3. L'évolution de l'opinion publique insulaire : de l'indignation à la méfiance
Chacun a en mémoire l'ampleur de l'émotion suscitée au sein de la population corse par l'assassinat du préfet Erignac. La fermeté exprimée par les plus hautes autorités de l'Etat, Président de la République comme gouvernement, reçoit un accueil favorable de l'opinion corse.
Cependant, la mise en application de cette politique de rigueur, qui heurte de nombreux intérêts, comme la longueur de l'enquête sur l'assassinat du préfet, qui est ressentie comme une marque d'impuissance de l'Etat, conduisent à l'émergence d'un climat de désenchantement, puis de méfiance.
a) Une culpabilité collective ?
Après une période d'attentisme, résultant du choc provoqué par l'assassinat du préfet Erignac, les dirigeants nationalistes, qui « condamnent l'acte sans en condamner les auteurs », se ressaisissent en tentant d'exploiter à leur profit certains éléments de mécontentement ressentis par la population de l'île.
Un responsable préfectoral analyse en ces termes les principales causes de ce mécontentement : « la première est celle d'un excès de zèle. Tirées d'un long sommeil, certaines institutions se sont révélées plus rigoureuses que la rigueur. C'est le cas de certaines administrations et de certaines banques, dont le Crédit Agricole, qui ont refusé des découverts de 200 francs à des secrétaires sous couvert de l'Etat de droit.
La deuxième cause est liée aux maladresses de l'enquête Erignac avec des centaines d'interpellations sur la plaine orientale, souvent sans fondement. C'est cette fameuse piste agricole qui a contribué à hérisser l'opinion.
La troisième est celle de la désinformation. Dès lors que l'on a voulu tout simplement appliquer les règles fixées par le Parlement pour l'attribution des aides sociales, les commentaires ont évoqué la disparition du RMI ou de l'allocation aux adultes handicapés. Bref, on a affolé l'opinion.
La quatrième cause, très importante, est celle des décalages dans l'application de cette politique. Les dossiers simples, tels que le paiement d'amendes fiscales et de la taxe d'habitation, ont immédiatement affecté l'ensemble de la population, alors que les dossiers plus compliqués, ceux de fraude fiscale notamment, nécessitent du temps, comme on le constate aujourd'hui avec celui touchant le Crédit Agricole. On a ainsi créé un décalage qui ne satisfaisait pas une attente de l'opinion qui demeure très importante, celle d'un besoin de justice. L'opinion avait le sentiment d'un Etat qui se raidissait, qui pouvait être tatillon sans que ceux qu'elle connaît bien dans cette société de proximité et qu'elle appelle « délinquants d'envergure » ne soient, eux véritablement sanctionnés. Ce décalage a joué un rôle important.
Je pense cependant que les Corses ont dans l'ensemble compris cette politique. Ils veulent que l'Etat soit l'Etat et que ce dernier n'abandonne pas l'ordre républicain à l'ordre mafieux. Une telle politique d'application de la loi, qui suppose effectivement l'acceptation d'une dose d'impopularité par les uns et par les autres, permettra ou pourrait permettre de créer les conditions de l'établissement d'une politique de sécurité.
En un mot, l'application de la loi répond à un besoin de justice et donne du crédit à la politique de sécurité, laquelle n'existe pas réellement en Corse, ce qui n'est pas nouveau. C'est là que réside tout le problème ».
Un autre responsable, en fonction dans l'île durant cette période, résume ainsi l'évolution de l'opinion publique :
« Je ne crois pas que l'on puisse parler d'une montée des résistances. On a raconté à ce propos une sorte de roman, qui a été écrit après coup.
Ce roman nous raconte qu'il y a eu des oppositions croissantes, que la population était de plus en plus irritée contre l'Etat de droit, qu'en retour, le préfet, ne s'apercevant pas de cette irritation, s'opiniâtrait et s'agaçait, s'enfermait, ne voyait plus personne, n'entendait plus rien, accentuait donc l'effort et provoquait en retour des résistances à nouveau accentuées. Bref, une sorte d'escalade, de cercle vicieux, qui aurait abouti à la catastrophe finale. Voilà le roman que l'on a lu dans les éditoriaux.
Voici la vérité, en tout cas, telle que je l'ai vue.
Quelles ont été ces résistances, ces oppositions ? La seule opposition, frontale et avouée, a été celle des extrémistes qui, dès le début, ont parlé d'état d'exception.
Il y a également eu une sorte de résistance larvée des organismes qui avaient été sévèrement mis en cause par les rapports de l'inspection générale, et dont la gestion catastrophique est fort bien décrite par le rapport remarquable de la commission Glavany. Ces organismes se sont en effet mis à tomber d'un excès dans l'autre.
Ils ont pratiqué ce que M. Bonnet a appelé la « rigueur de compensation », autrement dit l'orthodoxie à retardement. Quand un agriculteur demandait un prêt, on lui répondait qu'il le méritait, mais que les ordres du préfet étaient de ne pas lui accorder.
Voilà une seconde forme d'opposition : le préfet l'a combattue en prenant l'opinion publique à témoin, et en dénonçant ce qu'il appelait « les contrefacteurs de l'Etat de droit ».
La troisième forme d'opposition consistait en une opposition non ouverte, passablement insidieuse, qui consistait à répandre le bruit que l'Etat de droit s'en prenait d'abord aux petits, que l'on multipliait les contrôles fiscaux contre les petits commerçants, qu'il fallait certes l'Etat de droit, mais...
Ceci s'accompagnait de certaines manipulations. Parfois, telle collectivité refusait une subvention en s'abritant derrière le contrôle de légalité. Ce n'était pas une opposition directe mais plutôt de la rumeur ou de la manipulation ».
Manipulation ou réalité, ce climat est habilement utilisé par les nationalistes qui stigmatisent une « culpabilisation collective du peuple corse », auquel on ferait globalement porter la responsabilité de la disparition tragique du préfet Erignac.
b) La montée des critiques envers la politique du préfet Bonnet
Le parti pris d'indifférence du préfet à l'égard des élus de l'île, la destruction d'une construction de l'assemblée de Corse bâtie sans permis de construire avaient, dès l'origine, engagé les hostilités, comme ses relations tendues avec les autorités judiciaires, soupçonnées de ne pas traiter avec assez de diligence les « articles 40 » que le préfet leur déférait en grand nombre. Il en est résulté une montée progressive des critiques envers sa politique et son style autoritaire.
Ces critiques ont été relayées par un grand quotidien du soir dans ses éditions des 3 et 6 février 1999 :
« Traiter les insulaires comme un peuple préféticide, selon la formule d'un dirigeant autonomiste, n'est sans doute pas le plus habile. Au lendemain de l'assassinat de M. Erignac, Paris disposait d'une sorte de tragique état de grâce. Les dizaines de milliers de manifestants descendus dans la rue pour dire « Assez ! » étaient prêts à trouver la voie d'une Corse nouvelle, fière de son identité mais aussi de sa citoyenneté française. Cette occasion a été en partie gâchée par les accusations d'arbitraire et d'injustice. »
Dans l'île même, l'expression de cette mise en accusation est contenue dans le discours de Me Sollacaro, bâtonnier d'Ajaccio, lors de l'audience solennelle de rentrée du TGI.
Dénonçant à la fois les méthodes d'enquête de la DNAT, sous l'impulsion des juges de la quatorzième section du parquet de Paris, et les méthodes du préfet, le bâtonnier se livre à une vive attaque :
« On nous appelle à un « indispensable sursaut » et l'on nous indique le remède : l'Etat de droit. Le peuple abasourdi est descendu manifester sa peine, son désarroi et aussi, sa générosité profonde et sa solidarité avec la famille en deuil.
Mais il a vite senti le soupçon qui pointait derrière la récupération de sa démarche. Oui à l'Etat de droit. Mais à propos, qu'est-ce que c'est, l'Etat de droit ?
D'après Jean Rivero, c'est la protection du citoyen contre l'arbitraire...
Ce n'est pas l'instrument d'une politique de l'Etat qui disparaîtrait dès que celui-ci, pour justifier ses fins, tolère le recours à des procédures dérogatoires et/ou à des incriminations vagues (abus par la 14e section des mises en examen pour association de malfaiteurs).
En Corse, depuis le 6 février 1998, les braves gens dont on a fracturé la porte au petit jour pour les tirer du lit sous la menace d'armes au nom de la loi républicaine, ont été rassurés en apprenant que le saccage de leur modeste appartement s'inscrivait dans l'Etat de droit qu'ils avaient réclamé pour les protéger de l'arbitraire de l'Etat.
Ceux qui ont été incarcérés pour association de malfaiteurs et qui le sont encore pour avoir croisé un jour telle personne soupçonnée de séparatisme sont rassurés d'avoir contribué ainsi à l'indispensable sursaut.
Ceux dont les noms ont été jetés en pâture à l'opinion publique comme les auteurs de tels ou tels méfaits pardonneront certainement, une fois leur innocence proclamée, cette tache faite à leur honneur et la violation d'un des piliers de l'Etat de Droit -la présomption d'innocence- en considérant que leur sacrifice a contribué à l'indispensable sursaut.
Or, s'il est nécessaire de restaurer aujourd'hui l'Etat de droit, en Corse, c'est bien parce que l'Etat n'a pas fait respecter le droit, qu'il a failli à sa mission légitime qui était de protéger les citoyens contre l'arbitraire ».