II. LA PERSISTANCE DE DIVERGENCES IMPORTANTES ENTRE LES DEUX ASSEMBLÉES SUR DES QUESTIONS METTANT EN JEU L'EFFICACITÉ DE L'AUTORITÉ JUDICIAIRE OU CERTAINS GRANDS PRINCIPES DE NOTRE DROIT
En dépit de ces nombreux points d'accord, des divergences importantes demeurent entre nos deux assemblées sur plusieurs dispositions majeures du projet de loi.
S'agissant de la matière purement fiscale, l'Assemblée nationale a supprimé plusieurs articles insérés par le Sénat en première lecture : il s'agit en particulier des articles 10 quinquies A , relatif aux « aviseurs » des douanes et à la possibilité de les rémunérer, 11 bis AA , qui vise à contraindre les grandes entreprises à fournir la comptabilité analytique de leurs implantations dans chaque État ou territoire, 11 bis DA , qui vise à assouplir la définition de l'abus de droit en matière fiscale, et 11 decies A , relatif à la fiscalisation des « marges arrière » des distributeurs. Votre commission des lois a souhaité confier à la commission des finances le soin d'examiner au fond ces dispositions qui relèvent naturellement de sa compétence.
S'agissant des autres articles, sept points font l'objet d'un réel désaccord entre les deux chambres : outre l'opportunité de créer un procureur de la République financier (articles 13 à 20 bis ) , ces désaccords portent pour l'essentiel sur la possibilité reconnue aux associations d'agir en justice en matière de délinquance économique et financière (article 1 er ) , sur l'extension des dispositions pénales relatives au blanchiment (article 2 bis ) , sur le champ de la protection des « lanceurs d'alerte » (article 9 septies ) , sur la possibilité d'utiliser des preuves d'origine illicite au soutien de procédures fiscales ou douanières ( articles 10 à 10 quater ), sur la question de l'assujettissement des CARPA aux mécanismes de lutte contre le blanchiment prévus par le code monétaire et financier ( article 10 quinquies ), et , enfin , sur l'opportunité d'instaurer un délai de prescription pénal dérogatoire au droit commun en matière de fraude fiscale (article 11 sexies ) .
A. L'ARCHITECTURE JUDICIAIRE EN MATIÈRE DE DÉLINQUANCE ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE
1. La réorganisation des juridictions intervenant en matière économique et financière et la création d'un procureur de la République financier
• Le projet de loi ordinaire
En première lecture, votre commission avait adopté les articles 13 à 20 bis du projet de loi supprimant les pôles économiques et financiers, renforçant les juridictions interrégionales (JIRS) spécialisées en matière économique et financière et instaurant un procureur de la République financier .
Toutefois, en séance publique, contre l'avis de vos rapporteurs, le Sénat a adopté des amendements de nos collègues Jacques Mézard, Jean-Jacques Hyest et Michel Mercier, aboutissant à une toute autre architecture de la justice économique et financière .
En effet, supprimant les dispositions relatives au procureur de la République financier, ces modifications avaient pour effet d'étendre à l'ensemble du territoire national la compétence du tribunal de grande instance et du parquet de Paris en matière économique et financière ( articles 13, 15 bis , 16, 17, 19, 20 bis ), comme en matière de lutte contre le terrorisme. Par ailleurs, la suppression de l'article 16 conduisait non seulement à celle des dispositions relatives aux assistants spécialisés du nouveau procureur de la République financier mais aussi à la suppression de l'extension des techniques spéciales d'enquête en matière de criminalité financière, prévue par le projet de loi et renforcée par les députés.
Dès lors, en nouvelle lecture, l'Assemblée nationale a rétabli le texte qu'elle avait adopté en première lecture , prévoyant l'instauration d'un procureur de la République financier et la possibilité d'utiliser les techniques spéciales d'enquête en matière économique et financière.
Toutefois, en première lecture, le Sénat avait également adopté plusieurs amendements du Gouvernement, ne remettant pas en cause l'instauration du procureur financier mais proposant des améliorations au dispositif initialement proposé. L'Assemblée nationale a conservé plusieurs de ces dispositions. Il en est ainsi de :
- l'obligation de consulter la commission restreinte de l'assemblée des magistrats du siège des tribunaux de grande instance siège de JIRS, préalablement à la désignation par le premier président de la cour d'appel des juges d'instruction et des magistrats des formations de jugement amenés à connaître des dossiers relevant de cette juridiction. Pour les magistrats du parquet, la désignation de ceux chargés des infractions relevant de la JIRS est confiée au procureur général, après avis du procureur de la République ( article 13 ) ;
- la possibilité de maintenir des pôles économiques et financiers dans le ressort de certaines cours d'appel lorsque la situation locale le justifie, comme par exemple en Corse ( article 13 ) ;
- l'introduction de modalités spécifiques pour désigner, au sein du tribunal de grande instance de Paris, les juges d'instruction et les magistrats du siège chargés d'instruire ou de juger les infractions relevant du procureur de la République financier, ainsi que, au sein de la cour d'appel de Paris, les magistrats du siège et du parquet chargés du jugement en appel de ces affaires : ces modalités sont similaires à celles prévues par l'article 13 pour les JIRS ( article 15 ) ;
- l'instauration d'un délai avant l'entrée en vigueur des dispositions relatives à la nouvelle organisation judiciaire prévue par le projet de loi, afin de permettre au Gouvernement de prendre les mesures de réorganisation nécessaires. Ainsi, le Gouvernement fixera par décret, au plus tard le 1 er février 2014, cette entrée en vigueur ( article 22 ).
En revanche, l'Assemblée nationale n'a pas repris la procédure de règlement des éventuels conflits de compétence entre parquets sur l'attribution d'une affaire économique et financière, que votre commission avait introduite à l'initiative de votre rapporteur à l'article 15 , avant la suppression de ce dernier en séance publique.
• Le projet de loi organique
Du fait du rejet en première lecture par le Sénat du projet de loi organique relatif au procureur de la République financier, l'Assemblée nationale l'a examiné dans sa version votée par les députés en première lecture.
Par cohérence avec le rétablissement des articles du projet de loi portant création du procureur de la République financier, elle a ainsi adopté sans modification l'article 1 er , qui a pour objet d'appliquer au procureur de la République financier la même règle de limitation de la durée de l'exercice des fonctions que celle applicable à tout procureur de la République, soit une limitation à sept ans. Lors de son examen par le Sénat, cet article avait été supprimé, sur l'initiative conjointe de MM. Jean-Jacques Hyest et Michel Mercier et contre l'avis de vos rapporteurs.
Par ailleurs, ayant approuvé les dispositions, introduites dans le projet de loi ordinaire au Sénat à l'initiative du Gouvernement, visant à assurer une spécialisation des magistrats instructeurs chargés des affaires relevant du procureur de la République financier et des JIRS, l'Assemblée nationale a supprimé l'article 2 du projet de loi organique . Celui-ci, introduit par la commission des lois de l'Assemblée nationale en première lecture, prévoyait en effet une autre procédure, plus lourde, de désignation par décret du président de la République des juges d'instruction en charge des affaires financières.
2. La question de la mise en mouvement de l'action publique par des associations engagées dans la lutte contre les atteintes à la probité
En première lecture, votre commission avait approuvé sans réserve les dispositions de l'article 1 er du projet de loi, qui tend à autoriser les associations engagées dans la lutte contre les atteintes à la probité à se constituer partie civile devant les juridictions pénales et à leur permettre, de cette façon, de mettre en mouvement l'action publique. Votre commission avait salué ces dispositions, jugeant qu'elles contribueraient à renforcer les possibilités d'action de la justice en matière de lutte contre la corruption et contre certaines formes, aujourd'hui très insuffisamment poursuivies, de délinquance économique et financière.
C'est donc contre son avis que le Sénat, en séance publique, a supprimé cet article, à l'initiative de notre collègue Jean-Jacques Hyest. Ce dernier avait notamment craint que ces dispositions ne conduisent à des utilisations abusives dans un contexte politique et à une forme de « privatisation de l'action publique ».
En nouvelle lecture, l'Assemblée nationale a, à l'initiative de sa commission des lois, rétabli l'article 1 er , rappelant que celui-ci « permettra de contrebalancer l'éventuelle inaction du ministère public, cause de suspicions à l'égard de la réelle volonté de la justice et du Gouvernement de voir les faits de corruption effectivement poursuivis et sanctionnés, en particulier lorsqu'ils concernent des élus » 2 ( * ) .
* 2 Rapport n°1348 et 1349 de nouvelle lecture de M. Yann Galut, fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale, septembre 2013, page 18.