III. POUR IMPOSER SON PROJET, LE GOUVERNEMENT A PRIS DES LIBERTÉS AVEC LA VÉRITÉ AU NOM D'UNE VISION ÉTATISTE
La commission d'enquête a acquis la certitude que le
Gouvernement a eu conscience du risque qu'il prenait en ne disposant pas des
" relais " sociaux qui lui auraient été
nécessaires, et de la forte probabilité de voir les
35 heures sinon déboucher sur l'un des " scénarios
catastrophes " précédemment décrits, du moins freiner
la reprise sans pour autant créer des emplois.
D'ailleurs, il a hésité avant de s'engager dans cette voie. Mais
les 35 heures figuraient dans le programme électoral du parti
socialiste, il fallait donc tenir les promesses.
La "
concertation sociale
", point d'orgue d'une
"
méthode
" tant vantée par les médias,
était en réalité biaisée et la commission
d'enquête a pu établir que le Gouvernement a pris quelques
libertés avec la vérité. D'autre part, il n'est pas
contestable que ce comportement puise ses forces dans une doctrine -ce qui
n'est pas critiquable- mais qui, dans la mesure où cette doctrine
conduit à jeter un voile sur des réalités embarrassantes,
peut, en revanche, être dommageable pour l'intérêt du pays.
A. DES LIBERTÉS AVEC LA VÉRITÉ
Dans une vraie concertation les décisions ne sont pas
prises
avant
d'être soumises à discussion et ne sont pas
présentées uniquement sous leur facette favorable.
S'il n'est pas possible d'établir que la décision de rendre
obligatoire la réduction de la durée légale hebdomadaire
du travail était prise
avant
la Conférence nationale pour
l'emploi, il n'en reste pas moins que le Gouvernement n'a pas agi de
façon transparente avant, pendant et après cet
événement, soit qu'il ait développé une
argumentation oblique, soit qu'il ait péché par omission.
1. Une communication biaisée
D'une part, le Gouvernement n'a pas été transparent au moment de la Conférence nationale pour l'emploi du 10 octobre. D'autre part, le Premier ministre a présenté aux Français une vision biaisée de la réalité en affirmant qu'il existe des " études " qui " disent " que " la réduction du travail peut créer des emplois, va créer des emplois ".
a) La Conférence nationale tripartite pour l'emploi
Depuis longtemps, les économistes qui travaillent
dans la mouvance du Gouvernement, notamment M. Dominique Taddei, puis le
Gouvernement, avaient envisagé de procéder en deux étapes
:
- poser le principe de la réduction du temps de travail à un
horizon fixé d'avance, afin d'obliger les partenaires sociaux à
la négociation et recueillir les informations de terrain
(micro-économiques), nécessaires pour comprendre comment
pouvaient se passer les choses au niveau global (macro-économique) ;
- élaborer dans un second temps une
" loi
balai "
qui épouse au plus près la diversité des situations et
prenne en compte les différences existant entre les secteurs
économiques, les entreprises et les catégories de salariés.
Ce choix n'est en aucune manière contestable.
On pourrait même admettre, à l'instar de M. Raymond Soubie,
président d'Altédia
80(
*
)
, qu'il
s'agit d'une façon
"
intelligente
" de voir les choses.
Toute différente serait la situation, si le Gouvernement avait
arrêté l'idée de rendre la réduction du temps de
travail obligatoire
avant
la Conférence nationale pour l'emploi
et n'aurait eu, à travers cette conférence, que pour seul
objectif d'administrer la preuve du blocage syndical afin de légitimer
de la sorte l'intervention de l'Etat
sur l'air bien connu des faiblesses du
dialogue social en France et de l'incapacité des partenaires sociaux
à s'entendre.
En d'autres termes, serait-il extravagant de penser que cette
Conférence, au lieu d'être le reflet d'une concertation loyale et
approfondie, n'ait été que l'alibi permettant d'imposer par la
loi ce que l'on ne pouvait obtenir de la seule négociation ?
Sous serment, M. Jean Gandois a déclaré que tel n'était
pas le cas, ou plus exactement qu'il serait faux de dire que des membres du
Gouvernement l'avaient informé personnellement de l'issue de la
réunion du 10 octobre
avant
cette réunion.
Les travaux de la commission d'enquête ont néanmoins permis
d'établir avec plus de précision le déroulement de cette
journée du 10 octobre. Ainsi, toujours selon M. Jean Gandois
81(
*
)
, Mme Martine Aubry, ministre de
l'emploi et de la solidarité, avait opté en faveur d'une
réduction obligatoire
avant
la Conférence pour l'emploi.
Néanmoins, il semblerait que
le Premier ministre n'avait pas encore
rendu son arbitrage dans les jours qui ont précédé cette
Conférence, ou tout au moins jusqu'au moment où a eu lieu
l'entretien secret entre celui-ci et le président du CNPF
.
En revanche, il apparaît clairement que le Gouvernement a
" dupé " le CNPF, d'où l'expression de M. Gandois qui a
fait
florès.
En effet, en demandant, quelques heures avant la déclaration, au
Président du CNPF de donner son accord sur un texte sur lequel ne
figurait que le volet incitatif du projet et dont on avait
délibérément omis le passage sur le volet obligatoire (ce
que M. Gandois appelle "
la deuxième feuille
"),
le Gouvernement n'a pas vraiment été transparent dans ses
relations avec les partenaires sociaux.
Jusque là rien de très dommageable, sauf que ce n'est pas
vraiment ce que l'on peut appeler une bonne
"
méthode
"
pour faciliter le dialogue entre partenaires que de leur présenter des
versions tronquées de la réalité. Dans ces conditions,
comment, après avoir lui-même biaisé, le Gouvernement
peut-il feindre la colère et l'agacement, et invoquer la mauvaise
volonté face à l'opposition résolue de l'organisation
patronale ?
b) Les études chiffrées
Rappelons, une fois encore, les termes exacts de
l'intervention de M. Lionel Jospin, au journal
télévisé du soir de TF1, le 21 janvier dernier :
" Il y a trois études qui viennent de sortir ; une de la Banque
de France, une d'un institut économique parmi les plus reconnus, l'OFCE,
une de la direction de la prévision du ministère de
l'économie et des finances, qui disent que la réduction du temps
de travail peut créer des emplois, va créer des
emplois. "
Cette affirmation mérite, pour le moins, d'être nuancée.
- L'étude de la Banque de France
Rappelons que la commission a procédé aux auditions de
MM. Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France
82(
*
)
, Alain Vienney, directeur
général des études à la Banque de France et de
M. Gilbert Cette, directeur de recherche de l'étude en question
à la Banque de France
83(
*
)
au moment où cette étude a été
réalisée, puis membre du conseil d'analyse économique
depuis le 13 octobre dernier, instance de réflexion placée
auprès du Gouvernement. Ces auditions éclairent d'une
lumière crue les non-dits et les contradictions qui ont entouré
l'exploitation médiatique de ces différentes études et en
particulier de l'étude de la Banque de France.
Il résulte en effet de ces auditions que :
a. les travaux de l'étude menée par la Banque de France ont
été initiés à la demande et sur les
hypothèses du Gouvernement, par le truchement de la direction des
analyses des relations sociales (DARES) du ministère de l'emploi et de
la solidarité, vraisemblablement au mois de juillet 1997 ;
b. les résultats de cette étude étaient largement compris
dans les hypothèses de départ, fixées au mois de juillet
et ne présentaient guère d'intérêt en termes
politiques si l'on s'en tenait à dire la vérité ;
c. on peut dire, a fortiori, que les résultats étaient donc
établis de façon quasi-définitive dans le courant du mois
de septembre 1997, c'est-à-dire avant que la convention de services,
mentionnée par M. Alain Vienney, entre la direction des
études de la Banque de France et la DARES ne soit signée, le
22 septembre ;
d. au moment où le Gouvernement a officiellement commandé cette
étude, il était à la fois conscient des résultats
-ceux-ci étaient connus depuis le départ- et surtout de la faible
portée prédictive de cette étude, comme des autres
études de ce type ;
e. la suite des travaux n'a servi qu'à élaborer des variantes par
rapport au scénario central et mettre en forme les résultats de
cette étude qui a été finalement publiée le 16
janvier dernier.
De ces faits, on peut déduire :
1. Que le Premier ministre n'a pas dit toute la vérité lors de
son intervention au journal télévisé du mercredi 21
janvier 1998 puisque s'il est vrai que l'étude a bien été
réalisée par les services de la Banque de France, c'est en
réalité à l'initiative des services du Gouvernement, sur
des hypothèses fournies par eux, et donc sur des résultats connus
d'avance. La valeur probante de cette étude quant aux effets sur
l'emploi de la réduction imposée de la durée hebdomadaire
du temps de travail est en réalité des plus limitées.
2. Qu'en se servant de la crédibilité de la Banque de France pour
faire accroire aux Français que l'étude demandée par ses
services, émanait en fait d'un " institut "
indépendant, le Premier ministre n'a pas craint, d'une part, d'affecter
la crédibilité de notre Banque centrale et, d'autre part de la
faire entrer dans le champ des polémiques partisanes, ce que s'est
efforcé d'éviter à tout prix le gouverneur de cette
institution lors de son audition devant la commission d'enquête.
3. En outre, on observera qu'il a fait peu de cas du préjudice moral
qu'il était susceptible de causer, si le subterfuge était
découvert, à la réputation et à la
crédibilité de ces équipes de chercheurs, comme celle de
M. Gilbert Cette
84(
*
)
, dont la
rigueur intellectuelle force pourtant l'admiration.
Ces faits et les déductions qui s'imposent sont graves au regard du
fonctionnement normal de nos institutions démocratiques.
- L'étude de la direction de la prévision
Cette étude n'ayant pas été rendue publique, ni
communiquée à la commission d'enquête dans les
délais nécessaires pour qu'elle puisse être examinée
avec sérieux par votre rapporteur ni
a fortiori
par les membres
de la commission d'enquête, aucun jugement ne pourra être
porté sur la validité de son analyse et la force probante de ses
résultats, à ceci près que cette étude obéit
aux mêmes contraintes et aux mêmes limites scientifiques que toutes
les autres études, limites qui viennent à l'instant encore
d'être soulignées.
Cependant, la commission constate :
- D'une part, que lors de son intervention télévisée,
M. le Premier ministre n'a pas hésité à utiliser une
étude, non encore terminée et
a
fortiori
publiée de ses services, mais au sujet de laquelle le journal
"
Le Monde
" était providentiellement en mesure
d'affirmer dans son édition du 22 janvier 1998, parue le mercredi
après-midi 21 janvier, donc avant cette intervention
télévisée, que :
" Dans une simulation confidentielle, la Banque de France évoque
le chiffre de 710.000 emplois d'ici trois ans. Des estimations de la direction
de la prévision vont dans le même sens. Ces études
suggèrent que la réforme pourrait être conduite sans
affecter le coût salarial pour les entreprises, ni
déséquilibrer les comptes publics, à la condition que le
pays accepte un effort de modération salariale.
(...) " Les simulations de la direction de la prévision.
" Devant la commission des finances de l'Assemblée nationale,
Dominique Strauss-Kahn a évoqué, mardi, d'autres chiffres, sans
en citer la source. Il s'agit de travaux de la direction de la
prévision, qui ne sont pas encore totalement achevés. Plus d'une
dizaine de scénarios seraient envisagés. Un scénario
prévoirait 550.000 à 600.000 créations d'emplois d'ici
2002 et une baisse de deux points du taux de chômage, en cas de passage
généralisé aux 35 heures et de gel prolongé du
pouvoir d'achat.
Un deuxième scénario prévoirait 200.000 à 250.000
emplois créés si les deux tiers des entreprises passent aux 35
heures, avec une compensation salariale seulement partielle. Un scénario
de " blocage " est également envisagé : si moins de 50
% des entreprises franchissent le pas et sans modération salariale, le
taux de chômage progresserait de 0,1 point d'ici à l'an
2002. " (fin de l'article).
- D'autre part, qu'une note de cette même direction de la
prévision, en date du 6 mars 1997, communiquée par le ministre de
l'économie, des finances et de l'industrie, M. Dominique Strauss-Kahn,
à la demande du bureau de la commission d'enquête (voir
infra
), le précédent directeur de la prévision,
M. Philippe Nasse, indiquait :
"
Le développement des préretraites et la
réduction du temps de travail ne sont pas des instruments de lutte
contre le chômage. Ne s'attaquant pas aux causes du sous-emploi, ils ne
peuvent pas constituer une solution durable.
En réduisant la
quantité de travail offerte dans l'économie, la
généralisation de ces deux mesures réduirait la
création de richesses et aurait probablement un effet négatif sur
l'emploi en raison des coûts associés à leur mise en
oeuvre. Le premier de ces coûts correspond aux prélèvements
obligatoires nécessaires pour faire financer, aux frais de la
collectivité, les ajustements de main-d'oeuvre désirés par
les entreprises et l'augmentation du temps libre des salariés. Ces deux
dispositifs sont donc impuissants pour favoriser une baisse durable du
chômage.
Cette note est annexée dans son intégralité au
présent rapport.
- L'étude de l'OFCE
La commission d'enquête souhaite simplement rappeler les propos tenus
devant elle par M. Jean-Paul Fitoussi, directeur de l'OFCE
85(
*
)
:
"
Il convient de considérer les résultats de ces
études avec la plus grande des modesties.
Il s'agit d'explorations
d'un continent nouveau -le partage du travail dans une société
moderne, riche de surcroît- dans un contexte nouveau pour un pays
industrialisé, celui du chômage de masse. Le comportement des
acteurs n'est donc pas extrapolable à partir du passé.
Confronté à cette radicale nouveauté, il n'est pas
d'autres méthodes pour le chercheur que de procéder par
hypothèses, dont chacune est forcément simplificatrice et dont la
conjugaison ne peut que conduire à un résultat fragile. Mais le
doute n'implique pas la paralysie car il n'est de science que
d'hypothèses. Il faut donc en permanence garder à l'esprit
la
nature exploratoire de ces travaux dont les conclusions valent davantage par
leur vertu pédagogique que par leur capacité
prédictive.
"