B. ÊTRE VIGILANT FACE AUX LIMITES IDENTIFIÉES DE L'INSTRUMENT
1. L'instrument multilatéral pourrait entraîner des conséquences non anticipées
a) Le risque d'une modification de l'équilibre des conventions fiscales bilatérales
Les conséquences de l'instrument peuvent être difficiles à appréhender dans leur globalité, dès lors que les dispositions, même limitées, modifiées par l'instrument multilatéral peuvent conduire à en bouleverser l'équilibre initial sans que cela ne soit prévu.
Ce risque existe dans la mesure où les conventions fiscales sont négociées dans leur ensemble, les dispositions étant envisagées dans leur connexité. Or, « l'instrument multilatéral [pourrait] potentiellement affecter cette cohérence et l'équilibre obtenu par les pays contractants au cours de la négociation d'une convention bilatérale, et conduire à des situations qui n'auraient jamais été acceptées dans le cadre d'une négociation purement bilatérale » 50 ( * ) .
Cette question a été soulevée par les États-Unis, motivant en partie leur choix de ne pas signer la convention multilatérale.
b) Une portée immédiate et future complexe à appréhender
La flexibilité laissée aux États parties dans l'activation de ses clauses rend complexe l'appréhension de sa portée réelle, à la fois immédiate et future.
La portée effective des modifications apportées par l'instrument multilatéral aux conventions fiscales couvertes varie fortement d'une convention à l'autre en fonction des positions respectives des deux parties.
En conséquence, la portée dans le temps de l'instrument multilatéral est difficilement envisageable lors de sa ratification . En effet, comme le soulignait Édouard Marcus, alors sous-directeur à la direction de la législation fiscale, « l'instrument n'est pas arrivé à son état final d'impact . L'important est d'abord de créer le système. Les standards du projet BEPS vont être de plus en plus largement appliqués, et peut-être d'autres règles fiscales seront-elles adoptées : l'effet de l'instrument multilatéral va donc augmenter de manière très concrète. Cela commencera par des retraits de réserves » 51 ( * ) .
Son effet ne saurait donc être mesuré aujourd'hui, et devra être apprécié dans le temps.
2. Les choix pré-notifiés par la France traduisent une conception large de l'application de la convention, risquant notamment d'entraîner une attrition de ses recettes fiscales
a) La France a formulé peu de réserves dans sa pré-notification à l'OCDE
La conjugaison du cadre inclusif, agrégeant des pays aux intérêts économiques et fiscaux distincts, et de la portée variable de l'instrument, en fonction des dispositions effectivement couvertes par les États parties, doit conduire la France à une analyse prudente des choix des options, réserves et notifications qu'elle effectue.
À ce stade, la liste des réserves, options et notifications transmise à l'OCDE préalablement à la signature de la convention multilatérale est provisoire : elle ne deviendra définitive qu'au moment du dépôt de l'instrument de ratification.
En outre, s'agissant des réserves, une fois la ratification opérée, celles-ci ne pourront ensuite plus être retirées ni même remplacées par une réserve de portée plus limitée .
À cet égard, Édouard Marcus, alors sous-directeur à la direction de la législation fiscale, relevait trois principes ayant guidé les choix pré-notifiés par la France à l'OCDE : « donner le maximum de portée géographique à la convention multilatérale ; identifier les clauses constituant un réel progrès par rapport aux objectifs du projet BEPS [...] ; assurer la cohérence et l'homogénéité de l'application de la fiscalité internationale. Il s'agit du fameux level playing field , et de ce point de vue, nous avons décidé non seulement d'appliquer largement la convention mais également de remplacer les clauses actuelles de nos conventions par celles de la convention, ce qui facilitera le travail de consolidation des conventions bilatérales » 52 ( * ) .
De fait, ainsi que l'a souligné Pascal Saint-Amans devant la commission des finances du Sénat, « la France a une conception très large de la convention ; elle a émis assez peu de réserves ».
b) Avant d'être confirmés, ces choix doivent prendre en compte les risques identifiés
Quoique traduisant une démarche volontariste en faveur de la lutte contre les phénomènes d'évitement de l'impôt, le choix d'opter pour une application large des dispositions de la convention s'accompagne d'un double risque.
Le premier risque porte sur la sécurité juridique de nos entreprises vis-à-vis de l'application des recommandations de BEPS par certaines administrations fiscales.
En effet, « l'insécurité juridique et fiscale ainsi que les situations de double imposition vont fort probablement se multiplier dans un contexte post-BEPS . La communauté des affaires encourage donc l'OCDE et les gouvernements à améliorer radicalement le fonctionnement des procédures d'accord amiable, y compris par l'ajout d'une clause d'arbitrage obligatoire et contraignant. On peut estimer qu'un arbitrage obligatoire et contraignant serait bénéfique tant pour les gouvernements que pour les entreprises puisqu'il permettrait d'atténuer l'insécurité juridique créée du fait d'action unilatérales de la part de certains gouvernements ou de l'application incohérente des recommandations BEPS dans d'autres juridictions » 53 ( * ) .
Or la partie VI de la convention rendant obligatoire la procédure d'arbitrage n'a guère été activée . Seul un tiers des signataires a opté pour ces stipulations ; encore cette proportion intègre-t-elle essentiellement des pays européens 54 ( * ) , déjà parties à la convention multilatérale européenne d'arbitrage.
De fait, en l'état des pré-notifications, la procédure d'arbitrage obligatoire ne sera introduite que dans six conventions fiscales bilatérales, avec Singapour, la Nouvelle-Zélande, le Japon, Maurice, l'Australie et Andorre.
C'est pourquoi, comme le relève la doctrine fiscale, « compte tenu de de l'incertitude créée par l'adoption rapide d'un volume considérable de nouvelles stipulations conventionnelles et de nouvelles orientations sur les prix de transfert, nous regrettons que l'arbitrage n'ait pas été assimilé à une norme minimale et que des pays importants tels que la Chine, l'Inde, la Corée [du Sud], la Mexique, la Russie, l'Afrique du Sud n'aient pas adopté cette stipulation » 55 ( * ) .
À défaut de cette procédure obligatoire, face à une difficulté d'application ou d'interprétation des dispositions conventionnelles liant deux juridictions, une entreprise pourrait être exposée à un risque de double imposition.
Ce risque est d'autant plus prononcé que les modalités d'articulation de l'instrument multilatéral avec les conventions fiscales laissent subsister de possibles indéterminations. En particulier, si deux pays notifient conjointement une clause de l'instrument multilatéral mais, au stade de la rédaction, ne s'accordent pas sur la manière dont la convention bilatérale doit être modifiée, alors « la convention multilatérale prévoit qu'il n'y a pas de modification de la rédaction de la convention bilatérale, mais que les clauses de la convention multilatérale ont un effet sur le fond et donc une portée par rapport à la convention bilatérale » 56 ( * ) .
Le second risque porte sur l'attrition potentielle de la base fiscale nationale.
Certes, le mandat confié à l'OCDE par le G20 dans le cadre du projet BEPS ne porte pas sur la répartition des droits d'imposition entre États.
Pour autant, certaines dispositions donnent les outils pour procéder à une refonte de cette répartition . Les déclarations d'activité pays par pays transmises aux administrations fiscales (action 13) donnent ainsi une image de la réalité économique de l'implantation d'un groupe d'entreprises. De même, les mesures relatives à l'établissement stable (action 7) contribuent à abaisser le seuil de qualification. Or, « des pays émergents, voire en développement, considèrent qu'un abaissement du seuil de l'établissement stable pourrait leur permettre d'atteindre une base fiscale supérieure » 57 ( * ) .
Ces considérations rejoignent plus globalement les critiques émises en particulier par l'Association française des entreprises privées (AFEP) en France, selon laquelle le projet BEPS porterait les germes d'une révolution de l'appréhension de la valeur taxable, au profit de la consommation . Dans cette perspective, les pays émergents, disposant d'un grand nombre de consommateurs, en seraient les premiers bénéficiaires, tandis que la France serait exposée à un effritement de ses bases d'imposition.
* 50 « OCDE : la mise en oeuvre des mesures conventionnelles issues du projet BEPS par la création d'un instrument multilatéral », Caroline Silberztein et Jean-Baptiste Tritram, Droit fiscal n° 42-43, octobre 2016.
* 51 « La convention multilatérale OCDE : quel impact sur la fiscalité internationale ? », Actes de la soirée d'étude annuelle de l' International fiscal association (IFA), 4 octobre 2017, in Droit fiscal n° 51-52, décembre 2017.
* 52 « La convention multilatérale OCDE : quel impact sur la fiscalité internationale ? », Actes de la soirée d'étude annuelle de l' International fiscal association (IFA), 4 octobre 2017, in Droit fiscal n° 51-52, décembre 2017.
* 53 « OCDE : la mise en oeuvre des mesures conventionnelles issues du projet BEPS par la création d'un instrument multilatéral », Caroline Silberztein et Jean-Baptiste Tritram, Droit fiscal n° 42-43, octobre 2016.
* 54 Parmi les pays extra-européens ayant opté pour cette procédure, figurent l'Australie, le Canada, Singapour et la Suisse.
* 55 Art. précité.
* 56 Voir les propos d'Édouard Marcus, in « La convention multilatérale OCDE : quel impact sur la fiscalité internationale ? », Actes de la soirée d'étude annuelle de l' International fiscal association (IFA), 4 octobre 2017, in Droit fiscal n° 51-52, décembre 2017.
* 57 « OCDE : la mise en oeuvre des mesures conventionnelles issues du projet BEPS par la création d'un instrument multilatéral », Caroline Silberztein et Jean-Baptiste Tritram, Droit fiscal n° 42-43, octobre 2016.