EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 10 juillet 2024, sous la présidence de M. Cédric Perrin, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport de M. Etienne Blanc sur le projet de loi n° 545 (2023-2024) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République d'Indonésie relatif à la coopération dans le domaine de la défense.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le projet de loi qui vous est soumis aujourd'hui a pour objet l'accord entre la France et la République d'Indonésie relatif à la coopération en matière de défense, signé à Paris le 28 juin 2021.
La République d'Indonésie occupe une place centrale dans la zone indopacifique, qualifiée de « centre névralgique de la planète » par nos collègues Cédric Perrin, Rachid Temal et Hugues Saury dans leur rapport d'information de 2022. Avec une superficie de 1,9 million de kilomètres carrés, elle constitue le plus vaste archipel au monde ; elle abrite une population de près de 285 millions d'habitants, composée de plus de 1 300 groupes ethniques et parlant plus de 700 langues, ce qui fait également d'elle le quatrième pays le plus peuplé au monde.
Première économie de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) grâce à la richesse de ses ressources naturelles, notamment en nickel et en charbon, et à l'expansion rapide de son marché intérieur, l'Indonésie a quadruplé son PIB en vingt ans. Sur la lancée de cette dynamique durable et en l'absence de handicap majeur, elle est en passe de devenir un pays dit à revenus intermédiaires et affiche comme ambition de passer, d'ici à 2045, du seizième rang à celui de quatrième puissance économique mondiale. Elle est en outre candidate à une adhésion à l'OCDE.
En matière de droits humains, si ceux des femmes et des personnes LGBT apparaissent globalement protégés, on déplore le maintien de la peine capitale, essentiellement pour des faits de trafic de drogue, avec 452 personnes, dont un Français, dans le couloir de la mort. Soulignons cependant que, si elle ne s'est pas encore résolue à l'abolir strictement, l'Indonésie observe, depuis 2016, un moratoire sur l'application de cette sanction.
L'élection, en 2014, puis la réélection, en 2019, du président Joko Widodo, dit Jokowi, avaient permis de consolider la jeune démocratie indonésienne. Sa politique économique, résolument ouverte, a permis le lancement d'ambitieux projets d'infrastructures, comme le transfert de la capitale sur l'île de Bornéo avec la création ex nihilo d'une « ville-forêt ».
Pour tout dire, le passé du président récemment élu, le général Prabowo Subianto, qui entrera en fonction en octobre prochain, n'est pas sans susciter quelques réserves du fait de son implication dans la répression du Timor-Oriental, sous la dictature de Soeharto, et de son rôle dans les émeutes de Jakarta en 1998. Cependant, le nouveau Président revendique à présent la continuité de l'action du Président Jokowi, dont il était ministre de la défense et qui a soutenu sa candidature. Les commissaires du Gouvernement, que j'ai interrogés sur cette élection, se sont dit rassurés et convaincus que l'évolution très positive engagée par son prédécesseur ne sera pas remise en question.
Sur le plan diplomatique, la République indonésienne, organisatrice de la Conférence de Bandung en 1955, est demeurée fidèle à son engagement comme pays non aligné : elle revendique une politique étrangère « libre et active », s'attachant à oeuvrer pour la stabilité régionale et à maintenir une balance équilibrée entre l'influence des États-Unis et celle de la Chine. Elle a conclu avec chacune de ces deux puissances, respectivement en 2015 et 2013, un partenariat stratégique. L'ASEAN, dont elle fait figure de protagoniste, représente un vecteur privilégié pour son rayonnement.
Enfin, l'Indonésie est un membre actif au sein des Nations unies, affichant comme priorités le soutien à la cause palestinienne, les droits des femmes afghanes et la situation des Rohingyas. Elle participe régulièrement aux opérations de maintien de la paix, se classant au huitième rang pour les envois de casques bleus.
Dans ce contexte, tant la France que l'Indonésie sont demandeuses d'une coopération bilatérale renforcée : l'Indonésie voit dans la France un État souverain et un partenaire fiable ; la France considère l'Indonésie comme un marché d'avenir et reconnaît en elle un interlocuteur majeur de la région indopacifique.
Cependant, en dépit de ces affinités manifestes, le partenariat franco-indonésien n'est pas actuellement à la hauteur de ce qu'il pourrait être. Si, dès 2011, un partenariat stratégique a été conclu entre nos deux pays, ce n'est qu'à partir de 2019 que la relation a véritablement décollé, avec la mise en place de réunions ministérielles régulières en format dit « 2+2 », c'est-à-dire réunissant les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux parties. C'est dans ce cadre qu'une commande de quarante-deux avions Rafale par notre partenaire s'est vue concrétisée en 2022 ; c'est également ce format « 2+2 » qui a permis de mener à bien l'accord qui vous est soumis aujourd'hui et qui constitue un premier pas vers une coopération effective dans le domaine de la défense.
Premier pas, car ce texte présente la particularité de ne pas être assorti d'un volet « statut des forces armées », dit SOFA, comme c'est d'ordinaire le cas pour les accords du même type.
A priori surprenante, cette spécificité s'explique essentiellement pour des raisons historico-culturelles : après plusieurs siècles de colonisation hollandaise, une occupation japonaise particulièrement brutale, une indépendance difficilement conquise et un engagement historique dans le mouvement des non-alignés, la République indonésienne se montre très pointilleuse sur les questions de souveraineté.
De fait, les accords SOFA impliquent la mise en place d'un statut juridique dérogatoire au droit commun pour les personnels de l'autre partie, ce qui en l'occurrence impliquerait notamment le respect des garanties procédurales françaises et la non-application de la peine de mort. Or l'Indonésie se refuse à de telles clauses, qu'elle perçoit comme une limitation de sa souveraineté.
Cette réticence aux accords SOFA de la part du Gouvernement indonésien ne s'adresse pas spécifiquement à la France, qui a par ailleurs globalement plutôt bonne presse dans l'archipel, mais à l'ensemble de ses partenaires : la République indonésienne n'a à ce jour conclu qu'un seul accord relatif au statut des forces armées, avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée, du fait de leur grande proximité géographico-culturelle ; et encore, ce SOFA apparaît-il très anecdotique, compte tenu de l'effectif dérisoire de l'armée papouasienne (3 600 soldats), que notre collègue Hugues Saury nous a récemment décrite.
Toujours est-il que, face à cette position fermée de notre partenaire indonésien, le Conseil d'État a estimé qu'en l'état les garanties essentielles permettant d'assurer la protection effective des personnels français déployés en Indonésie n'étaient pas assurées. Il a conditionné son avis favorable à un échange de lettres stipulant que, « dans l'attente de la conclusion [d'un accord relatif au statut des forces armées], les exercices mentionnés (...) à l'article 4 (...) ne pourront se dérouler qu'en dehors du territoire de la République d'Indonésie ». C'est ainsi que l'accord qui vous est soumis aujourd'hui comporte en annexe les courriers du 18 août 2023, pour la partie indonésienne, et du 9 novembre 2023, pour la partie française, qui entreront en vigueur en même temps que lui. L'article 7 de l'accord prévoit en outre une « clause d'effort », non engageante, stipulant que les parties conviennent de « s'efforcer de conclure un accord bilatéral » sur le statut des forces ; des pourparlers sont effectivement en cours, mais ils n'ont pas abouti à ce jour.
Une seconde « clause d'effort » est prévue à l'article 10, concernant l'échange d'informations classifiées : en effet, de tels échanges d'informations nécessitent la conclusion d'un accord dit de sécurité qui garantit la protection réciproque des informations transmises. Or un tel accord n'existe pas à ce jour entre la France et l'Indonésie ; d'après les informations que j'ai obtenues, les négociations, essentiellement techniques, sont en cours.
Pour le reste, l'accord reprend la plupart des clauses habituelles, dans une rédaction correspondant aux standards français.
Une liste non exhaustive, qui pourra être complétée en cas de besoin par voie d'arrangement technique, définit à l'article 4 les domaines de coopération concernés : cette liste vise notamment le renseignement, la formation, la coopération technologique, l'entraînement des forces, l'aide humanitaire et la lutte contre la piraterie ; la coopération bilatérale pourra prendre la forme de dialogues et consultations stratégiques, de voyages d'échange, d'exercices conjoints ou de tout autre mécanisme souhaité par les deux parties. Un comité conjoint, coprésidé par les représentants des deux parties, doit assurer le pilotage de la coopération mise en place.
L'accord comporte enfin les clauses usuelles concernant la prise en charge des coûts, les modalités de règlement des éventuels dommages, les droits de propriété intellectuelle et le règlement des différends.
Il n'en reste pas moins que ce texte, amputé du volet SOFA et de toute possibilité de présence des personnels français en Indonésie, aura dans l'immédiat une portée opérationnelle très limitée ; cependant, il témoigne d'une volonté commune d'aller plus loin et constitue un premier pas significatif vers un partenariat stratégique complet.
Mes chers collègues, compte tenu de ces éléments, je vous propose d'approuver ce texte qui, en même temps qu'il consolide une relation bilatérale porteuse d'avenir, viendra renforcer la présence française dans une zone d'importance géostratégique majeure.
Le projet de loi est adopté sans modification.