CONCLUSION
Au terme des travaux d'une commission d'enquête, la
question de l'utilité d'une conclusion se pose inévitablement.
C'est qu'en effet, une commission d'enquête n'est pas une mission
d'information. Sa mission n'est pas de faire le procès d'une idée
et d'opposer une théorie à une autre théorie. Elle n'est
pas non plus de dire ce qu'il faut faire ou ne pas faire.
Une commission d'enquête a pour mission de rechercher la
vérité, toute la vérité, rien que la
vérité. C'est dire qu'elle doit dévoiler ce qui est
caché, ou mal visible. En d'autres termes, elle doit faire
apparaître les faits dans leur nudité. C'est pour cela qu'elle ne
doit affirmer que ce qu'elle peut démontrer. C'est pour cela qu'il est
fondamental qu'elle mène son enquête sans a priori. Et c'est bien
ce que nous nous sommes efforcés de faire depuis le début, en
écoutant les uns et les autres nous dire leur part de
vérité. Une commission d'enquête doit constater et
démontrer. C'est à l'assemblée à laquelle elle
remet son rapport que revient la responsabilité de conclure.
Cependant, compte tenu de l'enjeu, il nous a paru utile de résumer en
quelques mots, le constat effectué et les déductions qui
s'imposent afin de mettre en exergue l'importance du choix et
l'impérieux devoir d'en délibérer. Ce constat, quel est-il
?
Premièrement, la décision de réduire la durée
hebdomadaire légale du travail à 35 heures est un pari qui
repose sur une construction qui n'est, malheureusement, qu'intellectuelle.
Aucune évidence empirique n'est en mesure de montrer que la
réduction imposée du temps de travail crée des emplois.
Elle n'a jamais été tentée sur une telle échelle,
dans un passé récent. C'est qu'en effet, la réduction
imposée du temps de travail n'est pas la réduction
spontanée, que celle-ci soit négociée par les partenaires
sociaux ou incitée par l'Etat. Et ce qui " marche " sur le
terrain, c'est-à-dire pour une entreprise donnée, peut
très bien ne pas marcher pour l'ensemble du système
économique.
Ce n'est donc qu'une idée, une théorie. C'est un château de
cartes, fait de modèles économétriques et
d'équations complexes. Trop complexes. Du reste, pourquoi
s'arrêter en si bon chemin ? Si la théorie dit vraiment
4 heures de moins, c'est 700.000 emplois supplémentaires,
alors calculons -nous ne sommes plus à une règle de trois
près- de combien il faudrait réduire la durée du travail
pour créer 3 millions d'emplois.
En somme, c'est une belle histoire. Et en ces temps difficiles qui voient le
pacte social déchiré par le chômage, les Français
sont enclins à écouter les belles histoires. Qui ne le serait pas
? Mais ce n'est qu'une histoire virtuelle.
Elle participe des idées reçues selon lesquelles la
quantité de travail offerte est une donnée immuable, idée
en contradiction complète avec les réalités de la vie
économique.
Deuxièmement, ce pari est très important, car au-delà des
emplois par " centaines de milliers " la décision du
Gouvernement a fait naître l'espoir -celui qu'on puisse réduire
significativement le chômage-. Or, la tolérance de nos concitoyens
à entendre des histoires qui finissent mal est certes grande, mais elle
a aussi ses limites.
L'enjeu de la décision des 35 heures est d'une telle importance
pour la France, qu'il était du devoir de ses représentants d'en
mesurer les chances de succès et les conséquences
prévisibles. Qu'avons-nous constaté ? Que face à
l'optimisme des théoriciens s'opposaient la réserve des
praticiens et la franche hostilité de ceux-là mêmes sur qui
repose le succès : les chefs d'entreprise. Certes, les praticiens n'ont
pas toujours raison et après tout, s'il fallait s'en remettre à
leur seul jugement, nous en serions peut-être restés à
l'abjuration de Galilée ? Mais voilà, la science
économique n'est pas la mathématique. Elle doit prendre en compte
le facteur humain. Et qui y-a-t-il de plus imprévisible, de plus
insaisissable que l'Homme ? La confiance ne se laisse pas enfermer dans des
équations. C'est en prenant en compte cette dimension que la commission
d'enquête reste très réservée sur les chances de
succès du pari. Ça peut marcher. Ça peut ne pas marcher.
Dans le doute abstiens-toi.
Une chose est sûre : le Gouvernement s'est enfermé dans une
contradiction en lançant aux partenaires sociaux
" négociez d'abord, je préciserai la loi
ensuite ".
Les chefs d'entreprise disent au contraire : pour
négocier, il faut que les incertitudes (concernant le SMIC, les heures
supplémentaires, les congés compensateurs...) soient
levées. Or, il n'est pas possible de sortir de cette contradiction. Car
si le Gouvernement donne des précisions, c'est qu'il n'avait pas besoin
d'attendre des informations du terrain. La seconde loi ne sera plus
nécessaire.
Troisièmement, le Gouvernement a pris une décision qui n'est pas
une décision pragmatique, mais inspirée, sous-tendue dans ses
moindres implications, par une doctrine, un système d'idées dans
lequel la place de l'Homme vient après celle de la
Société. Cette décision aura pour conséquence un
accroissement inéluctable de l'Etat. Une fois de plus, les accords
seront achetés avec l'argent du contribuable. Ainsi
présentée, la réforme aura toute l'apparence de la
rentabilité. Elle se traduira, d'une part, par une complexité
croissante de la règle de droit et, d'autre part, par une augmentation
des moyens nécessaires pour en contrôler l'application. Le constat
des praticiens est clair. Hommes d'entreprises et hauts fonctionnaires, pour
une fois unanimes, disent : si l'on veut que les 35 heures enclenchent le
processus de partage nécessaire pour créer des emplois et ne
débouchent pas sur une augmentation de l'économie
parallèle dans laquelle seule l'apparence de la règle est
respectée, il faut que l'Etat se donne les moyens de sa politique. Et
tout le monde sait ce que cela signifie : plus d'inspecteurs du travail, plus
de contrôles, plus de réglementation. Pire, l'économie
nationale est aujourd'hui ouverte au monde et les risques de
délocalisation d'activités et d'emplois sont réels.
Plus fondamentalement encore, cette décision aura pour
conséquence d'affecter la liberté de chacun. De nouveau, le
Gouvernement succombe au mal français consistant à substituer la
volonté de l'Etat à celle des acteurs économiques et
sociaux, comme si les expériences du passé avaient
été oubliées. Comme si la lutte contre le chômage
avait été jusqu'à présent un franc succès.
Comme si chaque homme n'était pas capable de décider par
lui-même et qu'il faille absolument faire le bonheur des gens
malgré eux, ou à tout le moins sans eux.
Que cela soit clair. Il ne s'agit pas ici d'opposer une idéologie
à une autre, et l'on donnera acte à cette commission de n'avoir
fait aucune proposition, ni aucune recommandation. Elle n'a pas dit s'il
existait une autre voie, ni laquelle, alors même que beaucoup de ses
membres sont intimement convaincus qu'une voie plus simple et plus efficace
existe, fondée sur plus de liberté et de responsabilité.
Elle a simplement dit que la voie choisie serait un chemin difficile voire
dangereux.
La responsabilité d'indiquer au Sénat ce qu'il convient de faire,
appartient à d'autres instances et, dans le cas présent, à
la commission permanente chargée de rapporter ce texte. La commission
d'enquête, s'en tenant au mandat qui lui était confié,
s'est simplement efforcée de mettre à nue la décision
soumise à son examen et de la montrer telle qu'elle est,
débarrassée du fatras scientifique qui l'entoure et lui donne
l'apparence d'une vérité mathématique.
Le constat est simple : c'est une décision inspirée par une
conception globale de la Société qui aura pour conséquence
d'accroître encore la place de l'Etat. Au fil des auditions, nous avons
entendu des appels pathétiques pour aller jusqu'au bout de cette
logique, sorte de prolongation d'une partition archaïque, comme s'ils
s'agissait d'une ultime tentative pour retarder, mais à quel prix,
l'échéance d'une voie plus libérale.