N° 120
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 6 novembre 2024
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des finances (1) sur la
proposition de loi visant à limiter
le
paiement en
espèces,
Par M. Michel CANÉVET,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Claude Raynal, président ; M. Jean-François Husson, rapporteur général ; MM. Bruno Belin, Christian Bilhac, Jean-Baptiste Blanc, Michel Canévet, Emmanuel Capus, Thierry Cozic, Bernard Delcros, Thomas Dossus, Albéric de Montgolfier, Didier Rambaud, Stéphane Sautarel, Pascal Savoldelli, vice-présidents ; Mmes Marie-Carole Ciuntu, Frédérique Espagnac, MM. Marc Laménie, Hervé Maurey, secrétaires ; MM. Pierre Barros, Arnaud Bazin, Grégory Blanc, Mmes Florence Blatrix Contat, Isabelle Briquet, MM. Vincent Capo-Canellas, Raphaël Daubet, Vincent Delahaye, Vincent Éblé, Rémi Féraud, Stéphane Fouassin, Mme Nathalie Goulet, MM. Jean-Raymond Hugonet, Éric Jeansannetas, Christian Klinger, Mme Christine Lavarde, MM. Antoine Lefèvre, Dominique de Legge, Victorin Lurel, Jean-Marie Mizzon, Claude Nougein, Jean-Baptiste Olivier, Olivier Paccaud, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Georges Patient, Jean-François Rapin, Mme Ghislaine Senée, MM. Laurent Somon, Christopher Szczurek, Mme Sylvie Vermeillet, M. Jean Pierre Vogel.
Voir les numéros :
Sénat : |
628 (2023-2024) et 121 (2024-2025) |
L'ESSENTIEL
Déposée le 22 mai 2024 par M. le sénateur Christian Bilhac et plusieurs de ses collègues, la proposition de loi n° 628 (2023-2024) visant à limiter le paiement en espèces est composée d'un article unique qui a pour objet de limiter les paiements en espèces en étendant le champ d'application de l'interdiction de certains paiements en argent liquide pour mieux lutter contre la criminalité financière.
Réunie le 6 novembre 2024, sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission des finances a examiné le rapport de M. Michel Canévet sur cette proposition de loi.
Si le rapporteur partage l'objectif poursuivi de renforcement de la lutte contre la criminalité financière, il apparait qu'il ne saurait être efficacement atteint par ces mesures de restriction du droit au paiement en espèces qui ont par ailleurs un caractère disproportionné et risqueraient de complexifier l'encadrement actuel de l'usage des espèces.
I. LE PAIEMENT PAR ESPÈCES CONTINUE DE CONSTITUER UN MOYEN DE PAIEMENT STRUCTURANT DE LA VIE SOCIALE ET ÉCONOMIQUE QUI EST ENCADRÉ PAR L'INTERDICTION DES PAIEMENTS EN ESPÈCES AU-DELÀ D'UN SEUIL RÉGLEMENTAIRE
A. LES ESPÈCES DONT L'UTILISATION EST EN RECUL CONTINUENT DE REPRÉSENTER LA MOITIÉ DES PAIEMENTS AUX POINTS DE VENTE ET PLUS DES DEUX TIERS DES OPÉRATIONS ENTRE PARTICULIERS
L'utilisation des espèces connait un mouvement de recul en conséquence du développement des moyens de paiement alternatifs, notamment par carte et virements bancaires. Nonobstant, une grande partie de la population demeure attachée à l'utilisation des espèces qui représente en 2022, en volume, la moitié des paiements aux points de vente1(*).
L'utilisation des espèces est particulièrement répandue pour les opérations non-professionnelles entre particuliers, qui sont payées en argent liquide à hauteur de 71 % en volume et de 57 % en valeur.
Les espèces continuent d'être le premier moyen de paiement en volume aux points de vente.
Répartition des moyens de paiement
pour
les opérations non-professionnelles entre particuliers
(en volume et en 2022)
Source : commission des finances, d'après les données de la Banque centrale européenne (BCE)
B. LE DROIT AU PAIEMENT EN ESPÈCES EST ENCADRÉ PAR UN RÉGIME D'INTERDICTION DU RECOURS AUX ESPÈCES POUR LES PAIEMENTS DE PLUS DE 1 000 EUROS PAR LES RÉSIDENTS FRANÇAIS
La monnaie fiduciaire ayant cours légal en France, la possibilité de payer en espèces est un droit consacré par le code monétaire financier et par le code pénal.
Pour autant, le droit au paiement en espèces fait l'objet d'un encadrement strict qui a été mis en place comme instrument de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
À ce titre, le code monétaire et financier fixe un seuil général de 1 000 euros au-delà duquel les paiements en espèces sont interdits. Ce seuil est aménagé pour les personnes non-résidentes qui réalisent des opérations n'ayant pas de finalité professionnelle.
Le plafond applicable en France constitue déjà l'un des plus robustes de la zone euro, plusieurs pays n'appliquant aucun plafond. L'entrée en application du règlement (UE) du 31 mai 2024 relatif à la lutte contre le blanchiment de capitaux se traduira par l'obligation pour les pays d'appliquer un plafond d'au moins 10 000 euros.
Parallèlement, le régime d'encadrement du droit au paiement en espèces comporte plusieurs dérogations pour tenir compte de certains situations spécifiques.
En premier lieu, les personnes « non-bancarisées », c'est-à-dire n'ayant pas de compte bancaire et ne pouvant pas s'obliger par chèque ou par un autre moyen de paiement, sont exemptées du plafond de 1 000 euros.
En second lieu, les opérations non-professionnelles entre particuliers ne sont pas plafonnées.
Plafonds de paiement en espèces dans plusieurs pays de la zone euro
Pays |
Plafond de paiement en espèces applicable |
Italie |
5 000 € |
Malte |
10 000 € |
Espagne |
1 000 € |
Pays-Bas |
3 000 € |
Belgique |
3 000 € |
Slovénie |
5 000 € |
France |
1 000 € |
Luxembourg |
non plafonné |
Autriche |
non plafonné |
Allemagne |
non plafonné |
Irlande |
non plafonné |
Finlande |
non plafonné |
Note : État des lieux établi par la Banque centrale européenne en avril 2023.
Source : commission des finances, d'après les réponses de la Banque de France au questionnaire du rapporteur
II. LES MESURES PROPOSÉES PAR LA PROPOSITION DE LOI NE PERMETTRAIENT PAS DE RÉPONDRE À L'OBJECTIF LÉGITIME DE RENFORCEMENT DE LA LUTTE CONTRE LA CRIMINALITÉ FINANCIÈRE
A. LA PROPOSITION DE LOI PRÉVOIT D'INCLURE DANS LE RÉGIME D'ENCADREMENT DES PAIEMENTS EN ESPÈCES LES OPÉRATIONS ENTRE PARTICULIERS ET LES PERSONNES NON-BANCARISÉES
La première mesure prévue par la proposition de loi consiste à fixer un plafond spécifique pour le paiement des loyers, les loyers étant actuellement soumis au plafond de droit commun de 1 000 euros en dehors des paiements non-professionnels entre particuliers.
La deuxième mesure prévue par la proposition de loi consiste à soumettre les paiements non-professionnels entre particuliers au plafonnement de 1 000 euros prévus pour les résidents.
Enfin la troisième mesure prévue par la proposition de loi consiste à soumettre les personnes non-bancarisées au plafonnement de 1 000 euros prévus pour les résidents.
B. LES RESTRICTIONS DE LIBERTÉ PROPOSÉES NE PERMETTENT PAS D'ATTEINDRE L'OBJECTIF LÉGITIME DE RÉARMEMENT FACE À LA CRIMINALITÉ FINANCIÈRE
Le rapporteur, qui comprend et partage l'intention de l'auteur de lutter contre le blanchiment de capitaux, relève que les services chargés de la lutte contre la criminalité financière n'identifient pas de risque lié ni aux transactions non-professionnelles entre particuliers, ni au versement des loyers, ni aux personnes non-bancarisées.
Le renforcement de l'encadrement de certaines activités comme celle de location de véhicules de luxe mentionnée par l'auteur de la proposition de loi serait plus efficacement atteint par un aménagement du régime de lutte contre le blanchiment de capitaux qui assujettis certaines professions à des obligations spécifiques2(*) que par des mesures générales concernant l'ensemble des paiements en espèces.
L'encadrement de certains secteurs spécifiques dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux permettrait un résultat plus efficace que des mesures générales de limitation des paiements en espèces.
Un nombre estimé à |
Le taux de non-bancarisation est multiplié par |
Une proportion de |
personnes sans compte bancaire en France |
pour les ménages les moins aisés |
des Français ne disposent pas d'une carte de paiement |
Par surcroît, les personnes non-bancarisées sont plus de 400 000 en France et sont souvent dans une situation précaire qui ne leur permet pas de bénéficier de la procédure de droit au compte mise en oeuvre par la Banque de France. Leur inclusion dans le régime d'encadrement des paiements en espèces conduirait à interdire les paiements de plus de 1 000 euros pour les résidents n'ayant pas de moyen de paiement alternatif aux espèces.
Dans ce contexte, si le rapporteur approuve la volonté de l'auteur de la proposition de renforcer la lutte contre la criminalité financière, un durcissement du régime d'encadrement du droit au paiement en espèces n'apparait pas justifié.
Compte tenu de ces éléments, la proposition de loi n'a pas été adoptée par la commission.
En conséquence, en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion portera en séance publique sur le texte de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.
* 1 Banque centrale européenne (BCE), 2022, Study on the payment attitudes of consumers in the euro area (SPACE).
* 2 Art. 3 du règlement (UE) 2024/1624 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2024.