B. LE RISQUE D'UNE FRAGILISATION DE LA CAPACITE OPÉRATIONNELLE DES FORCES DE SÉCURITÉ INTÉRIEURE

Votre rapporteur souligne les risques posés par une restriction, voire une interdiction, des armes de force intermédiaire pouvant être utilisées par les forces de l'ordre. Ce moratoire, qui ne propose pas de moyens de substitution, est susceptible de déstabiliser l'organisation du maintien de l'ordre en France, mais également de placer les forces de l'ordre dans une situation permanente d'insécurité juridique.

1. Le risque d'une remise en cause de la doctrine française du maintien de l'ordre

Si l'auteure de la proposition de loi a pour objectif de restreindre strictement, voire d'interdire, l'utilisation du lanceur de balles de défense de 44 mm, dit Flash-Ball superpro et le pistolet à impulsion électrique (PIE), dans les situations du maintien de l'ordre, votre rapporteur considère que cet objectif semble d'ores et déjà satisfait.

En effet, en raison de son imprécision, le Flash-Ball superpro n'est que très exceptionnellement utilisé, et toujours en marge des manifestations. Comme l'ont unanimement affirmé les personnes entendues par votre rapporteur, les syndicats de la police nationale comme les représentants du Défenseur des Droits, les incidents concernant les Flash-Ball superpro et les « Taser x26 » ne concernent pas les brigades constituées et spécialisées dans le maintien de l'ordre. En effet, ni les CRS ni les gendarmes mobiles ne sont dotés du Flashball superpro. Toutefois, il demeure que leur utilisation reste possible pour les unités intervenant en renfort de ces unités, notamment pour procéder à des interpellations. D'ailleurs, la grande majorité des saisines du Défenseur des droits concernant le Flash-Ball superpro concernent des utilisations par des unités non spécialisées dans le maintien de l'ordre.

Par ailleurs, le Défenseur des droits n'a jamais été saisi de cas d'utilisation du « Taser x26 » dans le cadre du maintien de l'ordre 13 ( * ) . Comme le précise l'instruction commune du 2 septembre 2014, l'emploi du pistolet à impulsion électrique (PIE) est interdit pour les unités constituées intervenant dans le cadre du maintien de l'ordre. Néanmoins, comme pour l'usage du Flash-Ball superpro , son usage reste possible pour les unités intervenant en renfort de ces unités, notamment pour procéder à des interpellations.

Toutefois, si les auteurs de la proposition de loi ont pour objectif d'interdire d'autres moyens de force intermédiaire, à l'instar des lanceurs de balles de dé fense de calibre de 40 mm (LBD 40) visés par l'exposé des motifs de la présente proposition de loi, votre rapporteur considère que cette suspension marquerait une rupture dans la conception française du maintien de l'ordre .

En l'absence d'armes de substitution et hors cas de légitime défense, les forces de l'ordre n'auraient plus d'autre choix que de se retirer et de laisser le terrain , ce qui n'est pas sans conséquence sur la crédibilité de l'autorité de l'État, ou d'aller au contact, ce qui pourrait avoir de lourdes conséquences. Or votre rapporteur estime nécessaire de conserver une capacité de riposte mais aussi de dissuasion à la hauteur de la gravité des troubles à l'ordre public provoqués par des attroupements.

De plus, les armes de force intermédiaire, telles le LBD 40, présentent l'avantage d'être discriminantes en permettant de cibler spécifiquement les fauteurs de troubles, à la différence des gaz lacrymogènes par exemple. Aussi, votre rapporteur tient-il à souligner la différence qui existe entre les Flash-Ball superpro critiqués pour leur imprécision, et les LBD 40 qui disposent d'un désignateur d'objectif électronique (DOE) qui renforce la précision de leur tir.

Par ailleurs, votre rapporteur s'interroge sur la pertinence d'interdire des armes de force intermédiaire de catégorie B tout en maintenant l'utilisation d'armes létales de catégorie A. Constituant une rupture dans la gradation des moyens, cela aurait pour effet paradoxal de rendre l'utilisation de certaines armes non létales plus restrictive que l'utilisation d'armes plus dangereuses.

De surcroît, il semble nécessaire de conserver des moyens de force intermédiaire autres que les armes à feu létales au regard de la jurisprudence européenne et internationale.

Dans un arrêt du 27 juillet 1998, Gülec c/ Turquie, requête n° 21593, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamné la Turquie pour violation du droit à la vie, posé par l'article 2 de la convention européenne des droits de l'homme, pour ne pas avoir doté ses forces de police d'autres armes que les armes à feu et n'avoir pas laissé d'autres choix aux policiers que d'utiliser leur arme à feu individuelle lors d'une manifestation caractérisée par des violences contre ces derniers.

De même, en vertu des principes adoptés par le huitième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants de 1990, l'article 2 des principes de base sur le recours à la force et à l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application de la loi prévoit que « les gouvernements et les autorités de police mettront en place un éventail de moyens aussi large que possible et muniront les responsables de l'application des lois de divers types d'armes et de munitions qui permettront un usage différencié de la force et des armes à feu. Il conviendrait à cette fin de mettre au point des armes nom meurtrières neutralisantes à utiliser dans les situations appropriées, en vue de limiter de plus en plus le recours aux moyens propres à causer la mort ou des blessures. »

En outre, comme l'ont indiqué les syndicats de policiers ainsi que les représentants du ministère de l'Intérieur, en dépit de rares cas tragiques de blessures ayant entrainé des infirmités permanentes ou le décès, le bilan des armes de force intermédiaire est plus que satisfaisant, les incidents étant très faibles au regard du nombre de tirs réalisés. Selon la Direction générale de la gendarmerie nationale, entre 2010 et 2014, l'emploi des armes de force intermédiaire en escadrons a été multiplié par 3 alors que le nombre de blessés au sein de ces escadrons a été multiplié par 13.

À l'instar du Défenseur des droits, votre rapporteur émet toutefois une réserve sur le bilan du Flash-Ball superpro en raison de sa particulière imprécision. Néanmoins, l'absence de technique de substitution aussi efficace que ce dernier le rend pour l'heure indispensable.

Enfin, votre rapporteur rappelle que tout usage de la force comporte un risque et que tout équipement demeure perfectible . Ainsi, il est de la responsabilité du ministère de l'Intérieur d'évaluer de manière régulière et permanente l'utilisation de moyens de la force ainsi que d'organiser une veille des nouvelles techniques susceptibles d'être utilisées en situation du maintien de l'ordre et présentant un risque moindre de mortalité.

Au demeurant, le ministère de l'Intérieur a précisé que l'évaluation souhaitée par la proposition de loi a lieu régulièrement. En effet, l'utilisation des lanceurs de balles de défense entraîne nécessairement une déclaration individuelle par les fonctionnaires, selon la procédure « EVENGRAVE » pour les gendarmes ou via le traitement relatif au suivi de l'usage des armes (dit « TSUA ») pour les policiers. Ces retours d'expérience permettent de faire évoluer les conditions générales d'emploi de ces matériels.

Par ailleurs, à la suite des événements du barrage de Sivens, le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve a annoncé la constitution d'un groupe de travail commun à la police et à la gendarmerie sur les techniques du maintien de l'ordre et leur évolution envisageable.

Enfin, des réflexions sont en cours depuis presque deux ans afin de remplacer le Flash-Ball superpro en permettant l'utilisation par le LBD 40 de munitions de courte portée. Cela autoriserait un usage du LBD 40 dans des distances similaires au Flash-Ball superpro, soit entre 7 et 15 mètres, tout en bénéficiant de la qualité technologique du LBD 40 et notamment de son viseur. Néanmoins, actuellement, aucun prototype ne semble répondre aux exigences du cahier des charges de la Direction générale de la police nationale.

2. Des dispositions aux effets incertains et porteuses de risques juridiques pour les forces de l'ordre

L'alinéa 6 de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure restreint l'usage direct de la force à des circonstances où des violences ou voies de fait sont exercées contre les forces de l'ordre ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent. L'article 2 de la présente proposition de loi propose de compléter cet alinéa afin de préciser que des armes, telles le Flash-Ball superpro, ne pourront être utilisées « à cette fin » que dans des « circonstances exceptionnelles où sont commises des violences ou des voies de fait d'une particulière gravité et constituant une menace directe contre leur intégrité physique ».

L'interprétation de ces dispositions reste largement incertaine.

En premier lieu, votre rapporteur s'interroge sur l'application de cette restriction : s'applique-t-elle seulement dans l'hypothèse d'un terrain à défendre ou aux deux circonstances de l'alinéa 6 de l'article L. 211-9 ?

En outre, cette restriction s'articule difficilement avec les causes objectives d'exonération de la responsabilité pénale . En effet, il n'est pas certain que cette disposition encadre l'usage de ces armes dans le cadre de la légitime défense ou si au contraire, elle s'y superpose. En l'absence de clarification, la jurisprudence en la matière serait particulièrement fluctuante.

Par ailleurs, la notion de « violences d'une particulière gravité » présente un risque d'insécurité juridique en tant qu'elle relève d'une interprétation subjective de la situation a posteriori qui ne peut être celle des forces de l'ordre. De surcroît, cette notion est particulièrement imprécise contrairement par exemple à la notion d'incapacité totale de travail (ITT), sur laquelle s'appuie le droit pénal pour qualifier les violences, au regard des conséquences qu'elles ont entraînées.

Toutefois, en situation de maintien de l'ordre, il semble très subjectif et difficile pour les forces de l'ordre d'anticiper précisément les conséquences des violences qu'elles subissent afin de déterminer les armes susceptibles d'être utilisées alors même qu'elles demeurent soumises à un emploi de la force strictement nécessaire et gradué. Pour la sécurité tant des forces de l'ordre que des citoyens, il est nécessaire que le cadre de l'emploi de la force en légitime défense pour soi ou pour autrui réponde à un cadre clair permettant une riposte rapide.

C'est pour toutes ces raisons que votre rapporteur a proposé à votre commission des lois de ne pas adopter cette proposition de loi.

3. Une proposition de loi qui soulève néanmoins de réelles questions

Néanmoins, votre rapporteur considère que celle-ci soulève de réelles interrogations, qui relèvent toutefois du domaine réglementaire.

En premier lieu, votre rapporteur encourage le pouvoir exécutif à renforcer la formation des personnels habilités à l'emploi du pistolet à impulsions électriques et des lanceurs de balles de défense de type Flash-Ball superpro . Selon les instructions du 2 septembre 2014, les séances « de recyclage » permettant le maintien de l'habilitation peuvent s'espacer par un délai maximal de 26 mois pour le LBD 40 et de 24 mois pour le Flash-Ball superpro . Par ailleurs, les séances de formation devraient s'adapter à la réalité du maintien de l'ordre, en prévoyant des exercices de simulation avec des tirs sur des cibles mobiles. Si un renforcement de la formation présente un coût certain, il est aussi le gage d'un investissement dans nos forces de l'ordre pour une plus grande garantie des citoyens.

Au regard des réserves émises 14 ( * ) par le Défenseur des droits concernant le « Taser X26 » , votre rapporteur encourage également le ministère de l'Intérieur à préciser l'instruction commune du 2 septembre 2014, notamment afin de fixer un nombre maximal d'utilisations du « Taser X26 » sur la même personne, sur le fondement d'analyses provenant du corps médical.

Votre rapporteur partage la préoccupation du Défenseur des droits 15 ( * ) concernant la décision du ministère de l'Intérieur de ne plus procéder à l'achat de pistolets à impulsions électriques munis de dispositifs d'enregistrement vidéo et sonore, auxquels sont pourtant favorables les syndicats de police. En effet, ce dispositif est protecteur tant pour les citoyens que pour les forces de police, qui sont ainsi plus rapidement exonérées de toute responsabilité dans les cas fréquents d'usage légitime de la force.

Par ailleurs, votre rapporteur invite les forces de l'ordre à faire preuve de pédagogie en communiquant le bilan des armes de force intermédiaire permettant d'établir un ratio d'accidents en fonction du nombre de tirs. Il pourrait être ainsi souligné l'intérêt du pistolet à impulsions électriques mais aussi des lanceurs de balles de défense pour neutraliser une personne suicidaire.

Enfin, afin de répondre à l'imprécision du Flash-Ball superpro et de mettre un terme à son utilisation, votre rapporteur encourage la Direction générale de la police nationale à accélérer le calendrier de son expérimentation concernant les munitions de courte portée qui pourraient être utilisées par le LBD 40 .

*

* *

Votre commission n'a pas adopté la proposition de loi.

En conséquence, et en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte initial de la proposition de loi.


* 13 Dans le cadre du maintien de l'ordre, la CNDS, dont le Défenseur des droits a repris les missions, n'a été saisi qu'à une seule reprise pour une utilisation par des agents d'une brigade anti-criminalité, en marge d'une manifestation.

* 14 Rapport du Défenseur des droits de 2013 sur trois moyens de force intermédiaire : le pistolet à impulsions électriques de type Taser x26, le Flash-Ball superpro et le lanceur de balles de défense 40x46.

* 15 Avis du Défenseur des droits du 16 avril 2015 dans le cadre de son audition par la Commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation.

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