EXAMEN EN COMMISSION

M. Cédric Perrin, président. - Nous passons à l'examen du projet de loi n° 180 (2023-2024) autorisant l'approbation de l'accord global dans le domaine du transport aérien entre les États membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est et l'Union européenne et ses États membres.

M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - Nous examinons désormais le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord global dans le domaine du transport aérien entre les États membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) et l'Union européenne et ses États membres.

Commençons par la présentation de la nature de ces accords et de la procédure. Les accords de services aériens sont des traités définissant l'ensemble des conditions dans lesquelles les liaisons aériennes peuvent être opérées. Le Conseil européen donne mandat à la Commission européenne pour négocier des accords aériens, qui doivent être ensuite approuvés par chaque État membre, selon ses procédures propres, puis par le Parlement européen. À l'échelon européen, ces accords relèvent d'une compétence partagée : les dispositions relevant du droit de la concurrence renvoient à une compétence exclusive de l'Union, tandis que d'autres, comme l'octroi des droits de trafic, relèvent encore des États.

J'en viens à l'historique des accords européens en matière d'aviation. L'accord que nous examinons s'inscrit dans le cadre de la politique européenne d'ouverture des transports aériens, qui a débuté dans les années 2000, avec les accords signés avec les États-Unis en 2007 et le Canada en 2009. À la suite de la conclusion de ces deux traités, le Conseil européen a donné mandat à la Commission européenne pour négocier des accords dits « avec les pays du voisinage » : Maroc, Géorgie, Jordanie, Moldavie, Israël. En outre, l'Union a signé un accord spécifique avec l'Islande, la Norvège, la Bulgarie, la Roumanie et les États des Balkans occidentaux pour créer un espace aérien européen commun.

Fin 2015, la Commission européenne a publié une communication proposant une stratégie pour l'aviation avec pour ambition d'améliorer la compétitivité du secteur aérien, dans un contexte d'évolution rapide, à l'intérieur de l'Union européenne mais aussi à l'échelle mondiale, et de rétablir des conditions de concurrence loyale entre les compagnies aériennes européennes et celles des pays tiers, ce point étant à mon sens primordial. Sur cette base, le Conseil européen a donné mandat à la Commission européenne pour ouvrir des négociations avec l'Asean, les Émirats arabes unis, le Qatar, la Turquie et l'Arménie.

Ces signatures ont été suspendues en raison d'un différend entre le Royaume-Uni et l'Espagne au sujet de l'aéroport que le Royaume-Uni avait construit sur l'isthme de Gibraltar. Ce n'est qu'avec la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne que des accords déjà négociés et paraphés ont pu être signés, comme les traités conclus avec l'Ukraine, l'Arménie, le Qatar ou l'Asean, traité qui est l'objet du projet de loi qui nous intéresse aujourd'hui.

L'Asean, créée en 1967, rassemble dix États de l'Asie du Sud-Est aux niveaux de développement très hétérogènes, comptant des pays à revenus élevés - Brunei et Singapour -, à revenus intermédiaires de tranche supérieure - Thaïlande, Malaisie - ou inférieure - Vietnam, Philippines, Indonésie - et trois pays figurant parmi les pays les moins avancés (PMA) - Birmanie, Cambodge, Laos. L'Asean figure parmi les zones les plus dynamiques au monde sur le plan démographique, comptant 666 millions d'habitants dont l'âge médian est de 29 ans. Sur le plan économique, elle a connu une croissance moyenne de 5 % par an sur les vingt dernières années.

Partenaire de dialogue de l'Asean depuis 1977, l'Union européenne s'est fortement investie dans la relation au cours des dernières années. En décembre 2020, lors de la vingt-troisième réunion ministérielle des affaires étrangères, l'Union européenne et l'Asean ont décidé de donner plus d'envergure aux relations entre les deux organisations régionales en instaurant un partenariat stratégique, notamment en matière d'échanges économiques, dont le présent accord est considéré comme la première pierre. Depuis lors, en 2022, une zone de libre-échange, appelée Partenariat économique régional global, s'est mise en place entre 15 pays d'Asie : ceux de l'Asean, l'Australie, la Chine, le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande.

L'accord global dans le domaine du transport aérien avec les pays de l'Asean avait fait l'objet d'un mandat octroyé par le Conseil de l'Union européenne à la Commission européenne le 7 juin 2016. Après huit rencontres, il a été paraphé en juin 2021 et signé le 17 octobre 2022. Il s'agit du premier accord « bloc à bloc » jamais conclu en matière de transport aérien. Il couvre une population de près de 1,1 milliard d'habitants. Il est important de souligner que, contrairement aux accords précédents - signés avec les États-Unis et le Canada -, celui-ci lie des blocs d'États dont le niveau de développement est très hétérogène. Il est entré en vigueur d'un point de vue administratif dès sa signature, sauf pour la Malaisie, qui fait l'objet, sur sa demande, d'un traitement particulier. Pour ce qui concerne la France, cet accord se substitue aux accords bilatéraux conclus avec 9 États de la région, sauf en ce qui concerne les territoires français ne relevant pas de l'Union européenne : la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie et Wallis-et-Futuna.

J'en viens aux dispositions économiques de l'accord. Celui-ci, à caractère fortement technique, comporte des clauses économiques et des dispositions en matière de coopération ; il prévoit aussi l'institution d'un comité mixte chargé de veiller à la bonne application de l'accord.

Sur les aspects économiques, l'accord prévoit :

- la libéralisation totale des vols directs de passagers. Les transporteurs aériens des parties à l'accord sont ainsi autorisés à desservir tout aéroport de l'Union européenne et de l'Asean et réciproquement. Les vols avec escale seront progressivement et partiellement libéralisés, avec dans un premier temps une limite de 7 vols par semaine et par État membre.

- la libéralisation de tous les vols de fret, y compris ceux qui ont des escales.

Concrètement, les transporteurs des pays de l'Union peuvent effectuer des vols vers un pays tiers, en continuation d'un vol bilatéral initial, en embarquant des marchandises sur un second segment, au-delà des États de l'Asean, et réciproquement.

L'étude d'impact annexée au projet de loi déposé devant le Sénat renvoie à une étude d'impact non publique de la Commission. Sur notre demande, l'étude nous a finalement été adressée en diffusion restreinte et uniquement en langue anglaise. Elle fait état de perspectives de croissance importantes, sans toutefois expliciter la méthodologie employée pour aboutir à ces projections. Ce point a particulièrement appelé mon attention. En effet, j'ai repris les études d'impact des précédents accords - États-Unis et Canada - et j'ai comparé les résultats escomptés à l'époque de leur signature aux bénéfices réellement obtenus par la suite. Cet examen a montré que les prévisions étaient généralement bien trop optimistes, tant pour ce qui concerne l'augmentation des trajets de passagers que pour ce qui a trait au trafic fret, du moins du côté européen.

C'est pourquoi j'ai souhaité entendre en audition, en plus des commissaires du Gouvernement et de la Fédération nationale de l'aviation et de ses métiers (Fnam), des représentants d'Air France-KLM et de CMA-CGM. Les représentants d'Air France-KLM considèrent que le présent accord ne changera rien à la situation actuelle, en raison de la concurrence déjà bien installée des compagnies du Golfe sur ces destinations. Le vice-président de CMA-CGM nous a pour sa part indiqué que les attentes des opérateurs de fret aérien n'avaient pas été satisfaites, et de loin, à la suite de la signature des accords de libéralisation signés avec les États-Unis et le Canada.

J'en viens aux contreparties. L'accord UE-Asean introduit des dispositions visant à garantir une concurrence équitable entre les acteurs :

- encadrement strict des subventions versées aux compagnies aériennes ;

- transmission annuelle de documents financiers à la demande de l'autre partie ;

- possibilité de restreindre provisoirement les droits de trafic en cas de pratiques déloyales.

Comme il est d'usage dans les accords aériens, des coopérations réglementaires, notamment des procédures communes, sont prévues sur les aspects de la sécurité et de la sûreté aériennes, et pour la gestion du trafic.

Je veux dire quelques mots sur l'environnement et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Le présent traité intègre des dispositions internationales relatives à l'environnement et aux droits sociaux mais sans valeur contraignante. Le caractère non obligatoire de ces mesures fait craindre une distorsion de marché en défaveur des pays européens, qui sont en outre susceptibles d'être bientôt soumis à la directive proposée par la Commission européenne dite Corporate due diligence directive. Celle-ci vise à encadrer les obligations de responsabilité des entreprises sur le plan social et environnemental, à appliquer pour les plus grosses compagnies européennes, donc, de facto, l'ensemble des compagnies aériennes, une responsabilité financière et pénale de leur supply chain au-delà de leur « devoir de vigilance ». L'Allemagne pourrait toutefois mettre son veto, ce qui suspendrait provisoirement le parcours législatif de cette directive.

Comme dans tous les accords aériens, un comité mixte est institué pour assurer la bonne mise en oeuvre de l'accord. Il rassemble des représentants des parties ainsi que des représentants d'organisations professionnelles et des compagnies aériennes. Cet organe essentiel doit s'assurer du respect par les parties des dispositions de l'accord, en particulier des clauses relatives à la concurrence équitable, mais aussi des avancées en matière environnementale et sociale. Les différentes auditions que j'ai pu mener ont montré qu'un renforcement du suivi effectif du comité était souhaitable. Il est particulièrement nécessaire d'y associer plus étroitement les acteurs du fret aérien, qui n'ont que très peu été impliqués dans ces comités dans le cadre des accords existants.

Je conclus, mes chers collègues. Cet accord doit faire l'objet d'un suivi attentif de la part des autorités françaises et de la Commission européenne, afin de veiller à ce qu'aucune concurrence déloyale de la part des compagnies des pays de l'Asean ne puisse s'installer. Je recommande que l'Union européenne, les États membres et le comité mixte exercent une vigilance particulière quant à l'engagement des pays de l'Asean de souscrire aux engagements RSE ainsi qu'aux conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT). Par ailleurs, il me semble impératif qu'une évaluation des résultats des précédentes conventions soit faite afin de les intégrer dans la négociation des futurs accords. À ce jour, l'accord aérien UE-Asean a été approuvé ou ratifié par 6 États européens - l'Estonie, l'Irlande, les Pays-Bas, l'Autriche, la Roumanie et la Lituanie - et 2 États de l'Asean : Singapour et le Vietnam.

Je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en premier. Son examen est prévu en séance publique le 29 février 2024, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

M. Guillaume Gontard. - Nous partageons les conclusions du rapporteur. Cet accord s'inscrit dans le sens d'une augmentation du trafic aérien, mais il permet également de mieux encadrer cette hausse. J'ai une réserve néanmoins quant au mécanisme de compensation des émissions, le fameux système Corsia (système de compensation et de réduction de carbone pour l'aviation internationale), qui est plutôt un échec et relève surtout du green washing. En outre, les clauses sociales ne sont pas contraignantes, donc il conviendra de faire preuve d'une vigilance particulière.

Le projet de loi est adopté sans modification.

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