III. L'HARMONISATION DE LA DURÉE DE PROTECTION DES DROITS PATRIMONIAUX
La réponse à une question préjudicielle posée à la Cour de justice à propos d'une affaire d'importation de disques a révélé que la divergence des législations nationales relatives à la durée de protection des droits de propriété littéraire et artistique pouvait être un obstacle à la libre circulation des biens protégés par un droit d'auteur ou un droit voisin.
En effet, si la mise sur le marché d'un État membre du bien protégé par le titulaire des droits ou avec son consentement empêche ce dernier de s'opposer à sa libre circulation dans la Communauté ( ( * )13) , la Cour de justice a jugé qu'il n'en allait pas de même lorsque la mise sur le marché résultait non du consentement du titulaire des droits mais de l'expiration de ses droits exclusifs. Dans ce cas, « dans la mesure où la disparité des législations nationales est susceptible de créer des restrictions au commerce intra-communautaire (...), ces restrictions sont justifiées au titre de l'article 36 du Traité de Rome dès lors qu'elles résultent de la différence des régimes en matière de durée de protection et que celle-ci est indissociablement liée à l'existence même des droits exclusifs » ( ( * )14) .
L'arrêt « Patricia » est donc directement à l'origine de la directive n° 93/98 relative à l'harmonisation de la durée de la protection des droits d'auteur et de certains droits voisins, dont les dispositions traduisent davantage la volonté d'accélérer la réalisation du marché unique que celle d'élaborer une doctrine cohérente en matière de propriété littéraire et artistique.
La transposition de la directive impose « l'importation », dans le droit français, des mesures ponctuelles et d'inspiration parfois baroque qu'elle rassemble.
A. LES DISPOSITIONS DE LA DIRECTIVE
Elles associent une « harmonisation vers le haut » des durées de protection et des aménagements de détail qui reflètent des compromis parfois inattendus. Par ailleurs, la mise en application de la directive se traduira inévitablement par des situations complexes.
1. L'harmonisation des durées de protection
a) Les durées de protection
Diverses justifications ont été avancées en faveur de l'harmonisation au plus haut niveau des durées de protection retenue par la directive : la volonté de protéger les droits d'auteur, l'augmentation de l'espérance de vie ( !) justifiant que soit retenue une protection post mortem assez longue pour bénéficier à deux générations d'héritiers ...
En fait, l'argument décisif a été le souci d'éviter une trop longue période de transition, du fait du principe du respect des droits acquis sous l'empire des législations nationales. Les durées de protection des droits d'auteur variaient, selon les États membres, de 50 à 70 ans p.m.a. -et jusqu'à 80 ans en Espagne pour les oeuvres ayant accédé à la protection avant 1987-celles de la protection des droits voisins de l'absence de protection à une protection de 50 ans à partir du fait générateur, selon les droits et les pays.
Les durées retenues par la directive sont donc de 70 ans p.m.a. pour la protection du droit d'auteur, et de 50 ans après le fait générateur pour les droits voisins harmonisés par la directive n° 92/100 CEE, c'est-à-dire les droits des artistes interprètes, des producteurs de phonogrammes ou de vidéogrammes et des entreprises de communication.
b) Les dispositions particulières à certaines catégories d'oeuvres
En matière de calcul de la durée de protection des droits d'auteur, la directive retient des « règles générales » classiques : la protection est assurée à partir de la création et jusqu'à 70 ans p.m.a. pour les oeuvres individuelles, le délai p.m.a. partant de la mort du dernier coauteur vivant pour les oeuvres de collaboration. De même, est prévue une protection post publication pour les oeuvres anonymes ou pseudonymes et les oeuvres collectives, la définition de ces deux catégories qui ressort de la directive étant d'ailleurs assez proche : selon la directive, l'oeuvre collective est essentiellement une oeuvre dont tous les auteurs ne sont pas connus.
ï En revanche, pour les oeuvres posthumes, la directive retient une solution moins généralement admise : le rattachement à la durée de protection du droit d'auteur, les oeuvres étant protégées jusqu'à 70 ans après la mort de l'auteur, quelle que soit leur date de publication. Toutefois, les oeuvres divulguées après l'expiration de la protection peuvent être protégées, au bénéfice de la personne qui les publie, par un droit exclusif de 25 ans.
ï Dans deux cas particuliers, les solutions retenues sont d'une originalité plus radicale et d'une logique plus discutable : celui des oeuvres audiovisuelles et celui des oeuvres anonymes ou collectives qui n'ont pas été publiées dans les 70 ans suivant leur création.
* Les oeuvres audiovisuelles
Après de longues hésitations entre les conceptions très divergentes prévalant dans les États membres - protection à partir de la communication au public ou régime de l'oeuvre de collaboration, définition variable des coauteurs - la directive tranche en faveur d'une solution pour le moins originale, puisqu'elle dissocie les règles relatives à la titularité des droits et celles relatives à leur durée :
- en ce qui concerne la titularité -sujet éminemment sensible l'harmonisation est minimale : la directive impose seulement que le réalisateur principal soit considéré comme l'auteur ou l'un des auteurs, les États membres étant totalement libres de reconnaître la qualité d'auteur à autant d'autres coauteurs qu'ils le souhaitent.
- en revanche, pour le mode de calcul de la durée des droits, la directive impose une règle unique -à tous les sens du terme : l'oeuvre est considérée comme une oeuvre de collaboration, mais ne pourra être prise en compte, pour fixer le point de départ de la protection p.m.a., que la date du décès du dernier survivant parmi quatre « personnes », qu'elles soient ou non considérées comme coauteurs : le « réalisateur principal », l'auteur du scénario, l'auteur des dialogues et celui de la musique originale composée pour l'oeuvre.
- Ce compromis a pour objet de ne pas raccourcir à l'excès la durée de protection dans certains États membres, et de ne pas imposer une durée unique de protection, tout en limitant le nombre et en harmonisant le choix des personnes prises en compte pour le calcul de la durée de protection (la directive ne semble pas envisager la possibilité que le scénario, les dialogues ou la musique originale soient également des oeuvres de collaboration...).
* Les oeuvres anonymes ou collectives non p ubliées dans les 70 ans de leur création
La directive a également fait prévaloir une règle « sui generis » en prévoyant que les oeuvres dont la durée de protection est fonction de leur date de publication n'auraient droit à cette protection que si leur publication intervenait moins de 70 ans après leur création. Faute de travaux préparatoires, on ignore les raisons qui ont dicté ce choix.
On peut en tout cas relever :
- que la règle retenue semble aller plus loin, pour les oeuvres anonymes ou pseudonymes, que la Convention de Berne, qui tolère seulement que ces oeuvres ne soient pas protégées si « il y a tout lieu de présumer que leur auteur est mort depuis 50 ans » (article 7-3) : à cet égard, en tout cas, la directive ne tient pas compte de « l'augmentation de l'espérance de vie »...
- qu'elle a peu de chances de s'appliquer aux oeuvres collectives, qui par nature ont plutôt vocation à être publiées rapidement ;
- et qu'enfin cette disposition, choquante dans son principe, ne paraît pas d'une utilité évidente, et qu'elle sera dans certains cas bien difficile à appliquer, faute de pouvoir dater avec certitude la création de l'oeuvre.
•
le
«
droit de
publication » des oeuvres non publiées auparavant
Pour compenser cette surprenante péremption du droit à la protection, et aussi pour assouplir le régime prévu pour les oeuvres posthumes, la directive (article 4) prévoit un « droit de publication », après l'expiration du droit d'auteur, pour les oeuvres non publiées auparavant, qui s'analyse comme un droit exclusif de 25 ans reconnu à « toute personne » responsable de la publication ou de la communication au public de l'oeuvre.
* (13) CJCE, arrêts « Deutsche Gramophon », 8 juin 1971, Aff. 78/70 et « Muzik - Vertrieb », 20 janvier 1981, Aff. 55 et 57/80.
* (14) CJCE. , arrêt « Patricia », 24 janvier 1989, Aff. 341/87.