DISCOURS DE MME ÉLISABETH GUIGOU, GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE
(Bordeaux, le 2 octobre 1999)
Je suis
particulièrement heureuse de me trouver avec vous, aujourd'hui, à
l'Ecole Nationale de la Magistrature. Les anniversaires sont en effet, par
nature, des événements joyeux et il me semble que les
festivités qui se sont déroulées hier soir n'ont
manqué ni à la tradition générale de ce genre de
cérémonies, ni, je crois, à celles plus spécifiques
de cette école.
Je tiens donc à remercier M. HANOTEAU, directeur de L'E.N.M., qui a eu
l'idée de cette célébration, et l'ensemble de ses
services, qui ont eu l'énergie et la persévérance pour la
réaliser.
Si les anniversaires sont des fêtes, ce sont aussi souvent des moments de
bilan et de réflexion sur l'avenir. Surtout lorsque le compte des
années atteint celui de la maturité voulue pour donner aux
magistrats une formation de haut niveau, à l'égal des meilleures
écoles de la République, la création de l'Ecole Nationale
de la Magistrature s'est inscrite, il y a 40 ans, dans une profonde
réforme de nos institutions. Elle visait notamment à rendre
à la justice l'autorité qu'elle avait perdue avant 1958, du fait
de l'abandon progressif où l'institution était peu à peu
tombée.
Ainsi, dès l'origine, le destin de cette école a
été étroitement et explicitement lié à celui
de l'autorité judiciaire : base commune d'où sont sortis la
plupart des magistrats, l'E.N.M. est également le reflet de
l'institution.
Longtemps réduits à la seule apparence extérieure de leurs
robes et de leurs fonctions, placés dans l'ombre des autorités
politiques, parfois soumis à elles, les magistrats ont graduellement
conquis la réalité de l'autorité judidiaire. La justice,
idéal abstrait, mais aussi institution de la République, s'est
trouvée par la suite de plus en plus personnifiée par des hommes
et des femmes aux traits accentués. Au point qu'à
différentes époques, l'institution n'a paru exister
véritablement qu'à travers les figures publiques de quelques uns
de ses membres.
Mais au delà de ces galeries de portrait, s'est dessiné le
métier de magistrat, au service de la justice. C'est de cette fonction
que je voudrais vous parler.
Je ne le ferai pas sous l'angle statutaire, juridique ou technique. Je
m'interrogerai plutôt sur ses conditions d'exercice : c'est, d'une part,
l'affirmation de l'autorité judiciaire (I) et, d'autre part, la place du
juge dans la société et de la transformation de son métier
(II).
I/ L'affirmation de l'autorité judiciaire
Sous les ors des palais et l'apparat des costumes, les magistrats ont longtemps
souffert d'une autorité affaiblie. Ils n'ont véritablement
commencé à exercer la plénitude de leurs fonctions qu'au
lendemain de la deuxième guerre mondiale, avec la création du
premier conseil supérieur de la magistrature.
Depuis, cette autorité s'est affirmée et a été
reconnue.
1. Une autorité reconnue :
1.1 L'existence de l'Ecole Nationale de la Magistrature n'y est pas pour rien.
Que n'a-t-on dit sur l'E.N.M. ? Ecole de l'homme unidimensionnel, de la "tribu
judiciaire", du renfermement, du bouillon de culture, du petit monde du palais
; école des juges bleus, blanc ou rouges. D'aucuns ont,
régulièrement, annoncé sa suppression. Ils souhaitaient
sans doute revenir au temps où tous les juges commençaient leur
carrière comme "attachés au parquet" et où la formation
des magistrats se réduisait à l'apprentissage des pratiques
existantes. Je ne partage en rien ces critiques récurrentes. Les
écoles professionnelles à la française, judiciaires,
administratives ou techniques transforment des étudiants en
professionnels et, ici, à Bordeaux, préparent de futurs
magistrats au coeur de leur métier. Non pas de façon
fermée, monocolore ou étroite, mais au centre de la ville, de
l'événement, de la société.
Cette école donc, c'est celle, maintenant, où toutes les
générations de magistrats en fonction sont passées, soit
au titre de la formation initiale, soit, pour ceux recrutés par des
voies différentes, au titre de la formation continue. L'âge de
l'école lui permet de compter ses premiers retraités.
L'enseignement qui y a été dispensé n'a pas toujours mis
sur le même pied l'ouverture sur la société, la
réflexion, d'une part, et les enseignements techniques, d'autre part. Or
c'est sans aucun doute parce qu'ils ont appris autre chose qu'à
rédiger des jugements ou des réquisitoires juridiquement exacts
que les magistrats issus de l'E.N.M. ont, au cours de leur carrière, pu
témoigner d'une haute idée de la justice.
L'histoire de l'ENM est liée à celle de la réflexion qui a
été conduite dans le corps judiciaire sur la place du juge dans
la société. Les débats sur ce thème sont souvent
nés ici, dans ces locaux. Ces débats, vous le savez, ont souvent
été houleux, animés mais ils ont été
toujours constructifs et ont apporté beaucoup à
l'évolution des esprits dans la magistrature. Dans ses bonnes
périodes, L'ENM a su provoquer, au bon sens du terme, le corps
judiciaire à travers ses enseignements,: conduire l'étudiant, le
futur juge, à se remettre en cause, à s'inquiéter de
l'autre, justiciable ou partenaire. J'ai voulu que la direction actuelle soit
attachée à cet aspect fondamental de la formation. Elle l'est, et
j'en remercie Claude HANOTEAU.
Pour poursuivre son ouverture, l'ENM a découvert qu'elle n'est pas seule
: l'Ecole Nationale de l'Administration Pénitentiaire, qui sera
prochainement à AGEN, le Centre National de Formation des Educateurs et
l'Ecole Nationale des Greffes concourent chacune à l'objectif commun :
servir la justice. Les techniques ne sont pas les mêmes, mais les
professionnels issus de ces écoles ont tous un objectif commun : servir
la justice. Ils doivent donc travailler ensemble.
Enfin, l'Ecole Nationale de la Magistrature a développé un
régime de formation continue, qui représente l'un des tous
premiers systèmes publics du genre par son ampleur, par sa
diversité et par sa richesse. Elle jouit, par l'accueil des stagiaires
étrangers, d'un rayonnement international étendu, que j'ai pu
personnellement constater.
1.2 Cette autorité nouvelle de la justice est également due aux
efforts réalisés par les magistrats eux-mêmes. Comment ne
pas souligner la manière dont ils ont fait face, dans des conditions
matérielles souvent difficiles, à une augmentation sans
précédent du nombre des contentieux ? Il n'est pas inutile de
rappeler qu'en 40 ans le nombre des affaires civiles a été
multiplié par 3 dans les tribunaux de grande instance et par 6 dans les
cours d'appel et que, sur la même période, le nombre des plaintes
et des procès-verbaux enregistrés par les parquets a
été multiplié par 3. Aucune autre institution publique n'a
eu, à effectifs quasiment constants, à supporter une pareille
augmentation de ses charges de travail et n'a su la maîtriser comme l'a
fait l'institution judiciaire.
Même s'ils critiquent avec constance la lenteur de l'appareil judiciaire,
nos concitoyens ne cessent d'y recourir, toujours en plus grand nombre. J'y
vois la conscience qu'ils ont des efforts accomplis par les juges, de leurs
capacités et de leurs talents.
Les concours d'accès à l'E.N.M. ont permis une sélection
démocratique des meilleurs. J'ai pu constater cette semaine, en recevant
les magistrats détachés dans des institutions extérieures,
à quel point la qualité des magistrats était
appréciée, et même recherchée.
Mais les capacités, le travail et la formation seraient sans effet s'ils
ne s'appuyaient sur une nouvelle indépendance de la magistrature.
2. Une indépendance assurée
Depuis mon arrivée au ministère de la justice, j'ai, vous le
savez, rompu avec les pratiques antérieures d'intervention dans les
dossiers individuels. Ce principe n'a connu aucune exception.
Cette décision est conforme à l'évolution de notre
société. Elle s'inscrit dans les demandes nouvelles de
transparence, d'impartialité de l'Etat et d'égalité qui
sont celles de nos concitoyens. Elle est en harmonie avec les pratiques de la
plupart des Etats européens.
J'ai donc tenu à ce que cette décision soit inscrite dans la loi.
Le projet de loi relatif à l'action publique en matière
pénale, déjà voté par l'Assemblée nationale,
viendra en discussion devant le Sénat le 20 octobre prochain. La
réforme en cours du statut de la magistrature prévoit par
ailleurs que tous les membres du parquet, y compris les procureurs
généraux, seront nommés sur avis conforme du Conseil
Supérieur de la Magistrature, comme les magistrats du siège. Nous
attendons la réunion du Congrès pour que cette réforme
fondamentale, voulue de tous, puisse être mise en oeuvre.
L'indépendance n'a pas pour but de satisfaire aux exigences personnelles
des magistrats. Elle est une condition essentielle d'exercice de leur fonction.
Les justiciables ont besoin d'avoir confiance en leurs juges. C'est
l'impartialité qui crée la confiance et c'est
l'indépendance qui garantit l'impartialité.
L'indépendance est issue de la séparation des pouvoirs de
l'article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789, inscrite
dans la Constitution et confortée par la convention européenne
des droits de l'homme et la jurisprudence de la cour de Strasbourg. Pour vous,
magistrats, et pour moi, Garde des Sceaux, ces textes sont la
référence constante. En toutes circonstances, leur application
effective doit être recherchée.
II/ La place du juge dans la société
Les magistrats occupent une place centrale dans l'Etat et dans la
société. Leur mission a connu des évolutions importantes.
L'environnement du juge (1), comme son métier (2) se transforment.
1. L'environnement du juge, c'est à la fois des moyens, une
réforme pour les citoyens et des politiques publiques auxquelles il
participe.
1.1 Des moyens :
L'institution judiciaire dans son ensemble a connu une longue période de
pénurie de moyens, tant en hommes qu'en financement. L'histoire
récente du ministère de la justice est composée ainsi
d'alternance entre des périodes d'investissement massif et des
périodes de stabilisation, voir de régression des moyens.
Depuis trois ans, le gouvernement s'est attaché à mettre à
disposition des moyens importants que je peux qualifier d'historiques. Lors de
mon arrivée je recevais des demandes pour l'achat de véhicules et
de mobilier. Maintenant ce sont des logiciels "Word Perfect 8" et des CD-ROM
"Legisoft" dont on me parle. Ce qui montre que nous avons réussi avec
ces moyens à rattraper une partie des retards antérieurs tout en
accordant à chaque réforme présentée au Parlement
les moyens nécessaires. J'avais pris devant le Parlement l'engagement de
ne pas présenter de réforme sans obtenir les moyens
correspondants. Je ne donnerai que quelques exemples de l'effort
budgétaire poursuivi depuis trois ans : de 1998 à 2000, les
crédits du ministère de la justice auront augmenté de 14%.
L'an prochain, 1237 postes seront créés, ce qui porte le nombre
de création d'emplois à 3.000 sur cette même
période. Pour les postes de magistrats, 422 créations pour les
trois années 1998, 1999, 2000, contre 143 pour les trois années
1995, 1996 et 1997. C'est trois plus. L'évolution est la même pour
les postes d'éducateurs, 423 contre 160 pour les mêmes
périodes.
Je souhaite ici faire sur ce sujet des moyens deux remarques : tout d'abord je
veux souligner que l'octroi de ces nouveaux moyens pour la justice par la
Nation ne peut pas constituer un chèque en blanc. La Nation est en droit
de demander aux juges des comptes sur l'usage qui aura été fait
de ces importants moyens supplémentaires. D'importants progrès
ont été réalisés : sur les frais de justice et sur
l'affectation des emplois de magistrats. Ces actions devront être
poursuivies, si nous souhaitons un maintien à un haut niveau des efforts
consentis.
Ensuite, je veux insister sur le fait que ce sont l'ensemble des services du
ministère qui sont bénéficiaires des efforts
réalisés : la protection judiciaire de la jeunesse verra en 2000
ses moyens croître sans précédent; l'administration
pénitentiaire dispose, notamment en matière immobilière,
de crédits exceptionnels. Cette globalité dans l'effort de la
Nation n'est pas neutre: la justice est un tout et il serait vain
d'accroître les moyens des juridictions si ceux qui sont chargés
de la prévention ou de l'exécution des décisions du juge
ne voyaient pas les leurs augmenter.
1.2 Une réforme pour les citoyens :
La profonde réforme de la justice que le gouvernement a engagée a
un objectif essentiel : assurer un fonctionnement plus impartial, plus
orienté vers le citoyen et plus efficace.
L'ensemble des textes qui sont en discussion devant le parlement, ou qui ont
déjà été adoptés concourent à ce
même objectif. D'abord une justice plus accessible et plus proche des
citoyens, avec la loi du 18/12/98 sur l'accès au droit. Ensuite une
justice plus efficace avec la loi du 23/06/99 sur l'efficacité de la
procédure pénale. Et enfin une justice plus impartiale et plus
soucieuse des droits des justiciables avec le projet sur la présomption
d'innocence et les droits des victimes. La réforme de la magistrature
passe par les textes relatifs au Conseil Supérieur de la Magistrature,
au statut des magistrats et aux relations entre les parquets et la
chancellerie. En donnant des garanties, à la fois dans la gestion des
dossiers et dans le déroulement des carrières des magistrats, le
gouvernement satisfait une demande des magistrats et répond, surtout au
souci d'améliorer le service rendu aux citoyens.
A cela s'ajoute, pour la première fois depuis deux cent ans, d'une part,
une réforme des tribunaux de commerce et, d'autre part, un large
remaniement de la carte judiciaire les concernant. En juillet un premier
décret a supprimé 36 tribunaux de commerce. Ces réformes
visent à restituer aux juridictions consulaires les garanties
d'impartialité et de qualité indispensables à l'exercice
d'une justice moderne, en y introduisant des magistrats professionnels aux
côté des juges consulaires, pour présider les chambres
mixtes. En complément, des juges consulaires accéderont aux
chambres commerciales des cours d'appel. Cette réforme s'accompagnera
d'une redéfinition du statut, du contrôle et des
rémunérations des administrateurs judiciaires et des mandataires
liquidateurs.
Je mets de même en chantier une vaste réforme du droit de la
famille. Cette réforme a pour objet de faire évoluer la famille
pour tenir compte des transformations en cours, tout en conservant à la
famille sa fonction essentielle, structurante pour les individus et la
société. La réforme consiste donc en priorité
à : protéger la stabilité de la filiation, garantir le
statut de l'enfant et ses relations durables avec ses deux parents ; simplifier
les procédures de divorce, pour que celles-ci n'aggravent pas les
conflits des couples et la souffrance des enfants.
1.3 La prise en compte des politiques publiques
Les nouvelles missions du juge imposent que soient menées des actions
concertées avec l'ensemble des acteurs de la justice ainsi qu'avec les
partenaires extérieurs.
C'est bien le juge qui décide. Mais il ne décide pas seul. Il
doit s'assurer d'une part des moyens de l'exécution de sa
décision et d'autre part des modalités de la décision. Que
dire du juge qui prononcerait des peines sans s'assurer de la manière
dont elles sont exécutées ? du juge qui ordonnerait des
placements sans se soucier des conditions d'accueil du mineur ? ou du juge qui
n'exercerait pas le contrôle que la loi exige de lui ? Une
décision n'a de sens que par son exécution.
Le citoyen attend du juge qu'il tranche. Il attend de lui de plus en plus, une
lisibilité forte de son action et de ses décisions, une plus
grande transparence dans le fonctionnement de l'institution, une meilleure
information sur ses droits, une efficacité plus importante et enfin une
prise en compte globale de ses problèmes.
Pour parvenir à satisfaire cette attente le juge doit rechercher des
coopérations et des partenariats extérieurs, initier des actions
avec d'autres acteurs. Il doit de plus intégrer et admettre les
difficultés des autres intervenants : élus, administrations,
professions, associations.
Je voudrais ici vous donner quelques exemples de cette nécessaire
évolution. Le juge chargé du surendettement des ménages se
doit de connaître les actions conduites par les pouvoirs publics en
direction des personnes les plus précarisées.
Si le juge est sollicité pour participer à des actions conduites
par d'autres il est aussi à l'origine, lui-même, de partenariats.
Cette confrontation aux autres est le meilleur moyen pour le juge de faire
connaître à ces partenaires ses contraintes, sa
spécificité et les richesses de l'action judiciaire. Ainsi son
action sera mieux comprise, mieux admise et le juge pourra assurer, sous le
regard critique du citoyen, l'information qui est due à la Nation qui
l'a mandaté.
2. Le métier du juge
2.1. De l'isolement au travail collectif
Le juge remplit une mission essentielle qui est celle de trancher les litiges,
de dire le droit : c'est l'acte de juger. Cette mission première
connaît des évolutions importantes. Les contentieux
évoluent et les normes juridiques se multiplient.
De plus en plus techniques les domaines d'intervention du juge exigent des
connaissances de plus en plus approfondies. Quelques exemples peuvent
être soulignés: la bioéthique, les marchés
financiers, la police technique et scientifique, la régulation
économique...
Par ailleurs, les normes et les références se multiplient. Le
juge ne saurait plus maintenant se contenter des quatre codes traditionnels:
civil, pénal, procédure pénale et procédure
civile.
Il doit intégrer non seulement les nombreuses réglementations
techniques nationales, qu'elles soient le produit de l'Etat, des
collectivités locales, ou des organisations privées, comme les
règles déontologiques ou techniques que se fixent les grandes
entreprises, mais il doit aussi prendre en compte la norme internationale:
qu'elle soit européenne, ce dont il a maintenant l'habitude ou
internationale.
Face à ces évolutions, rapides, qu'elle doit être la
position du juge ? Quel est son rôle, son office ? La tentation serait
forte d'en faire un technicien de ces nouveaux champs d'intervention, de le
transformer en expert et en spécialiste. Pour bien trancher d'un litige
opposant des opérateurs sur le marché boursier faut-il que le
juge soit un professionnel du change et de la cotation ? Pour juger du conflit
qui oppose un laboratoire pharmaceutique et une société
agro-alimentaire, le juge n'a nul besoin d'être un spécialiste de
la biologie moléculaire.
Certes le juge doit connaître les domaines dans lesquels il intervient et
s'informer des évolutions techniques. Le travail juridictionnel demande
de plus en plus une formation permanente. Il est nécessaire que des
formations de jugement spécialisées se développent :
l'exemple des juridictions parisiennes est tout à fait éclairant
de ce point de vue. Mais la spécialisation n'est pas la seule solution.
Il serait, en effet, tout à fait dommageable que le juge devienne un
expert. Je pense que dans une spécialisation trop poussée le juge
perdrait sa spécificité, son apport essentiel. Il doit demeurer
un généraliste. Il doit préserver le rôle de
réflexion, d'analyse et de distance que l'on attend de lui.
C'est par une action d'ouverture vers les tiers que le juge pourra
résoudre cette apparente difficulté. La solution de l'expertise,
traditionnelle n'est pas suffisante, car la complexité croissante des
contentieux exige que le juge soit aidé en permanence, au coeur de son
travail quotidien. Il doit mettre en oeuvre un travail collectif en organisant,
autour de lui, des équipes de spécialistes et de techniciens.
L'exemple des pôle financiers me semble éclairant de ce point de
vue. Autour des magistrats, et sous leur contrôle, travaillent des
assistants spécialisés d'origine diverse : policiers, douaniers,
agents de la Banque de France.
De ce point de vue je pense que les relations du juge avec les auxiliaires de
justice connaîtront également de profondes mutations. Et d'abord
avec l'avocat.
Essentiel à l'acte de juger, l'avocat, sans qui il ne saurait y avoir de
débat judiciaire contradictoire, incarne la défense. Sa mission,
déjà fondamentale puisqu'elle pousse le juge au doute et lui
apporte la contradiction, la confrontation, valeurs consubstantielles de la
justice, va se développer. Le juge doit tenir compte des
évolutions de la profession d'avocat : la diversification des
compétences, l'introduction de la notion de conseil,
l'internationalisation sont des aspects forts, qui enrichiront de plus en plus
le débat judiciaire.
Par ailleurs, le juge doit pouvoir nouer de nouvelles relations avec l'avocat.
La décision judiciaire est le produit d'un travail collectif. Je pense
que le développement d'une gestion moderne de la mise en état,
notamment par les contrats de procédure, doit être
renforcé.
Les relations entre magistrats et avocats ne sont pas exemptes de passion. Sur
les perquisitions dans les cabinets d'avocat, vous savez que le premier
président CANIVET a rendu récemment un rapport. Le débat
est engagé au parlement avec un amendement sénatorial dans le
projet de loi sur la présomption d'innocence. Les cabinets d'avocats ne
peuvent être des sanctuaires. Je souhaite d'autre part que les
perquisitions s'opèrent selon les règles élaborées
en commun par les magistrats et les avocats, en prenant en compte les
impératifs du droit de la défense.
2.2. La responsabilité du juge
Il ne saurait y avoir d'accroissement des pouvoirs et des droits sans
accroissement des responsabilités.
La responsabilité du juge est spécifique : elle est à la
hauteur de ses pouvoirs et de ses prérogatives, des exigences du public
à son égard et de la confiance importante dont il dispose
aujourd'hui. Nous savons, et il faut le faire savoir, que les juges ne sont pas
sans contrôle.
Leur responsabilité est déjà engagée de plusieurs
manières. Au delà des voies de recours, du contradictoire et du
double degré de juridiction, la responsabilité civile et
pénale des magistrats peut être engagée.
Enfin, la responsabilité disciplinaire assure un contrôle
rigoureux des comportements critiquables et contraires aux exigences que l'on
attend d'un "digne et loyal magistrat", comme le rappelle la formule de votre
serment. Ainsi en 1998, outre des demandes d'explications, j'ai saisi le
Conseil supérieur de la Magistrature de 16 cas.
Qui gardera le gardien ? Qui assurera le contrôle de celui qui est
conduit de plus en plus à contrôler ? Qui régulera le
régulateur ? Telles sont les questions qui se posent de manière
de plus en plus forte. Le juge ne peut pas, dans son propre
intérêt, dans l'intérêt de sa mission, être le
seul décideur dont la responsabilité ne serait pas
recherchée.
Le juge doit se soumettre à une exigence d'éthique dans son
travail au quotidien.
Il doit être impartial, mais également donner l'apparence de
l'impartialité. Il doit être irréprochable, mais aussi
donner l'apparence de l'irréprochabilité. Il doit être
juste, mais aussi donner l'apparence de la justice. Et cela, dans tous ses
actes, non seulement juridictionnels, mais plus largement personnels et
professionnels.
Comment apporter les garanties que cette éthique exige? C'est en
développant la transparence et la publicité des décisions.
C'est en motivant les décisions, et facilitant les recours. C'est en
permettant de la part des justiciables un contrôle procédural
renforcé. C'est en permettant un "double regard" sur les actes et les
décisions.
Les projets de loi de la réforme que j'ai engagés contiennent des
réponses à ces questions. Je donnerai ici quelques exemples: la
mise en place du juge de la détention provisoire qui permet un
deuxième regard sur l'incarcération, la motivation des
classements et la possibilité d'exercer un recours dans ce domaine, le
développement de l'accès au droit, le renforcement des droits de
la défense... C'est aussi le projet de créer des commissions de
recours des citoyens qui sera inséré dans la réforme
statutaire à venir. Ces commissions, dont l'accès sera
réglementé pour éviter les saisines abusives, seront une
garantie supplémentaire pour assurer la transparence de l'institution
judiciaire.
Je suis convaincue qu'il y va de l'avenir de la justice. Pour conserver
à cette institution sa place, son rôle et aux magistrats leur
indépendance, condition de leur impartialité, il convient
d'assurer cette transparence et cette responsabilité.
En sortant des palais de justice, en ne limitant plus son action à la
rédaction de décisions, en s'insérant dans la vie sociale,
le juge est devenu un personnage central de la vie publique. Il a acquis ainsi
plus de droits et de pouvoirs. Il est en droit de demander et d'obtenir des
résultats de ceux qui exécutent ses décisions, comme les
fonctionnaires de la protection judiciaire de la jeunesse ou de
l'administration pénitentiaire, mais aussi les officiers de police
judiciaire de la police nationale et de la gendarmerie. Plus que cela, il peut
mettre en place avec les auxiliaires de justice des dispositifs permettant
l'amélioration de la conduite des procédures pénales et
civiles: je veux parler des comparutions immédiates, de la composition
pénale pour le parquet, ou de la mise en état civile et des
contrats de procédure pour le siège.
En un mot le juge, par la légitimité qui est la sienne, a les
moyens de conduire et d'orienter l'action judiciaire. Il ne doit plus
être le spectateur passif de décisions, d'orientations et
d'actions qui se déterminent ailleurs. Il a les moyens de tenir son rang
de gardien des libertés individuelles, de tenir sa place. Ses devoirs
vis à vis de la Nation et du peuple français au nom de qui sont
rendues les décisions judiciaires, n'en sont que plus grands.
2.3 Les nouveaux champs : le métier de demain
Ainsi, le métier de magistrat n'est pas - ou n'est plus - ce qu'on croit
et ce qu'on lit parfois. Là où le profane ne discerne que la
recherche du précédent, le culte des anciens et le respect du
doyen, mon expérience de Garde des Sceaux m'a fait découvrir
capacité de création et d'invention.
Dans l'avenir, cette capacité aura à s'exercer aussi bien dans
les rapports du magistrat à l'Etat que dans ses relations à
l'international.
Quotidiennement, le magistrat est un des acteurs de l'Etat. Serviteur de la
loi, traducteur et miroir de la norme voulue par d'autres que par lui, le
magistrat s'il n'a pas, comme l'annonce votre programme d'aujourd'hui, le
devoir de "faire de la peine", a, en revanche, le devoir de faire ses preuves.
Trouver et qualifier ses preuves, c'est le signal d'un Etat de droit qui ne
travaille pas sur des rumeurs, mais sur une procédure.
Par l'interprétation du droit, par la procédure, par le maniement
de l'impératif mais aussi du conditionnel et de la sanction, le
magistrat contribue grandement à ce que les citoyens se supportent les
uns les autres.
Par le magistrat, l'état de jungle recule de quelques pas à
chaque audience, à chaque jugement. Ce pourrait être une
définition de l'Etat.
La raison d'Etat traîne encore dans les livres, mais vous ne la
rencontrerez pas souvent même si, comme à vos
prédécesseurs on vous en parlera souvent. Jadis c'était
l'arbitraire : " le roi fait la loi". Aujourd'hui, c'est le principe de
légalité : "la loi fait le roi".
Il s'agit, en fait, de l'Etat de raison, l'Etat garant de
l'égalité des citoyens et acteur de la paix publique, l'Etat
raisonné, c'est à dire imaginé et institutionnalisé
par la raison. L'Etat fruit de l'application de la révolution du droit
à la sphère du pouvoir. Vous le rencontrerez souvent. Pour la
simple raison que vous le co-produisez.
A l'international, vous jouez un rôle non moins important. Qui
prévoyait, par exemple, que l'avenir de la justice en Europe passerait
par une petite ville de Finlande, TEMPERE, où va se dérouler
à la mi-octobre, le Sommet européen des Chefs d'Etat et de
Gouvernement sur la Justice et les Affaires intérieures ?
Qui prévoyait que, face à la délinquance
transfrontière, les Etats européens opposeraient le réseau
judiciaire européen ? Pouvait-on imaginer que des dizaines de magistrats
formées dans cette Ecole se trouveraient en fonction dans la
coopération internationale, dans les enceintes de négociation ou
dans de nombreuses capitales européennes pour assurer la liaison entre
les autorités judiciaires des Etats ?
Aujourd'hui, la maîtrise des affaires européennes et
internationales, c'est-à-dire la connaissance des langues, des cultures,
des droits de nos partenaires, est nécessaire à
l'expérience et à la mission des magistrats.
En effet, les citoyens européens, les citoyens de tous les Etats du
monde se déplacent, commercent, travaillent, fondent des familles, se
séparent...Ils vivent de plus en plus entre plusieurs Etats et se
heurtent donc aux problèmes nouveaux que pose ce mode de vie.
De plus, nos sociétés sont confrontées à la menace
grandissante de la criminalité organisée, qui s'appuie sur les
nouvelles technologies de communication et véhiculent à la
vitesse électronique des sommes de plus en plus considérables
d'argent sale et défient les systèmes juridiques des Etats.
L'appel de Genève, il y a trois ans avait déjà très
justement sonné l'alerte. La déclaration d'Avignon,
adoptée en octobre 1998, sur ma proposition, par plusieurs ministres de
l'Union européenne, trace des lignes d'actions précises dans tous
les domaines où les citoyens européens se heurtent à ces
problèmes qui nécessitent une stratégie globale de
l'Europe.
La récente Résolution du Parlement européen, qui reprend
l'esprit de Genève et les orientations d'Avignon constitue pour moi le
témoignage d'une réelle prise de conscience des responsables
européens.
J'ai proposé que le Sommet de TAMPERE aboutisse à des conclusions
lisibles et concrètes. Deux thèmes sont prioritaires. D'abord, en
matière civile, il faut reconnaître entre les Etats de l'Union la
validité directe des jugements. Il faut aussi mettre en oeuvre,
dès à présent, les mécanismes nécessaires
pour éviter les décisions contradictoires, aussi bien dans le
domaine de la famille que dans celui des créances commerciales. La
Convention de Bruxelles II, sur les conflits familiaux binationaux, est un bon
modèle de recherche de résolution des conflits par l'instauration
d'une juridiction compétente unique, celle de l'Etat membre où
vivait le couple avant de se séparer.
Ensuite, dans le domaine pénal, il faut s'attaquer concrètement
à la criminalité organisée, en dépassant le stade
des coups sans lendemains. Il faut en effet traiter ces
phénomènes, qui inquiètent nos concitoyens et nuisent
à nos Etats, à la fois par une incrimination de l'association de
malfaiteurs en tant que telle, sans attendre les faits qu'elle va commettre,
par une lutte efficace contre le blanchiment de l'argent sale, par l'engagement
de lever le secret bancaire automatiquement en cas de procédure
judiciaire ; enfin, par l'application d'une réglementation des paradis
fiscaux, assortie de sanctions.
Conclusion :
Juges d'aujourd'hui, juges de demain. Acte de juger, participation à des
politiques publiques. Travail en France, mission à l'étranger.
Norme nationale, norme internationale. Votre mission connaît des
évolutions constantes. Vous exercez des métiers divers: juge des
enfants, juge d'instruction, magistrat du parquet, juge, conseiller de cour
d'appel...
Je ne sais pas de quoi sera constitué votre travail dans dix ans le
cinquantenaire de l'ENM. Je ne sais pas avec quels outils vous travaillerez, ni
sur quelles normes. Je ne sais pas dans quels nouveaux domaines vous
interviendrez.
Mais je sais que vous rendrez toujours la justice "au nom du peuple
français". Je suis certaine que votre guide essentiel sera toujours, ce
qui vous rassemble et constitue votre mission propre : la défense de la
liberté.