2. La perte potentielle n'est pas à négliger, elle pourrait même être considérable
On soulignera, à titre liminaire, que la
décision de réduire la durée légale hebdomadaire du
travail à 35 heures a, d'ores et déjà, produit des effets.
En premier lieu
, et comme le souligne M. Pierre Cabanes
68(
*
)
, "
la première
conséquence (de cette décision) est que l'accord national
interprofessionnel du 31 octobre 1995 est, du fait de cette décision,
tenu pour mort
". Il est en effet difficile de contester, comme le
souligne M. Pierre Cabanes, que cet accord par lequel les partenaires
sociaux, tous unanimes, sauf un, s'entendaient pour réduire, par la
négociation, la durée du temps de travail pour créer des
emplois, était proprement "
révolutionnaire ".
Rappelons que cet accord mettait fin à des débats
théoriques ou idéologiques qui "
faisaient rage depuis
vingt ans
" et, que pour la première fois dans notre pratique
sociale, les partenaires sociaux s'accordaient à dire que leur objectif
commun était la compétitivité des entreprises, que ce
résultat passait par une organisation plus souple de l'entreprise et,
enfin, que parmi les différents types d'organisation du travail et parmi
les multiples types de répartition d'une durée donnée du
travail, ils acceptaient de privilégier ceux qui étaient les plus
créateurs d'emplois. C'est une perte que l'on peut d'ores et
déjà constater au bilan. En termes de psychologie sociale, force
est d'admettre qu'elle est loin d'être négligeable.
En second lieu
, nombre de praticiens auditionnés par la
commission ont mis en évidence
les effets néfastes de cette
décision sur l'investissement des entreprises françaises
. Il
est sans doute trop tôt pour que nos économètres soient
capables de prendre la mesure du phénomène et de l'isoler des
nombreux autres facteurs qui agissent sur les décisions des chefs
d'entreprise. Mais si l'incertitude profite aux marchés financiers, elle
agit de façon négative sur les décisions des chefs
d'entreprise et plus encore sur leurs anticipations, dont il n'est plus besoin
de montrer l'importance dans le processus de formation des choix
économiques.
Peut-on imaginer que ce ralentissement de
l'investissement
, en des temps rendus encore plus incertains par les
troubles survenus sur les marchés asiatiques,
n'aura pas d'effets sur
les embauches programmées
? Là encore c'est une perte
que l'on ne peut ignorer, même si on ne peut encore la chiffrer. Il sera
toutefois intéressant de suivre l'évolution de la demande de
crédit adressée par les entreprises dans les mois qui ont
précédé l'adoption de la loi.
Au-delà, entrent en ligne de compte les effets négatifs
potentiels. Quels sont-ils ? Essayons rapidement de les identifier en nous
efforçant de graduer leur importance.
a) La perte potentielle n'est pas à négliger
Comme le souligne notre excellent collègue, M. Philippe
Marini, dans son rapport sur la résolution tendant à créer
la présente commission d'enquête
69(
*
)
, le premier des risques, le plus
évident, le plus probable, mais aussi le moins grave, du moins pris
isolément, c'est celui d'aggraver le déséquilibre de nos
finances publiques. En effet, sous réserve de ce qui sera dit plus loin
concernant le passage à l'euro, il ne saurait ici être question de
mettre en balance une " plaie d'argent " avec le problème du
chômage. Toute la question, mais elle est difficile, est de savoir si
cette plaie d'argent fait partie du problème ou bien de la solution ?
La question est donc de savoir qui financera les pertes de recettes
résultant pour les organismes de protection sociale de la
" ristourne " pratiquée par l'Etat ? En d'autres termes, ces
pertes seront-elles compensées ? Et si oui, le seront-elles totalement
comme l'exigerait l'application de la loi du 25 juillet 1994 (art. L. 131-7 du
code de la sécurité sociale) ? Alors que le processus
législatif a déjà débuté à
l'Assemblée nationale, la question reste, semble-t-il, entière.
Même en faisant l'hypothèse, raisonnable, que,
in fine,
l'Etat prendra à sa charge cette mesure, quel en sera le coût
exact pour le budget ?
Les calculs présentés par le Gouvernement, qui ont
été rappelés par M. Philippe Marini dans son rapport
précité, reposent sur l'idée qu'il est possible de
calculer une aide d'équilibre qui rend neutre, à moyen terme, le
coût de la mesure. Les contribuables n'auront donc pas à financer
les 35 heures... pas plus qu'ils n'auraient dû financer le naufrage
du Crédit Lyonnais. On remarquera au passage, le revirement
jurisprudentiel consistant à ne pas prendre en compte une charge
dès lors qu'elle peut à terme avoir un rendement qui annule son
coût. Il s'agit d'une novation budgétaire intéressante au
regard des règles de la recevabilité financière des
amendements d'origine parlementaire
70(
*
)
.
Toujours est-il que la question posée par Philippe Marini reste sans
réponse : que se passe-t-il si se produit un phénomène
"
d'hystérésis
" budgétaire
71(
*
)
c'est à dire si, par malheur,
les rentrées fiscales n'étaient pas au rendez-vous des
dépenses budgétaires ?
En effet, le Gouvernement a refusé à la commission
d'enquête l'accès aux documents établis par les services de
la direction du budget
72(
*
)
,
documents d'autant plus intéressants qu'ils traduisent
généralement une vision plutôt pessimiste afin
précisément de bien prendre la mesure des risques encourus pour
le budget de l'Etat. Le Gouvernement a même refusé, contrairement
aux engagements verbaux pris par ses collaborateurs, de fournir la liste de ces
documents. Il a en revanche accepté de communiquer la liste des
documents de la direction de la prévision, sans pour autant faire droit
à toutes les demandes de la commission d'enquête.
La représentation nationale et, à travers elle les
Français, ne sauront donc rien des véritables hypothèses,
élaborées par les services de Bercy, dont on rappelle qu'ils sont
au service de l'Etat et non du seul Gouvernement, quant à l'impact
réel de la décision de réduire la durée
légale hebdomadaire du travail à 35 heures pour nos finances
publiques. Aux parlementaires et aux citoyens d'apprécier la
portée qu'il convient de donner à ce refus.
Le second risque potentiel à prendre en compte est celui de
"
rallumer le feu sous le chaudron social
"
.
Certes, la
décision de réduire la durée légale du travail ne
provoquera vraisemblablement pas de guerre civile. Bon nombre des chefs
d'entreprise, y compris les représentants du CNPF, ont fait observer que
si la loi est votée, ils l'appliqueront. Mais il convient de ne pas
sous-estimer les difficultés d'application aussi bien dans les
entreprises privées qu'au sein de la fonction publique.
Pour les entreprises privées
le risque le plus évident
est, semble-t-il, qu'en forçant la main des partenaires sociaux afin de
provoquer la négociation, on remette en cause non seulement les accords
existants en matière
de
temps de travail -c'est le but - mais la
myriade
des
temps, des
normes, le plus souvent informelles, des
références communes ou différentes qu'il s'agira de
redéfinir, de réarticuler, afin de remettre en cause pour le
meilleur, mais peut-être aussi pour le pire, l'organisation de notre
appareil productif. Comme le souligne M. Hugues Bertrand
73(
*
)
: "
réduire massivement
le
temps de travail, c'est inévitablement engager le corps social
dans son intégralité, dans toutes ses dimensions, dans une
gigantesque réflexion-action sur lui-même, sur sa manière
d'organiser la contribution productive de chacun et de répartir les
fruits de la production, sur le sens, la portée et
l'équité de ces règles et de ces innombrables accords et
arrangements locaux
".
Pour prendre un seul exemple, les cadres accepteront-ils encore longtemps
d'être les laissés pour compte de la réduction du temps de
travail et, selon la jolie formule utilisée par M. Bernard
Brunhes
74(
*
)
, de ne pas voir
traitée la question du "
temps de travail de ceux qui ne le
comptent pas
". Certes, on peut comme M. Bernard Brunhes ou M.
Jean
Marimbert, directeur des relations du travail au ministère de l'emploi
et de la solidarité, faire preuve d'optimisme et considérer que
le problème de l'encadrement n'en est pas un et qu'il ne tient
qu'à nous de changer nos habitudes latines selon lesquelles être
cadre c'est forcément travailler jusqu'à, au moins, 20 heures le
soir. En somme si les cadres travaillent tant, c'est sans doute qu'ils
"
s'organisent mal
".
Pour autant, l'audition de M. Claude Companie, délégué au
département emploi de la Confédération française de
l'encadrement (CFE-CGC) et de Mlle Laurence Matthys
75(
*
)
est de nature à entamer ce bel
optimisme, d'autant plus que leurs déclarations s'appuient sur un
récent sondage particulièrement éclairant du journal
"
L'Expansion
"
76(
*
)
, qui montre bien la
"
perte de
confiance
" des salariés français
"
déboussolés par la mondialisation, hantés par le
chômage, déçus par leurs managers
". Selon
M. Claude Companie
77(
*
)
:
"
le principe de fond de la CFE-CGC est que les cadres doivent
bénéficier de la réduction du temps de travail, sans
baisse de salaire. Il n'y a pas de raison qu'ils supportent, un peu plus que
les autres, le financement d'une réduction du temps de travail et de la
contrepartie d'embauche
". Cet exemple avait seulement pour
objectif
de montrer l'existence d'un risque : celui de rentrer dans une période
d'instabilité juridique, préjudiciable à la bonne marche
des entreprises et à la capacité de notre économie
à maintenir ses capacités de production, ce qui est pourtant
l'une des hypothèses fondamentales des modèles.
Pour ce qui est de la fonction publique,
nul n'est besoin de longs
développements tant les enjeux, dans leurs multiples dimensions, et
notamment en termes de "
fracture sociale
", ont
suffisamment
été pris en compte et soulignés dans les débats qui
ont entouré la préparation du projet de loi. Si toutefois
l'incertitude est encore de mise -peut-être plus pour longtemps-
concernant l'application aux fonctionnaires de la réduction de la
durée légale du travail, une seule certitude s'impose : le
coût que cela aurait pour les finances publiques. La commission
d'enquête n'a pu obtenir aucune évaluation émanant de la
direction du budget sur les conséquences du passage à
35 heures des aspects des différentes fonctions publiques (Etat,
collectivités territoriales, fonction publique hospitalière).
Mais, de toute évidence, l'Etat n'est pas en mesure de s'imposer
à lui-même l'effort qu'il impose aux entreprises.
b) La facture pourrait même être considérable
Nous envisagerons ici des risques qui ne se
matérialiseront que plus tard, une fois que la durée
légale du travail aura été effectivement abaissée.
Ce sont donc ce que l'on pourrait appeler des risques de second rang. Tels une
lame de fond, ils n'en sont que plus redoutables.
Le premier d'entre eux est de savoir
, si les évaluations
concernant les dépenses publiques sont fausses, ou même seulement
si leurs effets sont décalés dans le temps,
ce qui se passera
pour la mise en place de la monnaie unique
? Devrons-nous renoncer à
l'euro après tous les sacrifices consentis ? Si l'euro est
déjà en place devrons-nous, pourrons-nous, revenir en
arrière ? La France sera-t-elle le premier pays à se voir imposer
des sanctions pour déficit excessif ?
Encore une fois, il convient de souligner que la réduction du temps de
travail n'est pas imposée
in abstracto
. Elle intervient
hic et
nunc
dans un contexte économique et politique rendu fragile par la
mise en place de l'euro et le passage à l'an 2000, qui imposent des
charges informatiques considérables aux entreprises ainsi qu'une mise
à niveau des qualifications.
Le Gouvernement veut-il donc prendre le risque de mettre en balance l'emploi
et l'euro ? Va-t-on mettre en péril la construction européenne,
juste
pour voir
si la réduction du temps de travail va vraiment
créer des emplois ?
Enfin, le pire des risques est bien celui qui résulterait d'une
augmentation du chômage et d'un ralentissement de la croissance.
Or, comme le prévoient les praticiens et, notamment, M. Jean-Claude
Trichet, gouverneur de la Banque de France
78(
*
)
: "
le maintien de nos
coûts unitaires de production à un niveau aussi compétitif
que possible est essentiel, non seulement du point de vue de la
préservation d'un bas niveau d'inflation, mais aussi pour que les
consommateurs bénéficient de bons rapports qualité/prix,
que les investisseurs investissent sur notre sol, et que par conséquent,
la création d'emplois y soit aussi dynamique que possible
. "
En d'autres termes, si la réduction de la durée légale
du travail se traduit par une augmentation des coûts salariaux, cela sera
néfaste à l'emploi.
Pour faire face à cette augmentation des coûts salariaux les chefs
d'entreprise mettront en place
des stratégies de fuites devant
l'impôt social.
C'est la longue litanie des
"
épouvantails
" brandis par plusieurs des personnes
auditionnées et, notamment, par MM. Pierre Deschamps,
président de la commission sociale de Syntec Informatique et Pierre
Dellis, délégué général
79(
*
)
: travail au noir, heures
supplémentaires non facturées, délocalisations,
externalisation des contraintes... qui se traduiront inéluctablement par
une perte de substance pour notre économie.
Enfin, existe
un risque de diminution de la croissance,
en cas de
modération salariale trop marquée, qui risque de déprimer
un peu plus la demande intérieure et la consommation des ménages.
La mise en place d'une réduction du temps de travail pour une entreprise
qui représente une proportion massive des emplois d'une ville, peut
soulever des difficultés considérables. C'est ce qui s'est
passé à Wolfsburg, où Volkswagen, dans le but de
préserver des emplois, a mis en oeuvre une réduction de la
durée du travail accompagnée à la fois d'une annualisation
et d'une réduction des salaires. Or, les effets sur la création
de richesses et l'emploi ne sont pas si probants que cela. Dans un premier
temps, le pouvoir d'achat des ménages s'est brutalement contracté
; puis les négoces, et notamment les supermarchés, ont dû
s'ajuster à cette contraction de la demande, d'abord en se
lançant dans une guerre des prix, ensuite, en licenciant.
In fine,
les emplois sauvegardés dans l'industrie automobile ont
été perdus dans le commerce et les services.
La commission d'enquête s'est efforcée, dans les
développements qui précèdent, d'éviter de tomber
dans le piège consistant, face au scénario idyllique
dressé par le Premier ministre, à bâtir un scénario
catastrophe et à brandir des "
épouvantails
".
Ce scénario, il faut le reconnaître est tout aussi virtuel que le
précédent. La vérité est que personne ne sait quels
seront les effets sur l'emploi du passage aux 35 heures. Mais comme le
déclarait Jean Gabin, savoir qu'on ne sait rien "
c'est
déjà beaucoup
".
Plus modestement, et dans un souci d'objectivité, la commission
d'enquête s'est efforcée de poser les questions -sans apporter les
réponses- qui montrent, qu'à côté d'un gain
potentiel, existe bel et bien une perte potentielle et que cette perte est
supérieure au gain.
Cela ne signifie pas que les bénéfices à attendre de la
mesure ne soient pas importants. On n'écarte pas 450.000 emplois d'un
simple revers de la main. Mais cela signifie que ces bénéfices
sont moins importants que les dégâts que causerait l'échec.
Ces dégâts ne seraient pas tant l'agitation dans la fonction
publique, la désorganisation dans les entreprises privées, nos
jeunes cerveaux qui partiraient à l'étranger, ni même le
déséquilibre de nos finances publiques, sans rien dire du report
de l'euro. Ce ne serait même pas l'aggravation du chômage,
résultat inverse de la mesure annoncée. Notre pays est un vieux
pays qui a connu beaucoup d'épreuves. Il est de taille à
affronter celles-là encore.
Mais s'il est une perte qu'il sera sans doute difficile à faire accepter
à nos concitoyens en cas d'échec des 35 heures, c'est la fin de
l'espoir, de l'idée selon laquelle il ne serait plus possible de vaincre
le chômage. Car c'est bien cela qui est en jeu.