N° 355
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1996-1997
Annexe au procès-verbal de la séance du 12 juin 1997.
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur le projet de loi autorisant la ratification du protocole sur l'interdiction ou la limitation de l'emploi des mines, pièges et autres dispositifs tel qu'il a été modifié le 3 mai 1996 (protocole II, tel qu'il a été modifié le 3 mai 1996), annexé à la convention sur l'interdiction ou la limitation de l'emploi de certaines armes classiques qui peuvent être considérées comme produisant des effets traumatiques excessifs ou comme frappant sans discrimination,
Par Mme Lucette MICHAUX-CHEVRY,
Sénateur.
(1) Cette commission est composée de : MM. Xavier de Villepin, président ; Yvon Bourges, Guy Penne, Jean Clouet, François Abadie, Mme Danielle Bidard-Reydet, MM. Jacques Genton, vice-présidents ; Michel Alloncle, Jean-Luc Mélenchon, Serge Vinçon, Bertrand Delanoë, secrétaires ; Nicolas About, Jean-Michel Baylet, Jean-Luc Bécart, Daniel Bernardet, Pierre Biarnès, Didier Borotra, André Boyer, Mme Paulette Brisepierre, MM. Michel Caldaguès, Robert Calmejane, Mme Monique Cerisier-ben Guiga, MM. Charles-Henri de Cossé-Brissac, Pierre Croze, Marcel Debarge, Jean-Pierre Demerliat, Xavier Dugoin, André Dulait, Hubert Durand-Chastel, Claude Estier, Hubert Falco, Jean Faure, Philippe de Gaulle, Daniel Goulet , Jacques Habert, Marcel Henry, Roger Husson, Christian de La Malène, Edouard Le Jeune, Maurice Lombard, Philippe Madrelle, Pierre Mauroy, Mme Lucette Michaux-Chevry, MM. Paul d'Ornano, Charles Pasqua, Alain Peyrefitte, Bernard Plasait, Régis Ploton, Guy Robert, Michel Rocard, André Rouvière, André Vallet.
Voir le numéro :
Sénat : 326 (1996-1997).
Traités et conventions.
Mesdames, Messieurs,
Le présent projet de loi a pour objet d'autoriser la ratification du protocole sur l'interdiction ou la limitation de l'emploi des mines, pièges et autres dispositifs, tel qu'il a été modifié à Genève le 3 mai 1996.
Ce texte, également appelé protocole II, est l'un des trois protocoles annexés à la Convention de 1980 sur l'interdiction ou la limitation de l'emploi de certaines armes classiques qui peuvent être considérées comme produisant des effets traumatiques excessifs ou comme frappant sans discrimination.
C'est à la demande de la France qu'a été convoquée, dans le cadre des Nations unies, une conférence d'examen de la convention de 1980, en vue de renforcer les dispositions du protocole II et de mieux lutter contre le fléau que représentent les mines antipersonnel.
Massivement utilisées dans plusieurs dizaines de pays au cours des dernières années, la plupart du temps lors de conflits internes et de guerres civiles, les mines antipersonnel frappent indistinctement les militaires et les populations civiles et continuent à tuer ou mutiler des années après la fin des hostilités. Alors que le déminage s'avère particulièrement lent et coûteux, leur dissémination déstabilise gravement les sociétés des pays concernés, que ce soit en raison du nombre important des victimes ou des entraves au retour à une vie économique et sociale normale.
Si certains Etats ont d'ores et déjà pris des mesures unilatérales d'interdiction ou de limitation relatives à la fabrication, à l'exportation ou à l'utilisation des mines antipersonnel, les instruments internationaux ne sont pas pour l'instant parvenus à lutter efficacement contre ces armes dévastatrices.
La Convention de 1980 n'engage qu'une soixantaine d'Etats et son protocole II comportait d'importantes lacunes que la conférence d'examen avait précisément pour objet de combler.
Les modifications apportées au protocole II, adoptées à Genève le 3 mai 1996, remédient à certaines de ses insuffisances. Elles permettent notamment d'étendre le champ d'application du protocole aux conflits armés non internationaux, de renforcer les restrictions à l'emploi des mines antipersonnel et de préciser les mesures de protection des populations civiles. Elles interdisent certains types de mines ainsi que leur transfert.
Il apparaît toutefois que sur bien des points, ces modifications ne vont pas aussi loin que l'auraient souhaité certains pays signataires. Aussi ce texte ne constitue-t-il qu'une étape sur la voie de l'interdiction totale des mines antipersonnel.
Après avoir brièvement évoqué l'ampleur du problème des mines antipersonnel et ses conséquences, votre rapporteur présentera dans le détail la portée du nouveau protocole II modifié, puis évoquera les perspectives d'une future interdiction totale des mines antipersonnel.
I. LES MINES ANTIPERSONNEL : UNE ARME AVEUGLE ET DÉVASTATRICE POUR LES POPULATIONS CIVILES
Si elles ont souvent moins retenu l'attention de la communauté internationale que les armes nucléaires ou chimiques, les mines antipersonnel constituent néanmoins un fléau qui tue ou mutile chaque année plus de 20 000 personnes dans le monde, touchant quasi exclusivement les populations civiles. Cette " arme du pauvre " ou " arme des lâches ", comme on la qualifie fréquemment, a pour singularité de maintenir un état de " guerre en temps de paix ", puisqu'elle continue à frapper ses victimes bien longtemps après la fin des conflits. Sa prolifération entraîne une déstabilisation durable des pays dans lesquels elle a été massivement utilisée, d'autant que le déminage s'avère hors de portée pour la plupart d'entre eux.
A. UN PROBLÈME D'AMPLEUR PLANÉTAIRE
Les dernières décennies ont vu se développer la gamme des mines antipersonnel ainsi que leur utilisation si bien qu'aujourd'hui elles se trouvent disséminées dans plus de 60 pays.
1. La prolifération des mines antipersonnel
La mine antipersonnel se définit comme un engin quelconque placé sur ou dans le sol, ou sur une autre surface ou à proximité et conçu pour exploser ou éclater du fait de la présence, de la proximité ou du contact d'une personne.
Utilisées dès la première guerre mondiale pour protéger les champs de mines antichar, les mines antipersonnel ont vu depuis lors leur utilisation considérablement développée. L'apparition de nouveaux types de mines a diversifié leur emploi qui s'est peu à peu éloigné des objectifs strictement militaires pour toucher indistinctement combattants et populations civiles.
On compte actuellement deux grandes catégories de mines antipersonnel :
. les mines à effet de souffle, posées en surface et camouflées ou enfouies à faible profondeur dans le sol, qui explosent sous la simple pression d'un pas,
. les mines à fragmentation, qui projettent des billes ou des éclats métalliques en explosant et qui sont soit montées au-dessus du sol et reliées à des fils pièges, soit enfouies puis propulsées en hauteur sous l'effet d'une première charge (mines bondissantes).
Il existe près de 360 modèles différents, allant d'un centaine de grammes à plusieurs kilogrammes. Cette diversité des modèles et de leurs caractéristiques techniques a entraîné une utilisation de plus en plus répandue et incontrôlée.
Les mines de petite taille et de faible poids peuvent être directement emportées par les combattants, ce qui favorise leur dissémination. Par ailleurs, de nombreux modèles peuvent être mis en place à distance, c'est-à-dire lancés depuis un avion, un hélicoptère ou par un mortier, un lance-roquettes ou une pièce d'artillerie. Cette dernière technique a notamment été utilisée par les Américains au Vietnam et au Laos et, plus massivement encore, par les Soviétiques en Afghanistan. Outre qu'elle permet la dispersion d'une quantité beaucoup plus importante de mines, la mise en place à distance a pour principale caractéristique de ne s'accompagner d'aucun relevé ou tracé précis des zones minées, ce qui rend le déminage encore plus difficile.
L'usage militaire des mines antipersonnel est en principe lié au souci de protéger des installations sensibles ou des objectifs spécifiques. Il vise également à limiter les mouvements d'infanterie de l'adversaire.
En dehors des conflits classiques, les mines antipersonnel ont très largement été utilisées dans les guerres civiles dans le but non dissimulé de terroriser les populations et de désorganiser des régions entières.
Selon les estimations les plus couramment citées, notamment par les Nations unies et les organisations non gouvernementales, 110 millions de mines antipersonnel se trouvaient enterrées ou posées au sol dans 64 pays en 1995, leur nombre augmentant de 2 millions d'unités chaque année. En outre, 100 millions d'unités étaient stockés dans les arsenaux de plus de 100 pays. Sur la seule période 1980-1995, 65 millions de mines antipersonnel auraient été disséminées.
Ces ordres de grandeur illustrent l'ampleur d'un phénomène qui est loin de se réduire.
2. Les pays les plus sévèrement touchés
La liste des pays les plus gravement touchés par les mines antipersonnel recoupe celle des conflits ayant affecté les pays du sud au cours des dernières décennies.
L'Afghanistan, le Cambodge et l'Angola figurent incontestablement en tête de cette liste, le nombre de mines disposées sur leur territoire étant, selon les estimations, voisin et même supérieur à la dizaine de millions d'unités.
En Afghanistan, les mines ont été massivement larguées depuis des hélicoptères par les forces soviétiques, dans des régions entières supposées contrôlées par les Moudjahidins afghans. Ces mines à ailettes, dites " mines papillons ", présentent, parmi d'autres effets destructeurs, la particularité de ressembler à un jouet et d'attirer les enfants, qui constituent la majorité de leurs victimes.
Au Cambodge, l'armée vietnamienne comme les Khmers rouges et l'ensemble des factions ont eu largement recours aux mines antipersonnel et les ont répandues dans de vastes zones sans que les emplacements n'aient été préalablement enregistrés.
En Angola, l'usage des mines antipersonnel tant par les forces gouvernementales que par celles de l'Unita, a entraîné des dégâts considérables au sein des populations civiles.
Le Mozambique, le Soudan, la Somalie, l'Ethiopie et l'Erythrée compteraient pour leur part sur leur sol plus de 1 million de mines antipersonnel. Il en va de même de l'Irak, dans la région du Kurdistan.
En Amérique centrale, le Salvador et le Nicaragua sont également touchés.
Enfin, le phénomène n'est pas limité aux pays du sud et l'utilisation des mines antipersonnel est apparue dans les conflits de l'ex-Yougoslavie et de l'ex-URSS.
De 2 à 3 millions de mines antipersonnel auraient été disséminés dans les zones civiles de Croatie et de Bosnie, à la fois pour couper les lignes d'approvisionnement et pour assurer le contrôle des territoires. Dans une moindre mesure, les mines antipersonnel ont été utilisées dans les conflits du Haut-Karabakh, de l'Abkhazie et de la Tchétchénie.
B. UNE DÉSTABILISATION DURABLE DES PAYS AFFECTÉS
Parce qu'elles continuent à frapper longtemps après la fin des hostilités et qu'elles touchent très majoritairement les populations civiles, les mines antipersonnel déstabilisent durablement les sociétés des pays affectés, d'autant que ceux-ci ne disposent que de moyens de déminage très faibles au regard de l'ampleur du problème.
1. Des effets dévastateurs
Les mines antipersonnel causent tout d'abord des dégâts humains considérables. Posées sans discrimination, c'est-à-dire sans objectif militaire précis, elles touchent aussi bien les militaires que les populations civiles, y compris les femmes et les enfants. La faible charge explosive est plus calculée pour blesser, en vue de ralentir la marche de l'adversaire et de le désorganiser, que pour tuer. Si elle survit à l'explosion ou aux suites de l'explosion (hémorragies, infections), la victime est le plus souvent atteinte de blessures très graves qui nécessitent l'amputation d'un ou plusieurs membres.
Le comité international de la Croix Rouge estimait en 1995 que chaque mois, 800 personnes étaient tuées et de 1 000 à 1 500 autres grièvement blessées par des mines antipersonnel. Le nombre de victimes ayant dû subir un amputation est évalué à 30 000 en Afghanistan et au Cambodge et entre 40 000 et 70 000 en Angola.
Pour les pays concernés, les charges directes liées aux victimes des mines antipersonnel sont très lourdes. Il leur est difficile d'y faire face, que ce soit en matière de soins, de rééducation et d'appareillage et plus encore de réinsertion sociale et professionnelle.
A ces effets directs, s'ajoutent des effets indirects, d'autant plus graves qu'ils perdurent tant que le déminage n'a pas été effectué. En effet, la persistance de vastes portions du territoire infestées de mines entrave le retour à une vie économique et sociale normale.
Le minage représente tout d'abord une limite importante à l'action d'éventuelles forces de maintien de la paix ou d'organisations humanitaires. Comme on l'a par exemple constaté en Afghanistan, il empêche le retour des réfugiés dans leurs régions d'origine et compromet la reconstruction.
Par ailleurs, dans des pays où l'agriculture est dominante, le minage réduit les surfaces cultivables et les zones pastorales, affaiblit les systèmes d'irrigation et bien entendu frappe une main-d'oeuvre agricole très exposée au danger.
Enfin, le minage désorganise profondément l'économie en restreignant les possibilités de communication et d'échanges.
La prolifération des mines antipersonnel dans plusieurs dizaines de pays constitue ainsi un facteur aggravant de sous-développement.
2. Le déminage : un processus lent et coûteux
Si l'on estime à 2 millions le nombre de mines antipersonnel posées chaque année dans le monde, seules 100 000 sont éliminées dans le même temps dans le cadre de programmes de déminage. On pose donc encore beaucoup plus de mines que l'on en élimine.
On distingue généralement deux types de déminage : le déminage militaire, destiné à ouvrir rapidement des brèches dans les champs de mines afin de poursuivre les opérations militaires, et le déminage humanitaire, opération de bien plus grande ampleur, qui consiste à " dépolluer " en totalité des régions entières afin de permettre le retour à une vie économique et sociale normale.
Le déminage humanitaire s'attaque à des zones beaucoup plus étendues que le déminage militaire et il requiert un degré de précision bien plus important, l'objectif étant d'éliminer la totalité des mines. Il peut faire appel à des moyens mécaniques mais repose essentiellement sur le travail d'équipes de démineurs, " ratissant " le terrain m² par m². Lent, fastidieux et dangereux, le déminage humanitaire est également une activité très coûteuse. L'enlèvement d'une mine représente un coût pouvant varier de 300 à 1 000 dollars, ce qui est considérable si l'on prend en compte le nombre d'engins disséminés et les capacités financières des Etats concernés. Pour les aider à faire face à cette tâche gigantesque, les Nations unies ont lancé des programmes de déminage axés sur la formation de démineurs locaux, particulièrement en Afghanistan, au Cambodge, en Angola et au Mozambique. Plusieurs pays mènent parallèlement des recherches en vue de perfectionner les techniques de détection et de neutralisation des mines. Force est de constater que même dans l'hypothèse, malheureusement démentie par les faits, d'un arrêt de l'utilisation des mines antipersonnel, l'élimination des millions de mines existantes impliquerait sur une longue période, l'affectation de moyens financiers très importants.