécessaires. C'est un vrai problème.
M. Robert Badinter .- C'est l'un des problèmes clés de la situation.
M. François Hulot .- J'en viens à un dernier problème. On a clairement la volonté politique, ce qui va dans le bon sens, de mettre un détenu par cellule. Parallèlement à cela, il existe un projet de mise en place de centres pour peines aménagées avec une expérimentation sur trois centres pour peines aménagées, l'un à Villejuif, un autre à Metz et un troisième à Marseille. Or, d'emblée, dans les capacités d'accueil, on s'aperçoit que c'est prévu pour deux détenus.
Tout cela est compliqué. On annonce une volonté de faire quelque chose et, dans le même temps, une expérimentation va se mettre en place et on vous dit qu'on y met deux détenus par cellule.
Par conséquent, nous sommes circonspects. Le principe d'un détenu par cellule est vraiment impératif, du moins dans la plupart des cas.
M. le Président.- Sauf demande contraire, évidemment.
M. Robert Badinter .- Le principe doit être un détenu par cellule, sous réserve de ceux qui, pour des raisons multiples, sont trop angoissés pour rester seuls et ne sont pas faits pour cela.
M. le Rapporteur .- Il reste encore beaucoup de barrières pour que la rigueur soit appliquée par rapport à la règle.
Mme Dominique Tourte .- Deux, ce n'est rien par rapport à cinq...
M. Robert Badinter .- Deux, cela peut encore aller, d'autant plus que tout le monde n'est pas fait pour rester seul, surtout pour des raisons psychiques, dans des cas de déprime.
Mme Dominique Tourte .- Monsieur Badinter, vous avez parlé des courtes peines. Il est vrai que, dans les maisons d'arrêt, on remarque que les courtes peines sont celles qui nous posent le plus de problèmes pour travailler avec les détenus. On dit beaucoup qu'il faudrait que les gens ne rentrent pas en prison, même s'ils ont des petites peines. Nous pensons effectivement que, lorsqu'on est condamné à une petite peine, cela pourrait se gérer à l'extérieur, avec des moyens.
A cet égard, les dernières statistiques montrent qu'en dix ans, de 1989 à 1999, le nombre de mesures en milieu ouvert a augmenté de 80 % mais que les moyens n'ont pas augmenté de 80 %.
Imaginons que je sois juge. Si je prononce une petite peine et si je veux prononcer une mesure alternative à l'incarcération, je sais que, dans la plupart des cas, elle ne sera pas mise en oeuvre dans les délais nécessaires.
M. le Rapporteur .- Même un TIG peut attendre deux, trois ou quatre mois.
Mme Dominique Tourte .- A Paris, cela peut attendre parfois six mois parce qu'il y a des contingences. Pour les TIG, il faut trouver les associations et les services publics, qui ont beaucoup de mal à prendre des travaux d'intérêt général. Il faut batailler beaucoup pour que les services publics y aient recours.
Si les mesures alternatives qui sont prononcées ne sont pas mises réellement en oeuvre, il est compliqué, pour un magistrat, de les prononcer, ce que l'on peut comprendre. C'est donc un vrai problème également.
M. Robert Badinter .- Je vous ai posé la question sur le premier élément qu'il faudrait essayer de résoudre dans les maisons d'arrêt, et vous avez répondu, comme tous les intervenants d'ailleurs, que c'était la surpopulation.
Par ailleurs, j'ai toujours considéré qu'il était impossible de faire progresser quoi que ce soit dans le monde pénitentiaire si on ne faisait pas progresser en même temps la condition des personnels. C'est lié. Il est impossible de prendre des mesures de progrès pour ceux qui sont détenus sans prendre en considération ce que cela représente pour les personnels.
Je vous pose donc la même question : quelle est, selon vous, la mesure prioritaire, toujours dans les maisons d'arrêt, concernant les personnels ? Faut-il plus d'effectifs ? Je vous le demande parce que nous ne pouvons pas traiter, nous, à ce stade, la totalité du problème.
M. François Hulot .- Il faut bien évidemment des effectifs qui correspondent aux besoins, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, mais je citerai aussi, même si j'insiste un peu trop sur ce point qui concerne tous les personnels, le statut spécial. Nous demandons l'abrogation du statut spécial.
Les personnels, du fait du statut spécial, n'ont pas le droit de grève. En l'an 2000, comment voulez-vous que les personnels qui n'ont pas le droit de grève puissent se considérer comme des citoyens à part entière ?
M. Robert Badinter .- Vous prendrez acte que la prison n'est pas un lieu comme les autres dans la société. Il en est de même pour les militaires.
M. le Président.- Il existe une autre corporation qui est prisée par l'opinion publique, celle des sapeurs-pompiers, qui n'a pas non plus le droit de grève. Les sapeurs-pompiers ont un statut particulier parce qu'on estime que la sécurité doit être assurée, même s'ils ont des moyens de manifestation et de revendication. Franchement, je comprends parfaitement votre demande, mais...
M. le Rapporteur.- Les gendarmes sont aussi dans ce cas.
M. le Président.- Il en est de même pour la police ou les contrôleurs aériens.
M. François Hulot .- Excusez-moi, mais le statut spécial, si mes souvenirs sont bons, est apparu suite aux grandes grèves qui ont eu lieu en 1957. Ce n'est pas nouveau ; la pénitentiaire a toujours eu des soubresauts. Donc le statut spécial a été "monnayé" contre l'interdiction du droit de grève.
Je ne connais pas les raisons pour lesquelles les personnels de l'époque faisaient grève, mais il est clair qu'ils voulaient faire bouger l'administration pénitentiaire. Le problème est le même aujourd'hui. Pour que les personnels puissent se sentir considérés et utiles, il faut qu'ils puissent s'exprimer. Aujourd'hui, ils peuvent s'exprimer, bien sûr, mais le statut spécial est toujours là, comme une chape de plomb et, dans ses effets les plus pervers, il va agir tout au long d'une carrière sur les fonctionnaires qui peuvent à un moment donné se signaler d'une façon ou d'une autre.
Quand nous disons que ce statut spécial est un frein à l'évolution, nous pensons vraiment avoir raison là-dessus. Certes, d'autres catégories n'ont pas le droit de grève non plus, mais cela ne veut pas dire pour autant que c'est juste.
Honnêtement, la pénitentiaire, ce n'est pas l'armée. J'ai été dans l'armée et je peux vous le dire.
M. le Président .- Je n'ai pas donné l'exemple de l'armée mais celui des sapeurs-pompiers, qui ne relèvent de l'armée que pour une très petite partie, à savoir à Paris. Dans tous les départements, les sapeurs-pompiers sont des personnels des collectivités territoriales.
M. François Hulot .- Le statut spécial, encore une fois, va aussi avoir des effets dans la relation hiérarchique. Cela pèse énormément au quotidien. Imaginez qu'un surveillant arrive à Fleury et qu'il a cent détenus à son étage. Il sort de l'école avec tous ses textes et toutes ses connaissances, il arrive en détention et il se retrouve avec cent détenus de toutes sortes à l'étage. Il découvre le métier sans avoir forcément de doublure parce qu'il n'y a pas suffisamment de personnel et il se retrouve au bout de sa période de stage qu'il a fait tout seul à l'étage.
Quand je suis rentré, en 1986, cela se passait de cette façon. Donc il n'y a aucune raison que cela se soit amélioré puisque les effectifs ont baissé. Le stagiaire commence donc déjà par avoir un regard sur le métier qui est complètement négatif et très dur, parce qu'il va se retrouver livré à lui-même dans sa coursive, où il aura énormément de mal à apprécier ce qu'il va faire. Il va être en difficulté et en porte-à-faux. La hiérarchie, si elle le souhaite, aura tous les moyens nécessaires pour lui mettre des bâtons dans les roues s'il ne convient pas à un certain profil, et je n'exagère pas en le disant. C'est un peu comme cela que les choses se passent.
Par conséquent, je dis que l'on peut faire autre chose de la maison d'arrêt.
M. Robert Badinter .- Je dissocierai à cet égard, même si ce n'est pas l'heure de le faire, la question du droit de grève, qui se joue d'une façon très particulière dans le cadre d'une prison, parce que, dès l'instant qu'intervient le problème de la grève dans la prison, on connaît les conséquences que cela entraîne pour tout le fonctionnement de la justice, pour le rapport des détenus et de l'extérieur qui est déjà si difficile. Je me méfie donc beaucoup de l'alignement du statut spécial sur le droit de grève général des fonctionnaires. Je le dis très clairement. Le service public, ici, n'est même plus le service public ; c'est quelque chose de très différent : c'est le service de la justice par rapport à des personnes incarcérées. Donc je m'en défierai.
Cela dit, il y aurait d'autres moyens de résoudre le problème lié au statut spécial sans abroger le statut spécial. Si c'est la première urgence, autant dire que vous ne l'aurez pas. Cela ne passera pas et nous perdrons notre énergie...
Mme Dominique Tourte.- Par rapport à la question que vous avez posée, je crois que, dans notre administration, nous manquons beaucoup de reconnaissance des compétences de chacun. C'est essentiel.
M. Robert Badinter.- La reconnaissance et l'utilisation. C'est un très grand problème dans la pénitentiaire. La mauvaise utilisation des compétences est très importante.
A ce sujet, nous avons eu une remarque, qui a suscité beaucoup d'intérêt de la part de la commission, d'un usager des prisons, un important chef d'entreprise qui avait été détenu dans une maison d'arrêt et qui avait regardé cela en termes de gestion. Il nous a dit que c'était la plus abominable dissipation de ressources humaines qu'il ait jamais vue, en parlant de la gestion des prisons en tant qu'entreprise. Il a dit que pour ce qui est de l'utilisation des qualités des personnels et des ressources disponibles par rapport aux besoins, c'était incroyable.
Est-ce que, s'agissant de cette question de la gestion, vous considérez que, si nous avions, dans les établissements, une commission de gestion qui ne soit pas composée, ni principalement, ni exclusivement de personnel pénitentiaire, en apportant cet oeil extérieur qui est si précieux au fonctionnement des prisons, cela serait de nature à susciter des progrès ?
Il y a les questions du personnel, certes, mais cela vous permettrait d'avoir quelqu'un habitué à la gestion, à la tenue de la gestion comptable et des ressources humaines, sans marcher sur la tête. Le regard extérieur est important lorsqu'il s'agit des prisons. Il faudrait le faire avec le personnel et non pas seulement en vase clos. Qu'en pensez-vous ?
M. François Hulot .- Dans le cadre de la mise en place des 35 heures, l'administration pénitentiaire a fait appel à un cabinet extérieur pour mettre à plat tous les rythmes de travail qui existent chez les personnels de surveillance. Nous y sommes favorables parce que nous pensons que si cela reste interne à l'administration pénitentiaire, les choses seront très vite figées en matière de rythmes de travail.
Nous ne sommes pas figés sur l'organisation du temps de travail, comme peuvent l'être d'autres organisations syndicales représentatives dans l'administration pénitentiaire pour lesquelles les 35 heures ne sont rien d'autres que trois jours de repos hebdomadaire après la nuit.
En relation avec ce que nous disons depuis tout à l'heure, c'est-à-dire avec une autre façon de travailler (un régime par phase avec une équipe pluridisciplinaire) et un autre contenu, il est évident que l'on peut imaginer d'autres rythmes de travail. Cela dit, s'il s'agit simplement d'adapter des rythmes de travail, même si je suis quelque peu lapidaire, en raisonnant en termes d'économies de personnel, il est certain qu'il n'y aura pas beaucoup de points d'accord sur ce genre de chose.
M. Robert Badinter.- Vous avez un réflexe de défense que je connais bien. Le problème n'est pas là. Le problème, ce sont les cas que l'on nous a cités où, pour une levée d'écrou, on va ramener la personne là où elle était placée sous écrou, en faisant un transport parfaitement inutile qui mobilise des personnels alors qu'ils pourraient parfaitement en être dispensés. Le problème, c'est toute cette perte d'énergie sans que, pour autant, les choses aillent mieux.
Le problème de la cantine est tout à fait singulier. Vous reconnaîtrez que l'on pourrait s'intéresser à la façon dont ces choses sont gérées et que l'on pourrait avoir de meilleures conditions pour les détenus sans que l'administration pénitentiaire en soit le moins du monde incommodée. Il y a toutes sortes d'aspects que, précisément, le fonctionnement interne ne voit même plus, parce que cela s'est toujours fait ainsi et parce que tout est compliqué.
J'en reviens à l'audit que vous évoquez : le regard extérieur est toujours précieux. Je me souviendrai toujours que l'on n'a fait aucun progrès tant que l'on n'a pas supprimé l'inspection pénitentiaire de la médecine pénitentiaire, y compris la personne qui était à sa tête, tout simplement parce que cela fonctionnait en vase clos. Le jour où c'est passé dans le sein de l'assistance publique et où l'inspection a été faite par les hôpitaux, les choses ont été différentes.
L'oeil extérieur est sans prix. Cela ne veut pas dire du tout que l'on va faire la chasse ou qu'il faudra travailler plus sans engager de personnel ; ce n'est pas cette question que je pose. Je parle de l'inutilisation des compétences, qui est très forte.
Mme Dominique Tourte .- C'est pourquoi nous avons approuvé pratiquement toutes les conclusions du rapport Canivet, qui préconisait un grand contrôle externe de la pénitentiaire.
M. Robert Badinter .- Cela concerne également les ombudsmen à l'intérieur des prisons, qui sont apparus très compliqués s'ils sont extérieurs, car on passerait son temps en réclamations. En tout cas, je suis sûr que l'inspection doit être externe.
Mme Dominique Tourte.- Les contrôles de gestion peuvent être faits aussi dans le cadre des contrôles extérieurs. Cela ne nous pose guère de problème et je pense que tout le monde y gagnerait. La transparence dans les établissements serait une bonne chose.
M. le Président .- Je pense, monsieur le Président Badinter, que nous pourrons en reparler, parce que j'aurai aussi mes commentaires à faire sur la manière dont fonctionnent les conseils d'administration de certains établissements publics.
M. Robert Badinter .- Ce n'est pas à cela que je pensais en matière de gestion. Je pensais à l'apport de personnes extérieures.
M. le Président .- Je vais vous citer un exemple concret : dans les établissements d'hospitalisation publics, il y a des personnes extérieures...
M. Robert Badinter .- Et elles n'y vont pas ?
M. le Président .- En tout cas, quand elles y vont, elles n'y voient que du bleu, mais c'est un point de vue personnel.
En revanche, la CGT nous parle des contrôles extérieurs effectifs sur les conditions de détention...
Mme Dominique Tourte .- ...sur la vie en détention, sur la marche et la gestion d'un établissement. Ce n'était pas exclusif, monsieur Badinter.
M. Robert Badinter .- Tout à fait.
M. le Président .- Alors que j'étais très interrogatif sur les conclusions de la commission Canivet, je peux dire qu'au fur et à mesure de nos entretiens, ma réflexion évolue.
M. Robert Badinter .- Je suis d'accord avec une très grande partie des conclusions, mais il ne faut pas que cela devienne une usine à gaz. Il ne faut pas que l'on passe son temps à passer d'une réclamation à une autre réclamation suivie d'une troisième réclamation, sans quoi les personnels y perdront leur liberté.
M. le Président .- Monsieur et madame, merci.
Audition de Mme Marie-Suzanne PIERRARD,
présidente,
et M. Godefroy du MESNIL du BUISSON
de
l'Association nationale des juges de l'application des
peines
(31 mai 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Marie-Suzanne Pierrard et à M. Godefroy du Mesnil du Buisson.
M. Jean-Jacques Hyest, président.- Merci, madame la Présidente et monsieur le Vice-Président, de venir devant la commission d'enquête du Sénat, sachant que vous avez déjà été entendus par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale.
Vous connaissez l'objet de la commission d'enquête. Je pense que les juges de l'application des peines sont impliqués à divers titres dans tout ce qui concerne les établissements pénitentiaires, notamment pour les sorties et les entrées. Vous êtes certainement les juges qui avez le plus à faire dans les établissements pénitentiaires. Nous souhaiterions donc avoir votre sentiment sur le fonctionnement, les conditions et les améliorations, après quoi M. Cabanel, notre rapporteur, que vous connaissez bien, ainsi que les membres de la commission auront certainement des questions à vous poser.
M. Guy-Pierre CABANEL, rapporteur.- Je ne poserai pas de question, monsieur le Président, parce que je devrai quitter l'enceinte du Sénat dans cinq à dix minutes pour prendre l'avion, mais je suis sûr que les membres de notre commission poseront des questions en quantité.
Mme Marie-Suzanne Pierrard .- Je commencerai par vous expliquer ce qu'est un juge de l'application des peines. Nous sommes 177 en France et nous avons non seulement la charge du milieu fermé, c'est-à-dire de la détention, dans lequel nous prenons des mesures d'aménagement de peine, ce qui correspond à l'heure actuelle à 30 701 condamnés à un instant "t", mais également la charge de tout ce qui concerne le milieu ouvert, c'est-à-dire des personnes qui ont été condamnées à des sursis ou mises à l'épreuve, qui sont, au 1 er janvier 1999, 109 349, ou à des travaux d'intérêts généraux, qui sont 29 952.
Nous sommes aussi chargés de rechercher des alternatives à l'incarcération pour les personnes qui ont été condamnées sans exécution provisoire à des peines égales à un an et nous avons enfin à intervenir dans la politique de la ville, les conseils communaux de prévention de la délinquance et les contrats locaux de sécurité.
Cela vous donne une indication sur la charge de travail par rapport au nombre de personnes que nous sommes.
Réfléchir aux conditions de détention revient à poser la question de la place et du sens de l'emprisonnement dans le droit pénal français. L'emprisonnement est une période difficile pour les détenus en raison, certes, des conditions matérielles de vie dans les établissements anciens et de la promiscuité, mais, surtout, à notre sens, de l'état de dépendance, voire d'infantilisation que la détention entraîne.
Celle-ci est souvent un temps mort qui ne fait que reporter les problèmes qui ont conduit le condamné à la délinquance. Pour que la peine ait un sens, il faut éviter ce temps mort et faire en sorte qu'elle serve de prise de conscience, de la part du détenu, à la fois sur l'acte commis et sur les causes du passage à l'acte pour préparer sa réinsertion.
On ne peut réinsérer une personne privée de liberté qu'en la traitant comme un citoyen qui a à la fois des obligations et des droits, en lui offrant des possibilités d'évolution, des perspectives de formation et, surtout, s'il évolue, la possibilité de bénéficier d'une sortie programmée dans de bonnes conditions par le biais d'un aménagement de peine, c'est-à-dire de façon contrôlée, ce qui assure mieux la sécurité de la société.
Pour ce faire, l'exécution de la peine doit être individualisée dans le cadre d'une judiciarisation des peines avec des outils d'insertion nécessaires et pertinents.
Mon intervention sera essentiellement axée sur deux points : la nécessité que le législateur intervienne sur un statut du détenu et la nécessité de poser de façon plus approfondie le principe de la réinsertion et de la globalisation des aménagements de peine.
Je pense que l'humanisation des prisons passe surtout par la reconnaissance d'un statut aux détenus et par l'émergence d'un espace de parole. Le détenu, à l'heure actuelle, n'a pas de droit d'expression ; il est objet de décisions et n'a aucune prise sur sa vie en détention.
A titre d'exemple, il est condamné à des peines moyennes ou longues et ne sait ni quand il sera transféré dans un établissement pour peine, ni où. Il peut faire à tout moment l'objet d'un transfert pour ordre (dont le motif peut être disciplinaire ou relatif à la sécurité ou au désencombrement) en urgence, ce qui peut entraîner une rupture des liens familiaux, l'arrêt d'une formation ou le suspens d'un projet de sortie en cours de préparation.
A Fresnes, je vois régulièrement des gens "désencombrés" de Tours ou même de Lyon qui nous arrivent du jour au lendemain.
La prison génère la violence, parce qu'il n'y a aucun espace de parole pour les détenus : violence sur autrui ou violence envers le détenu lui-même. Les automutilations ou les grèves de la faim, de même que la plupart des procédures disciplinaires par lesquelles se terminent certaines situations que l'on ne sait pas gérer, en sont les symptômes. Les automutilations et les grèves de la faim sont souvent des réponses et des moyens d'expression des détenus pour contester ou obtenir des informations.
L'administration pénitentiaire a une logique propre qui est une logique de gestion, d'ordre et de sécurité niant l'individualisation. Cela explique, par exemple, les transferts entre établissements pour peine publics et établissements pour peine privés, dans la mesure où il y a des obligations à remplir. Des personnes peuvent être transférées du jour au lendemain dans un établissement "13 000".
Seul le juge peut individualiser et a une légitimité pour le faire parce qu'il intervient après une condamnation pénale en fonction de l'évolution particulière du détenu et de sa situation. Il doit le faire dans le cadre d'une procédure contradictoire motivée. A cet égard, on ne peut que se féliciter de l'amendement qui a été voté sur la judiciarisation de l'application des peines qui correspondait à une demande ancienne des juges de l'application des peines.
Le problème se pose particulièrement pour les longues peines, dans la mesure où le nombre des détenus dans les établissements pour peine a beaucoup augmenté, ce qui entraîne des délais d'attente extrêmement longs pour les condamnés, qui restent en maison d'arrêt, en général sans activité ni formation. Cela entraîne des conséquences difficiles, notamment pour les indigents, et prive les détenus d'un régime de détention plus favorable (permissions de sortir à tiers de peine, possibilités de téléphoner) que celui auquel ils pourraient prétendre. Cette situation est encore aggravée par la centralisation nationale des affectations des détenus au Centre national d'observation de Fresnes.
Cela veut dire dans le concret que la personne qui a été condamnée à plus de dix ans et qui vient en maison d'arrêt de Fresnes après avoir été en détention provisoire attend le passage au CNO pendant un an (les délais d'attente sont d'un an à l'heure actuelle). Ce cycle étant effectué, elle attend ensuite environ six mois la décision de la Chancellerie et, une fois cette décision prise, dont il n'est pas prévu qu'elle lui soit véritablement notifiée, elle attend qu'une place se libère dans l'établissement pour peine. Cela peut durer deux ans.
Ces condamnés peuvent donc passer des années en maison d'arrêt sans activité ni formation, ce qui est du temps perdu pour la réinsertion, pour le condamné et pour la société.
Il est nécessaire qu'un condamné puisse se réinsérer et, pour cela, qu'il puisse être acteur de sa peine et ne soit pas seulement objet de gestion ou de décision. A l'heure actuelle, il est dans une dépendance totale vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, dont il dépend pour tous les actes de la vie quotidienne : pour l'accès au travail, au sport ou à une formation.
En 1974, M. le Président Giscard d'Estaing avait déclaré que la détention n'était que la suppression de la liberté d'aller et de venir. Force est de constater que la loi n'a jamais affirmé que le détenu restait un citoyen titulaire de ses autres droits, sous réserve des adaptations indispensables, contrairement à d'autres pays.
Je citerai pour exemple la loi canadienne, qui précise que "le délinquant continue à jouir des droits et privilèges qui sont communs à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression et la restriction sont une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée".
Les restrictions à ses libertés, ses rapports à l'administration pénitentiaire et les conditions de détention générales devraient être codifiés par la loi et il devrait être posé un principe de nécessité et de proportionnalité, les mesures les moins restrictives de liberté devant être privilégiées. Il paraît difficile, à l'heure actuelle, que les fouilles, l'isolement et un certain nombre de restrictions à la liberté soient codifiés par règlement.
Le droit, à la prison, est totalement réglementaire et extrêmement confus, même pour un magistrat, à la fois très détaillé et imprécis, avec une marge d'appréciation à la discrétion de l'administration pénitentiaire et de ses agents.
Ce droit est constitué en grande partie par une profusion de circulaires et de notes, sans compter les règlements intérieurs établis par les chefs d'établissement, ce qui entraîne une différence souvent incompréhensible et non accessible pour les détenus, qui voient leurs conditions de vie et leurs droits changer au gré de leurs transferts d'un établissement à l'autre.
Je citerai un exemple récent. J'ai auditionné une personne à Fresnes qui venait de Cayenne, et la première question qu'elle m'a posée était de savoir où elle était. Je lui ai dit qu'elle était à Fresnes. Cette personne avait été affectée par décision en métropole et il fallait donc qu'elle attende que la décision soit prise quant à son lieu d'affectation en métropole. On lui avait parlé de Melun (il s'agit de quelqu'un qui fait des études d'ethnologie) et on lui avait dit qu'en venant en métropole, elle pourrait continuer ses études et que ses archives suivraient. Elle a 120 kg d'archives qui sont restées à Fresnes.
A cet égard, je vous livre ce petit exemple qui est parlant : à Cayenne, comme un certain nombre de chercheurs lui envoyaient des documents, tout devait passer par courrier alors qu'à Fresnes, tout doit passer par le parloir. Ce sont des changements qui ont des conséquences précises sur les conditions de détention.
Cette absence de hiérarchie dans les normes a aussi pour effet pervers de donner souvent, dans l'esprit de l'ensemble des acteurs, plus de force à l'usage ("ici, on fait comme cela") ou à la note de service qu'aux textes. L'absence de principes législatifs clairs a pour conséquence l'imprécision dans le droit et le sentiment d'arbitraire ressenti par le détenu.
En résumé, de façon caricaturale, on pourrait dire qu'en prison, tout ce qui n'est pas expressément permis est interdit et que tout ce qui est accordé aux détenus est une faveur. Or la réinsertion passe par l'apprentissage de la citoyenneté, par le respect du droit et par l'existence de la croyance en des règles. Un cadre législatif clair permettrait également un contrôle efficace, lequel ne peut être qu'indépendant et extérieur dans les conditions que propose la commission présidée par M. Canivet dont l'ANJAP partage l'analyse et les propositions.
Enfin, on devrait clairement poser la priorité donnée à la réinsertion avec le principe d'un aménagement de peine si le détenu utilise activement sa détention pour sa réinsertion, parce que la société est mieux protégée si le délinquant revient dans la communauté de façon préparée et contrôlée. La peine doit pouvoir s'exécuter à l'intérieur de la prison, mais aussi, sous certaines conditions, dans la société et sous son contrôle.
Les dernières statistiques sur les cohortes des libérés entre le 1 er mai 1996 et le 30 avril 1997 démontrent que 82 % des détenus sortent en fin de peine, sans aménagement, que 10,3 % d'entre eux sortent en libération conditionnelle, que 7,5 % sortent en semi-liberté et que le placement à l'extérieur en concerne 1,5 %.
Cela veut dire que les aménagements de peine sont l'exception. Or il faudrait que l'aménagement de la peine, si le détenu utilise effectivement les outils d'insertion qu'on lui propose, soit plutôt la généralité et que la fin de peine stricte soit l'exception. Mais cela suppose que l'on ait des outils d'insertion efficaces, qu'il soit proposé aux détenus des programmes de réinsertion en fonction des causes du passage à l'acte, des formations sur la violence, des programmes sur la toxicomanie, la lutte contre l'alcoolisme, l'illettrisme, des soins psychologiques et des formations qualifiantes, notamment en maison d'arrêt, par des acquisitions d'unités de valeur, avec des possibilités d'accès à des qualifications.
L'évolution prononcée depuis 1975 avec l'ouverture des prisons sur le monde extérieur et l'accès aux dispositifs de droit commun doit être amplifiée et les mesures mises en oeuvre évaluées.
Les prisons manquent cruellement, sur ce point, de psychiatres et de psychologues, qui sont pourtant indispensables au regard des troubles du comportement, des histoires personnelles très perturbées que présentent de nombreux délinquants et de l'augmentation constante, dans la population pénale, de la délinquance sexuelle, dont la première priorité est la prévention de la récidive et le soin. Il est vrai que, s'il n'y a pas de psychiatre et s'il n'y a pas suffisamment de psychologues, lorsque le juge de l'application des peines invite le délinquant à suivre une thérapie, cette invitation n'a que peu d'effet.
Il se pose également le problème de la rémunération et des minima sociaux afin d'éviter que les détenus privilégient le travail occupationnel, qui leur permet, certes, de "cantiner" et donc de survivre en prison, au lieu de privilégier une véritable réinsertion.
Cela suppose aussi des centres de semi-liberté adaptés avec des heures d'ouverture qui correspondent aux besoins de la population et des possibilités de placement à l'extérieur avec une rémunération qui permette à des associations de vivre.
Je souhaite également attirer votre attention sur des populations plus défavorisées, notamment les mineurs, qui se retrouvent paradoxalement dans un statut beaucoup plus désavantageux que les majeurs. En effet, il n'y a pas de centres de détention pour les mineurs, ils n'ont que peu d'alternatives à l'incarcération, ils sont souvent en détention provisoire et il n'existe pas de centre de semi-liberté pour eux.
J'en ai terminé. Je vous remercie de votre attention.
M. le Président .- Merci, madame. Monsieur du Mesnil du Buisson, nous vous écoutons.
M. Godefroy du Mesnil du Buisson .- Faire entrer le droit en prison, faire entrer la société en prison, faire entrer la justice en prison.
La nécessité de faire entrer le droit en prison a été amplement détaillée par Mme Pierrard et je n'y reviendrai pas, sauf pour insister sur les difficultés que peuvent poser les transfèrements à l'égard des juges de l'application des peines, sachant que l'administration pénitentiaire peut, dans certains cas, choisir son juge suivant l'affectation de tel ou tel détenu.
De même, certains détenus pour lesquels un projet est envisagé ont pu échapper à un projet de réinsertion parce qu'ils étaient transférés vers un autre établissement.
Il faut non seulement faire entrer le droit en prison, mais aussi faire entrer la société en prison.
Il nous apparaît qu'un établissement pénitentiaire n'est pas uniquement un centre d'hébergement dont les conditions devraient être bien plus satisfaisantes qu'elles ne le sont aujourd'hui et qu'il doit être également mis fin à la vacuité de la détention, à la prison du temps perdu, où l'on trouve quelques bribes d'activités occupationnelles qui trompent l'ennui.
Il nous apparaît indispensable que le condamné soit remis en question par rapport à son comportement antérieur, par des entretiens psychologiques individuels et par des groupes de parole, tel que cela est mis en oeuvre actuellement pour les délinquants sexuels dans la consultation qui a été créée à la maison d'arrêt de Fresnes. Des groupes de parole et de réflexion sur sa propre violence ou sur la violence des codétenus permettent une expression et une évolution des détenus.
Par rapport à la brièveté de la durée moyenne de détention (huit mois), il paraît également indispensable que les changements d'établissement se fassent rapidement et que des modules de formation soient mis en place. Un détenu qui arrive dans un nouvel établissement pose souvent des questions à ses formateurs parce que ceux-ci sont dans l'ignorance de son niveau de formation et de ses acquis. A cet égard, il nous paraît indispensable d'arriver à des unités de valeur ou, en tout cas, à des modules de formation qui permettent d'évaluer la progression des détenus.
Enfin, faire entrer la société en prison, c'est aussi mettre en place des outils de réinsertion. En effet, les juges de l'application des peines peuvent être interloqués lorsqu'il leur est répondu : "vous voulez placer tel détenu en semi-liberté ? Il n'y a pas de place de semi-liberté."
Lorsque j'ai exercé pendant huit ans une fonction de juge de l'application des peines avant d'enseigner cette fonction à l'école de la magistrature, le directeur de l'établissement m'a fait valoir que, pour moi, il autoriserait trois places de plus de semi-liberté dans son établissement du programme "13 000". C'était fort aimable de sa part, mais on se rend compte ainsi des difficultés que peuvent avoir les juges pour prendre des mesures qui leur apparaissent justes par rapport à des réticences ou ce qui est mis en exergue comme étant des impossibilités.
De même, les placements des détenus à l'extérieur des établissements pénitentiaires devraient conduire automatiquement au versement d'un prix de journée, faute de quoi il est difficile, pour un juge, de trouver une association qui acceptera bénévolement d'accueillir un condamné en son sein.
On sait que des subventions sont versées par l'administration pénitentiaire, mais elles n'ont pas la même automaticité qu'un prix de journée dès lors qu'une décision est rendue.
Il faut faire entrer le droit en prison et impliquer la société mais aussi - c'est le troisième aspect de notre réflexion que nous vous soumettons - faire entrer la justice en prison.
Il n'y a pas longtemps que la justice se soucie de l'exécution des décisions qu'elle rend. Il suffit de se rappeler que le juge de l'application des peines a été institué il y a un peu plus de quarante ans et que le juge correctionnel, bien souvent, s'intéresse modérément à la mise en oeuvre des décisions de justice qu'il rend.
A cet égard, la juridictionnalisation de l'application des peines est nécessaire. Le fait qu'il y ait un débat contradictoire devant un juge permettra aux avocats de mieux connaître ce qui a été possible pour leur client et de mieux faire valoir son évolution. Alors que, jusqu'à présent, seuls le procureur de la République et le directeur de l'établissement étaient membres de droit de la commission de l'application des peines, la présence de l'avocat impliquera sans nul doute une évolution de la réflexion à cet égard et une plus grande justice dans l'évolution des peines.
J'ajoute que la place du juge en détention n'est pas nécessairement facile. Lorsque vous arrivez en détention et que vous voulez vérifier les paroles d'un détenu, aucun magistrat en détention n'a de bureau qui lui soit dévolu. Prévoir un bureau des magistrats en détention, c'est montrer visiblement que la justice a sa place en prison, ce qui n'est le cas dans aucun établissement actuellement, sauf un, où un juge de l'application des peines, ancien directeur d'un établissement pénitentiaire, a pu, avec sa force de caractère, avoir ce bureau.
Enfin, il nous apparaît indispensable de sensibiliser le juge de jugement à l'exécution de sa décision. A cet égard, si toute personne qui est condamnée à une peine d'emprisonnement et qui est libre demande au juge du jugement quand elle va effectuer sa peine, elle n'aura généralement qu'une réponse confuse. Si elle dit : "je voudrais savoir, monsieur le juge, quand je vais faire cette peine à laquelle vous m'avez condamné", celui-ci ne peut pas le savoir, tout simplement parce que le jugement, une fois dactylographié par le greffe correctionnel, va être transmis au service de l'exécution des peines, service du parquet, puis transmis au juge de l'application des peines.
Je me souviens de ce pilote français qui travaillait aux Etats-Unis et qui a attendu plus de dix-huit mois sa convocation pour effectuer sa peine d'emprisonnement. En effet, fort heureusement, on n'entre pas nécessairement en prison en détention provisoire, mais les peines qui sont prononcées à l'égard des condamnés libres sont mises à exécution avec de très grands retards qui se révèlent inhumains pour ceux qui sont concernés.
Nous proposons à cet égard que le service de l'exécution des peines ne soit plus un service du parquet mais soit rattaché aux juges de jugement, de telle sorte que ce soit le juge qui suive lui-même la mise en oeuvre de ses décisions au lieu de se dire : "c'est le parquet qui s'en occupe et, plus tard, le juge de l'application des peines et cela ne me concerne que de très loin".
Cela permettrait aussi de réduire un noeud d'engorgement supplémentaire car (et cela est mal connu) ne sont pas rares les condamnés en détention qui demandent qu'une peine ancienne prononcée à leur égard soit mise à exécution : peine d'emprisonnement ou peine avec sursis révoqué. Il arrive couramment que ces personnes soient libérées avant que cette ancienne peine soit mise à exécution. Cela vient de retards considérables des services d'exécution des peines et cela veut dire qu'ensuite, c'est le juge de l'application des peines qui va convoquer ces personnes en leur disant : "vous avez une peine d'emprisonnement à effectuer mais nous n'avons pas pu la mettre à exécution dans le temps qui s'est écoulé".
La simplification et la transparence de la mise en oeuvre des peines nous paraît une priorité, et on s'aperçoit ici que l'on ne peut pas détacher les conditions de détention des conditions de fonctionnement de la justice. Si je ne sais pas quand je vais être libéré parce que je sais que j'ai des peines qui doivent être mises à exécution et qui ne le sont pas, il me sera difficile de préparer ma sortie.
Voilà les observations que nous voulions vous présenter, monsieur le Président et messieurs les sénateurs. Il nous importe que la peine ne soit pas un temps de vacuité désespérant (on rappellera qu'il y a dix fois plus de suicides en détention qu'en liberté) ni une perte totale du sens de la sanction mais un chemin d'évolution de la personne, qui ne sera tentée de progresser au départ que dans la mesure où son évolution est prise en compte dans le suivi de l'application de la peine.
J'en viens à ma conclusion. En parcourant la revue du Sénat, "Sénat Actualités", j'ai vu qu'il était fait état, à propos des missions des commissions, d'un titre : "du contrôle de l'exécution au suivi de l'application". Ce titre nous a frappés, Mme Pierrard et moi-même, car c'est tout à fait le souhait que nous formulons à l'égard de votre commission : que les parlementaires puissent se sentir directement concernés par ce contrôle de l'exécution et ce suivi de l'application, tout au moins dans le cadre de cette loi fondamentale sur le statut du détenu que Mme Pierrard appelait de ses voeux au début de son intervention.
M. le Président .- Merci. Je n'ai pas tellement de questions à vous poser tellement ce que vous nous avez indiqué est riche. J'ai en effet beaucoup apprécié vos propos, madame la Présidente et monsieur le Vice-Président.
Néanmoins, même si cela ne concerne pas directement les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, compte tenu des missions du juge de l'application des peines, avec toutes les difficultés que vous avez expliquées sur le service de l'exécution, compte tenu du nombre de détenus et du nombre de personnes qui sont sous la responsabilité des juges de l'application des peines sans être en détention, comment, avec 177 juges, pouvez-vous faire ce travail, honnêtement ?
Mme Marie-Suzanne Pierrard .- Il est de la responsabilité du Parlement de donner effectivement aux juges les possibilités d'exercer leur mission. La judiciarisation vient d'être votée, ce qui va entraîner des besoins en effectifs, et il est important qu'effectivement, les juges de l'application des peines soient en nombre suffisant pour exercer correctement leur mission. Il est vrai qu'à l'heure actuelle, du fait de la charge de notre travail, nous n'avons pas la possibilité d'auditionner les détenus ni de faire ce que nous devrions et ce que la loi nous permet de faire. Il est donc important que les juges de l'application des peines soient en nombre suffisant.
La protection de la société suppose une individualisation et non pas des mesures collectives, ce qui implique d'avoir plus de magistrats. Il est vrai que le rapport des juges chargés de l'application des peines au regard des juges chargés de la poursuite est complètement différent et qu'il faut que les magistrats, en général, aient plus de moyens. En France, nous manquons de magistrats.
M. Godefroy du Mesnil du Buisson .- Comment expliquer qu'il y ait beaucoup plus de juges du prononcé des peines que de juges de l'application de celles-ci ? Comment faire, monsieur le Président, alors qu'il y a, d'une part, 33 000 détenus condamnés et, d'autre part, 130 000 personnes condamnées et libres sous le contrôle des juges de l'application des peines ? Je précise que les 130 000 personnes sont l'état de la photographie aujourd'hui, c'est-à-dire le stock, et qu'avec les flux, on en est à 200 000 sur une année.
A l'Ecole nationale de la magistrature où, dans quelques semaines, nous allons former des substituts, des juges des enfants et des vice-présidents qui se destinent aux fonctions de juge de l'application des peines en tant que vice-présidents de l'application des peines (il s'agit là de changements de fonction), nous leur enseignons qu'il y a des choix à faire, que les dossiers criminels doivent être traités prioritairement par rapport aux dossiers correctionnels, que les violences contre les personnes doivent être préférées aux violences contre les biens, dans la mesure où, de surcroît, le juge de l'application des peines a été, si l'on peut dire, créé à partir de l'administration pénitentiaire dans l'après-guerre, si bien que, pendant longtemps, il a tiré tous ses moyens de fonctionnement de l'administration pénitentiaire.
Aujourd'hui, un juge qui souhaite que son ordonnance soit rédigée et motivée peut demander au greffe pénitentiaire, qui est composé de personnel pénitentiaire et non pas du tout de greffiers issus de l'école des greffes, comme vous le savez, s'il veut bien lui établir son ordonnance. L'absence de greffe auprès du juge de l'application des peines est une préoccupation constante, dans la mesure où cela implique des dossiers qui ne sont pas nécessairement en l'état et des diligences qui ne sont pas nécessairement faites comme le juge pourrait le souhaiter.
Cela étant, pour l'instant, les juges s'adaptent parce qu'ils croient en leur mission et je pense que, qualitativement, ils font un excellent travail.
M. le Président .- Monsieur le Président Badinter, vous avez la parole.
M. Robert Badinter .- J'en reviens à la même question et à la même préoccupation dont j'ai fait état précédemment. Tout ce qui a été dit est tout à fait important, mais nous avons, nous, à ce stade, non pas tellement à faire un travail de législateur, puisque nous sommes une commission d'enquête, mais à essayer de voir ce qui pourrait être fait dans l'immédiat à propos de tel ou tel aspect brûlant de la situation regrettable et détestable des établissements pénitentiaires.
Nous avons choisi comme premier foyer d'intérêt, notre commission travaillant pendant six mois dont une partie s'inscrit dans les vacances, la situation dans les maisons d'arrêt, parce que nous estimons que c'est là que se posent le plus de problèmes.
Je voudrais donc savoir quelle est, selon vous, la mesure la plus urgente pour lutter contre la situation détestable de ces maisons d'arrêt, notamment de quelques maisons urbaines que l'on connaît. Est-ce la surpopulation pénale ? Est-ce le fait qu'il y a trop de détenus dans une même maison d'arrêt ? C'est votre regard à la fois extérieur et intérieur qui nous intéresse, puisque vous avez le privilège d'être dedans mais de ne pas appartenir à la pénitentiaire.
Mme Marie-Suzanne Pierrard .- Dans certaines maisons d'arrêt, par exemple à Fresnes, le nombre de détenus est en diminution, puisqu'ils sont 700 alors qu'à une certaine époque, ils étaient 4 000. Ce n'est donc pas simplement une question de surpopulation. Je pense que le problème est beaucoup plus fondamental.
Je peux parler de Fresnes, qui est la plus grosse maison d'arrêt de France où les détenus attendent on ne sait quoi. Si vous visitez cet établissement, vous constaterez que tout est bien rangé et qu'il ne se passe pas grand-chose, c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'activités véritablement offertes aux détenus ayant de grosses peines.
Par ailleurs, on observe un mélange des divisions qui sont consacrées à des grosses peines avec les divisions qui sont consacrées à des petites peines dans les maisons d'arrêt, qui ne sont pas faites pour des activités ou des formations et où peu de choses sont offertes aux détenus.
A Fresnes, il faudrait commencer par supprimer le Centre national d'observation et la centralisation excessive du ministère de la justice.
M. Robert Badinter .- Vous voulez parler de la centralisation excessive de la gestion des détenus par le personnel du ministère de la justice, ce qu'on appelle "le stock".
Mme Marie-Suzanne Pierrard .- Vous avez une gestion du stock, une gestion des comportements et une gestion des détenus mais vous n'avez pas d'individualisation. S'il faut attendre un an pour passer dans un cycle qui va durer six mois, cycle qui, à mon avis, peut se faire ailleurs, ce n'est pas possible. Ce sont souvent des gens qui sont enlevés de leur milieu d'origine et qui n'ont plus ensuite que des parloirs d'une demi-heure, ce qui veut dire que des familles doivent faire 600 kilomètres pour voir une demi-heure un certain nombre de personnes qui ne savent pas où elles vont aller et qui vont attendre.
Quel choix sera fait dans ce cas ? Le choix du lieu où il y a le plus de places rapidement. Quant on leur indique que, dans tel ou tel centre de détention, il y a tel délai d'attente, les détenus vont tous demander les centres de détention où il y a le moins d'attente. Je ne suis pas persuadée que le Centre national d'observation soit une grande chose.
M. le Président .- Il joue son rôle.
Mme Marie-Suzanne Pierrard .- Certes, mais il a plus d'inconvénients que d'avantages. S'il faut attendre trois ans pour être affecté en centre de détention, on pourrait peut-être éviter ce genre de situation.
J'ajoute qu'il se pose un gros problème dans les maisons d'arrêt. Si quelqu'un est transféré, il passe automatiquement par Fresnes et il attend qu'on le mette ailleurs mais il ne sait pas dans quel délai il va y aller. Il est dans le stock. Pendant ce temps-là, toutes les mesures d'aménagement de peine possibles ne seront pas prises par le juge de l'application des peines qui ne le connaît pas. Il se retrouve avec un régime de peine qui est un régime de maison d'arrêt alors qu'il doit avoir un régime de centre de détention.
Il devrait être possible de dire que le régime est consécutif à la personne et non pas au lieu où elle se trouve. La personne qui reste six ans en maison d'arrêt doit-elle avoir un régime de maison d'arrêt ou doit-elle bénéficier des avantages des centres de détention ? Des quartiers ne doivent-ils pas être à ce moment-là affectés en centres de détention ?
M. Godefroy du Mesnil du Buisson .- Vous avez posé la question de savoir quelle était la priorité en ce qui concerne les maisons d'arrêt. Par delà le problème de Fresnes en tant que gigantesque gare de triage obligée, ce qui entraîne les alourdissements que l'on sait, qui sont bien regrettables et que Mme Pierrard vit tous les jours, un autre aspect concerne les droits du détenu ainsi que ses devoirs.
Il est difficile, pour le magistrat, de savoir avec certitude quels sont les droits du détenu dès lors que des dispositions qui sont réglementaires ne sont pas observées de très longue date.
Dans les documents que nous avons apportés, nous avons des dispositions réglementaires qui indiquent par exemple : "à titre exceptionnel, les maisons d'arrêt peuvent recevoir des condamnés" ou "il ne peut être dérogé à la règle de l'emprisonnement individuel qu'à titre temporaire". Il est également indiqué : "on évitera que la promiscuité entraîne des conséquences fâcheuses" ou "l'incarcération doit être suivie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène". Il est dit enfin : "dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle".
Le nouveau magistrat qui découvre la détention va découvrir un grand nombre d'articles du code de procédure pénale qui constituent soit une déclaration de principe, soit ne sont pas observés.
Peut-être convient-il donc que les règles de droit précisent ce qui est relatif aux prescriptions et ce qui est relatif aux objectifs poursuivis. Effectivement, en l'absence de toute disposition législative à cet égard, les textes réglementaires constituent des positions de principe et si notre magistrat relève toutes ces difficultés objectives, il peut, dans ses rapports, obtenir en réponse un sourire entendu en ajoutant : "vous savez bien que c'est impossible. On aimerait bien, mais on ne peut pas", ce qui est le leitmotiv de l'administration d'une manière générale.
M. Robert Badinter .- Vous soulevez là un problème très important et très difficile. Nous avons eu l'occasion d'entendre un détenu nous dire qu'il était impossible de ramener au respect de la loi, c'est-à-dire au premier principe et à la fonction que devrait avoir la prison, des détenus auxquels on n'appliquait pas les lois qui les concernaient en leur substituant un arbitraire administratif. Il était vain d'espérer alors qu'ils conçoivent que la loi devait être respectée puisqu'on ne respectait pas la loi à leur égard.
Il suffit de lire le code de procédure pénale pour savoir qu'il contient des dispositions bienveillantes avec simplement la réserve qui permet de ne pas les rendre absolument obligatoires. C'est une forme artistique d'hypocrisie législative.
Cela dit, les choses étant ce qu'elles sont, que suggérez-vous ? Une grande question va se poser : devons-nous élaborer un code des détenus et si tel est le cas, devons-nous proclamer des objectifs et insérer des prescriptions obligatoires ? Jusqu'à quel niveau le législateur doit-il descendre par rapport au domaine réglementaire ? Il peut descendre très loin. Le Conseil constitutionnel l'autorise à le faire, mais il est tellement difficile de modifier la loi qu'il n'y a pas intérêt.
Comment voyez-vous ce que j'appellerai un code du droit des détenus aujourd'hui ?
Mme Marie-Suzanne Pierrard .- Le fait d'inscrire dans un texte de loi que le détenu conserve tous ses droits sauf restrictions raisonnables permettrait déjà de renverser les choses. Je prends l'exemple canadien dans lequel on dit, premièrement, qu'il faut des mesures raisonnables et, deuxièmement, que c'est la mesure la moins restrictive de liberté qui doit être choisie. Si on donnait déjà des orientations relatives à une affirmation des droits, même si elle est générale, cela changerait le regard même de l'administration sur les détenus. C'est en ce sens que je dis que c'est important.
De même, la judiciarisation est importante parce qu'elle va obliger la culture de l'administration pénitentiaire à changer. Ce ne sont plus des faveurs mais des droits avec des avocats, une discussion et un juge à part entière, ce qui n'était pas le cas auparavant car il avait moins de légitimité. Un juge doit juger et motiver ses décisions.
Si, en outre, il est prévu dans la loi que l'aménagement de peine doit être recherché, cela donne aussi une légitimité au juge de l'application des peines pour prononcer des aménagements de peine.
Il est vrai que la discussion sur les objectifs est une chose et qu'il n'est pas très intéressant que la loi aille dans le détail, mais tout ce que j'ai dit sur le statut des détenus et, surtout, sur la hiérarchie des normes est important. En effet, si des notes restreignent des libertés, on en arrive à une perversion du raisonnement qui atteint tout le monde puisqu'on donne plus d'importance à la petite note qu'aux textes de loi.
M. Robert Badinter .- Je comprends ce que vous voulez dire et je vais aller plus loin, parce que c'est une question sur laquelle nous allons avoir à nous interroger, de même que nos collègues de l'Assemblée nationale. Le rapport Canivet fait état à cet égard de la nécessité de formuler un code pénitentiaire ou un code des prisons. Je m'interrogeais donc à ce sujet en me demandant si la vraie exigence ne serait pas plutôt un code des droits des détenus.
A cet égard, je suis l'école britannique : il n'y a de droits que ceux qui peuvent être "enforced". Si on se contente de proclamer en pétition de principe que l'administration pénitentiaire doit assurer le respect de la dignité humaine, c'est moins fort que si on vote un texte dans lequel on dit : "Le détenu a droit au respect de sa dignité". Ce n'est plus la même chose. Dans un cas, c'est un impératif général et, dans l'autre, c'est une créance qu'il peut faire valoir devant le juge.
Qu'en pensez-vous ? Ne vaudrait-il pas mieux, aussi bien pour la force symbolique que pour l'effectivité, avoir un code législatif du droit des détenus plutôt qu'un code pénitentiaire général ?
M. Godefroy du Mesnil du Buisson .- Pour nous, juges, les droits des détenus ont une importance considérable, mais ils ne sont pas le tout de l'action de la justice. C'est au Parlement de dire le sens de la peine et de procéder déjà à la refonte du livre consacré à l'exécution des peines dans lequel le législateur serait amené à donner, notamment sur l'enseignement individuel, des précisions qui ne sont pas admises comme allant de soi. En effet, on s'arrange régulièrement, lorsqu'on construit une nouvelle prison, pour avoir des cellules un peu plus grandes afin de pouvoir, le cas échéant, doubler le nombre des détenus.
Les voeux les plus importants du législateur me paraissent devoir être consignés mais pour nous, les juges, le sens de la peine consiste aussi à garder à l'esprit les causes de l'incarcération et le fait que la peine a aussi pour fonction d'agir sur les causes et les conséquences de l'infraction commise. L'évolution d'une peine doit être conditionnée par la justice rendue par le condamné à la victime et aux efforts de celui-là à l'égard de celle-ci.
J'ai été amené à admettre en semi-liberté une personne qui travaillait dans un grand quotidien national avec des versements qui étaient tout à fait proportionnés à sa situation, puisqu'elle avait été reprise dans ce quotidien.
Lorsque j'étais juge d'instruction, je disais que j'avais l'habitude de poursuivre la vérité et, en tant que juge de l'application des peines, je suis convaincu que nous poursuivons la justice afin de rendre à chacun ce qui lui est dû, ce qui implique aussi des soins, comme ceux dont a parlé Mme Pierrard et, en tout cas, une action menée à l'égard des causes et des conséquences de l'infraction dont on ne peut faire l'économie, à notre sens.
Je ne sais pas si j'ai répondu suffisamment précisément à votre question, puisque je l'ai resituée par rapport à la vision des juges, mais, pour nous, il s'agit d'une sorte de puzzle dont chaque morceau a son importance. On ne peut faire l'économie ni de la blessure dont souffrent certains détenus dans les conditions actuelles inadmissibles, ni de la souffrance qui a été causée dans le cadre de l'infraction et à laquelle il nous appartient aussi, en vertu des pouvoirs qui nous sont donnés, d'apporter des éléments d'apaisement.
Je suis convaincu que nous pouvons faire beaucoup à cet égard, que ce soit en termes de rapprochement vers la victime en matière de délinquance intra familiale ou, au contraire, en termes de protection de la victime, quand il s'agit d'éviter qu'un condamné rencontre où que ce soit sa victime. Nous avons des exemples nombreux à cet égard.
M. Robert Badinter .- Je conçois très bien que vous alliez dans le sens de la peine et de l'utilisation de la peine. Hélas, nous sommes uniquement attachés à un problème spécifique : celui de l'état actuel des établissements pénitentiaires. L'autre question est encore plus importante, mais nous n'avons pas à la traiter ici.
M. le Président .- Nous ne pouvons pas la traiter, mais nous ne pouvons pas ne pas l'avoir en arrière-plan.
M. Robert Badinter .- Nous ne pouvons pas la négliger, en effet. Je dirai qu'à cet égard, nous sommes assez "bonnes ménagères" et que si nous pouvions faire évoluer un petit peu les choses, ce serait très bien. Ce n'est pas la même chose que dans l'oeuvre du législateur.
Vous considérez donc que l'élaboration, premièrement, d'une grande loi pénitentiaire pour poser les principes généraux et, deuxièmement, à l'intérieur de cette loi pénitentiaire, d'une section qui s'appellerait "droits des détenus" serait importante.
Dans les temps lointains où j'étais garde des Sceaux, avec Myriam Ezratty, nous avions décidé que chaque détenu entrant trouverait dans son paquetage le "guide des droits des détenus". Il semblerait qu'il existe toujours, mais non pas dans les paquetages de ceux qui rentrent dans les prisons. Etes-vous au courant de cela ? Nous considérions (moi le premier et Mme Ezratty tout autant) que la première des choses que l'on devait avoir à l'intérieur de son paquetage, c'était le guide de ses droits. Il paraît que cela existe mais qu'on ne le donne plus.
Mme Marie-Suzanne Pierrard .- Je pense que l'on donne quelque chose aux arrivants.
M. Godefroy du Mesnil du Buisson .- C'est un guide qui a été réécrit récemment...
M. Robert Badinter .- C'est normal.
M. Godefroy du Mesnil du Buisson .- ... avec des dessins style bandes dessinées et qui est extrêmement bien fait. Il contient une quarantaine ou une cinquantaine de pages et il est censé être remis aux détenus. L'est-il systématiquement ? Il faudrait interroger l'administration pénitentiaire, car nous ne connaissons pas toutes les pratiques de remise.
M. le Président .- Nous avons vu d'anciens chefs d'établissement qui nous en ont parlé.
M. Robert Badinter .- Le fait qu'il existe est une chose. Le fait qu'il soit distribué en est une autre. L'instrument est fait pour l'utilisateur et non pas pour orner les bibliothèques.
Mme Marie-Suzanne Pierrard .- La création d'un statut des droits et obligations des détenus est importante, tout autant que la possibilité qu'il devienne effectif. Il faut qu'il soit suffisamment clair pour pouvoir entraîner un contrôle et une vérification de son effectivité.
M. Robert Badinter .- Cela rejoint la grande discussion d'août 1789. A celui qui déclarait : " Pourquoi une déclaration, puisque tous les hommes ont ces droits ? ", Mirabeau a répondu : " C'est pour qu'ils les connaissent et s'en souviennent ". C'est un mot admirable.
M. le Président .- S'il n'y a plus de questions, nous vous remercions, madame et monsieur.
M. Robert Badinter .- Merci beaucoup.
Audition de MM. Norbert CLAUDE, secrétaire
général, Paul PELEGRIN et Yannick GUILLARD de l'Union syndicale
pénitentiaire (USP)
(31 mai 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. Norbert Claude, Paul Pelegrin et Yannick Guillard.
M. Norbert Claude .- Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, l'Union syndicale pénitentiaire vous remercie de l'avoir conviée à cette audition.
L'USP regrette qu'il ait fallu la publication d'un livre et sa couverture médiatique pour que soit décidée la création de commissions parlementaires sur la situation des prisons françaises.
Depuis de nombreuses années, les personnels pénitentiaires, représentés par leurs responsables syndicaux, n'ont cessé de vous alerter sur l'état désastreux de nos prisons.
Le parc immobilier vétuste recevant des crédits insuffisants est indigne du pays des droits de l'homme. Seule une réelle volonté politique de votre part pourra y remédier, en cela relayée par une prise de conscience de nos concitoyens sur l'univers carcéral.
Jusqu'à ce jour, les personnels ont subi les contraintes de l'évolution de l'institution : perte d'une partie de leur uniforme, conditions de travail déplorables au détriment de la sécurité et de la réinsertion, création de nouvelles tâches sans prévisions réelles de moyens en personnel et en matériel provoquant des dysfonctionnements dans une détention, le tout sans concertation.
Les "matons", comme on les appelle (nous préférons, nous, le mot de "surveillants pénitentiaires"), en ont assez d'être entre le marteau et l'enclume. Qui pallie le manquement de l'institution sur les coursives ? Qui est à l'écoute et s'efforce de trouver des solutions sur les coursives ? Ce sont les surveillants pénitentiaires.
Aujourd'hui, ils vivent très mal d'être considérés comme des assassins, des "fachos", des conservateurs ou je ne sais quoi. Aujourd'hui, ils réclament la reconnaissance de la spécificité de leur profession par la Nation.
En ce qui concerne l'entrée des avocats au côté des détenus dans les prétoires, les personnels pénitentiaires sont inquiets. Leur parole sera constamment remise en cause. A l'USP, nous réclamons l'assermentation.
La reconnaissance passe aussi par l'intégration de l'administration pénitentiaire au sein de la Commission nationale de déontologie sur la sécurité publique, au même titre que la police et les douanes. Compte tenu de leurs missions de sécurité, les personnels n'accepteront pas d'être moins considérés que les gardes champêtres.
L'USP, si elle est favorable à un contrôle extérieur de l'administration pénitentiaire, émet des réserves sur le rôle des médiateurs et des délégués du médiateur quant à leur désignation, à leur rattachement, au fonctionnement des comités locaux et aux moyens qui leur seront accordés.
L'USP est respectueuse des droits de l'homme et de leurs défenseurs mais elle se montre hostile à toutes associations pro détenus qui nous qualifient d'assassins et qui mettent en doute notre droiture et notre probité. La transparence doit se faire dans le respect des droits et des devoirs de chacun et ne pas conduire à une suspicion permanente.
Les personnels veulent conserver leurs prérogatives professionnelles en matière de sécurité et de réinsertion.
L'USP réclame également une amélioration de l'image de marque de l'administration pénitentiaire. Elle réclame la valorisation du parcours professionnel des personnels pénitentiaires.
L'USP souhaite, si votre rapport débouche sur des réformes, que celles-ci soient accompagnées d'une concertation, dans l'intérêt de l'institution et de ses personnels.
L'USP s'opposera à la privatisation de ses prérogatives en matière de sécurité et de réinsertion. Elle demande que la construction de nouvelles places de détention s'accompagne de l'amélioration des conditions de travail des personnels et que toute fermeture d'établissement envisagée soit accompagnée d'un suivi social des personnels, qui ont en mémoire les fermetures massives de 1989.
Il est temps, monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, que la République soit dotée de prisons dignes d'un pays démocratique et que tous les acteurs intervenant dans le milieu carcéral se comportent en responsables et renoncent à toute démagogie.
L'USP reste prête à toute discussion et restera vigilante à l'évolution de la situation.
Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, nous vous remercions de votre attention et de la considération que vous voudrez bien nous accorder.
M. Jean-Jacques Hyest, président .- Merci. Vous avez évoqué dans votre propos un certain nombre de choses qui ne sont pas faites, comme l'avocat auprès du détenu dans les prétoires. Ce n'est pas le cas pour l'instant.
M. Norbert Claude .- On parle de cet accès dans la loi du 12 avril dernier.
M. le Président .- C'est un problème d'interprétation. Vous parlez de la loi sur les relations avec les administrations et il y a eu une contestation sur l'applicabilité. La Chancellerie n'est pas du tout d'accord et il y a un débat un peu compliqué là-dessus.
Par ailleurs, je reviens sur ce que vous dites au sujet du contrôle externe. J'ai bien compris que vous faisiez allusion aux propositions de la commission présidée par M. Canivet. Si le contrôle extérieur est un contrôle contestataire, ce n'est plus un contrôle mais une remise en cause, évidemment. Cela dit, pensez-vous qu'il n'est pas de l'intérêt même de l'administration pénitentiaire d'avoir un oeil extérieur sur le fonctionnement ?
M. Norbert Claude .- L'USP a toujours été favorable à un contrôle extérieur, à un droit de regard et à une transparence.
M. le Président .- Les systèmes actuels de contrôle qui sont ceux de l'administration pénitentiaire ont prouvé qu'ils étaient partout défaillants et que, par rapport aux problèmes rencontrés par les établissements (je ne parle même pas des relations entre le personnel et les détenus), cela n'avait pas abouti à grand-chose. Donc un contrôle extérieur peut aussi conduire, comme vous le disiez vous-même, à une meilleure prise en compte par la société de ce qu'est la prison, de son but et de son objet, et donc aussi à mieux faire connaître les problèmes et à apporter des améliorations.
Quand vous dites, par exemple, que, dans certains établissements, les cellules sont infectes (c'est le moins que l'on puisse dire et cela existe encore), cela n'intéresse personne. Vous m'excuserez de le dire, mais c'est un fait. En revanche, si une commission d'enquête comme la nôtre (c'est notre rôle) parle de ces situations, ne pensez-vous pas que c'est différent ? Je voudrais déterminer avec vous la manière dont vous concevez le contrôle externe.
M. Norbert Claude .- Comme on vous l'a dit tout à l'heure, cela fait des années que les représentants du personnel dénoncent les carences dans les centres de détention. Pour en revenir au livre du docteur Vasseur, je peux vous dire qu'il ne nous a rien appris : nous connaissions tout cela très bien. Il est vrai qu'en France, il reste des établissements qui sont exécrables. Il faut le dire. Cela fait des années que nous le disons et il a fallu un livre pour que l'on s'aperçoive que quelque chose n'allait pas dans la pénitentiaire.
Pour en revenir au contrôle qui existait, il est vrai que nous avons constaté l'inefficacité et les limites de la commission départementale. Pour ce qui est des visites des établissements, il n'était effectivement pas fait de visites véritablement approfondies. Bien souvent, on se basait sur le rapport du chef d'établissement et on n'allait guère plus loin. Quand il y a de tels dysfonctionnements, cela ne peut pas aller bien loin.
Toujours sur le point du contrôle, on a également vu l'Inspection des services pénitentiaires qui, elle aussi, a ses limites. On l'a vu dans certaines affaires, comme celles de Beauvais, de Lyon ou de Rouen qui est encore en cours.
C'est pourquoi nous demandons le remplacement de ce genre de contrôle par des commissions beaucoup plus ouvertes vers l'extérieur et beaucoup plus élargies, qui aient un droit de regard et un pouvoir de décision.
Nous avons dénoncé pendant des années ces cellules exécrables, mais on nous oppose toujours le problème des crédits.
M. le Président .- La population carcérale change et évolue beaucoup ; tous les personnels le disent. On constate qu'il y a davantage de mineurs, davantage de délinquants sexuels, davantage de détenus qui ont des comportements ou des maladies psychiatriques parfois très graves.
Les personnels nous disent qu'ils ont de plus en plus de mal, compte tenu du fait que ce n'est pas leur métier et qu'ils n'ont pas la formation ni les compétences, à faire face à ces situations nouvelles. Comment ressentez-vous tout cela ? Est-ce une réalité ?
M. Paul Pelegrin .- C'est effectivement une réalité. Il est de plus en plus difficile de prendre en charge les détenus dans les établissements, qu'il s'agisse de mes collègues surveillants pénitentiaires ou de mes collègues conseillers d'insertion et de probation. Je suis moi-même conseiller d'insertion et de probation.
Par définition, nous sommes obligés de suivre individuellement chaque détenu, ce que nous nous efforçons de faire, mais nous sommes tout d'abord trop peu nombreux. Dans les établissements, il n'y a pas un nombre suffisant de surveillants mais je dirai qu'en ce qui concerne les conseillers d'insertion et de probation, cela devient une catastrophe. Nous avons en moyenne entre cent et cent cinquante détenus chacun en prise en charge individuelle et je vous laisse imaginer ce que cela représente comme charge de travail, d'autant plus que la population pénale change.
Normalement, nous devrions travailler en collaboration avec les psychiatres (il y en a dans la plupart des établissements, même s'ils sont à temps partiel), les médecins généralistes et de nombreux intervenants extérieurs que nous faisons rentrer dans l'établissement pour avoir une meilleure prise en charge, mais il faut bien dire que nous ne pouvons souvent pas analyser les choses comme le font les psychiatres dans un SMPR et que cela se passe souvent très mal dans la prise en charge du détenu qui ne s'y retrouve plus lui-même.
C'est un problème dans la plupart des secteurs, car beaucoup de chefs psychiatres ne tiennent pas compte de la détention. Ils prennent en charge leurs patients (parce que, pour eux, ce sont évidemment des patients) comme s'ils étaient en milieu libre. Nous, conseillers d'insertion et de probation, de même que l'ensemble du personnel des établissements, nous sommes vraiment en difficulté par rapport à cela. En effet, le personnel psychiatrique leur dit beaucoup de choses qui, dans les faits, ne peuvent pas se réaliser ensuite. Il leur fait augurer des choses qui ne sont pas réalisables par la suite.
En ce qui concerne les aménagements de peine, nous siégions, en tant que conseillers d'insertion et de probation, à la commission de l'application des peines et c'est nous qui préparons les détenus et qui les présentons au juge dans les commissions. Nous nous efforçons donc d'amasser le maximum d'éléments objectifs, bien entendu, notamment un éclairage psychiatrique et psychologique que nous n'avons jamais car le psychiatre se retranche derrière le secret professionnel : nous n'avons que très rarement de faibles éléments.
Je vous donne un exemple. Si on présente une demande de permission d'un détenu qui a des problèmes psychiatriques évidents et qui a un traitement médicamenteux (et je précise que nous ne sommes pas des spécialistes des traitements), dans le doute, le CIP que je suis et qui doit donner un avis au sein de la commission s'abstiendra, pour commencer, ce qui revient à un avis défavorable, et le juge de l'application des peines n'accordera pas la mesure au détenu.
Je pense donc qu'il faudrait améliorer les choses en matière de collaboration avec les psychiatres et le reste du personnel, mais je ne sais pas de quelle manière il faut procéder parce que la résistance est très forte. Si on était plus efficace, nous aurions sans doute moins d'incidents par la suite. En effet, ces détenus qui sont en difficulté psychologique et psychiatrique prennent très mal le rejet de la demande et n'en comprennent pas les raisons.
Tout cela alourdit le climat de la détention, qui devient très pesant et parfois même très dangereux, parce que ce sont souvent des détenus très dangereux.
M. le Président .- A la limite, on se demande si, pour certains, la prison est le lieu qui convient.
M. Paul Pelegrin .- Certains d'entre eux n'ont effectivement rien à faire dans les établissements pénitentiaires. Nous sommes en bout de chaîne. Nous sommes bien obligés de les prendre en charge comme nous le pouvons mais cela devient très difficile.
M. Yannick Guillard .- Le milieu psychiatrique à l'extérieur reçoit de moins en moins de personnes en hébergement et j'ai l'impression qu'il se défausse beaucoup sur l'administration pénitentiaire pour ce genre de personnes.
M. Paul Pelegrin .- Il est très utile de les mettre derrière les barreaux, mais il est également très facile de les écarter de la société sans mettre ensuite les moyens pour les réinsérer. On met la réinsertion à toutes les sauces, si vous me passez cette expression. Dans la moindre note de service ou dans le moindre texte de loi, tout simplement, on trouve le mot "réinsertion" ou "réadaptation sociale" mais, évidemment, on ne se donne pas les moyens pour cela, notamment en ce qui nous concerne professionnellement. Nous ne pouvons pas nous occuper correctement de cent cinquante personnes.
M. le Président .- Que pensez-vous de la réforme du milieu ouvert et du milieu fermé ?
M. Paul Pelegrin .- Vis-à-vis de l'administration et de notre tutelle, cela a amélioré un certain nombre de choses, surtout dans le suivi des petites peines. Dans la maison d'arrêt en milieu ouvert, c'est le travailleur social qui suit la personne quand elle récidive ou dès la première incarcération. Ensuite, pour ce qui est des maisons centrales ou des centres de détention, où je travaille, cela ne change rien.
Il y a vraiment un problème de manque de personnel. Cela deviendrait raisonnable si nous n'avions que soixante-dix à quatre-vingts détenus dans nos effectifs parce que nous ne sommes pas en charge seulement de cela : il faut gérer aussi tous les aspects culturels en prison. Il se fait beaucoup de choses en prison et tout cela est aussi à notre charge. C'est difficile.
M. le Président .- En matière de mineurs, nous avons vu qu'à Fleury-Mérogis on avait créé des petits groupes avec des surveillants référents. Par rapport aux temps anciens, cela paraît une chose qui fonctionne plutôt mieux. Connaissez-vous cette expérience ?
M. Norbert Claude .- En ce qui concerne les quartiers jeunes, je vois au cours de mes déplacements qu'il y a un problème dans la structure. Vous avez souvent des quartiers de mineurs qui se retrouvent dans une maison de détention d'adultes, ce qui pose beaucoup de problèmes. Je ne parlerai pas du quartier des mineurs de Lyon qui était dans une situation scandaleuse, mais il faut savoir qu'il existe très peu de quartiers de mineurs dont la structure est à part avec une prise en charge à part.
Quant à l'histoire du référent, c'est effectivement une bonne chose.
M. le Président .- Il faut savoir qu'en plus, le quartier est important.
M. Yannick Guillard .- Si vous le permettez, je pense que l'exemple de Fleury n'est peut-être pas le meilleur en ce qui concerne les jeunes parce qu'il y a eu une recréation, à l'intérieur des murs, des ghettos qui existaient à l'extérieur. Les jeunes se regroupaient eux-mêmes par quartier et par ville d'origine, ce qui entraînait de véritables phénomènes de bandes à l'intérieur des murs. La structure en CJD de Fleury est beaucoup trop importante pour traiter le problème des mineurs délinquants.
M. le Président .- Nous avons vu des quartiers où il y avait dix ou douze jeunes. Cela dit, il y a effectivement l'exemple déplorable de Lyon.
M. Norbert Claude .- Il y en a d'autres aussi.
M. le Président .- Oui. Nous avons vu Toulon, par exemple, où il n'y a même pas de quartier de mineurs.
M. Robert Badinter .- Pouvez-vous citer d'autres exemples ?
M. Norbert Claude .- J'ai vu récemment, à Besançon, un quartier qui se trouve carrément dans la détention adulte, ce qui pose un gros problème dans les déplacements. Les collègues qui s'occupent de cela n'arrivent pas à le gérer.
M. Yannick Guillard .- Quand l'administration a décidé la création de ces fameux quartiers spécialisés pour les mineurs, elle a donné une liste d'établissements qui devaient être créés, après quoi les chefs d'établissement ont bien été obligés de faire avec les locaux qu'ils avaient.
M. le Président .- On leur a dit : "débrouillez-vous. Vous les mettez où vous pouvez".
M. Yannick Guillard .- On leur a dit : "il faut une structure pour les mineurs ; faites au mieux avec les moyens dont vous disposez".
M. le Président .- Comment espérer les réinsérer s'il n'y a pas de locaux scolaires adaptés pour les mineurs, s'il n'y a pas d'installations qui sont nécessaires à tout adolescent, qu'il soit délinquant ou criminel ?
M. Paul Pelegrin .- Vu l'ampleur des problèmes que l'on connaît dans la préparation à la réinsertion, on nous demande de remplacer la famille, l'Education nationale et, éventuellement, la formation professionnelle, c'est-à-dire que l'on nous demande de repartir à zéro avec des gens de plus en plus désocialisés avec un niveau scolaire extrêmement faible, de niveau CM1 ou CM2, quand ils n'ont pas oublié d'écrire ou de compter. Certains savent à peine lire et écrire.
On nous demande donc de repartir à zéro, ce qui est impossible. Quand quelqu'un arrive à une trentaine ou à une quarantaine d'années, on ne peut pas repartir à zéro. La psychologie de la personne est déjà formée.
M. Yannick Guillard .- Le problème, c'est que l'on demande à l'administration pénitentiaire de réussir là où toutes les institutions de la République ont échoué, ce qui me paraît une mission impossible, si vous me passez l'expression.
M. le Président .- Monsieur le président Badinter, avez-vous des questions à poser ?
M. Robert Badinter .- La dernière phrase résume très exactement ce que je pense. On vous demande en effet de traiter les problèmes là où toutes les autres institutions soit ont été absentes, soit ont échoué, ce qui implique une grande difficulté.
Nous sommes en charge plus particulièrement du problème des maisons d'arrêt et non pas des problèmes fondamentaux de l'institution pénitentiaire. Nous sommes une commission d'enquête et nous enquêtons donc sur les conditions qui prévalent aujourd'hui.
Je vous pose donc une question que j'ai déjà posée à d'autres intervenants : dans les maisons d'arrêt, quel est, pour vous, aujourd'hui, le mal principal ? Qu'est-ce que qui appelle l'action première ? La surpopulation, l'absence de soins, la nature de la population pénale ? Pouvez-vous donner un ordre de priorité ? Hélas, ce sont des difficultés qui s'accumulent, mais je vous pose à dessein cette question en matière d'ordre de priorité.
M. Norbert Claude .- La surpopulation est un problème majeur, évidemment.
M. Robert Badinter .- Pour vous, c'est le principal problème dans les maisons d'arrêt ?
M. Norbert Claude .- Oui, dans les maisons d'arrêt.
M. Paul Pelegrin .- Loos est un exemple particulier à cet égard.
M. Robert Badinter .- On peut citer Loos, La Santé, les Baumettes... La liste est longue. Dans les maisons d'arrêt, vous pensez qu'il faut donc d'abord résoudre cette question ?
M. Yannick Guillard .- Je pense que si on pouvait avoir un meilleur taux d'encadrement des détenus avec un peu plus de personnel, ce serait une bonne chose. Je travaille dans un centre de semi-liberté, c'est-à-dire ce qu'on appelle des aménagements de peine, et j'ai affaire exactement au même public que celui des maisons d'arrêt une fois que les personnes ont été condamnées. Simplement, ce sont des petites peines et des petits délits, à part quelques exceptions qui concernent des lourdes peines en fin de cursus.
En tant qu'adjoint du chef d'établissement, j'ai le temps de voir ces personnes individuellement et je peux dire que l'on arrive à parler avec elles de tous les problèmes dans un climat dépassionné, tout simplement parce qu'on a le temps de les voir individuellement.
M. Robert Badinter .- Quel est le taux d'encadrement chez vous ?
M. Yannick Guillard .- Nous avons 63 places au maximum dans notre établissement pour un surveillant de service. Je précise que les gens ne sont pas tous présents au même moment étant donné qu'ils sont soumis à des périodes de travail. En revanche, au moment où ils réintègrent l'établissement, ils sont tous vus individuellement par le surveillant. Toute personne peut toujours exprimer son problème, si elle en a un, ou demander à voir l'adjoint selon la nature des problèmes.
M. Robert Badinter .- Il faut donc moins de détenus et plus de personnel. Il faut agir sur les deux termes de la variable.
M. le Président .- J'ai une autre question qui se greffe là-dessus car on commence à en parler : celle de la taille des établissements. Cela pose un vrai problème car on s'aperçoit que, dans les établissements de taille modeste, même s'ils ne sont pas en très bon état, les relations humaines entre le personnel et les détenus ne sont pas du tout de même nature que dans ces immenses boutiques où tout devient anonyme et où se reproduit presque à l'intérieur ce qui se passe à l'extérieur.
Il faudra probablement ne pas recommencer à faire des établissements de 1 500, 2 000 ou 2 500 détenus, mais le fait de les rassembler par groupes de 600 en les éloignant de ceci ou de cela est-il forcément la solution ?
M. Yannick Guillard .- Sur ce sujet, je pense que même les établissements de 600 places sont encore trop gros. Une grosse erreur a été faite, à l'époque du fameux plan "13 000", lorsqu'on a fermé un tas de petits établissements. L'avantage économique était certain, mais en ce qui concerne la réinsertion, cela a été une erreur de fermer de nombreux petits établissements à taille humaine, où il n'y avait jamais de conflits importants et où le personnel, en voyant un détenu, connaissait son nom, tout cela pour ouvrir des établissements de 400 et 600 places.
Dans les fameux établissements du plan "13 000", au lieu d'avoir des barreaux, vous avez des portes vitrées. Certes, il y a moins de barreaux, mais la communication phonique avec le détenu est supprimée. Si un surveillant qui est à l'intérieur d'un rond-point voit un détenu arriver, lorsqu'il s'agit d'un établissement où il y a des barreaux, il lui demande où il va et ce qu'il va faire : il y a une communication avant d'ouvrir la grille. Dans ces établissements sans barreaux, on est obligé d'ouvrir pour communiquer, ce qui pose des problèmes de sécurité et, surtout, de communication normale.
C'est pourquoi je pense que les établissements de 400 à 600 places sont encore trop importants dans l'optique de la réinsertion.
M. le Président .- La condition, de toute façon, c'est que les maisons d'arrêt ne soient pas le réceptacle des détenus provisoires, des courtes peines, des gens qui attendent un jugement, même après avoir commis des fautes graves, et des gens qui sont en attente d'un placement dans un établissement pour peine et qui restent parfois très longtemps dans les maisons d'arrêt.
M. Yannick Guillard .- Sans aller jusqu'à cette distinction, si l'on pouvait déjà appliquer ce que prévoit le code de procédure pénale, ce serait très bien. Maintenant, si on peut aller jusqu'à ce que vous décrivez, ce serait parfait.
M. le Président .- Le fait de faire le distinguo et de ne pas mélanger tout le monde est justement la condition pour qu'on puisse l'appliquer.
Plus personne n'a de questions à poser ? Très bien. Messieurs, nous vous remercions.
Audition de M. Christian GONGORA, procureur de la
République de Laon
(31 mai 2000)
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Christian Gongora.
M. Jean-Jacques Hyest, président . - Nous avons voulu traiter avant tout, comme l'a rappelé précédemment le président Badinter, la situation des maisons d'arrêt, qui nous a semblé la plus préoccupante, mais aussi tout l'aspect du contrôle exercé, puisqu'un grand débat sur ce point a lieu en ce moment du fait des conclusions de la commission présidée par le président Canivet.
Nous avons entendu le procureur de Paris et nous entendons maintenant le procureur de Laon. Vous avez la parole.
M. Christian Gongora .- Je vous remercie de m'avoir convoqué. Je m'intéresse aux problèmes des prisons depuis un certain nombre d'années. J'ai fait toute ma carrière au parquet, où j'étais toujours en charge de l'exécution des peines. Je suis dans l'Aisne depuis une dizaine d'années et, depuis que je suis procureur à Laon, j'ai un nouvel établissement dans mon secteur d'administration pénitentiaire, en partie maison d'arrêt et en partie centre de détention, qui est issu du programme "13 000". C'est le seul établissement à gestion totalement publique.
Il m'a semblé important de prendre moi-même en charge, c'est-à-dire par le parquet, la question de la "surveillance" de cet établissement.
Je ne vais pas vous parler de situations concrètes, parce que je pense que ces illustrations n'ont pas forcément un très grand intérêt, mais de la problématique que je dégage au bout de quelques années sur une question qui me paraît essentielle : comment faire en sorte qu'un détenu victime de violences physiques ou sexuelles, de rackets, d'autres infractions ou de vols puisse, s'il le désire, déposer plainte ou, plus prosaïquement, s'il ne le fait pas, pour un certain nombre de raisons sur lesquelles nous pourrons revenir, comment le procureur de la République peut-il être informé de la commission de ces infractions qui sont vraiment très traumatisantes ?
Le postulat de ma ligne de conduite, c'est qu'il faut rappeler que le magistrat du parquet requiert des peines et est en charge de les mettre à exécution. La sanction pénale est la peine et non pas un certain nombre de choses qui vont autour. Il faut absolument que les magistrats du parquet, parce que c'est leur vocation naturelle et institutionnelle, puissent veiller à l'exécution de ces décisions d'incarcération.
J'attire votre attention sur une singularité de la vie pénitentiaire. Lorsqu'on est magistrat au parquet, on reçoit des doléances, dans la vie extérieure, de ses concitoyens pour les infractions parfois les plus futiles. On y répond et on y donne des suites diversifiées : les violences vont faire l'objet de procédures pénales ou de poursuites au tribunal de police ou au tribunal correctionnel, c'est-à-dire que l'on a des réponses judiciaires.
Or, le paradoxe, c'est que le milieu carcéral est tel que les doléances des détenus victimes d'infractions plus graves sont peu entendues et peu relevées. C'est un constat qui est, pour moi, une évidence.
La véritable singularité, c'est que l'article 40 du code de procédure pénale, dont vous avez peut-être parlé dans votre commission...
M. le Président .- Nous en avons parlé en d'autres occasions, dans une autre commission d'enquête.
M. Christian Gongora .- ...a vocation à s'appliquer à cette occasion. Il oblige tout fonctionnaire, en l'occurrence tout fonctionnaire pénitentiaire, à informer le parquet des délits et des crimes dont il a connaissance. Voilà les textes.
Or j'ai pu constater depuis longtemps que cette prescription était parfois vraiment méconnue, consciemment ou non, dans les structures pénitentiaires. Dans certaines situations, j'ai eu l'occasion de rappeler l'existence de cet article et on m'a regardé d'une façon qui m'a donné l'impression d'avoir été véritablement incompris.
En réalité, c'est le chef d'établissement qui applique l'article 40 en fonction des remontées d'information dont il dispose mais il le fait souvent de manière non pas discrétionnaire mais selon des critères de lisibilité et de choix et selon des seuils de gravité qui ne correspondent pas forcément à ceux qu'un magistrat du parquet pourrait avoir lui-même dans la hiérarchie de ce que sont les infractions.
C'est ainsi que de nombreuses infractions plus ou moins graves ne sont pas portées à la connaissance du parquet. Autrement dit, cet article 40 ne fonctionne pas de manière systématique comme il le devrait. C'est une première anomalie.
Cette anomalie se double d'une autre qui tient à la nature de la procédure disciplinaire.
Je vous ai apporté le document type qui concerne les procédures disciplinaires dans tous les établissements et qui recense, en application du décret de 1996, la typologie des fautes disciplinaires pouvant entraîner différents types de sanctions internes. Quand on examine ce document, on s'aperçoit qu'un certain nombre de ces fautes sont aussi des infractions pénales : des violences physiques sur un co-détenu, des extorsions ou des vols sur un co-détenu. Il y a même une faute de première catégorie qui est intitulée "acte obscène ou atteinte à la pudeur d'un co-détenu".
Je veux dire par là que tout est écrit et que toutes ces fautes disciplinaires sont prévues. Comme ces fautes sont également des délits, il paraîtrait raisonnable qu'elles aient vocation à être connues et transmises systématiquement au procureur de la République. Or le paradoxe est tel que la seule autorité qui n'est pas réglementairement habilitée à connaître du contenu de ces procédures disciplinaires, c'est le procureur de la République.
Ce document est une liasse pour laquelle il est prévu un certain nombre de destinataires : le juge d'instruction quand une instruction est en cours, le juge de l'application des peines, le directeur régional, etc., mais non pas le procureur de la République. Or ce serait un outil important pour le parquet, car il aurait ainsi connaissance de comportements qui peuvent être qualifiés d'infractions, il pourrait éventuellement les creuser et savoir si certains détenus qui en sont victimes ont quelque chose à dire et des doléances à faire. Malheureusement, ce n'est pas prévu.
Dans les discussions que l'on peut avoir sur ce sujet, il ne s'agit pas, évidemment, de se substituer au pouvoir disciplinaire du chef d'établissement, mais il faut affirmer que la loi pénale a vocation, dans les infractions qualifiées de délits et crimes, à s'appliquer à la fois pour sanctionner l'auteur, parce que ce n'est pas parce qu'il est en détention qu'il doit avoir un sort différent de celui qu'il connaîtrait à l'extérieur, et pour venir en aide aux victimes.
C'est un point qui est, pour moi, une préoccupation importante. J'ai eu en effet l'occasion, à plusieurs reprises, de poursuivre des auteurs de racket, d'agressions sexuelles, de violences, etc.
Voilà ce que je voulais dire sur le cadre juridique qui présente cette singularité, ce qui entraîne des difficultés pour le parquet quant à la transmission des informations.
En ce qui concerne le détenu qui est véritablement victime, il ne faut pas se leurrer : le milieu pénitentiaire, que vous connaissez bien, est tel qu'il est extrêmement difficile, pour un détenu qui purge une peine dans la durée et qui va rester a priori dans l'établissement où il se trouve, mais qui peut également être transféré, de signaler des sévices dont il a été victime à un magistrat du parquet si ses doléances ne sont pas relayées par l'administration auprès du parquet et s'il sait, surtout, ce qui est la véritable crainte entre détenus, qu'il risque de retrouver son agresseur un peu plus tard au cours de sa détention.
La peur est telle qu'en général, elle a un effet de censure de la part du détenu qui est victime. On peut néanmoins trouver des scénarios différents : certains remettent à un surveillant, au surveillant chef du quartier ou à un gradé un courrier qui est parfois intercepté et qui n'aboutit pas toujours sur le bureau du procureur de la République (la situation peut se rencontrer) ; d'autres détenus peuvent faire des confidences à des psychologues de l'établissement ou à des médecins psychiatres qu'ils rencontrent pendant leur détention.
Beaucoup (je pense que c'est la majorité) se présentent à l'infirmerie de l'établissement avec des lésions suspectes, voient l'infirmière ou le médecin généraliste et viennent se faire soigner, sans rien de plus. Dans le meilleur des cas, le médecin va leur remettre, s'ils le demandent, un certificat médical descriptif de ces lésions, à charge pour eux d'en faire ce qu'ils voudront ou ce qu'ils pourront.
Voilà la réalité de la situation. Dans la plupart de ces cas, une conception légale mais extrêmement rigoureuse du secret médical fait que des lésions qui, à l'évidence, sont imputables à des violences volontaires ne font pas l'objet d'une information transmise aux autorités judiciaires selon des moyens éprouvés, comme cela pourrait être souhaitable.
Compte tenu de la spécificité de la vie carcérale (c'est le cas en matière de violences sur les enfants, pour lesquelles il est prévu un aménagement du secret médical, c'est-à-dire que le médecin est autorisé à lever le secret médical pour ce qui concerne par exemple les violences physiques ou sexuelles sur les mineurs), il me paraîtrait opportun d'envisager cette possibilité sur le plan législatif. En effet, quand le médecin oppose le secret médical, il est juridiquement fondé à l'opposer, du moins dans l'immense majorité des cas.
Ces informations ne sont pas portées à la connaissance du parquet ; or, je pense vraiment (c'est un petit plaidoyer "pro parquet") que les magistrats du parquet ont vocation à les recevoir et à les traiter, eux peut-être plus que d'autres. En effet, il ne faut pas se leurrer : dans l'immense majorité des cas, les détenus n'ont plus leur avocat. La plupart des détenus se sont fait assister par un avocat à l'audience, souvent sous le régime de l'aide judiciaire, mais ils ne voient ensuite plus leur avocat. Ils n'ont donc pas la possibilité de confier une information à un avocat, du moins à la marge.
Les juges de l'application des peines, qui ont régulièrement des entretiens avec les détenus, seraient peut-être des interlocuteurs, mais je ne suis pas convaincu que ce sont les interlocuteurs qui vont obtenir la plus grande confiance du détenu. Je ne dis pas que le procureur bénéficie d'une plus grande confiance, mais il faut savoir que, dans la relation entre le détenu et le juge de l'application des peines, il y a des enjeux liés aux aménagements et à la réduction de la peine alors que, vis-à-vis du magistrat du parquet, il n'y a pas d'enjeu. On peut parler franchement et si le magistrat du parquet fait correctement son travail, il a vocation à relever des faits qui sont portés à sa connaissance jusqu'au cadre carcéral.
Si on veut que cette possibilité de saisir utilement le procureur de la République puisse prospérer, si on veut le rencontrer pour lui faire passer certains messages, même dans un cadre informel, il ne me semblerait pas inintéressant qu'au sein de l'établissement pénitentiaire, un bureau du procureur ou du magistrat du parquet chargé de l'application des peines soit clairement identifié, bureau dans lequel il pourrait aller travailler et où les détenus sauraient qu'il y a, plus qu'un regard, une présence, tout simplement, d'un magistrat du parquet qui pourrait les recevoir et écouter leurs doléances plus facilement qu'en essayant de faire passer certains messages à la sauvette et dans des conditions parfois difficiles.
C'est une chose qui, à mon sens, pourrait être envisagée.
Cela dit, pour être réaliste, puisqu'on en revient à la permanente question des moyens, cette perspective implique que les parquets soient renforcés dans leurs moyens. Il est clair que, dans les parquets dans lesquels existe un établissement pénitentiaire important ou dans lesquels on a créé ces dernières années des établissements pénitentiaires, si l'on veut véritablement avoir un regard sur les infractions commises en détention, il faut dégager des moyens supplémentaires. Il serait vraiment souhaitable d'avoir un emploi correspondant de substitut chargé de l'exécution des peines en milieu fermé et qu'il puisse vraiment dégager du temps.
D'expérience, je me suis aperçu que si on voulait vraiment essayer d'avoir une vision fine d'une situation à l'intérieur des établissements pénitentiaires, il fallait beaucoup de temps.
Dans le parquet de Laon, où je suis depuis plus de cinq ans, on comptait, il y a une douzaine d'années, cinq magistrats (à une époque où il n'y avait pas d'établissement pénitentiaire à Laon), et nous en avons actuellement quatre en effectif théorique et trois en réalité. Il est donc très difficile d'arriver à dégager ce temps important.
Pour conclure mes propos liminaires, je ferai deux observations, l'une en rapport direct avec cette question et l'autre un peu marginale.
Cette problématique de l'information sur ce qui se passe en prison en matière pénale vaut aussi pour ce qui concerne les infractions commises par des détenus à l'égard du personnel de surveillance ou par des membres du personnel de surveillance (cela arrive parfois) sur des détenus. La systématisation de la montée de l'information au parquet est à mon avis une nécessité.
J'ai eu l'occasion de voir que le fonctionnaire pénitentiaire (sa tâche n'est pas facile) qui, dans l'exercice quotidien de sa profession, peut être victime d'outrages d'une certaine intensité ou de menaces de mort d'une certaine gravité, n'était pas toujours informé, n'avait parfois pas une connaissance suffisante des modalités très simples par lesquelles il peut relayer une doléance auprès du parquet.
S'agit-il là d'un problème d'information ? Je n'en sais rien. Lorsque je suis arrivé à Laon, j'avais proposé à l'établissement d'organiser une demi-journée d'information à l'intention du personnel de surveillance sur ces questions très basiques et très simples, et je dois dire que cela a eu un certain succès. Cela m'a permis de m'apercevoir que l'information des surveillants était sans doute insuffisante sur leurs droits, tout simplement, et également que, lorsque le parquet prenait une initiative sur les détenus qui avaient dépassé les bornes, il y avait une grande crainte des victimes de l'administration pénitentiaire de venir à une audience pénale ; elles ressentaient une espèce de soupçon systématique et infondé sur les conditions de leur exercice professionnel.
J'ai dit à cette occasion aux surveillants, de façon très simple : "venez informer les juges de la façon dont la vie carcérale se déroule à votre niveau pour que nous puissions la saisir".
Ma deuxième observation n'a rien à voir avec tout cela puisqu'il s'agit du produit du travail des détenus. C'est une préoccupation un peu particulière d'une certaine acuité puisqu'elle rejoint la question de l'indemnisation des victimes. En l'état actuel des textes, le partie du produit du travail pénal des détenus affectée à l'indemnisation des victimes est de 10 %, pour ceux qui travaillent, ce qui est vraiment dérisoire quand on voit les préjudices qui sont causés. Cela ne prend parfois qu'une dimension symbolique.
Il ne me semblerait donc pas inopportun d'envisager, si possible, un relèvement de ce pourcentage.
Pour conclure, je formulerai quatre ou cinq propositions qui me sont venues en réfléchissant à l'objet de vos travaux :
- une formation du personnel de surveillance sur les modalités de mise en oeuvre de l'article 40 du code de procédure pénale ;
- la présence renforcée du parquet dans un établissement pénitentiaire par la mise à disposition d'un bureau ;
- le renforcement des moyens en substituts chargés de l'exécution des peines dans les parquets qui ont des établissements d'une certaine importance ;
- une modification (même si je sais que c'est très délicat et que cela demande une réflexion) des contours et des règles du secret médical dans le cadre de violences constatées physiologiquement et physiquement avérées par le personnel médical ou paramédical dans les établissements pénitentiaires.
J'évoquerai une dernière idée dont j'aurais dû vous parler auparavant. Quand on considère les attributions du magistrat du parquet en termes de visites périodiques des établissements pénitentiaires (on sait qu'une visite périodique ne permet pas de connaître la vie des établissements, de même que celle des établissements psychiatriques, puisque nous avons aussi cette mission) et dans la mesure où nous avons en charge le contrôle de ces établissements, il ne serait peut-être pas choquant, face au débat qui a lieu actuellement sur les contours juridiques des décisions de mise en isolement, qu'un certain regard du parquet et des procureurs puisse s'exercer sur les modalités pratiques de l'isolement de certains détenus, dès lors que ces décisions ne résultent pas d'une demande de leur part, puisque c'est parfois le cas.
M. le Président .- Je vais vous citer un point qui figure dans la liste des fautes disciplinaires : "Détenir des stupéfiants ou tous objets ou substances dangereux pour la sécurité des personnes et de l'établissement ou faire trafic de tels objets ou substances".
Avez-vous été saisi d'une affaire de ce genre ?
M. Christian Gongora .- Oui, plusieurs fois. C'est un problème qui nous dépasse un peu. En matière de stupéfiants en prison, le parquet a un rôle en termes de contrôle dans le cadre d'opérations ponctuelles de vérification qui se font dans tel ou tel établissement. Cela se fait ponctuellement avec le chien des douanes et, une fois que c'est fini, on en reste là. Ce problème n'est donc pas véritablement réglé.
Cela dit, j'ai été saisi à plusieurs reprises, par les établissements que j'ai connus, de certains trafics et il est apparu surtout, dans le cadre d'autres procédures, que des détenus fournissaient des informations devant un juge d'instruction, dans le cadre d'une enquête, sur tel ou tel trafic qui pouvait se produire dans tel ou tel établissement. A partir de là, commencent les vraies difficultés du travail d'enquête.
M. le Président .- On a toujours dit que la drogue rentre et s'échange dans les établissements pénitentiaires et les directeurs nous disent qu'ils saisissent systématiquement les procureurs.
M. Christian Gongora .- D'expérience, j'ai été saisi à plusieurs reprises de rapports de directeurs sur des problèmes de trafic. Maintenant, le trafic qu'on nous signale dissimule-t-il un trafic plus important ? C'est difficile à dire. Il est surtout très difficile, pour les enquêteurs et le personnel judiciaire, d'aller recueillir des preuves. En matière de stupéfiants en détention, comment peut-on transposer les règles de travail qui sont suivies à l'extérieur ? A l'extérieur, on a un travail préparatoire, des filatures, des surveillances de véhicules, des écoutes, etc. C'est idéal. En détention, c'est une chose qui, par nature, est beaucoup plus difficile, si ce n'est impossible.
Pardonnez-moi, mais j'ai en tête des détenus (c'est là que le véritable problème se pose à mon sens) qui sont véritablement abîmés par la consommation de stupéfiants. Certains détenus qui n'étaient pas forcément consommateurs avant leur détention acquièrent parfois une certaine dépendance pendant, ce qui pose un vrai problème.
M. le Président .- Dans ce que vous dites, on a l'impression que l'administration pénitentiaire aurait tendance à régler les problèmes à l'intérieur dans un milieu fermé de toutes parts. Vous parliez de l'application de l'article 40 pour résoudre juridiquement un certain nombre de problèmes, mais si les détenus ne le disent pas lorsqu'ils sont victimes de violences, tout cela reste vain.
M. Christian Gongora .- C'est le cas de beaucoup de sociétés fermées.
M. le Président.- Oui. Au-delà de cela, vos observations sont tout à fait intéressantes, parce que cet aspect est également important.
Il reste que nous avons vu aussi de graves dysfonctionnements dans les établissements (il n'y a pas besoin de les citer ; vous les connaissez aussi bien que nous) qui ont perduré et qui mettaient en cause le fonctionnement des établissements. Il y a les visites périodiques, dont vous avez dit que l'on pouvait ne rien voir ou ne pas voir grand-chose. Peut-être la présence régulière d'un magistrat du parquet mais aussi du juge de l'application des peines qui auraient un bureau digne de ce nom pourrait constituer une amélioration. Cependant, on ne saurait pas bien où les mettre.
Nous avons appris qu'aux Baumettes, le bureau du juge de l'application des peines était dans une espèce de grand couloir. On nous a dit : "c'est là que travaille le juge de l'application des peines quand il vient".
Une présence plus affirmée de la magistrature dans les établissements pénitentiaires vous paraît donc une nécessité, à condition, bien sûr, d'y mettre les moyens ?
M. Christian Gongora .- A condition d'y mettre les moyens, j'en suis convaincu, ne serait-ce que dans l'esprit des détenus. J'ai le souvenir de certaines situations d'abus sexuels, notamment, dans lesquelles j'ai entendu moi-même le détenu avec les enquêteurs. Le problème est celui du facteur de confiance. On peut se confier plus facilement à un magistrat du parquet qui n'a plus rien à demander contre vous, qui est là et qui aurait cette vocation du regard extérieur.
M. le Président .- On parle aussi beaucoup de la nécessité pour les détenus de connaître leurs droits. Certains préconisent des permanences d'avocats dans les prisons, de même qu'il y en a dans les tribunaux, pour informer les gens sur leurs droits.
Le détenu condamné n'a pratiquement plus d'avocat, comme vous le dites, contrairement au prévenu, qui voit tout le temps son avocat, par définition. Le parloir d'avocats à Clairvaux ne sert à rien.
M. Christian Gongora .- Notamment pour les longues peines.
M. le Président .- Les détenus nous disent : "il y a un parloir d'avocats, mais nous n'en avons vu qu'une fois". Ce serait donc peut-être aussi de nature à améliorer les choses.
M. Christian Gongora .- Il est difficile pour moi d'avoir un jugement très fiable sur ce que pourrait être le rôle de l'avocat en détention. C'est toujours la même chose : il ne faut pas que les choses soient théoriques mais qu'elles aient une application pratique pour les gens qui sont relativement isolés.
Je reste convaincu que le magistrat du parquet, qui a vocation a s'impliquer dans la vie de la prison, serait le premier avocat naturel de la victime, mais non pas le seul. Dans les affaires auxquelles je pense et dont certains détenus étaient victimes, ils ont pris un avocat et le dossier a fait l'objet d'une instruction. Les détenus se confieraient-ils plus facilement à un avocat qui assurerait une permanence dans un établissement sachant que, cinq minutes après, ils retournent dans la cellule ? Je n'en suis pas convaincu.
M. le Président .- Il n'empêche qu'il serait bon qu'un certain nombre de droits reconnus aux détenus soient connus.
Vous avez aussi évoqué le produit du travail des détenus, qui est une vraie préoccupation. Le problème est simple : quand un détenu est au service général auxiliaire, il gagne 500 F par mois. Quand on connaît le coût des cantines, s'il veut avoir un minimum, puisqu'on estime que le seuil de pauvreté absolu en prison est d'avoir moins de 300 F de revenu par mois, il est évident que cela pose le problème de la rémunération du travail en détention.
Si quelqu'un travaille à la cuisine un certain nombre d'heures et s'il est payé 500 F par mois, il en retirera peut-être des avantages du fait de conditions de détention améliorées (c'est un quartier spécial et il y a des systèmes de récompense en prison : cela existe aussi), mais il est évident que si on lui retire 10 %, cela ne fait que 50 F.
M. Christian Gongora .- Il ne faut pas généraliser, dans la mesure où, dans le centre pénitentiaire qui est de mon ressort, les détenus ont la chance, pour leur immense majorité, de pouvoir travailler, ce qui est tout à fait exceptionnel. Il y a du travail à l'extérieur et la quasi totalité des détenus peuvent travailler : il y a des ateliers très importants où ils peuvent atteindre un niveau de rémunération de 2 000 à 3 000 F par mois. Cela dit, les situations que vous décrivez sont majoritaires.
Certains magistrats (c'est le cas du juge de l'application des peines de Laon) ont monté une politique qui est un encouragement et une incitation, c'est-à-dire que le détenu, travaillant davantage, accepte de donner plus à sa victime, auquel cas sa situation peut être considérée différemment en termes de réductions de peine supplémentaires. Cela peut être incitatif pour ceux qui le peuvent, mais ils n'en sont pas toujours bénéficiaires.
M. Jacques Donnay .- J'ai été très intéressé par cette approche qui n'a pas été évoquée précédemment au cours des auditions que nous avons faites. A mon avis, il est indispensable qu'un détenu ait la possibilité d'intervenir auprès de vous d'une façon ou d'une autre pour que vous fassiez quelque chose. Mais ne croyez-vous pas que, dans ces établissements pénitentiaires où il y a des chefs de bande, des trafics et des personnes violentes, les gens n'ont pas spontanément la volonté de porter plainte parce qu'ils savent bien que les conséquences vont être extrêmement graves, non seulement avec les autres détenus, avec lesquels cela ne sera plus vivable, mais éventuellement, même, avec les surveillants, à qui on dira alors : "vous n'avez pas fait ceci ou cela" ?
Si jamais il porte plainte, il va être mal vu et sa situation sera intenable. Je le ressens comme cela d'après ce que j'ai vu dans les prisons. Peut-on alors le faire changer de prison ? Je n'en sais rien. Y a-t-il des éléments qui permettraient de protéger celui qui va porter plainte ?
M. Christian Gongora .- Monsieur le sénateur, vous décrivez très bien la problématique psychologique. C'est pourquoi je pense qu'à côté du renforcement du rôle du parquet, il faut passer, de manière répétée, par une sensibilisation des fonctionnaires sur le fait que l'article 40 du code de procédure pénale ne s'arrête pas à la porte des prisons et qu'il a vocation à s'appliquer partout.
Evidemment, lorsque j'ai l'occasion d'engager des poursuites à la suite de violences sévères commises par des détenus sur un autre, je m'aperçois que le profil du détenu victime n'est pas le profil classique : c'est un détenu qui a un peu plus de courage que la moyenne, qui accepte de prendre des risques, ce qui n'est pas très courant. Cependant, je pense qu'en retour, si on arrive à faire passer cet état d'esprit dans les prisons, cela peut avoir un certain effet positif dans la gestion des établissements. On peut se demander comment ces choses-là se diffusent et quelle peut être la perception de la sanction.
M. Jacques Donnay .- Cela pourrait entraîner la retenue de certains qui voudraient faire des choses qu'ils ne devraient pas faire. S'ils savent qu'il y a une sanction, ils en seront peut-être retenus.
M. Christian Gongora .- Je pense plutôt à cela. Je compte sur une certaine exemplarité par la crainte de la sanction, car ce sont des sanctions qui, dans les cas auxquels je pense, ont été sévères et qui se sont soldées non pas par quelques dizaines de jours de cellule d'isolement mais par un certain nombre de mois de prison en plus, ce qui est significatif.
Pour répondre à la fin de la question, on peut bien évidemment souhaiter, dans les situations les plus difficiles, que le détenu soit transféré, mais si cela se fait, est-il psychologiquement totalement protégé, compte tenu de la transmission des informations qui peuvent circuler d'un établissement à l'autre ? On ne peut pas le dire.
M. le Président .- De même qu'il y a des catégories de violence, il y a une catégorie de détenus que l'on est obligé de protéger ou d'isoler à leur demande. C'était le cas, par exemple, d'un policier qui avait commis une infraction qui n'est pas acceptée par la majorité de la population pénale. Je suppose que vous savez de quoi il s'agit. Il a demandé l'isolement, sans quoi il aurait été brimé et même sans doute l'objet de violences.
M. Christian Gongora .- Ce n'est pas du tout un problème isolé. En effet, l'évolution de la population pénitentiaire et de ses profils qui nous sont décrits, notamment en matière de criminels et de délinquants sexuels qui sont des proies classiques des autres détenus, est une problématique extrêmement importante en termes de protection, d'angoisse que cela génère, de demandes de mise en isolement, etc.
La seule chose qui me paraît évidente, c'est que si l'on ne tolère pas un viol dans un établissement pénitentiaire, tout doit être mis en oeuvre pour que les informations arrivent. Le problème du secret et de la confidence qui peut être faite auprès du personnel éducatif ou des psychologues, qui ont souvent la confiance des détenus, sont des leviers qui peuvent être intéressants.
M. Jean-Patrick Courtois .- Dans le ressort des petits tribunaux où a été construite une nouvelle prison, il y a souvent peu de magistrats. Que se passe-t-il si le juge de l'application des peines ne la voit pratiquement jamais, comme cela a été dit dans mon département ? A cet égard, l'idée d'avoir un bureau et un magistrat du parquet qui pourrait y venir régulièrement est à mon avis bonne.
Cela dit, un détenu, que je connais à titre personnel, m'a indiqué qu'il souhaiterait, de même que d'autres personnes en situation carcérale, avoir une sorte de boîte aux lettres placée à un endroit judicieux de la prison dont la clef n'appartiendrait qu'à un magistrat. Il a indiqué qu'il était, pour eux, extrêmement difficile de s'adresser à l'extérieur étant donné que, même si la lettre n'est pas ouverte, elle est forcément adressée à "monsieur le procureur de la République", "monsieur le Sénateur" ou "monsieur le Député". Par là même, ils ont des pressions non seulement de leurs co-détenus mais des surveillants, qui n'apprécient pas forcément ce genre de chose et qui se demandent ce qu'il y a dans la lettre, même si elle n'est pas ouverte.
Il m'a d'ailleurs indiqué que lorsqu'il m'a écrit pour me demander de le voir, dans la demi-heure qui a suivi le dépôt de sa lettre, un surveillant lui a dit : "pourquoi voulez-vous voir un sénateur ?"
Il m'a donc indiqué qu'il serait astucieux, à côté du bureau ou dans un lieu de passage, d'avoir une boîte aux lettres plombée et hermétique dont la clef serait confiée à un magistrat.
M. Christian Gongora .- C'est une idée dont j'ai déjà entendu parler, une idée à retenir. Au-delà de ce point, il faut des actions plus importantes des parquets et j'ai conscience, en parlant de cela, de ne pas penser à toutes les situations pour lesquelles mes collègues ont des moyens très limités pour s'investir dans les prisons. En tout cas, c'est en exigeant que l'article 40 s'applique en prison que nous pourrons permettre à un détenu d'exprimer des doléances au procureur, ce qui est normal, comme ce serait le cas à l'extérieur. Nous devons marteler ce message de manière régulière.
Il est vrai que, faute de moyens, nous sommes relativement absents. Nous sommes présents dans les commissions de l'application des peines, mais ce n'est pas là qu'une information peut être faite sur les sujets que nous venons d'évoquer, d'autant plus que les interlocuteurs ne sont pas forcément là pour les relayer.
M. le Président .- Sur le plan du droit à l'égard de la procédure disciplinaire dans les prisons (le prétoire), c'est le directeur de l'établissement ou son adjoint, le chef de détention et un personnel de l'administration qui en sont juges. Le détenu n'a que quelques heures pour connaître les griefs dont il fait l'objet. Pensez-vous que cela peut durer longtemps dans un Etat de droit ?
M. Christian Gongora .- Les magistrats du parquet ne sont pas informés, sauf à le demander, ce que j'ai fait, des conditions et du contenu des fautes commises par les détenus. Je ne sais pas si cela peut durer, mais je pense que la Cour européenne des droits de l'homme a son avis sur la question.
M. le Président .- Vous n'avez plus de questions, mes chers collègues ? Très bien. Monsieur le Procureur, nous vous remercions d'être venus devant notre commission. Vous êtes la dernière personne auditionnée. Nous allons maintenant passer à la rédaction du rapport.
M. Christian Gongora .- C'est un grand honneur, monsieur le Président.