N°
504
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1997-1998
Annexe au procès-verbal de la séance du 17 juin 1998
RAPPORT
FAIT
au nom
de la commission des Affaires culturelles (1)
sur :
- la proposition de loi de M. Serge MATHIEU relative à
l'
obligation de scolarité
,
- la proposition de loi de M. Nicolas ABOUT tendant à renforcer le
contrôle de l'
obligation scolaire
,
Par M.
Jean-Claude CARLE,
Sénateur.
(1) Cette commission est composée de : MM. Adrien Gouteyron, président ; Pierre Laffitte, Albert Vecten, James Bordas, Jean-Louis Carrère, Jean-Paul Hugot, Ivan Renar, vice-présidents ; André Egu, Alain Dufaut, André Maman, Mme Danièle Pourtaud, secrétaires ; MM. Philippe Arnaud, Honoré Bailet, Jean-Paul Bataille, Jean Bernadaux, Jean Bernard, Jean-Claude Carle, Robert Castaing, Marcel Daunay, Jean Delaneau, André Diligent, Ambroise Dupont, Daniel Eckenspieller, Gérard Fayolle, Bernard Fournier, Alain Gérard, Roger Hesling, Pierre Jeambrun, Alain Joyandet, Philippe Labeyrie, Serge Lagauche, Jacques Legendre, Guy Lemaire, François Lesein, Mme Hélène Luc, MM. Pierre Martin , Philippe Nachbar, Lylian Payet, Louis Philibert, Jean-Marie Poirier, Guy Poirieux, Roger Quilliot, Jack Ralite, Victor Reux, Philippe Richert, Claude Saunier, Franck Sérusclat, René-Pierre Signé, Jacques Valade, Marcel Vidal.
Voir
les numéros
:
Sénat
:
391
(1996-1997) et
260
(1997-1998).
Enseignement. |
Mesdames, Messieurs,
Les deux propositions de loi renvoyées à l'examen de votre
commission, celle de M. Serge Mathieu relative à l'obligation de
scolarité, déposée le 24 juillet 1997, et celle de M.
Nicolas About, tendant à renforcer le contrôle de l'obligation
scolaire, déposée le 29 janvier 1998, sont inspirées du
même souci : renforcer le contrôle de l'obligation scolaire
notamment lorsque l'instruction est assurée au sein de la famille ou
hors des établissements d'enseignement publics ou privés sous
contrat d'association, et plus particulièrement pour protéger les
mineurs des sectes en leur assurant une véritable instruction.
L'actualité récente montre en effet que ces mineurs sont
menacés dans leur santé physique et mentale et sont soumis
à une propagande parfois intensive tendant à les
désocialiser.
Ces enfants sont fréquemment victimes de violences, de brimades, de
privation de soins médicaux.
Enfin, la nature et la qualité des enseignements qui peuvent leur
être dispensés dans les sectes peuvent être de nature
à handicaper de manière irrémédiable leur insertion
sociale et leur avenir professionnel.
A titre liminaire, il convient de noter que la ministre
déléguée à l'enseignement scolaire partage le souci
des auteurs des deux propositions de loi et de votre commission de lutter
contre toutes les formes de marginalisation des familles, qu'elles soient
sectaires ou non, qui privent dangereusement leurs enfants de l'instruction
obligatoire et d'un apprentissage nécessaire de la socialisation.
Après avoir tenté de mesurer l'importance du
phénomène sectaire au regard des enfants qui y sont
scolarisés, le présent rapport rappellera le dispositif
législatif qui régit aujourd'hui l'obligation scolaire, recensera
les problèmes soulevés par les deux propositions de loi et
proposera enfin des dispositions que la commission voudrait efficaces,
réalistes et compatibles avec les principes fondateurs de l'enseignement
scolaire, et notamment celui de la liberté de l'enseignement.
*
* *
Afin de
compléter son information, le rapporteur de votre commission a
procédé à l'audition de représentants de
l'enseignement privé sous contrat, d'associations familiales ainsi que
de spécialistes du problème sectaire.
Il a ainsi reçu :
- le Père Daniel Boichot, secrétaire général
adjoint de l'Enseignement catholique ;
- M. Duhem, vice-président du bureau national de l'UNAPEL ;
- Mme France Picard, coordonnateur du département
éducation-formation à l'UNAF ;
- Mme Janine Tavernier, présidente de l'Union nationale des
associations de défense des familles et de l'individu ;
- M. Daniel Groscolas, inspecteur général de
l'éducation nationale, responsable au ministère de
l'éducation nationale de la cellule chargée des relations avec
l'observatoire interministériel sur les sectes, assisté de
M. Maurice Blanc, inspecteur général de l'administration de
l'éducation nationale.
Il a également entendu Mme Martine Denis-Linton, directeur des affaires
juridiques au ministère de l'éducation nationale, et Mme
Catherine Champrenault, magistrat, chargée de mission.
I. UN PHÉNOMÈNE DIFFICILE À ÉVALUER ET À DÉTECTER
En
l'absence de statistiques fiables, il est difficile d'évaluer le nombre
d'enfants échappant à l'école de la
République : si les effectifs d'élèves
scolarisés dans les établissements d'enseignement publics ou
privés sous contrat sont parfaitement connus, le nombre d'enfants
scolarisés dans les établissements hors contrat ou
bénéficiant d'une instruction au sein de leur famille ne peut
résulter que d'estimations et d'extrapolations.
A fortiori, il est encore plus difficile d'évaluer le nombre d'enfants
non ou mal scolarisés parce que leurs parents appartiennent à des
sectes, soit qu'ils reçoivent une instruction au sein de la famille,
soit qu'ils relèvent d'établissements privés hors contrat
qui peuvent aussi abriter diverses sortes de manipulations des
esprits.
A. LES ESTIMATIONS DU MINISTÈRE DE L'ÉDUCATION NATIONALE
1. Les estimations tirées du taux de scolarisation des enfants soumis à l'obligation scolaire
Comme le
souligne justement M. Serge Mathieu dans l'exposé des motifs de sa
proposition de loi, le ministère de l'éducation nationale ne
connaît pas le nombre d'enfants qui gravitent hors de l'école.
En effet, la direction de l'évaluation et de la prospective (DEP) du
ministère évalue à 99,7 % de la tranche d'âge
de six à quinze ans la proportion des jeunes scolarisés : on
pourrait donc estimer avec prudence qu'environ 20.000 enfants et adolescents
" passent à côté de l'école de la
République ", ce qui illustre notamment la permanence du
phénomène de l'instruction dans la famille.
Autrefois considérée comme un choix pédagogique
réfléchi, ou comme une aimable lubie dans les années 70,
cette modalité de la scolarité obligatoire prend aujourd'hui un
tour inquiétant avec le développement des sectes.
Il reste que l'instruction dans la famille reste une composante incontournable
de l'obligation scolaire puisqu'elle concerne notamment les enfants malades et
handicapés, ainsi que ceux dont les parents sont itinérants ou
expatriés.
Enfin, il est vraisemblable que le développement des nouvelles
technologies de l'information et de la communication devrait contribuer
à renforcer l'importance de l'instruction dans la famille.
2. Les estimations récentes communiquées à votre rapporteur
Se
fondant sur une enquête récente menée auprès des
recteurs, et fondée principalement sur les déclarations des
familles, le ministère de l'éducation nationale a pu fournir
à votre rapporteur des estimations plus précises sur les
effectifs d'enfants âgés de 6 à 16 ans non
scolarisés dans l'enseignement public ou privé sous contrat.
Au terme de cette enquête, complétée par les indications
des services de gendarmerie et des renseignements généraux, mais
qui ne prend pas en compte la situation de Paris, les enfants qui
échapperaient à ces établissements seraient
ventilés ainsi qu'il suit :
• 1.263 enfants seraient instruits au sein de familles
dépourvues de tout lien avec les sectes ;
• 1.034 élèves recevraient une instruction au sein
d'une famille sectaire ;
• environ 3.600 enfants seraient scolarisés dans des
écoles ou établissements soupçonnés d'entretenir
des liens avec une secte.
Ces chiffres concernent à 80 % des enfants qui seraient
scolarisables dans l'enseignement primaire. Il convient d'ajouter que de
nombreux enfants dont les parents appartiennent à des sectes sont
scolarisés dans des établissements relevant de l'éducation
nationale : c'est le cas en particulier de 30 à 40.000 enfants de
familles appartenant aux Témoins de Jéhovah et qui
reçoivent en fait une double éducation.
Une autre indication est fournie par les chiffres du CNED : sur les
quelque 12.000 élèves scolarisés " à
distance ", près de 950 le sont parce qu'ils ont été
exclus d'établissements ou pour des " raisons religieuses ",
celles-ci recouvrant en réalité des comportements sectaires.
Enfin, d'après les informations fournies au rapporteur de votre
commission, les
établissements hors contrat relevant de
l'enseignement catholique
sont très peu nombreux et regrouperaient
moins de 2 % de ses élèves ; ces derniers sont
d'ailleurs plutôt scolarisés dans des classes " hors
contrats " abritées dans un établissement sous
contrat : on peut évaluer le nombre de ces classes à une
centaine, éparpillées dans les quelque
10.000 établissements qui relèvent de l'enseignement
catholique.
Il subsiste, certes, une vingtaine d'établissements hors contrat, et
notamment quelques petits séminaires et juvénats accueillant des
élèves de la classe de quatrième jusqu'à la
terminale, ou quelques communautés se réclamant de l'enseignement
catholique qui peuvent présenter parfois certains caractères
sectaires, mais ces communautés ne relèvent pas des directions
diocésaines.
Si l'enseignement catholique est constitué pour l'essentiel
d'établissements sous contrat, celui-ci est cependant concerné
par le phénomène sectaire qui s'y développe de
manière insidieuse, comme dans les établissements publics
d'enseignement.
Au total, les représentants de l'enseignement catholique et des parents
d'élèves de l'enseignement privé entendus par votre
rapporteur ont manifesté leur accord pour renforcer le contrôle de
l'Etat sur les rares établissements privés hors contrat, afin de
s'assurer que ceux-ci ne dérogent pas au principe de l'instruction
obligatoire, sous réserve qu'il ne soit pas porté atteinte au
principe de la liberté de l'enseignement pour les familles et à
l'équilibre résultant de la loi du 31 décembre 1959
sur les rapports entre l'Etat et les établissements d'enseignement
privés.
B. L'ÉDUCATION NATIONALE ET LE PHÉNOMÈNE SECTAIRE
1. Une sensibilisation des personnels
Afin de
remédier à l'impréparation et au désarroi de ses
personnels face au phénomène sectaire, l'éducation
nationale a créé en mai 1996, cinq mois après la
publication du rapport de la commission parlementaire sur les sectes, qui
dénonçait notamment les carences du système
éducatif, une cellule chargée des relations avec l'observatoire
interministériel sur les sectes. Celle-ci est dirigée par M.
Daniel Groscolas, inspecteur général de l'éducation
nationale.
Afin d'harmoniser l'attitude des corps d'inspection, qui oscille selon les
académies entre un manque de vigilance, faute d'informations, et un
repérage attentif et un traitement approprié des situations,
l'éducation nationale a d'abord engagé depuis la rentrée
scolaire de 1996 une formation de ses inspecteurs (IEN) qui n'a
bénéficié pour l'instant qu'à 10 % du corps,
soit 500 personnes, et une formation des chefs d'établissement
volontaires à partir de la rentrée 1997.
L'action de l'éducation nationale devrait, en ce domaine, porter sur
trois priorités :
- la prévention du phénomène sectaire dans les
établissements d'enseignement publics ou privés sous contrat, la
difficulté étant de prouver le prosélytisme des
enseignants concernés, de préserver la notion de
laïcité, et aussi d'expliquer aux parents d'élèves
que la liberté de conscience, par exemple, autorise des professeurs
à appartenir à des sectes comme les Témoins de
Jéhovah ;
- la vigilance à l'égard des établissements privés
hors contrat qui peuvent recouvrir des sectes ;
- la surveillance de certaines associations, proposant hors du temps scolaire,
une aide aux devoirs ou une " éducation à la
citoyenneté ".
Dans cette perspective, une mobilisation des corps d'inspection, des
responsables de l'éducation nationale et aussi des magistrats,
apparaît indispensable : celle-ci passe notamment par des
aménagements législatifs qui permettraient de renforcer un
dispositif de contrôle et un régime de sanctions aujourd'hui
inefficaces et inappliqués.
La formation de spécialistes " ès sectes " ne
paraissant pas opportune, il conviendrait plutôt de sensibiliser à
ce problème l'ensemble des personnels d'éducation dès leur
formation initiale.
Cet objectif passe à plus court terme par une formation
spécifique des conseillers principaux d'éducation, des
documentalistes affectés aux centres de documentation et d'information
(CDI) qui devraient pouvoir repérer les brochures d'origine sectaire,
des personnels médicaux et surtout des infirmières.
L'enseignement catholique, via ses directions diocésaines a par ailleurs
exprimé son souhait d'être associé à cet effort de
formation et de sensibilisation.
2. Les exemples d'actions engagées
L'affaire dramatique de la communauté de l'ordre
apostolique
" Tabitha's place " a notamment révélé en avril
1997 les difficultés du contrôle de l'obligation scolaire pour les
jeunes éduqués au sein des familles ou des communautés.
Dans le même sens, l'éducation nationale a dénoncé
la dégradation grave du niveau scolaire des enfants vivant dans une
secte dite " Horus ", installée dans le département de
la Drôme.
Elle a également déposé une plainte, pour publicité
mensongère, en octobre 1996 contre un établissement parisien,
baptisé " L'Ecole de l'Eveil ", proposant un apprentissage de
l'anglais dès l'âge de trois ans et qui se réclamait du
fondateur de l'église de scientologie.
De grandes incertitudes subsistent ainsi sur la finalité et la nature
des enseignements dispensés aux enfants hébergés dans
certaines sectes.
Fondée sur le principe de la liberté d'enseignement et sur celui
de l'instruction obligatoire, l'école républicaine se doit de
réagir face au développement d'enseignements dogmatiques qui ont
pour conséquence d'hypothéquer l'insertion sociale et
professionnelle, et donc l'avenir, de plusieurs milliers d'enfants.