EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le 18 janvier 2023, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport de M. Pascal Allizard sur le projet de loi n° 128 (2022-2023) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord relatif à la coopération sur les questions de sûreté maritime et portuaire s'agissant spécifiquement des navires à passagers dans la Manche
M. Pascal Allizard, rapporteur . - Ce texte s'inscrit dans le cadre de la lutte contre la menace terroriste, qui a touché de plein fouet nos deux pays depuis 2015. Au Royaume-Uni, plus de seize attentats ont endeuillé le pays et huit ont été déjoués. En France, nous avons connu depuis 2015 une série d'attentats abjects, que je ne vais pas rappeler ici. D'après les chiffres communiqués par la direction générale de la sécurité intérieure, ils ont causé la mort de 271 personnes et fait près de 1 200 blessés ; 70 attentats auraient été déjoués depuis 2012.
Sauf pendant la crise sanitaire, près de 15 millions de passagers traversent la Manche chaque année. Ce nombre risque de s'accroître encore lors de la Coupe du monde de rugby de 2023 et des jeux Olympiques de Paris de 2024.
Évidemment, lors de ces traversées, les navires sont particulièrement isolés, et, bien qu'heureusement aucune tentative d'attentat n'ait été à déplorer à ce jour, la sécurité des passagers doit être garantie, surtout dans le contexte actuel d'actes terroristes de personnes isolées, n'utilisant pas nécessairement des armes sophistiquées.
Ce texte ne vise que les actions terroristes, qu'il définit comme « des actes illicites » pouvant « mettre en danger la vie ou l'intégrité physique des personnes, ainsi que la sécurité de la navigation, entraver fortement l'exploitation des services maritimes et porter atteinte à la confiance de la population dans la sécurité de la navigation maritime. » Il est donc totalement indépendant des questions d'immigration clandestine vers le Royaume-Uni, lesquelles sont réglées par d'autres accords bilatéraux.
Afin de lutter contre la menace terroriste à bord des navires de passagers traversant la Manche, la France a conclu avec le Royaume-Uni, en décembre 2016, un arrangement technique qui préfigure le présent accord. Jusque-là, la France autorisait, depuis le mois d'avril 2016, le déploiement d'agents français armés à bord des navires à passagers battant pavillon français. Mais en l'absence d'accord avec le Royaume-Uni, ces agents devaient cesser leur mission dans les eaux sous souveraineté britannique.
L'arrangement technique de décembre 2016 a permis aux agents français de poursuivre leur mission durant la totalité de la traversée. Cet arrangement n'a été conçu que pour être provisoire : il est prorogé chaque année et pourrait être reconduit jusqu'en juin 2023.
De plus, il comporte un certain nombre de lacunes. En particulier, il n'encadre que le déploiement d'agents français, et rien n'est prévu pour assurer la protection juridique de ces agents.
Une solution pérenne devait être trouvée. Des négociations ont débuté à l'initiative de la partie française, dès l'été 2017. Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) a mené les travaux pour la France.
Si un premier texte a été proposé aux autorités britanniques dès l'été 2019, la crise sanitaire a ralenti les négociations bilatérales et l'accord n'a finalement été signé que le 26 juillet 2021 par les ministres des affaires étrangères, à Paris.
Cet accord apporte des avancées significatives en structurant la coopération bilatérale franco-britannique en matière de sûreté maritime et portuaire. D'abord, il met en place un partage d'informations afin d'évaluer la menace. Une réunion annuelle des autorités compétentes est prévue. Lorsque la menace est imminente, l'échange d'informations doit s'effectuer « dans les meilleurs délais possibles » et « en utilisant les procédures opérationnelles établies en vigueur ». Des exercices et des formations conjoints sont également prévus.
Ensuite, et surtout, il permet le déploiement d'agents privés et d'agents des deux États sur les navires à passagers battant son pavillon. Il faut distinguer le cas des agents privés de celui des agents étatiques. Si leur mission - « contribuer à la sécurité des passagers et de l'équipage » - est identique, les modalités d'exercice de leur mission sont différentes. L'intervention des agents privés est davantage encadrée. Le droit britannique interdisant aux agents privés d'être armés, l'accord prévoit que seuls des agents privés non armés pourront être déployés à bord des navires battant pavillon de l'un ou de l'autre État. Ils devront porter un uniforme distinct de celui des agents de l'État.
De plus, ne disposant pas de pouvoirs de police administrative, ils ne peuvent pas effectuer de fouilles et ne sont autorisés à employer la force que dans le cadre de la légitime défense. Enfin, le recours à ces agents privés étant à la charge des compagnies maritimes, il est peu probable qu'elles y aient régulièrement recours, comme nous l'ont fait savoir les compagnies Britanny Ferries et DFDS lors de leurs auditions. Depuis l'entrée en vigueur de l'arrangement technique, aucune compagnie privée de protection n'a d'ailleurs été employée. Toutefois, leur présence à bord pourrait agir comme un moyen de dissuasion visible. Les agents privés sont utilisés à terre pour l'embarquement et le débarquement.
L'intervention des agents étatiques consiste en des équipes de protection des navires à passagers (Epnap). En France, ces dernières sont composées, pour l'essentiel, de gendarmes maritimes, qui disposent donc de pouvoirs de police administrative et judiciaire et peuvent, à ce titre, effectuer d'initiative des contrôles d'identité et des palpations de sécurité. Ces équipes peuvent éventuellement être renforcées par des fusiliers marins. Sept compagnies maritimes sont concernées : Brittany Ferries, Condor Ferries, DFDS, Seaways, Irish Ferries, Manches Iles, P&O Ferries et Stena Line. Votre rapporteur en a auditionné certaines.
La sélection des navires à bord desquels les équipes sont envoyées est effectuée par la cellule « évaluation des menaces et analyse de sécurité » du centre des opérations de renseignement de chaque groupement de gendarmerie maritime, coordonnée par le préfet maritime de Cherbourg. Cette cellule est chargée du criblage des passagers des navires, en prenant en considération les éléments d'ambiance et d'environnement. À ce jour, la fréquence de déploiement est en moyenne d'une par semaine.
Il est à noter que les Epnap sont non pas des unités, mais des équipes spécialement constituées pour réaliser une mission.
Le SGDSN a indiqué ne pas disposer actuellement de données précises sur le nombre de personnes qui seront déployées à l'avenir par la partie britannique. Les autorités britanniques mènent actuellement des travaux et des échanges avec la gendarmerie française sur notre organisation afin de bénéficier de notre retour d'expérience.
Le déploiement de ces équipes, privées ou étatiques, peut s'effectuer pour prévenir des actes illicites, ou y mettre fin, mais, dans ce dernier cas, uniquement lorsque se présente une « situation d'urgence » définie à l'article 9 de l'accord. Les agents de l'État peuvent mettre en oeuvre des « mesures provisoires nécessaires » : les personnes faisant l'objet de mesures de coercition doivent être remises au capitaine du navire, à charge pour lui de les remettre aux autorités judiciaires de l'État côtier. Aucune mesure de police judiciaire - placement en garde à vue, interrogatoire, perquisition - n'est prévue. Toutefois, il existe, à bord, des cabines de rétention.
Dans l'avis qu'il a rendu le 3 septembre 2019 sur cet accord, le Conseil d'État s'est prononcé sur la constitutionnalité de l'intervention d'agents étrangers sur le territoire français au regard de notre souveraineté nationale. Il a admis qu'un tel pouvoir de police « puisse être délégué à des agents publics étrangers intervenant sur le territoire national, y compris sans l'autorisation préalable et hors la présence des autorités françaises, dans des situations particulières ne permettant pas que ces agents puissent être placés sous le contrôle des autorités françaises » et « sous réserve que cette délégation s'exerce sur une zone restreinte et pour une durée limitée et que les mesures coercitives susceptibles d'être prises en compte ne soient pas de nature à porter une atteinte durable à un droit fondamental ou à la privation de liberté. » Le temps de trajet étant compris entre deux et six heures, cela rentre dans le cadre de l'accord.
L'article 10 de l'accord organise la répartition des responsabilités de gestion de crise, lorsque l'acte illicite nécessite l'intervention d'autres unités que celles que prévoit le présent accord. C'est alors l'État côtier qui assure la gestion de crise aux niveaux gouvernemental et opérationnel, quel que soit le pavillon du navire. Si l'acte illicite a lieu en pleine mer, c'est l'État du pavillon qui est responsable. Dans les deux cas, chaque État peut demander le concours de l'autre partie.
Enfin, l'accord prévoit des priorités de juridiction pour les infractions qui seraient commises par les agents de l'État dans l'exercice de leurs fonctions. Elles sont comparables à celles qui sont reprises dans les accords de statut des forces : ce sont les juridictions de l'État dont relèvent les agents qui sont compétentes.
Enfin, l'accord organise un point sensible : le règlement des dommages causés par une partie aux personnels ou aux biens de l'autre partie.
Cet accord apporte une meilleure réponse juridique et opérationnelle à la menace terroriste. Il permet également à la partie britannique de déployer ses propres agents sur les navires battant son pavillon, ce qui n'était pas le cas dans le cadre de l'arrangement technique, caractérisé par une asymétrie de situation. C'est donc une avancée certaine en matière de lutte contre le terrorisme, dans des circonstances qui, du fait de l'éloignement potentiel des côtes, pourraient avoir des conséquences dramatiques.
Bien sûr, sa mise en oeuvre dépendra des moyens alloués. Du côté français, le dispositif devra être renforcé, en particulier lors de pics de fréquentation. Côté britannique, les échanges écrits que nous avons eus avec les services de l'ambassade nous rendent optimistes sur la volonté des autorités britanniques de jouer le jeu.
Si cet accord est le premier de ce type signé par la France, il pourrait en inspirer d'autres, notamment avec l'Italie.
Le Royaume-Uni a achevé toutes les procédures parlementaires et administratives permettant la ratification de l'accord. En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en second. Son examen est prévu en séance publique le mercredi 25 janvier 2023, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.
Je ferai deux remarques conclusives, en ce qui concerne les contrôles effectués depuis le Brexit et qui me viennent des opérateurs que j'ai rencontrés : d'abord, on observe une différence dans les moyens mis en oeuvre entre les ports nationaux et les autres. Ensuite, les contrôles font perdre beaucoup de temps lors des débarquements. Il serait utile que ces contrôles puissent s'effectuer à bord des navires.
Mme Michelle Gréaume . - L'accord n'est pas censé concerner les migrants, mais, entre la Belgique et la France, on a mis en place des filets pour attraper les passeurs de bateaux gonflables ou de gilets de sauvetage. Le mois dernier, de nouvelles personnes sont mortes dans la Manche en tentant d'accéder au Royaume-Uni.
Les accords du Touquet sont encore en vigueur, alors qu'ils devraient être au moins revus. La frontière du Royaume-Uni est désormais en France : c'est anormal, d'autant que ce pays n'appartient plus à l'Union européenne. Sur un bateau gonflable, cela reste du droit de la mer...
M. Christian Cambon, président . - Merci de ce rappel, important, même si ce n'est pas le but de la convention.
M. Olivier Cadic . - La convention vise le fret et les bateaux enregistrés, et non les migrants. Y a-t-il une procédure d'approbation préalable par chaque gouvernement des sociétés de sécurité privée auxquelles ont recours les compagnies ?
M. Pascal Allizard, rapporteur . - Cette convention ne porte pas sur les migrants, mais j'ai entendu parler de ce problème lors de chaque audition. Tous les acteurs sont conscients de cette situation permanente.
Les sociétés auxquelles recourent les compagnies sont agréées. Cependant, pour l'instant, aucune compagnie ne souhaite y recourir à bord : elles préfèrent que soit renforcée la présence d'agents publics. Il y a aussi une question culturelle : l' Habeas Corpus diffère de notre droit...
M. Pierre Laurent . - Cet accord inclut le gouvernement d'Irlande du Nord. Or il n'y en a pas depuis plus d'un an ! En vertu de l'accord du Vendredi saint, le Premier ministre et le vice-Premier ministre sont, pour l'un, unioniste, pour l'autre, nationaliste, mais les unionistes refusent d'appliquer cette règle depuis la victoire du Sinn Féin lors des dernières élections.
Cette instabilité peut être dangereuse et remettre en cause l'accord du Vendredi saint. Certes, cela n'a pas de lien direct avec ce projet de loi, mais le sujet concerne l'une des parties signataires de l'accord.
Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.