N° 721

SÉNAT

2023-2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 10 juillet 2024

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République d'Indonésie relatif à la coopération dans le domaine de la défense (procédure accélérée),

Par M. Étienne BLANC,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. Joël Guerriau, Jean-Baptiste Lemoyne, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, M. Philippe Folliot, Mme Annick Girardin, M. Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, André Guiol, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Claude Malhuret, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.

Voir les numéros :

Sénat :

545 et 722 (2023-2024)

L'ESSENTIEL

Le présent projet de loi a pour objet l'approbation de l'accord, signé à Paris le 28 juin 2021 entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République d'Indonésie, relatif à la coopération dans le domaine de la défense, complété par l'échange de lettres des 18 août 2023 et 9 novembre 2023.

Bénéficiant d'une situation centrale au coeur du théâtre de tensions géopolitiques majeures que représente la région indopacifique, l'Indonésie, poids lourd de l'ASEAN, est une puissance émergente dynamique affichant l'ambition de devenir d'ici le mitan du siècle la 4ème économie mondiale.

Compte tenu de ce potentiel, l'intensification de la relation franco-indonésienne constitue un enjeu majeur pour le rayonnement français.

De son côté, la diplomatie indonésienne, soucieuse de n'être vassalisée par aucune grande puissance étrangère, construit, dans le cadre d'une politique extérieure résolument non-alignée, un équilibre au sein duquel la relation avec la France pourrait, sous réserve de son approfondissement, trouver une place privilégiée.

Dans ce contexte, l'accord faisant l'objet du présent rapport vient renforcer les liens entre les deux pays en développant la coopération en matière de défense.

Le texte proposé est conforme aux standards juridiques français et internationaux.

Il présente cependant la particularité, en comparaison des accords de même type conclus par la France, de ne pas comporter de clause relative au statut des forces armées (dit « SOFA »), en raison d'une particulière sensibilité de l'Indonésie aux enjeux de souveraineté. De ce fait, les exercices visés par l'accord ne pourront se dérouler qu'en dehors du territoire indonésien.

Dans la pratique, cette disposition ampute l'accord d'une part importante de son caractère opérationnel ; de sorte qu'il représente, pour l'heure, un premier pas, dans l'attente de la conclusion d'un accord « SOFA » complémentaire auquel renvoie une clause « d'effort ».

La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a adopté ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en premier.

1) I. APPROCHE CONTEXTUELLE

A. UNITÉS ET DIVERSITÉS INDONÉSIENNES

1. Le « géant invisible »1(*) de l'Indopacifique

Avec plus de 13 000 îles (dont 922 habitées), soit une superficie de 1,9 million de km2, l'archipel indonésien, au carrefour des océans Indien et Pacifique et de la mer de Chine, constitue le plus vaste archipel au monde. L'Indonésie est également le 16ème plus grand pays du monde en superficie.

Sa population, estimée à 275,5 millions d'habitants, composée de plus de 1 300 groupes ethniques et parlant plus de 700 langues, fait également d'elle le quatrième pays le plus peuplé au monde. Avec une densité moyenne de 145 habitants/km2, elle se classe en 90ème/237 position au niveau mondial, mais la répartition de la population présente d'importantes disparités, atteignant 1121 habitants/km2 sur l'Ile de Java2(*).

Seizième économie mondiale et première de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN), l'Indonésie est l'une des économies de marché émergentes les plus dynamiques au monde, portée par une croissance de plus de 5% par an en moyenne au cours des dix dernières années ; elle est le premier pays d'Asie du Sud-Est à demander à rejoindre l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)3(*) et affiche comme ambition de devenir, d'ici à 2045, la quatrième puissance économique mondiale.

2. Une croissance soutenue par la richesse de ses ressources naturelles

L'Indonésie se décrit volontiers comme un « pays béni des dieux » tant ses ressources naturelles, et notamment minières, sont abondantes :

Ø Avec 42 % des réserves mondiales de nickel, elle a pu devenir le premier producteur mondial de ce métal en quelques années seulement, passant de 5 % de l'extraction mondiale en 2015 à 50 % en 2023. Dans le cadre de sa politique dite de « nationalisme des ressources », elle a décidé en 2020 l'interdiction de l'exportation de ce minerai à l'état brut, dans le but de développer les industries de transformation nationales et de bénéficier de la valeur ajoutée créée par cette filière. Cependant, comme le souligne le chercheur Anda Djoehana Wiradikarta, le secteur demeure largement aux mains des investisseurs chinois, dont « les pratiques en matière de conditions de travail et de droit des travailleurs, de relations avec les populations locales, de protection de l'environnement, vont à l'encontre des efforts des Indonésiens pour construire une société démocratique »4(*) et ont été la cause de très graves accidents5(*).

Ø L'archipel est le troisième exportateur mondial de minerai de cuivre. Comme pour le nickel, il prévoit d'interdire l'exportation de concentré de cuivre afin de développer les filières locales de traitement.

Ø Il exploite également d'importantes réserves de charbon, qui font de lui le premier exportateur mondial de charbon vapeur, ainsi que des gisements d'or, de bauxite, de zinc et d'étain...

Ø Il se classe au 13ème rang mondial des producteurs de gaz naturel et au 8ème rang mondial des exportateurs de gaz naturel liquéfié ; enfin, il est au 3ème rang mondial des producteurs d' agrocarburants avec 9,4 % de la production mondiale.

Ø S'agissant des ressources non minières, l'huile de palme, dont l'Indonésie demeure le premier producteur et exportateur mondial, joue un rôle majeur dans l'économie de l'archipel, représentant 84% des exportations de produits issus de plantations agricoles en 2022. Le secteur de l'huile de palme contribuerait à près de 3,5% du PIB indonésien et génèrerait près de 20 millions d'emplois directs et indirects. Les problèmes environnementaux soulevés par cette culture (voir 6) ci-dessous) constituent un enjeu majeur pour les autorités indonésiennes confrontées à la nécessité de remettre en question ce modèle de production.

Ø L'Indonésie disposant de la 6ème zone économique exclusive au monde, la pêche et l'aquaculture constituent un secteur majeur de son économie et font d'elle le deuxième producteur mondial de poissons, de crustacés et d'algues.

Ø Elle a développé en outre d'importantes plantations de caoutchouc, de cacao et de café.

L'archipel a largement bénéficié du renchérissement des matières premières provoqué par le conflit russo-ukrainien, ce qui a eu effet très positif sur sa balance des paiements.

3. ...et l'expansion rapide de son marché intérieur

L'Indonésie affiche un PIB/habitant de 4 788 dollars en 2022, multiplié par quatre en vingt ans, ce qui a permis la rapide émergence d'une classe moyenne (+10% par an). Cette évolution permet à l'Indonésie de se classer parmi les « PRITS » (pays à revenu intermédiaire, tranche supérieure), et de viser la catégorie des pays « à revenu élevé » à horizon 2045.

Le graphique ci-après montre l'évolution du taux de pauvreté, au sens de la Banque mondiale (population vivant avec moins d'un dollar par jour), depuis une quarantaine d'années :

Cette dynamique, soutenue par une croissance démographique moyenne de 0,6 % /an, crée les conditions d'un marché intérieur porteur.

Une autre qualité notable de la société indonésienne fut sa très bonne résilience face à la crise sanitaire de la Covid-19 : celle-ci ne semble pas avoir remis en question durablement la trajectoire économique du pays, qui, après un recul en 2020, est apparu avoir absorbé rapidement le choc, affichant dès 2021 une croissance de 3,7%.

4. L'« unité dans la diversité »6(*) : une mosaïque religieuse originale

L'État indonésien garantit la liberté de six cultes : islam, catholicisme, protestantisme, hindouisme, bouddhisme et taoïsme, sans qu'aucune préséance ne soit accordée à aucun d'entre eux. Ainsi, l'islam, ne constitue pas une religion officielle, même si 87% de sa population, en majorité tenants d'un islam modéré, se reconnaît de cette confession.

L'importance de la population musulmane induit un tropisme particulier vis-à-vis de la situation en Palestine, en Afghanistan et en Birmanie - l'Indonésie étant à titre d'exemple le seul pays de la région à autoriser le débarquement par bateau des réfugiés rohingyas. Les autorités indonésiennes sont cependant particulièrement vigilantes sur l'influence des groupes islamistes radicaux, affichant clairement la lutte contre le terrorisme comme une priorité du Gouvernement.

5. Tensions et continuités - une politique intérieure en quête de stabilité

L'élection, en 2014, puis la réélection, en 2019, du président Joko Widodo (dit « Jokowi »), avaient permis de consolider la jeune démocratie indonésienne. Constitutionnellement inéligible à un troisième mandat, ce dernier est sur le point de quitter le pouvoir, avec une popularité intacte (76% en décembre 2023) qui s'explique principalement par le succès de sa politique ouverte et ambitieuse en matière de développement économique.

Lors des élections générales (présidentielles, législatives et sénatoriales) du 14 février 2024, le ticket (président - vice-président) constitué de Prabowo Subianto, ministre de la Défense, et Gibran Rakabuming Raka, fils ainé de Joko Widodo, a remporté la victoire, avec le soutien actif de l'actuel président, dès le premier tour, en rassemblant plus de 58% des suffrages (avec une participation estimée à 83%).

Le passé du président élu, le Général Subianto, qui entrera en fonction en octobre, n'est pas sans susciter des réserves7(*) du fait de son implication dans la répression du Timor Oriental8(*), sous la dictature Soeharto, et de son rôle dans les émeutes de Jakarta9(*) en 1998. Cependant le nouveau président, à la suite d'un rapprochement remarquable avec Joko Widodo, dont il est devenu ministre de la défense en 2019, s'est engagé à poursuivre le programme de développement de son prédécesseur10(*), laissant augurer une continuité politique, au point que l'on évoque à présent une « dynastie Jokowi ».

Sur le plan des droits de l'Homme, la société indonésienne est tiraillée entre des mouvements progressistes, modérés (majoritaires) et des courants plus conservateurs, ces derniers gagnant en influence au cours des dernières années.

L'adoption du nouveau code pénal par le Parlement indonésien, le 6 décembre 2022, est symptomatique de cette ambivalence : une quinzaine d'articles de ce code ont en effet fait l'objet de critiques de la part de la société civile et de la communauté internationale eu égard aux restrictions qu'ils pourraient introduire en matière de respect des libertés publiques, du droit à la vie privée, de la liberté d'expression et de la liberté de la presse.

En même temps, ce texte acte une approche plus mesurée de la peine capitale. Cette sanction demeure en effet pleinement en vigueur en Indonésie - essentiellement pour des faits de trafic de stupéfiants -, avec 452 personnes, dont un ressortissant français11(*), dans le couloir de la mort, même si un moratoire sur l'application de cette peine est observé depuis 2016. Aux termes du nouveau code pénal, elle demeure en vigueur comme peine d'exception « prononcée de manière alternative comme l'ultime moyen pour empêcher la commission d'un crime et pour protéger la société » mais désormais avec une possibilité de commutation en peine d'emprisonnement.

Les autorités indonésiennes sont pleinement engagées en faveur de la défense des droits des femmes : l'Indonésie est partie à la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW). Le pays a en outre renforcé son arsenal juridique en 2022 par l'adoption d'une loi spécifique pour lutter contre les violences sexuelles.

Concernant les droits de la communauté LGBT+, rien dans la législation indonésienne ne mentionne explicitement la question des relations sexuelles entre personnes de même sexe - ni pénalisation, ni mécanisme de protection des personnes LGBT+ face aux violences et discriminations.

Sur le plan sécuritaire, la lutte contre le terrorisme demeure la priorité du président Jokowi. Bien que la menace terroriste demeure maitrisée, ces dernières années ont vu des groupes islamiques radicaux gagner en influence. La gestion du retour des combattants djihadistes moyen-orientaux (entre 800 et 1500 personnes), la propagande terroriste et radicale en ligne et la présence de cibles potentielles pour les recruteurs djihadistes parmi les réfugiés rohingyas sont les principaux points d'attention des autorités.

Par ailleurs, le nombre record de réfugiés rohingyas arrivés en Indonésie - soit 2265 en 2023 - suscite une hostilité croissante au sein des communautés locales.

Enfin, la situation demeure tendue en Papouasie occidentale, où le mouvement de libération poursuit ses actions tandis que la répression à l'encontre des populations nourrit une grande frustration. Le territoire compterait entre 60 000 et 100 000 déplacés internes12(*).

6. Le défi environnemental

Les conséquences du dérèglement climatique apparaissent d'ores et déjà palpables sur le sol de l'archipel, avec des événements météorologiques extrêmes, des incendies dévastateurs et l'affaissement de sa capitale Jakarta à mesure que le niveau de la mer augmente ; aussi la prise de conscience des enjeux environnementaux par les autorités indonésiennes est-elle bien réelle.

Ø Dixième émetteur mondial de gaz à effet de serre, l'Indonésie a rehaussé son ambition climatique en se fixant pour cible d'atteindre la neutralité carbone en 2060. L'Indonésie s'est également engagée avec les pays du G7+ dans le Partenariat pour une Transition Energétique Juste lancé en novembre 2022, pour un montant de 20 milliards de dollars ; cependant, à ce stade de sa mise en oeuvre, il est trop tôt pour constater des progrès. A l'heure actuelle, les centrales à charbon représentent toujours 62 % de la production électrique du pays.

Ø L'Indonésie, troisième pays au monde par l'étendue de sa forêt primaire tropicale, aurait perdu approximativement 1,3 million d'hectares de forêts par an, soit 20% de ses forêts, entre 1990 et 2010 ; face à ce désastre environnemental, le pays s'est efforcé de renverser la tendance, et, dès 2013, Mme Catherine Procaccia soulignait, dans le rapport du groupe interparlementaire d'amitié qu'elle présidait : « il faut savoir reconnaître le ralentissement de la déforestation, la forte volonté de l'Indonésie et de son ministère des forêts [...] et la prise de conscience par les industriels de la nécessité d'un développement vraiment durable et de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre »13(*). Les deux mandats de Jokowi ont ainsi vu la mise en place d'une politique volontariste qui apparaît porter ses fruits : le rythme de déforestation a été divisé par dix et n'est plus que de 110 000 hectares par an sur la période 2019-2022. Le gouvernement indonésien a signé en 2021 l'engagement dit « de Glasgow », en marge de la COP26, visant à ramener à zéro la déforestation dans le monde à l'horizon 2030.

Ø Premier producteur d'huile de palme -utilisée non seulement dans l'alimentation, mais aussi dans les cosmétiques et comme carburant - dans un contexte ou cette culture fait l'objet de vives critiques et de restrictions accrues14(*), l'Indonésie, soucieuse d'apaiser le débat et de se montrer conciliante et rassurante vis-à-vis des organisations non gouvernementales (ONG), s'est engagée dans une démarche d'encadrement de cette production en vue de développer la durabilité de la filière.

Dans le cadre de leur politique de lutte contre la déforestation, les autorités indonésiennes ont ainsi institué depuis 2011 un moratoire sur l'octroi de nouveaux permis de déboisement de forêt primaire et de drainage de tourbière, ainsi qu'un moratoire entre 2018 et 2021 sur l'attribution de permis pour les nouvelles plantations ; une Agence de restauration des tourbières et des mangroves a été créée en 2016 ; le gouvernement indonésien a également pris des mesures pour améliorer la durabilité de la production d'huile de palme via le Plan d'action national (NAP) 2019-2024 pour l'huile de palme durable et la mise en place depuis 2011 de la certification nationale Indonesia Sustainable Palm Oil (ISPO).

L'Indonésie cherche à rediriger cette production vers le marché intérieur ; ainsi, depuis le 1er janvier dernier, les producteurs sont soumis à de nouvelles restrictions : ils ne peuvent exporter plus de six fois le volume qu'ils commercialisent sur le marché local, contre huit fois auparavant. Enfin, depuis le 1er février, le pays impose également un nouveau pourcentage de dérivé d'huile de palme dans le biodiésel : 35% au lieu de 30% en 2023, ce qui devrait capter deux millions de tonnes d'huile supplémentaires, selon l'Association indonésienne des producteurs de biofuel.

Ø Les méthodes douteuses, voire brutales, des exploitants miniers, au-delà de la dramatique problématique de déforestation décrite supra, sont responsables de lourds dégâts telle la contamination de l'air, de l'eau et des sols, l'accaparement des terres, la spoliation des populations autochtones, la destruction des écosystèmes... À ce jour, malgré les alertes récurrentes des ONG, les investisseurs demeurent cependant bienvenus et intouchables, avec la volonté des autorités indonésiennes de développer une filière de transformation locale des produits miniers.

L'enjeu de la transition énergétique semble avoir été pris en compte de manière volontariste, bien qu'inégale, par le gouvernement de Joko Widodo ; son approfondissement et son accélération figureront parmi les défis majeurs de la prochaine présidence.

7. Autres enjeux d'amélioration de l'environnement économique

Pour faire de son pays la « Golden Indonesia » promise par son prédécesseur, le nouveau président devra lui faire surmonter un certain nombre de points noirs qui constituent autant d'obstacles à son attractivité :

Ø Un manque de volontarisme face à une corruption endémique

Des améliorations perceptibles en matière de lutte contre la corruption avaient été réalisées au début du siècle grâce principalement au travail de la Commission d'éradication de la corruption ( Komisi Pemberantasan Korupsi - KPK), une administration indépendante créée en 2003 pour combattre ce fléau, alors que l'Indonésie se classait parmi les trois pays les plus corrompus du monde.

La lutte contre la corruption n'a cependant pas constitué une priorité des deux mandatures de Jokowi, et celle-ci demeure une pratique courante voire structurelle des échanges indonésiens ; il a même été reproché au président sortant de laisser derrière lui une Indonésie plus corrompue que lorsqu'il a été élu pour la première fois en 2014 : l'indice de perception de la corruption (IPC) du pays est passé du 107ème rang en 2014 au 110ème en 2022 (sur 180 pays étudiés)15(*).

Il est cependant à noter que l'administration Jokowi n'est pas jugée elle-même comme corrompue.

Ø Le frein de la bureaucratie

La problématique de la complexité des procédures administratives - qui n'est pas toujours sans lien avec la corruption signalée ci-dessus, dans la mesure où cette dernière constitue parfois l'expédient le plus rapide pour résoudre une situation de blocage bureaucratique - représente un handicap majeur qui pénalise le climat des affaires et représente souvent un frein aux investissements.

Divers paquets de réformes ont permis des avancées ponctuelles : réduction des coûts inhérents à la bureaucratie pour l'enregistrement d'une activité, introduction d'incitations fiscales pour les activités en zones économiques spéciales, simplification du mode de calcul du salaire minimum, libéralisation partielle du régime des investissements étrangers, mais aussi développement de l'intelligence artificielle dans l'administration... Une loi « omnibus » pour la création d'emplois, adoptée début 2023, a amélioré les dispositifs existants ; cependant les lourdeurs administratives persistent malgré ces efforts. La société de consulting basée à Hong-Kong Political and Economic Risk Consultancy16(*) a récemment rendue publique une étude notant sur 10 points 12 pays asiatiques, du p lus au moins bureaucrate : la République d'Indonésie se situe en deuxième place de ce classement, après l'Inde, avec une note de 8,59/10.

Ø L'importance du retard à combler en matière d'infrastructures

Avec un indice de performance logistique de 2,90 /5, un taux d'accès Internet à haut débit sur ligne fixe de seulement 4,9%17(*), les infrastructures demeurent un point noir de l'Indonésie de Jokowi, en dépit des efforts déjà accomplis.

Ce retard est particulièrement patent en comparaison des autres économies régionales :

Source : World Economic Forum, Global Competitiveness Report 2016-2017

L'enjeu constitué par le développement des infrastructures a cependant été bien appréhendé par le président Jokowi : avec un investissement total de 96,6 milliards de dollars depuis son élection en 2014, une dynamique forte a été impulsée. Celle-ci a permis de créer un nombre important d'emplois et de développer l'ensemble de l'archipel grâce à des infrastructures qui consolideront à terme la croissance économique du pays.

En mars 2024, le président a annoncé le lancement de 14 nouveaux projets bénéficiant du statut de « projets stratégiques nationaux », financés par des entreprises privées, et dont la construction devrait débuter cette année. Ces projets couvrent divers domaines tels que les autoroutes, les transports publics, l'énergie, les ports et aéroports ainsi que les technologies de l'information et communication18(*).

Projet phare de ce programme, la construction d'une nouvelle capitale, Nusantara19(*), dite « capitale-forêt » sur l'île de Bornéo, « verte, durable, avec 0 émission », est emblématique du souhait du président de marquer durablement l'histoire du pays.

Les progrès déjà réalisés pour pallier le sous-équipement de l'archipel constituent un signal fort pour les investisseurs ; cependant il reste à l'Indonésie beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre le niveau de développement infrastructurel souhaité.

La politique de modernisation du pays lancée par Joko Widodo ne devrait pas être remise en question par le futur président, Prabowo Subianto, qui a déclaré clairement souhaiter prolonger les efforts en la matière et poursuivre les projets phares tels que la construction de la nouvelle capitale Nusantara sur l'île de Bornéo.


* 1 « Biggest invisible thing on earth , - It's called Indonesia, and it's waking up », Elizabeth Pisani, The Guardian, 21 novembre 2016.

* 2 Source : Atlasocio.com

* 3 Le Conseil de l'OCDE a décidé le 20 février dernier d'ouvrir des discussions d'adhésion avec l'Indonésie. Cette décision fait suite à une évaluation réalisée par les membres de l'OCDE sur la base de leur Cadre pour l'examen de Membres potentiels.

* 4 « L'Indonésie, le nickel et la Chine », Anda Djoehana Wiradikarta, Asialyst, 14 février 2024.

* 5 De 2015 à 2022, l'ONG indonésienne Trend Asia, qui travaille sur la transition énergétique et le développement durable, a dénombré 47 morts et 76 blessés sur les sites miniers du nickel dans l'archipel. On soupçonne en outre dix ouvriers chinois de s'être suicidés.

* 6 Devise de la République d'Indonésie.

* 7 Voir, par exemple « Should Indonesians feel guilt over Timor-Leste when voting for president , », D. Hutt, Benar News, 8 février 2024.

* 8 Dans le cadre de l'opération Lotus (Seroja), le 7 décembre 1975, les forces indonésiennes envahissent le Timor oriental. La répression conduite par les Kopassus (Forces spéciales de l'armée de terre indonésienne) est particulièrement brutale ; Amnesty International estime qu'un tiers de la population timoraise (soit 200 000 personnes) a trouvé la mort en raison des actions militaires, de la faim et des maladies sous l'occupation indonésienne - jusqu'à ce que le pays accède à son indépendance en 1999.

* 9 Les 13 et 14 mai 1998, des émeutes se produisent à Jakarta : de nombreux magasins appartenant à des Indonésiens d'origine chinoise sont attaqués et pillés ; plus de 1 200 personnes trouvent la mort. Ces émeutes conduiront à la démission, le 21 mai 1998, du président Soeharto, parvenu au pouvoir en 1966.

* 10 « Nous, Prabowo-Gibran [...] continuerons tous les programmes de Jokowi », Jakarta Globe, 9 février 2024.

* 11 Serge Atlaoui, arrêté et condamné à mort en 2005 pour trafic de drogue.

* 12 Source : Office des Nations Unies pour les droits de l'Homme.

* 13 La forêt indonésienne : huile de palme, pâte à papier sont-elles des menaces ? Rapport de groupe interparlementaire d'amitié n° 108 - 24 juillet 2013.

* 14 Le Règlement (UE) 2023/115 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 relatif à la mise à disposition sur le marché de l'Union et à l'exportation à partir de l'Union de certains produits de base et produits associés à la déforestation et à la dégradation des forêts, et abrogeant le règlement (UE) n° 995/2010 (RDUE) vise à interdire la mise sur le marché ou l'exportation depuis le marché européen de produits ayant contribué à la déforestation ou à la dégradation des forêts après le 30 décembre 2020. Le champ d'application du texte couvre sept commodités : café, cacao, caoutchouc, huile de palme, soja, boeuf et bois, ainsi que certains produits dérivés comme le cuir, le charbon de bois, le papier imprimé.

* 15 Source : Transparency International.

* 16 Source : Courrier International, 22 juin 2022.

* 17 Source : donnees.banquemondiale.org

* 18 Parmi ces chantiers phares, on compte par exemple le projet immobilier Pantai Indah Kapuk Tropical Concept au nord de Jakarta, la zone industrielle de Wiraraja sur l'île de Galang dans la province des îles Riau, le projet de développement d'un North Hub au large du Kalimantan oriental, ainsi que la zone industrielle Neo Energy Parimo à Parigi Moutong dans le Sulawesi central.

* 19 Sa capitale administrative actuelle est Jakarta (sur l'île de Java) ; le projet prévoit son transfert dans une nouvelle ville nommée Nusantara, bâtie ex nihilo sur l'île de Bornéo, dans le but notamment de déplacer le centre de gravité de l'archipel et de décongestionner Jakarta.

Le projet peine semble-t-il à convaincre les investisseurs, alors que l'Etat indonésien a d'ores et déjà dépensé au cours des deux dernières années l'équivalent d'1,9 milliard d'euros pour la construction de la nouvelle capitale, et qu'une enveloppe de 2,4 milliards d'euros supplémentaires y a été allouée dans le budget 2024. L'objectif affiché était d'inaugurer le palais présidentiel au cours de l'été 2024, avec un achèvement du chantier prévu en 2045.

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