III. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION : PRIVILÉGIER DES SOLUTIONS CONCERTÉES ET PRAGMATIQUES PLUTÔT QUE DE RECOURIR À LA LOI

A. DERRIÈRE UN OBJECTIF LÉGITIME, DES EFFETS PERNICIEUX POUR LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE DES JOURNALISTES

Votre commission estime que le format et les prérogatives des instances représentant la rédaction au sein des entreprises éditrices de média ne doivent pas être soumis à un cadre rigide inscrit dans la loi.

À l'instar des auteurs de la proposition de loi, elle considère que l'indépendance des rédactions et le respect de la déontologie de l'information constituent des principes fondamentaux qui conditionnent la confiance du lecteur dans les médias et, par là-même, la bonne santé économique du secteur. Néanmoins, elle a estimé que les dispositifs destinés à garantir l'effectivité de ces principes doivent être suffisamment souples et conçus de façon ad hoc par la communauté des rédacteurs de l'entreprise éditrice, en tenant compte de ses spécificités, liées à ses effectifs, à sa structure et, le cas échéant, à la spécialisation de son information.

Ces solutions pragmatiques doivent faire l'objet d'un dialogue serein avec la direction de la publication , afin de prévenir tout antagonisme ou climat de défiance, et de faire prévaloir l'intérêt supérieur de la publication.

Force est de constater, aujourd'hui, que personne ne s'accorde véritablement sur le contenu de la notion d'indépendance des rédactions. Cette notion n'est ni définie par la loi, ni par la convention collective nationale de travail des journalistes, qui fait plutôt référence aux conditions d'exercice de la « liberté d'opinion » des journalistes.

Ainsi, l'article 3 B de la convention collective rappelle « le droit pour les journalistes d'avoir leur liberté d'opinion », tout en précisant que « l'expression publique de cette opinion ne [doit] en aucun cas porter atteinte aux intérêts de l'entreprise de presse dans laquelle ils travaillent ».

L'indépendance rédactionnelle ne signifie pas, à l'évidence, l'absence de subjectivité et de prise de position dans les analyses journalistiques. L'existence et le pluralisme de notre presse d'opinion est là pour le démontrer. L'enjeu réside donc bien dans la protection du journaliste vis-à-vis de pressions extérieures qui l'empêcheraient de mener à bien sa mission d'investigation et d'information du public. Cette protection constitue un des éléments fondamentaux de la déontologie de l'information dont le cadre est précisé par plusieurs chartes de la profession.

Votre commission souligne que les dispositions du texte, si elles étaient adoptées, constitueraient des contraintes préjudiciables à l' autonomie entre la rédaction et les organes dirigeants de la publication ainsi qu'aux équilibres de gouvernance au sein des entreprises éditrices . Ces dispositions produiraient également des effets négatifs sur la liberté individuelle des journalistes comme sur la consolidation de l'actionnariat des entreprises de presse, en contradiction précisément avec les objectifs poursuivis par leurs auteurs.

Elle considère que la constitution d'une structure représentant la rédaction doit relever d'une initiative libre de la communauté des rédacteurs au sein de l'entreprise éditrice concernée. Du reste, le cadre normatif déterminant les modalités de mise en place de comités de rédaction chez plusieurs de nos partenaires européens est celui de la convention collective. À cet égard, notre collègue député, M. Patrick Bloche, rappelle qu'en Italie, la création des « comités de rédaction » est régie par l'équivalent de la convention collective française et qu'en Suisse romande, la convention collective des journalistes prescrit la mise en place de « chartes rédactionnelles » et d'« organes de dialogue » et que, selon la taille de la rédaction, « la réunion de l'ensemble des journalistes fait office d'organe de dialogue » ou les journalistes « désignent librement dans leurs rangs les délégués chargés de les représenter » 5 ( * ) .

L'introduction dans la loi de mesures générales concernant la forme et les prérogatives des instances représentant la rédaction apparaît incompatible avec la multiplicité des dispositifs et solutions ad hoc qui ont déjà été mis en place au sein des titres de presse en France. Un très grand nombre d'entreprises de presse dans notre pays se caractérisent, par ailleurs, par des effectifs très restreints, potentiellement inadaptés à la mise en place des deux formats proposés par le présent texte ( quid des rédactions de certains services de presse en ligne ne comprenant que deux ou trois journalistes professionnels ?).

La présente proposition de loi tend à conférer aux équipes rédactionnelles ou aux associations de journalistes des prérogatives substantielles dans la gestion de l'entreprise éditrice. La rédaction de l'article 1 er laisse entendre que l' « équipe rédactionnelle permanente et autonome » disposerait ainsi d'un droit de veto sur les projets éditoriaux que lui soumettrait la direction et sur la nomination du responsable de la rédaction. Ces prérogatives exorbitantes remettent en cause l'indispensable autonomie entre les fonctions rédactionnelle et de direction au sein d'une entreprise éditrice de média :

- dans une logique asymétrique, le directeur de la publication continuerait d'être seul responsable pénalement pour un contenu dont il n'aurait pas la maîtrise éditoriale en dernier ressort, l' « équipe rédactionnelle permanente et autonome » pouvant opposer un veto à ses projets de politique éditoriale (article 1 er , alinéa 7) ;

- le risque existe également que tout projet de changement dans la composition du capital ou de l'équipe de direction alimente un climat de défiance entre les pôles rédactionnel et de direction. Les investisseurs potentiels pourraient se trouver alors dissuadés face aux faibles marges de manoeuvre dont disposerait la direction. Bien souvent, le redressement d'un titre de presse requiert une refonte totale de sa politique éditoriale pour mieux correspondre aux attentes du public, ce qui pourrait être rendu difficile si le conservatisme de certaines rédactions ne pouvait plus être surmonté.

Dès lors que l'équipe rédactionnelle, composée de fait de tous les journalistes contribuant au titre de presse (article 1 er , alinéa 3), dispose du dernier mot sur tout changement de politique éditoriale ou rédactionnelle envisagé par la direction, l'exercice par un journaliste, en désaccord avec une politique éditoriale pourtant validée par la majorité de l'équipe rédactionnelle, de sa clause de conscience ou de cession serait rendue plus difficile . On peut penser, en effet, que celui-ci aurait à apporter la preuve de la manifestation de son désaccord avec la majorité de l'équipe rédactionnelle (qui aurait apporté son satisfecit à un projet éditorial en ne s'y opposant pas), afin de pouvoir exercer ses droits individuels. Les prérogatives étendues de l'équipe rédactionnelle pourraient ainsi restreindre l'exercice par le journaliste de son droit moral individuel.

Comme votre rapporteur l'a souligné plus haut, divers dispositifs et pratiques tendant à garantir l'indépendance rédactionnelle se sont généralisés au sein des publications de presse, en particulier la nomination de médiateurs et la libre constitution de sociétés des journalistes ou rédacteurs. Les formules les plus pertinentes sont décidées de façon pragmatique, en tenant compte de la taille, de la structure et de l'identité du titre. La souplesse de cette capacité d'initiative serait significativement remise en cause par l'inscription dans la loi de mesures générales. En effet, se pose la question de l'applicabilité des dispositifs envisagés par la proposition de loi aux publications dont les rédactions ne sont composées que de deux ou trois journalistes professionnels (ce qui est, du reste, le cas de nombreux services de presse en ligne émergents).


* 5 M. Patrick BLOCHE, rapport n° 2939 fait au nom de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale sur la proposition de loi relative à l'indépendance des rédactions.

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