II. LES OBSERVATIONS DES RAPPORTEURS SPÉCIAUX

1. Les crédits de la mission se stabilisent à un niveau très élevé

L'exécution des crédits de l'année 2023 a moins été affectée que les précédentes par la survenance de crises sociales de grande ampleur. En effet, si les exercices précédents avaient été marqués par la mobilisation récurrente de la mission pour financer la réponse à des situations d'urgence économique et sociale, avec notamment :

- l'augmentation à 90 euros du bonus individuel de la prime d'activité en réponse au mouvement des « gilets jaunes », pour un coût annuel pérenne d'environ 4,4 milliards d'euros ;

- l'ouverture de 2,7 milliards d'euros en 2020, pour financer une série de mesures d'urgence en réponse à la crise sanitaire, comme les aides exceptionnelles de solidarité en faveur des ménages modestes (1,9 milliard d'euros) ;

l'indemnité inflation en 2021, en réponse à la hausse des prix constatée sur cet exercice, avec un coût de 3 milliards d'euros pour la mission ;

la « prime de rentrée » en 2022, en faveur des foyers modestes, pour un coût de 1 350 millions d'euros.

En 2023, l'absence de dispositif d'urgence de cette ampleur résulte en une exécution budgétaire plus proche des prévisions que lors des exercices précédents.

En conséquence, les reports entrants de crédits s'établissent à 75,0 millions d'euros en AE et 140,4 millions d'euros en CP entre 2022 et 2023, alors qu'ils étaient de 304,0 millions d'euros en AE et 339,2 millions d'euros en CP entre 2021 et 2022. Les reports sont concentrés sur le programme 304, principalement au titre des crédits d'aide alimentaire (39 millions d'euros) ouverts dans la dernière loi de finances rectificative pour 20223(*).

Les ouvertures de crédits ont également été modérées en 2023. Elles sont principalement dues à l'intervention de la loi de finances de fin de gestion pour 2023, qui a ouvert un peu plus de 133 millions d'euros sur le programme 157 et 440,9 millions d'euros sur le programme 304 - dont 70 millions d'euros visant à financer une revalorisation exceptionnelle de 35 % de la « prime de Noël » pour les familles monoparentales, et 40 millions d'euros pour soutenir les associations d'aide alimentaire qui faisaient face à une situation très difficile.

Évolution des crédits de la mission à périmètre courant entre 2018 et 2023 (CP)

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les documents budgétaires

Ainsi, la part des dépenses d'urgence dans les dépenses de la mission a fortement diminué entre 2022 et 2023, le « coup de pouce » budgétaire décidée en loi de finances de fin de gestion (LFFG) étant de seulement 113 millions d'euros (alors que les dépenses exceptionnelles liées à l'inflation étaient d'environ 1,5 milliard d'euros en 2022 et de 3 milliards d'euros en 2021).

Cette accalmie sociale permet aux dépenses totales de la mission de se stabiliser - bien qu'à un niveau élevé de 30 milliards d'euros, soit une très légère diminution par rapport à l'exécution 2022 (- 0,7 %).

Toutefois, l'évolution tendancielle des dépenses de la mission est très dynamique, et compense presque entièrement la disparition des dispositifs d'urgence. Ainsi, la tendance prise en compte dans la construction de la loi de finances pour 2023 était estimée à + 1 242,4 millions d'euros. Elle a été légèrement dépassée, comme en ont témoigné les demandes d'ouvertures de crédits en LFFG.

La soutenabilité de la trajectoire de dépenses de la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances » n'est donc pas garantie.

2. Une sur-exécution du programme 304 moins importante que lors des exercices précédents

Si le programme 304 n'a pas été, comme ces dernières années, le vecteur de mesures destinées à protéger nos concitoyens les plus fragiles de l'impact de l'inflation - indemnité inflation, « prime de rentrée » - il a néanmoins vu une hausse non négligeable de ses dépenses, en particulier des dépenses de guichet.

Évolution des crédits consommés au titre des principales
dépenses de guichet du programme 304

(en millions d'euros)

 

2022

2023

Évolution

Prime d'activité

10 262,4

10 691,9

+ 4,2 %

RSA recentralisé

1 538,6

1 588,5

+ 3,2 %

Protection juridique des majeurs

764,0

829,5

+ 8,6 %

Prime de Noël

478,5

536,0

+ 12,0 %

TOTAL

13 224,4

13 819,6

+ 4,5 %

Source : commission des finances du Sénat, d'après les documents budgétaires

Ces évolutions ont plusieurs origines principales :

- s'agissant de la prime d'activité, cette évolution s'explique principalement par le dynamisme du marché du travail, cette prestation étant versée aux salariés modestes ; elle résulte également de l'inflation, insuffisamment prise en compte au moment de l'élaboration de la loi de finances pour 2023, ce qui avait conduit à l'ouverture de 330,9 millions d'euros en crédits supplémentaires en loi de finances de fin de gestion, pour financer « des dépenses de prime d'activité et de RSA recentralisé plus importantes qu'initialement prévu » ;

- s'agissant de la prime de Noël, l'évolution très importante constatée entre 2022 et 2023 résulte principalement de la revalorisation exceptionnelle de 35 % de la prime pour les familles monoparentales, introduite par amendement au projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023 pour un montant de 70 millions d'euros ;

- s'agissant du RSA recentralisé, par une nouvelle mesure du périmètre qui a vu le département de l'Ariège se joindre aux départements expérimentateurs, entrainant une hausse de 39,9 millions d'euros de crédits à ce titre ;

- s'agissant de la protection juridique des majeurs, l'augmentation - légère - des crédits s'explique par le vieillissement de la population et par le recul des mesures de protection confiées à la famille.

3. Après la déconjugalisation de l'AAH, une hausse et une sur-exécution des dépenses du programme 157

La consommation des crédits au titre de l'allocation aux adultes handicapés (AAH), financés sur le programme 157, s'élève en 2023 à 12,7 milliards d'euros, contre 12,5 milliards d'euros prévus en LFI. Il s'agit d'une augmentation de 752,6 millions d'euros (+ 6,3 %) par rapport à 2022.

Sur les dernières années, on constate :

- d'une part, une dynamique importante de la dépense, qui a presque doublé (+ 91,2 %) depuis 2010, sous le double effet d'une hausse du nombre de bénéficiaires et de revalorisations du montant de la prestation intervenues en 2019 et en 2022 ;

- d'autre part, de substantiels écarts à la prévision pour certains exercices (+ 230 millions d'euros en moyenne annuelle depuis 2010), dont un écart en 2023 (+ 137 millions d'euros).

Évolution des dépenses d'AAH et des écarts à la prévision (en CP)

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat d'après les documents budgétaires et la Cour des comptes

La hausse des crédits consacrés à l'AAH s'est poursuivie en 2023 et continuera de se poursuivre en 2024, sous l'effet de la déconjugalisation de cette prestation4(*). Il n'est toutefois pas certain que le coût de cette mesure, dont les rapporteurs spéciaux se félicitent et qu'ils avaient soutenue, ait été pleinement appréhendé par le Gouvernement.

La marche vers la déconjugalisation de l'AAH

L'AAH est une allocation individuelle, toutefois son calcul prend en compte les éventuels revenus du conjoint du bénéficiaire, une situation que déplorent de nombreuses associations de défense des personnes handicapées.

Depuis le 1er janvier 2022, un abattement forfaitaire de 5 000 euros par an, majoré de 1 400 euros par enfant à charge, s'applique sur les revenus du conjoint du bénéficiaire de l'AAH pris en compte pour le calcul du montant de l'allocation. Cet abattement forfaitaire est venu remplacer l'abattement proportionnel de 20 % qui s'appliquait auparavant, et s'applique sur les mêmes revenus.

Cependant, l'article 10 de la loi n° 2022-1158 du 16 août 2022 portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat est venu modifier en profondeur ce dispositif en prévoyant une mesure de déconjugalisation de l'AAH, avec une entrée en vigueur au 1er octobre 2023. La déconjugalisation correspond à la suppression de la prise en compte des revenus du conjoint et à l'application du plafond applicable aux personnes seules pour le calcul de la prestation des bénéficiaires en couple.

Toutefois, le décret n° 2022-1694 du 28 décembre 2022 prévoit un maintien du calcul conjugalisé de la prestation pour les bénéficiaires qui seraient perdants à la déconjugalisation.

Source : rapport annuel de performances 2022, mission « Solidarité, insertion et égalité des chances »

Estimé à 400 millions d'euros par an, il convient de lui ajouter le coût de la possibilité pour les perdants d'avoir un maintien du mode de calcul conjugalisé (160 millions d'euros), ce qui porte le coût total de la mesure à 560 millions d'euros en année pleine, soit 93 millions d'euros en 2023 pour la période d'octobre à décembre.

L'ouverture de 130 millions d'euros en loi de finances de fin de gestion pour 2023 pour financer, aux dire du Gouvernement, « des dépenses relatives à l'allocation adulte handicapé plus importantes qu'initialement prévu », tend à souligner l'importance de sincériser la budgétisation de l'AAH et d'améliorer le pilotage de la prestation, comme les rapporteurs spéciaux l'avaient recommandé lors d'un contrôle budgétaire en 20215(*).

4. La montée en puissance des crédits dédiés à l'égalité femmes-hommes confirme sa dynamique

Les crédits pour les politiques de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les violences faites aux femmes sont retracés, pour ce qui relève de la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances », sur le programme 137. Ce programme intervient principalement par des subventions versées à des associations assurant des missions de service public ou d'intérêt collectif, qui développent des actions tant en matière de lutte contre les violences sexistes que pour promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes.

Dans un rapport publié en juillet 20206(*), les rapporteurs spéciaux avaient fait le constat d'une politique insuffisamment portée, à la recherche de crédits budgétaires et souffrant d'un manque de moyens de l'administration comme des associations. Depuis, les moyens budgétaires dédiés à cette politique publique ont connu une constante augmentation : les crédits de paiement consommés étaient de 22,3 millions d'euros en 2017 ; ils sont désormais de 69,3 millions d'euros en 2023, soit une augmentation de 211,0 %.

Évolution des crédits ouverts en LFI et consommés
sur le programme 137 entre 2017 et 2024

(en crédits de paiement et en pourcentage)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les documents budgétaires

Si les rapporteurs se félicitent de cette progression des crédits, ils notent qu'elle ne suffit pas, à elle seule, à faire une politique ambitieuse d'égalité. Ils soulignent à ce titre qu'un rapport de la Cour des comptes publié en 2023 a sévèrement écorné le bilan du Gouvernement en matière d'égalité femmes-hommes7(*), et relèvent que les constats de la Cour rejoignent bien souvent les leurs, trois ans auparavant.

Dans leur dernier rapport de contrôle budgétaire, consacré au conventionnement des associations8(*), les rapporteurs spéciaux ont enfin dénoncé la « précarisation de l'action associative » résultant, en particulier pour les associations de défense des droits des femmes de la complexité des procédures et des nombreux retards pris pour la signature des conventions. Ils appellent le Gouvernement à prendre en compte les recommandations formulées dans ce rapport afin de renforcer la capacité d'action des associations, véritable bras armé du programme 137.

En LFI 2023, 62,2 millions d'euros en AE et 65,4 millions d'euros en CP avaient été ouverts au titre de ce programme. Après reports et transferts, les crédits disponibles se sont élevés à 66,7 millions d'euros en AE et 70,3 millions d'euros en CP. Avec un taux d'exécution de 106 % en 2023, on constate une tendance à la sur-exécution des crédits du programme 137 depuis 2020, les taux d'exécution s'établissant systématiquement au-dessus de 100 % depuis cette date, alors qu'ils étaient inférieurs auparavant.

En exécution 2023, les crédits ouverts ont été quasi-intégralement consommés (99,6 % des AE et 98,6 % des CP), confirmant la tendance à l'entière consommation des crédits observée les années précédentes.

Si les rapporteurs spéciaux se félicitent de l'augmentation continue des crédits, les sur-exécutions et l'entière consommation des crédits semblent suggérer que les crédits alloués au programme 137 tendent à être inférieurs aux besoins.

Les rapporteurs spéciaux notent enfin une nette progression des crédits entre les lois de finances initiales pour 2023 et 2024, due à la création d'une aide universelle d'urgence en faveur des victimes de violences conjugales9(*). Ils réitèrent leur appel à ce que la progression - probable - des crédits de cette aide d'urgence ne se fasse pas au détriment du reste des crédits du programme 13710(*).


* 3 Loi n° 2022-1499 du 1er décembre 2022 de finances rectificative pour 2022.

* 4 Loi n° 2022-1158 du 16 août 2022 portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat.

* 5 « Gestion de l'allocation aux adultes handicapés : propositions pour renforcer les moyens et le pilotage des MDPH », rapport d'information n° 748 (2020-2021) de MM. Arnaud Bazin et Éric Bocquet fait au nom de la commission des finances du Sénat, 7 juillet 2021.

* 6 « Le financement de la lutte contre les violences faites aux femmes : une priorité politique qui doit passer de la parole aux actes », Rapport d'information de MM. Arnaud Bazin et Éric Bocquet, fait au nom de la commission des finances, n° 602 (2019-2020) - 8 juillet 2020.

* 7 Cour des comptes, La politique d'égalité entre les femmes et les hommes menée par l'État. Des avancées limitées par rapport aux objectifs fixés, septembre 2023.

* 8 « Conventions entre l'État et les associations : des relations à rééquilibrer », rapport d'information fait par MM. Arnaud Bazin et Éric Bocquet, n° 757 (session 2022-2023) - 21 juin 2023.

* 9 Loi n° 2023-140 du 28 février 2023 créant une aide universelle d'urgence pour les victimes de violences conjugales.

* 10 MM. Arnaud Bazin et Éric Bocquet, Annexe n° 30 « Solidarité, insertion et égalité des chances » au Rapport général n° 128 (2023-2024) - 23 novembre 2023.

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