II. CE PARI N'EST PAS RAISONNABLE, CAR BEAUCOUP TROP RISQUÉ
En annonçant avec force conviction que les
études "
disent
"
que la
"
réduction du temps de travail peut créer des emplois,
va créer des emplois
", le Premier ministre a fait naître
un immense espoir parmi nos concitoyens.
Mais, comme le dit très justement Denis Clerc
26(
*
)
, : "
comme le droit à
l'échec n'est pas permis, que l'on ne peut mobiliser impunément
l'espoir de ceux que le chômage a frappés pour leur dire, ensuite,
que les choses sont plus compliquées qu'on ne le pensait, qu'elles
nécessitent plus de temps et qu'elles seront moins efficaces qu'on ne
l'avait annoncé, mieux vaut prendre en considération tous les
obstacles envisageables
".
Ce sont ces obstacles qu'il convient maintenant d'examiner.
A. TROP D'OBSTACLES FONT CRAINDRE QUE CE PARI NE SOIT PERDU D'AVANCE
Les simulations macro-économiques
présentées et analysées ci-dessus ont mis en
évidence l'importance des facteurs micro-économiques,
c'est-à-dire essentiellement le comportement des agents
économiques et sociaux chargés de fixer les conditions
d'application de la réduction du temps de travail.
Le succès de la réduction du temps de travail, pour créer
des emplois sans hypothéquer le futur, suppose une volonté
commune de s'entendre et de réussir alors même que les objectifs
des uns et des autres sont différents.
Pour les salariés, il s'agit, individuellement, de disposer de davantage
de temps libre et, collectivement, de favoriser l'emploi, chacun sacrifiant un
peu de son temps de travail pour le bien commun.
Pour les entreprises, il s'agit de mettre en place une nouvelle organisation du
travail, afin de disposer d'une souplesse permettant de faire face plus
aisément aux contraintes de leurs activités, dans un
environnement de plus en plus ouvert et concurrentiel.
Naturellement, ces avantages ne sont pas gratuits. Le salarié doit
" payer " les avantages attendus d'une certaine modération
salariale, sous forme de baisse, de gel ou de moindre progression, et des
contraintes de la modulation du temps de travail. L'entreprise, quant à
elle, doit faire l'effort d'une réorganisation, en supporter le
coût, et jouer le jeu des embauches compensatrices. Tous, enfin, doivent
se retrouver sur la nécessité de ne pas dégrader les
coûts unitaires de production des entreprises.
En théorie, les partenaires sociaux pourraient donc s'entendre sur un
équilibre où chacun trouverait son compte.
Cette bonne volonté partagée, dont les économistes ont dit
qu'elle pourrait créer de l'ordre de 500.000 emplois
27(
*
)
, n'est pas une vue de l'esprit. Les
partenaires sociaux, dans l'accord national interprofessionnel sur l'emploi du
31 octobre 1995, avaient admis que les créations d'emplois pouvaient
résulter non seulement de la croissance, mais aussi d'un certain partage
du travail, que la compensation salariale pouvait ne pas être
intégrale, et que l'objectif commun était l'accroissement de la
compétitivité des entreprises, celle-ci passant notamment par une
organisation plus souple de l'entreprise autorisant une réduction de la
durée du travail
28(
*
)
.
Malheureusement, les auditions et les enquêtes conduites par la
commission ont montré que ce
schéma idéal avait peu de
chances de se réaliser
, pour des raisons " objectives "
-le recours à un dispositif légal obligatoire et uniforme- et
pour des raisons " subjectives " -l'absence des conditions
favorables
à un dialogue social fructueux-.
L'espoir suscité en matière d'emploi et de croissance va se
briser sur les impératifs délibérément
ignorés de l'économie et sur un climat social, rendu par le
Gouvernement lui-même peu propice à la négociation
.
1. Le caractère obligatoire et uniforme de la réduction du temps de travail n'est pas compatible avec la diversité des situations du tissu économique et social
Face à la diversité des situations des acteurs
économiques et sociaux, les entreprises, les associations et, d'une
façon générale, tous les employeurs privés, la
réduction de la durée du travail à 35 heures hebdomadaires
va s'appliquer autoritairement et uniformément.
Si, de l'avis de nombreuses personnes auditionnées, les grandes
entreprises auront, pour de multiples raisons, beaucoup moins de
difficultés à passer à 35 heures, si même elles
n'appliquent pas déjà un accord d'aménagement et de
réduction du temps de travail, en revanche, les petites entreprises
risquent souvent de se retrouver devant des difficultés insurmontables.
Ces difficultés toucheront de la même façon les entreprises
en réseau, voire des structures internes aux grandes entreprises.
Le même constat peut être dressé en fonction des secteurs
d'activité.
a) Grandes et petites entreprises ne sont pas dans une situation d'égalité face à la loi
Cette évidence peut se décliner de
différentes façons :
·
L'indivisibilité des emplois
: si, sur de grands
effectifs, il est possible de compenser les heures de travail perdues par des
embauches, cela est beaucoup plus difficile dans les petites unités, les
petites entreprises, les entreprises en réseau, comme les succursales de
banque, ou encore certaines structures internes, comme les centres de
recherches.
Souvent, les quelques heures perdues ne seront pas remplacées,
l'entreprise ne pouvant embaucher une personne suffisamment polyvalente pour
compléter, poste par poste, la durée de travail nécessaire.
Dans d'autres situations, cette impossibilité tiendra à la
technicité du métier (tel le conducteur d'engin de chantier d'une
petite entreprise)
29(
*
)
ou au
caractère intellectuel de la prestation de travail, par exemple dans un
centre de recherches
30(
*
)
ou une
société d'ingénierie informatique
31(
*
)
. Plus généralement,
cette difficulté concernera une part importante de l'encadrement, dont
l'activité ne se mesure pas nécessairement en heures de
présence.
Dans ces conditions,
réduire les horaires de travail
pénalisera l'entreprise car elle devra aussi réduire son
activité
.
·
L'effet de seuil
: une distorsion particulière de
concurrence est introduite par l'institution d'un seuil de vingt
salariés, permettant aux entreprises dont l'effectif est
inférieur de n'appliquer les 35 heures légales qu'en 2002 :
les entreprises de taille très proche, situées au-dessus de ce
seuil, subiront les contraintes des 35 heures quand celles situées
au-dessous ne le subiront pas. Bien que temporaire, cette disposition pourrait
mettre certaines entreprises en difficulté.
·
L'impossible modération salariale
: si, dans les
grandes entreprises, l'anonymat des relations avec l'employeur protège
ce dernier des revendications salariales directes, dans les petites
entreprises, les comparaisons de bulletin de paye sont plus aisées et
les revendications plus promptes : comment un chef d'entreprise de quelques
personnes pourra-t-il résister à la demande d'augmentation d'un
salarié ancien, dont le salaire aura été amputé par
le passage aux 35 heures, et qui constatera que le nouvel embauché,
bénéficiaire d'un SMIC revalorisé, gagne presque autant
que lui ?
Les petites entreprises verront donc leurs coûts de
production augmenter, car elles ne pourront tenir leur masse salariale
.
·
Le manque de personnels qualifiés
: contrairement
au raisonnement qui sous-tend la démarche gouvernementale, la
réduction du chômage se heurtera souvent à l'obstacle
résultant de ce que les demandeurs d'emploi n'auront pas les
qualifications requises : de nombreuses entreprises ne trouvent actuellement
pas le personnel qualifié dont elles ont besoin. On voit mal que cette
difficulté soit rapidement résolue. Ainsi, la France souffre
d'une pénurie d'informaticiens, évaluée entre 5.000 et
10.000. Avec la réduction du temps de travail, c'est 25.000
informaticiens qui viendraient à manquer.
Cette carence pourrait
avoir de graves répercussions non seulement sur les
sociétés informatiques, mais aussi sur tout le secteur productif,
qui fait de plus en plus appel à l'informatique pour améliorer
ses performances
. Elle pourrait aussi provoquer un appel d'informaticiens
européens, de telle sorte que la réduction du temps de travail
contribuerait à réduire le chômage hors de nos
frontières ; le résultat serait le même si nos propres
sociétés se délocalisaient. Ce secteur n'est pas le seul
à souffrir de ce manque de main-d'oeuvre qualifiée : l'artisanat
connaît aussi des pénuries d'emploi tout comme certaines branches
du secteur sanitaire et social...
·
Le coup porté aux formations en alternance et au
soutien aux handicapés
: qu'il s'agisse des formations en
alternance, et notamment de l'apprentissage, ou de l'insertion des
handicapés en centre d'aide par le travail, la question se pose de la
répartition de la réduction d'horaire entre les activités
de formation ou de soutien et les activités de production. Dans un cas,
on pénalise la formation ou le soutien au détriment du jeune ou
du handicapé, dans l'autre l'activité productive, au
détriment de l'employeur.
Dans tous ces cas, il apparaît clairement que les effets induits par la
réduction du temps de travail ne sont pas ceux escomptés. Si les
inconvénients de certaines des situations décrites peuvent
trouver une solution dans le paiement d'heures supplémentaires, cette
solution ne résisterait pas sur le long terme et pénaliserait les
salariés comme les entreprises.
Elle révèle, en tout
état de cause, l'inadaptation d'une mesure uniforme, qui se traduira
pour toutes les entreprises qui ne pourront passer aux 35 heures
effectives par une perte de compétitivité
32(
*
)
. Cette situation concerne
essentiellement les petites entreprises, pourtant potentiellement les plus
créatrices d'emplois.
b) La diversité des secteurs économiques et leur capacité à absorber le choc des 35 heures
La réduction à 35 heures de la durée
légale du temps hebdomadaire de travail ne pourra, à
l'évidence, s'appliquer avec les mêmes effets à tous les
secteurs. On pense naturellement aux secteurs soumis à la concurrence
internationale, comme le textile, qui va voir ses charges s'accroître,
alors même qu'il est déjà gravement menacé.
Tous les secteurs soumis à la concurrence n'auront pas la
possibilité de faire de nouveaux gains de productivité, par
exemple en négociant de nouveaux accords d'aménagement du temps
de travail, tout simplement parce que les gains de productivité annuels
sont la condition de leur survie, et bien souvent ont été
" prévendus " à leurs clients. Ils ne pourront faire
davantage et donc deviendront déficitaires sur ces contrats
33(
*
)
.
Le secteur de l'artisanat aura, quant à lui, à subir la
concurrence des entreprises étrangères situées de l'autre
côté des frontières françaises
34(
*
)
. Le secteur des transports verra, avec
la libération totale du cabotage, les transporteurs étrangers
venir travailler en France tout en conservant leurs règles nationales,
ou tout simplement en appliquant les normes communautaires
35(
*
)
beaucoup plus souples. Dans ces deux
cas, il est évident que
l'abaissement de la durée du travail
générera des distorsions de concurrence au détriment des
entreprises françaises
.
Le secteur bancaire, lui aussi menacé, mais de rachat par des
concurrents étrangers, risque de pâtir de la loi, au moment
même où il cherche à s'engager dans un processus de
négociation d'un nouvel aménagement du temps de travail.
Comme l'a rappelé M. Michel Freyche lors de son audition du
15 janvier 1998, le secteur bancaire est
" une juxtaposition
de
petites et moyennes entreprises. L'unité de travail de base dans la
banque est petite : c'est l'agence de quartier, l'agence de bourg, l'agence de
campagne. Or, 75 % de ces agences comptent moins de dix personnes et
90 % d'entre elles comptent moins de vingt personnes ".
La difficulté de réduire le temps de travail lorsque les
effectifs sont réduits a été maintes fois
soulignée. Se trouve donc avivé le risque de regroupement des
agences bancaires.
Ce mouvement, s'il devait s'accomplir, porterait une lourde atteinte à
l'aménagement du territoire.
Le secteur sanitaire et social, représenté par
l'UNIOPSS
36(
*
)
, illustre à
la perfection les multiples effets pervers de la loi et
l'absence de
réflexion et de concertation
ayant présidé à
son élaboration. Le secteur qui regroupe
22.000 établissements et services, 1.200.000 lits et
400.000 emplois équivalents temps plein va cumuler les
difficultés, en premier lieu au détriment des
bénéficiaires -personnes handicapées ou
âgées, enfants et jeunes, familles etc.-, sur lesquels pourrait
être répercutée une partie des surcoûts et qui, ne
pouvant l'assumer, renonceront au bénéfice du dispositif d'aide.
Ces difficultés se répercuteront aussi sur les
collectivités locales qui seront sollicitées pour assumer leur
part et qui pourraient ainsi être amenées à dénoncer
les conventions conclues avec les établissements ou les organismes de
protection sociale, également appelés à contribuer. L'Etat
lui-même pourrait devoir assumer une partie de ces surcoûts. Le
fera-t-il ? Les 35 heures vont également susciter de nombreux
problèmes : d'organisation, d'abord, pour les établissements qui
travaillent en continu, avec le risque d'émietter les interventions par
le recours au temps partiel pour combler les trous, de financement, ensuite,
lorsque les salaires sont au niveau du SMIC et ne pourront être
baissés, d'emploi, enfin, car les auxiliaires de vie, dont l'heure de
travail sera désormais trop coûteuse, pourraient se retrouver en
surnombre... D'une façon générale, les surcoûts
liés aux 35 heures pourraient entraîner une réduction
des autres postes budgétaires (loisir des handicapés, camps,
etc.) au profit des salaires qui représentent déjà entre
50 et 80 % du chiffre d'affaires (107 milliards de francs) de ce
secteur, une déqualification des personnels à la suite
d'embauches à moindre frais, et une sortie des dispositifs des personnes
désormais incapables de supporter l'augmentation du coût des
prestations (aide à domicile...).
Dans ce secteur, comme dans les autres, la loi va donc détruire des
activités au lieu de générer des emplois, tout en portant
atteinte à notre système d'aide sociale et de
solidarité
.
c) La diversité des situations au regard de l'organisation du travail
L'aménagement du temps de travail n'a bien
évidemment pas été découvert avec le
dépôt du projet de loi sur les 35 heures. La loi " de
Robien " a montré tout l'intérêt de lier
l'aménagement et la réduction du temps de travail. Auparavant, la
voie avait été tracée par l'accord du 31 octobre 1995
sur l'emploi.
De nombreuses entreprises ont donc déjà négocié un
accord d'aménagement et de réduction du temps de travail. La loi
" de Robien " couvrirait aujourd'hui environ
300.000 salariés, avec 1.500 accords dont 71 % d'accords
offensifs. Plus généralement, 4.000 accords sur ce
thème ont été conclus couvrant 10 % des
salariés, depuis la signature de l'accord du 31 octobre 1995.
Il y a donc
des entreprises qui n'auront plus grand chose à
négocier en terme de flexibilité
, dans la mesure où
elles seront déjà réorganisées. Il leur sera en
conséquence difficile de supporter le choc des 35 heures, si elles
n'y sont pas déjà, et dans ce dernier cas, il est peu probable
qu'elles soient en mesure de créer des emplois
37(
*
)
.
Inversement, la majorité des entreprises, regroupant 90 % des
salariés, n'ont encore rien négocié : l'abaissement de la
durée légale sera l'occasion de le faire. Cependant, des
gains
de productivité très importants pourraient être obtenus
absorbant
la réduction bien au-delà du
tiers
généralement admis,
ce
qui réduirait dans de
fortes proportions l'effet emploi.
Cela pourrait notamment se produire en
cas d'automatisation plus poussée.
Encore, faut-il, pour y parvenir, être en mesure de négocier. Or,
il est nettement apparu à la commission d'enquête que le
caractère obligatoire de la réduction du temps de travail, ainsi
que l'absence de prise en compte de la diversité des situations,
avaient braqué les partenaires sociaux, très réticents
à s'engager dans un processus de négociations
.