EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Déposée en octobre 2017 par nos collègues Nathalie Goulet et André Reichardt, aujourd'hui inscrite à l'ordre du jour du Sénat à l'initiative du groupe Union Centriste, la proposition de loi (n° 30, 2017-2018) tendant à imposer aux ministres des cultes de justifier d'une formation les qualifiant à l'exercice de ce culte, soumise à l'examen de votre commission des lois, trouve son inspiration dans les travaux de la mission commune d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'Islam en France et de ses lieux de culte, dont le rapport a été présenté en juillet 2016 1 ( * ) et dont nos collègues étaient rapporteurs.
La proposition de loi vise deux objectifs principaux :
- d'une part, rendre obligatoire l'organisation sous le régime de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État pour toute association assurant l'exercice public d'un culte ou la gestion d'un lieu de culte, supprimant ainsi la possibilité d'opter pour le régime plus souple de la loi du 1 er juillet 1901 relative au contrat d'association ;
- d'autre part, sous peine de sanctions pénales, restreindre la faculté de célébrer publiquement un culte aux seuls ministres du culte ayant reçu une formation délivrée par une instance cultuelle dont la représentativité serait reconnue par l'État.
La proposition de loi prévoit également une application dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle pour les cultes ne relevant pas du régime concordataire, c'est-à-dire en premier lieu l'islam. Elle cherche également à définir la notion de ministre du culte, de façon à préciser le champ d'application des obligations qu'elle pose.
Son exposé des motifs constate en effet que « les musulmans de France n'ont pas organisé leur culte de manière aussi hiérarchique et centralisée que d'autres religions (...), de telle sorte que les pouvoirs publics (...) ont du mal à établir et à entretenir un dialogue efficace avec les représentants de cette introuvable "communauté musulmane" ». Il ajoute que « cette situation n'est pas satisfaisante, d'autant que (...) le culte musulman est aujourd'hui exposé à des dérives et à des pratiques opaques dont les premières victimes sont les musulmans eux-mêmes », citant notamment le « recrutement d'imams véhiculant des thèses islamistes radicales » et les « prêches en langues étrangères ».
Le rapport de la mission d'information précitée relevait déjà, parmi les principales difficultés du culte musulman, « son manque d'organisation », rendant plus difficile le dialogue avec les pouvoirs publics.
L'obligation de formation des ministres du culte, qui constitue le coeur du texte, est présentée par nos collègues comme devant permettre « d'éviter le phénomène pernicieux des "imams auto-proclamés" et, plus généralement, des pseudo-prédicateurs qui, sous couvert de culte, diffusent des appels à la haine et à la violence et des messages contraires à la tolérance et au respect des valeurs républicaines », puisque chaque confession devrait « recruter [ses] ministres des cultes, salariés ou bénévoles, uniquement parmi des personnes justifiant d'une qualification cultuelle reconnue ».
Imposer une telle obligation de formation à tous les cultes, au nom du principe d'égalité, pour imposer spécialement à l'islam d'organiser la formation religieuse et théologique de ses cadres et des responsables de ses mosquées, constituerait une immixtion forte dans la liberté d'organisation de chaque culte, inédite depuis le XIX ème siècle.
Votre rapporteur discerne dans cette proposition de loi une intention analogue à celle poursuivie, il y a deux siècles, par Napoléon Bonaparte, alors premier consul, à la suite de la conclusion en 1801 du concordat avec le Saint-Siège. Cette démarche consisterait pour l'État à s'immiscer dans une confession - en l'espèce la confession musulmane - afin de la contraindre à s'organiser, compte tenu des difficultés résultant de son manque d'organisation pour la collectivité. La loi du 18 germinal an X 2 ( * ) , qui a fait application du concordat en 1802, comportait des « articles organiques » imposés unilatéralement au culte catholique - et rejetés par le pape - comme aux cultes protestants luthérien et calviniste, visant à fixer l'organisation de ces cultes. Un dispositif comparable a ensuite été appliqué au culte israélite en 1808. Si l'organisation propre à l'Église catholique n'a pas été remise en cause par ces dispositions, celles-ci ont conduit à un contrôle accru de l'État. Pour les cultes protestants et le culte israélite, elles ont imposé la mise en place des consistoires, organisation interne et territoriale adaptée aux exigences de contrôle des cultes par l'État.
Aujourd'hui, une telle immixtion dans l'organisation et l'exercice d'un culte heurterait le principe constitutionnel de la liberté de culte et ne serait pas possible sans une modification du régime constitutionnel de cette liberté et, plus largement, des principes de laïcité et de neutralité religieuse de l'État. Votre commission estime que la proposition de loi conduirait à mettre en place un contrôle par l'État de l'organisation et de l'activité des cultes que nous ignorons depuis la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État.
Le rapport de la mission d'information précitée constatait au surplus qu'« un des enseignements majeurs ressortant de nos travaux est que, dans la plupart des cas, l'État a manqué sa cible en tentant de dupliquer pour le culte musulman des solutions toutes faites empruntées à l'organisation d'autres confessions ».
Si la proposition de loi soumise à sa délibération tente effectivement de remédier à une difficulté réelle, pouvant favoriser des dérives au sein de l'islam, votre commission des lois n'a pu que constater les interrogations sérieuses qui s'y opposent, tant d'un point de vue constitutionnel que sur le plan pratique. Aussi a-t-elle retenu, à l'initiative de son rapporteur, des solutions alternatives permettant de répondre aux objectifs recherchés par les auteurs du texte.
I. UNE INITIATIVE RÉPONDANT À UNE RÉELLE DIFFICULTÉ, MAIS SOULEVANT DE SÉRIEUX DOUTES SUR SA CONSTITUTIONNALITÉ COMME SUR SON EFFICACITÉ
Telle qu'elle est conçue, la proposition de loi invite à rappeler, d'une part, les exigences constitutionnelles en matière de liberté d'association et de liberté de culte et, d'autre part, la pratique des différents cultes en matière d'organisation interne et de formation des ministres du culte et autres cadres religieux. Sur ces deux aspects, votre commission observe que la proposition de loi soulève des interrogations sérieuses, tant sur sa constitutionnalité que sur son efficacité même, bien qu'elle partage les objectifs poursuivis par ses auteurs en matière de prévention des dérives au sein de l'islam dans la société française.
A. LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL DE LA LIBERTÉ D'ASSOCIATION ET DE LA LIBERTÉ DE CULTE
1. Le principe de la liberté d'association
Concernant le principe de la liberté d'association , votre rapporteur rappelle la décision fondatrice n° 71-44 DC du 16 juillet 1971 3 ( * ) , par laquelle le Conseil constitutionnel a rangé « au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le préambule de la Constitution (...) le principe de la liberté d'association », tiré de la loi du 1 er juillet 1901 relative au contrat d'association. Il a considéré « qu'en vertu de ce principe les associations se constituent librement ».
Par la suite, le Conseil a veillé au caractère strictement déclaratif des formalités administratives exigées des associations pour bénéficier de certaines dispositions 4 ( * ) et à la stricte nécessité des formalités supplémentaires pouvant être prévues dans certains cas particuliers 5 ( * ) , afin d'écarter tout risque d'atteinte au principe de liberté d'association. Ainsi, une contrainte d'organisation ou de statuts ne peut être exigée qu'en contrepartie d'un avantage, par exemple fiscal, ou d'une activité agréée ou réglementée. On ne peut imposer des obligations statutaires particulières à une association, sauf à ce qu'elle intervienne dans le cadre d'une telle activité.
Dans le même ordre d'idée, l'attribution à une catégorie d'associations d'une mission de service public autorise un contrôle particulier de l'État. Dans sa décision n° 2000-434 DC du 20 juillet 2000 6 ( * ) , le Conseil a estimé que la liberté d'association « ne s'oppose pas à ce que des catégories particulières d'associations fassent l'objet de mesures spécifiques de contrôle de la part de l'État en raison notamment des missions de service public auxquelles elles participent, de la nature et de l'importance des ressources qu'elles perçoivent et des dépenses obligatoires qui leur incombent ».
2. Le principe de la liberté de culte
Concernant le principe de la liberté de culte , votre rapporteur renvoie au rapport de notre collègue François Pillet, en janvier 2016, sur la proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire les principes fondamentaux de la loi du 9 décembre 1905 à l'article 1 er de la Constitution 7 ( * ) , discutée à l'initiative de nos collègues du groupe RDSE. Dans son rapport, notre collègue présentait la lecture, par le Conseil constitutionnel, du principe de laïcité, d'une façon qui reste éclairante pour l'examen de la présente proposition de loi.
Ainsi, la Constitution consacre le principe de laïcité, indissociable du principe de libre exercice des cultes. Deux dispositions constituent le fondement constitutionnel actuel du principe de laïcité, à distinguer des énonciations à caractère législatif de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État.
En premier lieu, l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dispose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ».
En second lieu, l'article 1 er de la Constitution dispose que « la France est une République (...) laïque » et qu'elle « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de religion » et « respecte toutes les croyances ».
La valeur constitutionnelle du principe de laïcité a été affirmée par le Conseil constitutionnel lors de l'examen du traité établissant une Constitution pour l'Europe. Dans sa décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004 8 ( * ) , jugeant ce traité conforme à l'article 1 er de la Constitution, le Conseil a considéré que les dispositions selon lesquelles « la France est une République laïque » « interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».
Dans la décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013 9 ( * ) , plus récente, le Conseil constitutionnel a clarifié les implications du principe constitutionnel de laïcité. Se fondant sur l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 1 er de la Constitution, il précise, d'une part, que « le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit » et, d'autre part, « qu'il en résulte la neutralité de l'État ; qu'il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l'égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu'il implique que celle-ci ne salarie aucun culte ».
Le commentaire paru aux Cahiers du Conseil constitutionnel précise en outre qu'« il ne s'agit pas d'une définition limitative du principe constitutionnel de laïcité, mais d'une énumération de règles essentielles qu'il impose et qui peuvent se concilier entre elles ».
Pour autant, le Conseil constitutionnel a également considéré, dans sa décision n° 2017-633 QPC du 2 juin 2017 10 ( * ) , à l'occasion du contentieux sur la rémunération des ministres du culte catholique en Guyane, après avoir rappelé son considérant de principe précité de 2013, « qu'en proclamant que la France est une "République ... laïque", la Constitution n'a pas pour autant entendu remettre en cause les dispositions législatives ou réglementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République lors de l'entrée en vigueur de la Constitution et relatives à l'organisation de certains cultes et, notamment à la rémunération de ministres du culte ». Cette interprétation n'est toutefois applicable qu'à des régimes juridiques particuliers qui préexistaient à la Constitution du 4 octobre 1958 et que celle-ci n'a pas entendu abroger.
Dans sa récente décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018 11 ( * ) , lorsqu'il a examiné la mesure administrative de fermeture provisoire d'un lieu de culte aux fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme, laquelle porte atteinte à la liberté de conscience et au libre exercice des cultes, le Conseil a réaffirmé que « le principe de laïcité impose notamment que la République garantisse le libre exercice des cultes ».
Selon le Conseil constitutionnel, le libre exercice des cultes possède donc bien une valeur constitutionnelle, principe auquel il ne peut être dérogé que pour des raisons d'ordre public, autre principe à valeur constitutionnelle.
3. La protection de la liberté de culte par la Convention européenne des droits de l'homme
Par ailleurs, l'article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et libertés fondamentales (CEDH), présenté dans l'encadré ci-après, assure également la protection de la liberté de culte.
Convention de sauvegarde des droits de l'homme et libertés fondamentales Article 9 - Liberté de pensée, de conscience et de religion 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. |
La Cour de Strasbourg est particulièrement vigilante sur la protection de la liberté de culte et de l'autonomie des cultes et très réticente à admettre des restrictions à cette liberté, avec un strict contrôle de leur proportionnalité au regard des exigences notamment de l'ordre public et des libertés d'autrui.
* 1 De l'Islam en France à un Islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés , Rapport d'information (n° 757, 2015-2016) de Mme Nathalie Goulet et M. André Reichardt, fait au nom de la mission commune d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'Islam en France et de ses lieux de culte. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/commission/missions/islam_en_france/index.html
* 2 Loi du 18 germinal an X, portant que la convention passée le 26 messidor an IX entre le pape et le Gouvernement français, ensemble les articles organiques de ladite convention et des cultes protestants, seront exécutés comme des lois de la République.
* 3 Conseil constitutionnel, décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1 er juillet 1901 relative au contrat d'association.
* 4 Conseil constitutionnel, décision n° 91-299 DC du 2 août 1991, loi relative au congé de représentation en faveur des associations et des mutuelles et au contrôle des comptes des organismes faisant appel à la générosité publique, et décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996, loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française.
* 5 Conseil constitutionnel, décision n° 89-271 DC du 11 janvier 1990, loi relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques.
* 6 Conseil constitutionnel, décision n° 2000-434 DC du 20 juillet 2000, loi relative à la chasse.
* 7 Rapport (n° 342, 2015-2016) de M. François Pillet, fait au nom de la commission des lois, sur la proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire les principes fondamentaux de la loi du 9 décembre 1905 à l'article 1 er de la Constitution. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/rap/l15-342/l15-342.html
* 8 Conseil constitutionnel, décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, traité établissant une Constitution pour l'Europe.
* 9 Conseil constitutionnel, décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013, Association pour la promotion et l'expansion de la laïcité [Traitement des pasteurs des églises consistoriales dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle].
* 10 Conseil constitutionnel, décision n° 2017-633 QPC du 2 juin 2017, Collectivité territoriale de la Guyane [Rémunération des ministres du culte en Guyane].
* 11 Conseil constitutionnel, décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018, M. Rouchdi B. et autre [Mesures administratives de lutte contre le terrorisme].