C. UNE MOTIVATION BUDGÉTAIRE QUI CRÉE DES INTERROGATIONS SUR LA PERTINENCE DE LA DATE DU 5 AVRIL 2016
1. Une vente prématurée qui pourrait se traduire par une moindre valorisation pour les finances publiques
a) Un risque de moindre valorisation mis en évidence par l'analyse économique
L'analyse économique confirme qu'une vente anticipée pèsera sur la capacité d'investissement des opérateurs de télécommunication et, au final, sur la valorisation de ces fréquences.
Le centre de recherche économique Coe-Rexecode a réalisé, en mars 2014, une étude sur les enjeux économiques de la date des enchères 7 ( * ) dans laquelle il apparaît que les opérateurs de téléphonie mobile doivent déjà aujourd'hui absorber le coût du premier dividende numérique tout en menant une politique active de développement des réseaux fixes et mobiles en particulier en 4G. Par ailleurs, l'arrivée de free et le développement des offres low cost a eu pour effet de réduire les prix - et donc les marges et les capacités d'investissement - des opérateurs de télécommunication.
Ces différents éléments amènent à s'interroger sur l'impact de la date de libération des fréquences pour les opérateurs. Selon l'étude de Rexecode : « une libération prématurée, c'est-à-dire pour laquelle le rendement du point de vue de l'investisseur serait encore lointain et incertain, risquerait d'avoir des conséquences fortes sur l'équilibre du marché, la situation financière des opérateurs et la valeur qu'ils escomptent des licences 700 MHz. Il n'est donc pas étonnant que la majorité des acteurs de marché ne souhaitent pas d'un avancement de la date de mise à disposition et d'enchères des fréquences qui ne correspondrait pas bien à leurs besoins opérationnels. Ils affichent donc une préférence pour la date la plus tardive dans la fourchette proposée par les pouvoirs publics, c'est-à-dire vers 2020 » 8 ( * ) .
L'étude de Rexecode, dont nous publions ci-après la synthèse, conclue donc que la vente précipitée des fréquences pourrait avoir des conséquences négatives à la fois pour l'économie française et pour les finances publiques.
Coe-Rexecode - Synthèse du document de travail n° 46 Les enjeux économiques de la date des enchères du deuxième dividende numérique Le transfert vers les opérateurs télécom des fréquences de la bande 700 MHz, jusque-là utilisées par la télévision numérique terrestre (TNT), a été acté. L'État compte sur les recettes de ce « deuxième dividende numérique » pour financer le budget de la défense dès 2015. L'étude Coe-Rexecode montre qu'un tel choix ne serait probablement pas optimal en termes économiques. - La vente des fréquences numériques ne devrait pas obéir à des considérations budgétaires de court terme Le spectre hertzien est une ressource collective qui doit faire l'objet d'une gestion et d'une valorisation attentives de la part des pouvoirs publics comme des utilisateurs privés. Le « deuxième dividende numérique » devrait donc être l'occasion de mettre la politique du numérique au service de la croissance. L'objectif du Gouvernement est de reproduire l'opération de cession des fréquences 800 MHz, qui avait rapporté à l'État 2,6 milliards d'euros de dividende en 2011, pour financer un besoin budgétaire de court terme. Mais pour que l'affectation des fréquences 700 MHz au haut débit mobile induise des effets économiques positifs, les modalités et le calendrier de sa mise en oeuvre sont décisifs. Cette mise aux enchères n'aura pas le même impact selon qu'elle se tiendra dans les prochains mois, comme l'envisage l'État pour des raisons de trésorerie, ou à l'horizon 2020, ainsi que le souhaiterait la plupart des acteurs des télécoms et de l'audiovisuel. Ce choix ne devrait pas dépendre d'une logique budgétaire mais procéder d'une analyse fondée sur les coûts et les bénéfices (surplus social) pour tous les acteurs : les consommateurs, les industriels et l'État. - Une vente précipitée des fréquences numériques pourrait avoir des conséquences négatives à la fois pour l'économie française... L'analyse de Coe-Rexecode suggère que des enchères anticipées et un basculement des fréquences de 700 MHz vers la téléphonie mobile avec un calendrier resserré ne seraient pas justifiés du point de vue économique. La transition pourrait occasionner des coûts importants, d'autant plus élevés qu'elle se fera dans la précipitation : il faudrait, en effet, reconfigurer l'offre audiovisuelle pour libérer la bande des 700 MHz, adapter les décodeurs TNT des consommateurs, développer des terminaux de téléphonie mobile compatibles, etc. Et ce, alors même que la plupart des analystes considère que les ressources actuelles en fréquences suffiront à couvrir les besoins d'ici 2020. L'avantage social qui sera tiré d'une telle opération, par ailleurs prématurée, risque donc d'être faible à court terme. - ... et pour les finances publiques Anticiper la vente des fréquences pourrait également s'avérer une mauvaise opération patrimoniale pour l'État. Depuis quelques semaines, le secteur des télécoms est agité par la perspective de la vente de SFR. Dans ce contexte très instable, les opérateurs français, qui ont à peine absorbé le coût du premier dividende numérique et se livrent une guerre des prix, seront peu enclins à engager des dépenses aussi importantes pour le déploiement du réseau d'antennes 4G. De plus, il est probable que la configuration du secteur des télécoms au moment de l'exploitation effective des fréquences sera très différente de celle d'aujourd'hui, et investir dès à présent dans de nouvelles fréquences dont la date d'exploitation est si lointaine serait très hasardeux. Cela pourrait aboutir, pour les opérateurs, à une allocation inefficace des ressources. L'État, lui, pourrait pâtir de ce « transfert de risque » aux opérateurs et subir une décote sur le prix des enchères. - Une mise aux enchères à une date proche de 2020 serait préférable Une analyse coûts/bénéfices (surplus global) est indispensable pour définir la stratégie optimale de gestion des fréquences hertziennes. En tenant compte des besoins des industriels, du bien-être du consommateur et de l'intérêt de l'État, l'analyse de Coe-Rexecode suggère que des enchères menées à une date proche de 2020 induiraient probablement un surplus global supérieur à une vente anticipée en 2014 ou 2015 . À cet horizon, l'État et les opérateurs se trouveront dans de meilleures conditions pour procéder au transfert des fréquences 700 MHz. |
b) Une absence de débat sur une vente « à prix cassé » d'un actif public
Alors que toute l'opération de transfert de la bande des 700 MHz aux opérateurs de télécommunications est aujourd'hui fragilisée par un agenda qui apparaît à beaucoup comme étant de moins en moins réaliste et que de nombreux acteurs rappellent qu'un autre calendrier était possible qui aurait permis de reporter à 2017 le transfert de la bande des 700 MHz aux opérateurs de télécommunication, force est de constater que le débat sur l'opportunité de mettre aux enchères ces fréquences dès 2015 est esquivé voire escamoté par le Gouvernement . Le rapport de l'Assemblée nationale considère la date de cession comme une évidence et la ministre de la culture et de la communication n'a pas répondu aux objections de votre rapporteure sur le fait qu'une vente plus tardive aurait sans doute permis de rapporter davantage aux caisses de l'État.
Pourquoi cette précipitation ? Alors qu'une très grande majorité de pays a décidé de ne procéder au transfert de la bande des 700 MHz aux opérateurs de télécommunication qu'entre 2018 et 2022 selon les recommandations du rapport de M. Pascal Lamy à la Commission européenne, la France est le seul parmi les pays qui recourent à la TNT par voie hertzienne pour une part significative de la réception télévisée à engager ce transfert dès 2016 .
La raison de cette précipitation tient essentiellement à des considérations budgétaires . Alors que les études économiques démontrent, comme cela a été rappelé précédemment, que le prix des fréquences de la bande des 700 MHz devrait être plus élevé en 2020 lorsque les opérateurs en auront besoin, le Gouvernement français s'apprête à les céder en 2015 à un moindre prix afin de compenser les dotations budgétaires accordées pour financer la loi de programmation militaire.
On ne peut, dans ces conditions, que regretter que la cession d'un actif public ne fasse pas l'objet d'une étude objective pour déterminer la date la plus opportune pour procéder à la vente. Mais, comme l'a indiqué le président de la commission des participations et des transferts, M. Bertrand Schneiter, à votre rapporteure, lors de son audition le 30 juin 2015, celle-ci n'est pas compétente pour se prononcer sur le meilleur moment pour vendre un actif mais seulement sur le fait de savoir ce qu'on peut en attendre à un moment donné. C'est pourquoi elle a préconisé un prix de réserve de 416 millions d'euros pour chacun des six lots qui seront mis aux enchères.
Le Gouvernement s'apprête donc à céder un actif rare sans souci de maximiser son prix au risque de ne pas apparaître un investisseur très avisé. Est-ce parce que la sagesse aurait voulu de reporter la date de cession après la prochaine élection présidentielle et qu'un gouvernement a par nature une préférence plus affirmée pour le présent que pour un futur qui risque de s'écrire sans lui ? Chacun se fera son idée sur cette question mais cette urgence à solder la bande des 700 MHz a pour corollaire une prise de risque considérable puisque des millions de foyers pourraient se retrouver face à un écran noir le 5 avril 2016 et que la principale raison pour laquelle le Gouvernement rechigne à envisager un décalage de quelques semaines tient au fait que tout délai entre la date des enchères et la mise à disposition des fréquences pourrait se traduire par des offres de prix moins élevées pour tenir compte de la moindre perspective de rentabilisation durant la période considérée. Quelques soient les risques, les différents opérateurs sont donc priés d'aller vite et qu'importe si c'est au détriment des précautions les plus élémentaires compte tenu d'un projet de cette ampleur.
2. Un financement de la loi de programmation militaire par la vente de la bande des 700 MHz qui reste d'actualité
a) Une ressource exceptionnelle pour financer la loi de programmation militaire jugée trop incertaine
L'équilibre financier de la loi de programmation militaire 2014-2019 reposait en grande partie sur l'obtention de ressources exceptionnelles pour un montant total de 4,8 milliards d'euros. Et une part prépondérante de ces mêmes ressources devait provenir du produit de la mise aux enchères de la bande des 700 MHz. Or, selon notre collègue députée Patricia Adam, rapporteure pour la commission de la défense nationale et des forces armées du projet de loi actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense : « il est rapidement apparu que les recettes de la cession de la bande des 700 MHz ne seraient pas disponibles dès 2015, ni même en 2016 (année pour laquelle les ressources du CSA « Fréquences » devaient encore représenter un milliard d'euros, selon la LPM), voire en 2017 » 9 ( * ) .
Compte tenu des incertitudes relatives à ces ressources exceptionnelles, le Gouvernement a été amené à envisager la création de plusieurs sociétés de projet dont le capital aurait été financé par l'État au moyen du produit de cessions de participations financières en vue que ces sociétés rachètent au ministère de la défense, ou achètent directement puis louent à celui-ci, des équipements militaires suivant un mécanisme de « sale and lease back » . Les sommes versées au titre du rachat de ces matériels par les sociétés mises en place auraient permis au ministère de la défense de dégager les crédits nécessaires au versement des loyers qu'il aurait dû verser, à ces dernières, en contrepartie de la location. Pour Patrica Adam : « Ce mécanisme revenait à offrir au ministère de la Défense une sorte de facilité de trésorerie pour couvrir ses besoins de financement en 2015, 2016 et 2017, dans l'attente des recettes de la cession des fréquences de la bande des 700 MHz. À la perception du produit de cette cession, le ministère aurait racheté aux sociétés de projet les équipements qu'il aurait jusque-là utilisés en location auprès d'elles, et ces SPV auraient été liquidés, leur capital étant dès lors versé en nouvelles recettes du CAS « Participations financières de l'État » » 10 ( * ) .
b) Une rebudgétarisation des ressources exceptionnelles qui n'enlève rien au besoin de financement de l'État
Compte tenu des difficultés qu'elle posait, et des réserves importantes qu'elle suscitait notamment au Sénat, la piste de financement de la loi de programmation militaire à travers le recours à des sociétés de projet a finalement été abandonnée au profit d'un financement assuré principalement par des crédits budgétaires.
Cette budgétisation en 2015 devrait toutefois avoir un impact limité sur les comptes publics puisque le produit de la vente des fréquences de la bande des 700 MHz sera versé en recette du budget général de l'État et viendra compenser les ouvertures de crédits budgétaires décidées au profit de la mission « Défense ».
Une incertitude demeure toutefois sur ce qui se passerait si un ou plusieurs des six lots de fréquences ne trouvait pas preneur lors des enchères qui seront organisées en décembre 2015. Même si ce scénario n'est pas le plus probable compte tenu d'un prix de réserve modéré, le Gouvernement se trouverait confronté à une nouvelle difficulté budgétaire.
* 7 « Deuxième dividende numérique : enjeux économiques de la date des enchères ». Document de travail n° 46. Mars 2014.
* 8 Idem, p. 6.
* 9 Rapport n° 2816 de l'Assemblée nationale en date du 28 mai 2015, p. 44.
* 10 Idem, p. 46.