II. IMPÉRATIVE, LA HAUSSE DES CRÉDITS DOIT ÉGALEMENT S'ACCOMPAGNER D'UN MEILLEUR SUIVI ET D'UNE ÉVALUATION ACCRUE DE LA DÉPENSE
Le rapporteur spécial porte la même appréciation sur l'évolution des crédits de la mission « Justice » en 2024 que celle portée ces trois dernières années de hausse très élevée des crédits : si cette dynamique doit être poursuivie et soutenue, elle ne doit pas consister en un blanc-seing donné au ministère et au Gouvernement.
Il est plus que temps que la programmation des crédits s'accompagne d'un solide processus d'évaluation. D'après les personnes entendues par le rapporteur spécial lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2023, la future loi de programmation devait inclure une réflexion sur l'amélioration de la gestion et sur la construction d'indicateurs de suivi fiables. Maintenant que la loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-202711(*) a été votée, il reste à démontrer, pour le ministère, qu'il est en mesure de répondre à ces nouvelles exigences. Il s'est en effet trop longtemps retrouvé, pour citer Jean-Marc Sauvé, président du comité des États généraux de la Justice, dans l'incapacité de relever les défis d'une gestion rigoureuse.
Cette situation doit changer, sans quoi la hausse des moyens n'aura que peu de répercussions sur l'amélioration du service public de la justice.
A. OCTROYER LES MOYENS NÉCESSAIRES À UN SERVICE PUBLIC DE LA JUSTICE « EN CRISE MAJEURE »12(*)
1. Les États généraux de la justice, un rapport accablant sur l'état de la justice
Les États généraux de la Justice ont été lancés le 18 octobre 2021 par le président de la République. Après deux mois dédiés aux consultations, en ligne et sur le terrain, des ateliers thématiques ont été conduits avec les professionnels, pour formuler des propositions. En parallèle, deux ateliers dits « délibératifs » ont été organisés avec des citoyens pour approfondir certains sujets jugés « sources de débat ». Les recommandations ont été évaluées et restituées au début de l'année 2022, avant que le comité des États généraux de la Justice ne donne son avis, à la fin du mois de février 2022.
Les 12 membres du comité des États généraux de la Justice
Jean-Marc SAUVÉ - Président du comité des États généraux de la Justice, Vice-président du Conseil d'État (2006-2018)
Chantal ARENS - Première présidente de la Cour de cassation
Yaël BRAUN-PIVET - Présidente de la commission des lois de l'Assemblée nationale
François-Noël BUFFET - Président de la commission des lois au Sénat
Bénédicte FAUVARQUE-COSSON - Conseillère d'État
Jérôme GAVAUDAN - Président du Conseil national des barreaux
Christophe JAMIN - Professeur des Universités à Sciences Po
Henri LECLERC - Président d'honneur de la Ligue des droits de l'Homme
François MOLINS - Procureur général près la Cour de cassation
Yves SAINT-GEOURS - Membre du Conseil supérieur de la magistrature
Linos-Alexandre SICILIANOS - Juge à la Cour européenne des droits de l'homme (2011-2021)
Christian VIGOUROUX - Haut-fonctionnaire, déontologue
Les constats dressés par le comité des États généraux de la justice sont accablants et décrivent une crise grave de la justice. Selon le président du comité, la justice traverse en effet une double crise : une crise universelle, que d'autres pays connaissent et qui est celle d'une défiance de plus en plus grande envers la justice, et une crise nationale, celle du service public de la justice. Si cette crise est longtemps restée largement dissimulée, la crise sanitaire a agi comme un révélateur des dysfonctionnements de la justice.
Selon le comité, l'une des deux explications derrière cette défaillance de la politique publique de la justice, en plus de la succession de réformes ponctuelles, réside dans une grave insuffisance des moyens, qu'ils soient humains ou budgétaires, par exemple pour mettre en place une véritable stratégie numérique. Le comité précise néanmoins que tout ne saurait procéder d'une hausse des moyens et qu'une réforme systémique de la justice doit être conduite. Le choix de recourir à des « rustines » pour « colmater les brèches dans un contexte de sous-dotation » a fait son temps et ne saurait répondre à « l'incompréhension des justiciables, [au] découragement des professionnels de justice et [aux] tensions avec les avocats »13(*).
Les États généraux de la justice ont permis « d'objectiver le constat » unanime porté sur l'état du service public de la justice. Ce constat ne peut qu'être partagé, le ministère ayant accumulé un important retard ces dernières décennies, que le dynamisme des crédits depuis quatre ans commence à peine à pouvoir combler.
2. En comparaison européenne, des moyens plus faibles accordés à la justice en France
Le rapporteur spécial rappelle chaque année que la France alloue à la justice des moyens moins élevés que ses principaux voisins européens. Il convient toutefois de noter que ces moyens progressent, sous l'effet de la trajectoire dynamique votée par le Parlement, ce que devrait confirmer la prochaine étude de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (Cepej) du Conseil de l'Europe.
Comparatif des moyens alloués par la France
et plusieurs pays
du Conseil de l'Europe à leur système
judiciaire en 2020
Indicateur |
France |
Allemagne |
Italie |
Espagne |
Médiane - Conseil de l'Europe |
Budget alloué au système judiciaire
|
72,5 |
140,7 |
82,2 |
87,9 |
64,5 |
Budget alloué au système judiciaire par rapport au PIB (en %) |
0,21 (stable) |
0,35 (en hausse) |
0,30 (en hausse) |
0,37 (stable) |
0,30 (en hausse) |
Magistrats professionnels pour 100 000 habitants |
11,16 |
17,6 |
11,86 |
11,24 |
17,60 |
Personnels non magistrats pour 100 000 habitants |
35,7 |
56,13 |
35,76 |
102,69 |
56,13 |
Source : « Systèmes judiciaires européens, rapport d'évaluation de la Cepej », édition 2022 (données 2020)14(*)
La poursuite d'un effort budgétaire significatif apparaît d'autant plus nécessaire que les indicateurs de performance de la mission font état de l'ampleur de la tâche pour rendre une justice de qualité. La Cepej15(*) avait également relevé une baisse de l'efficacité des tribunaux français en 2020. Or, la crise sanitaire ne peut constituer le seul facteur d'explication, d'autres pays ayant réussi dans le même temps à accroître leur efficacité.
Le rapporteur spécial estime toutefois que ce constat doit désormais être nuancé et que la prochaine étude de la Cepej pourrait se montrer plus favorable à la France sur cet aspect. La hausse des moyens et des recrutements semble en effet commencer à porter ses fruits, avec une stabilisation du délai théorique d'écoulement du stock des procédures. Pour les tribunaux judiciaires, ce délai passerait de 10,9 mois en 2021 à 10 mois en prévision en 2023 et 9,5 mois en 2024. Il en serait de même pour les cours d'appel (civil), avec un passage de 13,9 mois en 2021 à 13 mois en 202416(*).
En revanche, ce délai s'allonge pour les cours d'assises, puisqu'il passerait de 13,1 mois en 2021 à 16 mois en 2024. C'est d'autant plus sujet à interrogation que la création des cours départementales avait vocation à remédier à l'engorgement des cours d'assises.
Les cours criminelles départementales
Conformément à l'article 380-17 du code de procédure pénale, les cours criminelles départementales sont composées d'un président et de quatre assesseurs, soit cinq magistrats, contre trois magistrats et six jurés (populaires) pour les cours d'assises. Si le président de la cour criminelle départementale est un magistrat professionnel en exercice, deux des quatre assesseurs peuvent être désignés parmi les magistrats exerçant à titre temporaire ou parmi les magistrats honoraires exerçant des fonctions juridictionnelles. Dans certaines cours, une expérimentation a également lieu pour autoriser la désignation d'avocats honoraires.
La cour criminelle départementale est compétente pour juger, en premier ressort, les personnes majeures accusées d'un crime puni de 15 à 20 ans de réclusion criminelle, lorsqu'il n'est pas commis en état de récidive légale.
Source : circulaire CRIM 2022-21/EI-07/12/2022 relative aux dispositions procédurales applicables à la cour criminelle départementale, 7 décembre 2022
Pour mémoire, l'expérimentation de ces cours départementales avait été généralisée et pérennisée par le Gouvernement avant son terme, contre l'avis du Sénat. En audition, la direction des services judiciaires a admis que les gains de temps de procédure générés par les cours criminelles étaient assez limités mais a également souligné que ces cours avaient permis de criminaliser un certain nombre de faits, notamment de crimes sexuels, jusqu'ici correctionnalisés pour désengorger les cours d'assises ou pour en accélérer le traitement.
Le rapporteur spécial regrette par ailleurs que ne soient plus transmis les délais moyens de traitement des procédures, qui permettaient d'apporter une information davantage mobilisable et concrète pour le citoyen, usager du service public de la justice.
3. La nécessaire prise en compte de l'inflation pour apprécier l'évolution des crédits
Après plusieurs années d'inflation basse voire proche de zéro, le nouveau contexte macroéconomique, avec des niveaux d'inflation inédits depuis le début de l'année 2022, oblige à intégrer ce facteur dans l'analyse de la programmation. En euros constants (euros de 2023), l'augmentation des crédits de la mission « Justice » est légèrement moins forte en 2024, de l'ordre de 2,6 %, contre 5,2 % en valeur. De même, sur le long-terme, à l'échelle de la programmation 2023-2027, la hausse des crédits serait plus limitée, même si de telles estimations doivent être prises avec précaution.
Évolution des crédits de la mission selon la trajectoire définie en loi de programmation 2023-2027, hors contribution au CAS Pensions
(en milliards d'euros et en CP)
Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires et d'après les hypothèses d'inflation du Gouvernement
Il convient en effet de tenir compte du fait que l'inflation n'affecte pas de la même façon les différents programmes et dépenses. Si elle se traduit par un rehaussement des coûts des matériaux et des fluides pour tout ce qui concerne les budgets immobiliers, son effet sur les dépenses de personnel dépend des mesures indemnitaires envisagées par le Gouvernement, ce dernier ayant proposé des mesures générales de grande ampleur en 2023 et en 2024 (prime de pouvoir d'achat, augmentation du point d'indice, attribution de points d'indice supplémentaires en bas de grilles indiciaires, octroi de cinq points supplémentaires à l'ensemble des agents de la fonction publique à compter du 1er janvier 2024). L'inflation a également un impact limité sur les frais de justice ou sur l'aide juridictionnelle, avec des tarifs de rétribution fixes pour les avocats.
* 11 Loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027.
* 12 Pour reprendre une expression citée dans la synthèse des États généraux de la Justice.
* 13 Synthèse des États généraux de la Justice.
* 14 La commission européenne pour l'efficacité de la justice (Cepej) du Conseil de l'Europe publie ses données tous les deux ans. La collecte des données 2022 pour le cycle d'évaluation 2024 s'est ouverte au mois de mars 2023.
* 15 Source : « Systèmes judiciaires européens, rapport d'évaluation de la Cepej », édition 2022 (données 2020).
* 16 Indicateur de performance 1.3 « Délai théorique d'écoulement du stocke des procédures » du programme 166 « Justice judiciaire » de la mission « Justice ».