B. L'IMPOSSIBLE ABROGATION DE L'ARTICLE 40 DE LA CONSTITUTION
Disposition parfaitement ordinaire au regard des équilibres constitutionnels d'autres régimes comparables et désormais bien intégrée à la pratique des parlementaires, l'article 40 de la Constitution présente l'avantage de poser un principe clair d'encadrement de l'initiative parlementaire coûteuse pour les finances publiques. Son abrogation pure et simple, telle que proposée par la présente proposition de loi, est donc à exclure.
1. Une disposition systématiquement rejetée
En premier lieu, si la demande d'abrogation de l'article 40 de la Constitution constitue un « marronnier » de la réforme constitutionnelle65(*), cette disposition n'a pourtant jamais fait l'objet de la moindre modification depuis 1958. Comme le soulignait le professeur Guy Carcassonne, « quoique les parlementaires dénoncent, souvent exaspérés, les contraintes que l'article 40 fait peser sur eux, ils ont pourtant eu la sagesse de ne pas y toucher66(*). »
Sans qu'il appartienne au présent rapport de se prononcer sur la sagesse d'une telle permanence, force est de constater qu'elle tend à tout le moins à démontrer la constance de l'intention du constituant depuis 1958. Celle-ci apparaît d'autant plus clairement qu'elle est systématiquement réaffirmée lors de l'examen des projets ou propositions de révision constitutionnelle. À titre d'exemple, un amendement de Nicole Borvo tendant à l'abrogation de l'article 40 de la Constitution avait déjà été rejeté par le Sénat lors de l'examen de la révision constitutionnelle relative à l'instauration du quinquennat pour le Président de la République67(*). Puis l'examen de l'ample révision constitutionnelle de 2008 a notamment été l'occasion pour les députés68(*), puis les sénateurs69(*) de rejeter une nouvelle fois une abrogation de l'article 40 de la Constitution, contre l'avis pourtant exprimé publiquement par les présidents de chacune des commissions des finances, Didier Migaud et Jean Arthuis.
Enfin, en 2018, lors de l'examen - finalement avorté - du projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, la commission des lois de l'Assemblée nationale avait rejeté, suivant l'avis du rapporteur et président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, plusieurs amendements tendant à l'abrogation de l'article 40 de la Constitution70(*).
En d'autres termes, comme le souligne le professeur de droit public Philippe Blachèr, l'article 40 de la Constitution « proclame une exigence de rigueur qui s'impose à l'ensemble des élus, membres de la majorité comme des oppositions »71(*) : si la critique de l'article 40 de la Constitution est transpartisane, son éloge ne l'est pas moins et il a été tour à tour défendu par des gouvernements et des parlementaires issus de formations politiques pourtant diverses, ce qui explique la remarquable permanence de l'intention du constituant sur ce sujet.
2. Sur le plan budgétaire, un risque non négligeable, bien que difficilement commensurable, pour l'équilibre des comptes publics
Régulièrement réaffirmée, l'intention du constituant quant à l'insertion de l'article 40 dans le texte constitutionnel a été explicitée par le Conseil constitutionnel dans une décision de 1975 : « si l'article 40 apporte, en ce qui concerne les membres du Parlement, une limitation [à leur droit d'amendement], c'est en vue d'éviter que des dispositions particulières ayant une incidence financière directe, puissent être votées sans qu'il soit tenu compte des conséquences qui pourraient en résulter pour la situation d'ensemble des Finances publiques »72(*).
Pourtant, la croissance tendancielle des déficits budgétaires et de la dette publique depuis 197473(*) est généralement avancée pour démontrer l'inefficacité supposée de l'article 40 de la Constitution par les tenants de son abrogation74(*). Aussi, selon certains, dès lors qu'il n'aurait pas permis de contenir la dégradation des comptes publics, l'article 40 de la Constitution devrait ainsi être supprimé. Cet argument paraît pourtant fallacieux.
D'un point de vue théorique, s'il est facile de constater la dégradation des comptes publics ayant eu lieu malgré l'existence de l'article 40 de la Constitution, il est moins évident d'estimer l'impact budgétaire de toutes les dispositions ayant été déclarées irrecevables et dont l'adoption aurait dégradé plus encore les comptes publics. En d'autres termes, l'efficacité de l'irrecevabilité financière des initiatives parlementaires doit moins être évaluée à l'aune de ce qu'elle n'a pas su éviter qu'à l'aune de ce qu'elle a effectivement prévenu. En conséquence, il ne saurait être argué de son incapacité - relative - à prévenir la dégradation des comptes publics par le passé pour expliquer que son abrogation pure et simple n'aurait pas le moindre effet concret sur l'équilibre des comptes dans l'avenir.
Comme l'avait relevé le sénateur Jean-Pierre Fourcade en 2008, « si l'on supprime l'article 40, à l'évidence, nous serons confrontés à une marée d'amendements visant à réduire les recettes ou à augmenter les dépenses et nous aurons des débats d'ordre exclusivement financier75(*). » À cet égard, plusieurs amendements, déclarés irrecevables par l'une des deux commissions des finances des assemblées, emporteraient assurément une dégradation de la situation des finances publiques : l'abaissement de l'âge de la retraite à 60 ans, qui représenterait un coût de plusieurs milliards d'euros pour les finances publiques ; l'ouverture du RSA aux jeunes de 18 ans à 25 ans, ce qui représenterait potentiellement plusieurs milliards d'euros ; ou encore la revalorisation de la rémunération des enseignants, parfois estimée à hauteur d'un milliard d'euros, pour s'en tenir à un nombre limité d'exemples.
Dès lors, comme l'a rappelé Bruno Retailleau, président du groupe Les Républicains lors de son audition par le rapporteur, l'abrogation de l'article 40 de la Constitution enverrait un signal préjudiciable dans le contexte budgétaire actuel. La Cour des comptes a ainsi relevé dans son rapport de juillet 2023 sur la situation et les perspectives des finances publiques que, « depuis plus de deux décennies, la dépense publique en France s'inscrit en constante augmentation, sans période durable de reflux, quel que soit l'indicateur retenu76(*). »
Évolution de la dépense publique en base 100 en 2000
Source : Cour des comptes
Cette évolution « singularise la France par rapport à ses partenaires européens », davantage capables de réduire leur ratio de dépenses publiques, comme le montre le graphique ci-dessous.
Évolution des ratios de dépenses
publiques dans l'Union européenne,
en points de PIB
Source : Cour des comptes d'après Eurostat
Dès lors, alors que les prélèvements obligatoires sont déjà élevés, la Cour rappelle que ramener le déficit à moins de 3 % du PIB en 2027 constitue « un objectif atteignable au prix d'un effort substantiel sur la dépense publique ».
Par ailleurs, l'endettement public de la France ne faiblit pas. Comme le relève la Cour des comptes dans le même rapport, « la dette publique a atteint 2 950 Md€ en 2022, soit 111,8 points de PIB après 112,9 en 2021 et 114,6 en 2020. » La France demeure ainsi l'un des pays européens à l'endettement public le plus élevé en pourcentage de son PIB, comme le montre le graphique ci-dessous.
Poids de la dette publique dans l'Union européenne en 2022
Source : Insee77(*)
Il paraît dès lors particulièrement douteux que l'abrogation de l'article 40 de la Constitution, compte tenu des inévitables effets budgétaires qu'elle emporterait, ne nuise pas significativement à l'atteinte de cet objectif. Si son coût exact est par construction difficile à chiffrer, une abrogation de l'article 40 de la Constitution dans ce contexte budgétaire paraîtrait ainsi particulièrement contradictoire avec les objectifs que la France se donne quant au sérieux de la gestion de ses comptes publics.
3. Sur le plan institutionnel, une modification profonde des équilibres institutionnels de la Vème République
Enfin, une abrogation de l'article 40 de la Constitution reviendrait à une modification profonde des équilibres institutionnels instaurés par celle-ci. Comme l'a relevé le président du groupe Union centriste, Hervé Marseille, lors de son audition par le rapporteur, « l'équilibre atteint par nos institutions est satisfaisant et il convient de ne pas le troubler ».
Sur le plan théorique, l'abrogation de cet article nuirait à la cohérence du texte constitutionnel à deux égards. En premier lieu, il viendrait ébranler l'édifice du parlementarisme rationalisé dans son ensemble, en affectant l'un de ses principaux fondements. Ainsi, en l'absence d'irrecevabilité financière des initiatives parlementaires, comment justifier l'enserrement de la procédure budgétaire dans des conditions et délais si contraints, alors même que de nombreux textes auraient de fait une portée budgétaire ? Quelle pertinence les autres motifs d'irrecevabilité conserveraient-ils ? Quelle légitimité resterait-il au Gouvernement pour faire usage d'outils procéduraux tels que le vote bloqué ou l'alinéa 3 de l'article 49 de la Constitution ?
En second lieu, le privilège de l'exécutif en matière budgétaire trouve l'une de ses sources dans l'article 20 de la Constitution, qui dispose que le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation et qu'il dispose de l'administration. Dès lors, s'il a la charge de la détermination de la politique de la nation, le Gouvernement ne peut-il pas prétendre légitimement à un privilège en matière budgétaire, en disposant seul de la faculté de présenter chaque automne pour l'année qui vient le projet qu'il se propose de conduire, le cas échéant amendé par les parlementaires, et sur lequel il devra rendre des comptes ? Par ailleurs, comme le rappelle le professeur Aurélien Baudu, « le Gouvernement dispose de l'administration et il est donc le mieux placé pour évaluer le niveau des dépenses et des recettes au sein de l'État ». Ainsi, les moyens de l'expertise budgétaire ayant été historiquement confiés au Gouvernement, il paraîtrait aventureux de procéder à l'abrogation pure et simple de l'article 40 de la Constitution dans ces conditions.
Sur le plan pratique, l'abrogation de l'article 40 de la Constitution paraîtrait particulièrement malvenue dans le contexte politique que traversent nos institutions. Il a ainsi pu être avancé que l'article 40 de la Constitution n'était pas nécessaire, à plus forte raison après l'alignement des calendriers électoraux des élections présidentielle et législatives à partir de 2000, en raison du fait majoritaire. Ainsi le professeur de droit public Jean-François Kerléo, favorable à la suppression de l'irrecevabilité financière des initiatives parlementaires, relevait-il, en 2017, que « la suppression de l'article 40 ne mettrait pas fin pour autant au fait majoritaire, de telle sorte qu'un contrôle politique du Gouvernement reste[rait] à prévoir. Les propositions ou amendements faisant l'objet d'un veto absolu de la part du pouvoir exécutif n'auraient aucune chance d'aboutir à un vote favorable dans l'hémicycle78(*). » Force est pourtant de constater que l'existence d'une majorité relative à l'Assemblée nationale peut conduire à l'adoption de dispositions malgré l'opposition du Gouvernement, de telle sorte qu'il peut paraître nécessaire de préserver l'article 40 de la Constitution et ainsi se prémunir contre ce qu'Aurélien Baudu a qualifié, auprès du rapporteur, de « pratiques des IIIème et IVème Républiques, susceptibles de ressurgir à tout moment lorsque les majorités politiques sont relatives. »
* 65 Pour reprendre l'expression du professeur Bertrand Mathieu au sujet du référendum d'initiative citoyenne, employée dans un entretien accordé à La Dépêche du Midi le 18 décembre 2018.
* 66 Voir Carcassonne, Guy et Guillaume, Marc, La Constitution, Points, 16ème édition, 2022.
* 67 Après une prise de parole du rapporteur et président de la commission des lois, Jacques Larché, émettant « malgré ce que [lui] dit son coeur », un avis défavorable à l'amendement de Nicole Borvo, Josselin de Rohan avait souligné l'importance de l'article 40, « fruit de la réflexion des constituants à propos de l'expérience qu'ils avaient pu avoir d'une république parlementaire » et témoin d'une « exigence de morale politique, parce que l'on doit prendre les responsabilités [financières] de ses actes ». Élisabeth Guigou, alors garde des sceaux, ministre de la justice, avait également émis un avis défavorable à cet amendement. Voir à cet égard le compte rendu de la séance du 29 juin 2000.
* 68 Face à un amendement de Didier Migaud tendant à abroger l'article 40 de la Constitution, Roger Karoutchi, alors secrétaire d'État chargé des relations avec le Parlement, avait souligné que « les dispositions de l'article 40 ont encore toute leur utilité. Elles servent de garde-fou contre les tentations de réduction des recettes ou d'augmentation des dépenses ». L'amendement de Didier Migaud n'avait finalement pas été adopté. Voir le compte rendu intégral de la première séance du mercredi 28 mai 2008.
* 69 De façon symétrique au débat à l'Assemblée nationale, Jean-Jacques Hyest, rapporteur et président de la commission des lois, émettant un avis défavorable à l'amendement de Jean Arthuis, avait ainsi fait valoir, soutenu par le rapporteur général de la commission des finances Philippe Marini : « Chacun de nous a pu ressentir les effets de ce contrôle préalable, en constatant que des amendements qui étaient autrefois discutés en séance ne pouvaient désormais plus l'être. Les conditions posées par l'article 40 peuvent ainsi paraître trop rigides. (...) Je crois toutefois qu'une suppression de l'article 40 n'est pas souhaitable. Si l'on peut se fonder sur l'esprit de responsabilité des parlementaires, on peut aussi craindre qu'une telle suppression n'ouvre la voie à une multiplication d'amendements de portée financière, ce qui ne me paraît pas souhaitable. Il s'agit d'un outil de régulation qui s'impose depuis longtemps et qui fonctionne au moins depuis 1958. »
* 70 Richard Ferrand avait ainsi affirmé : « Tout d'abord, arrêtons de penser que l'article 40 constituerait une anomalie, voire une innovation propre à la Vème République. Des règles similaires étaient déjà prévues par le règlement de la Chambre des députés dès 1920, avant d'être reprises par l'article 17 de la Constitution de 1946, puis sous la forme des règles dites des maxima dans la plupart des lois budgétaires sous la IVème République. Par ailleurs, ce n'est pas une forme d'arbitraire : l'appréciation de la recevabilité financière repose sur une jurisprudence ancienne des présidents successifs de la commission des finances, qui est toujours bien documentée et favorable à l'initiative parlementaire dès lors que la lettre de la Constitution le permet. Enfin, le contrôle de la recevabilité financière est utile : il limite la tentation de grever la dépense budgétaire dans n'importe quel texte de loi et permet un contrôle très opportun des cavaliers budgétaires et sociaux dans les projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale. Cet article, dont on mesure bien l'efficacité, même si elle est finalement relative, nous préserve contre certaines dépenses publiques excessives. » Voir le compte rendu des réunions de commission sur ce projet de loi.
* 71 Tribune de Philippe Blachèr dans Le Monde, 4 juin 2023.
* 72 Voir le considérant 4 de la décision n° 75-57 DC du 23 juillet 1975.
* 73 À compter de cet exercice budgétaire, aucun budget n'a été présenté à l'équilibre.
* 74 Ainsi, Didier Migaud avait-il souligné lors de la séance du 18 mai 2008 précitée que « les constituants de 1958 ont voulu encadrer le droit d'amendement en responsabilisant les parlementaires en matière budgétaire. Pourtant, malgré cette disposition, les dépenses publiques ont explosé et la dette publique atteint aujourd'hui plus de 1 200 milliards. Cette dégradation des comptes publics n'a donc pas pour origine les propositions des parlementaires, même s'ils ont pu voter des textes y contribuant. »
* 75 Voir le compte rendu de la séance du 19 juin 2008 précitée.
* 76 Cour des comptes, « La situation et les perspectives des finances publiques », juin 2023, p. 93.
* 77 Ces données sont consultables sur le site de l'Insee.
* 78 Cité notamment par Jean-François Kerléo dans l'article précité.