2. Les enseignements des expériences étrangères
Le contrôle de constitutionnalité de la loi est né aux Etats-Unis, sous la forme du contrôle par voie d'exception. Dans le système américain, ce contrôle est exercé par les juridictions de droit commun à l'occasion d'un litige porté devant elles. L'harmonisation de la jurisprudence est garantie par la Cour suprême placée au sommet de la hiérarchie judiciaire.
L'exception d'inconstitutionnalité peut ainsi être soulevée devant le juge fédéral (si la contrariété d'une loi fédérale à la Constitution est soulevée, - Marbury v. Madison, 1804 ) ou le juge d'un Etat fédéré (si une loi ou un acte règlementaire d'un Etat ne respecte pas, soit la Constitution de cet Etat, soit la Constitution fédérale, Fletcher v. Peck, 1810 ). Le dernier mot revient à la Cour suprême, saisie en dernier ressort. Celle-ci dispose d'un pouvoir discrétionnaire pour accepter ou non la requête: la cour n'accorde de « writ of certiorari » (requête introductive d'instance) que pour des « raisons impérieuses » portant sur « une importante question de droit fédéral ». En pratique, guère plus de 1 % des demandes sont acceptées, soit chaque année un peu plus de 100 sur 7.000. La Cour suprême n'a d'ailleurs admis l'inconstitutionnalité d'une loi fédérale qu'une centaine de fois en deux siècles (la première fois en 1857).
La loi n'est pas abrogée par le juge, elle est généralement annulée « as applied » 6 ( * ) , c'est à dire déclarée inapplicable au cas d'espèce du fait de l'autorité relative de la chose jugée 7 ( * ) . Seuls les arrêts de la Cour suprême ont l'autorité absolue de la chose jugée.
En Europe, le contrôle de constitutionnalité a été introduit plus récemment 8 ( * ) et s'est fondé sur des bases différentes : la spécialisation de la cour chargée de statuer sur la constitutionnalité des lois et l'effet erga omnes (à l'égard de tous) des décisions rendues. Les modalités de contrôle varient d'un pays à l'autre : le contrôle peut être abstrait (indépendant d'un autre litige) et il intervient alors le plus souvent a priori (avant que la loi ne soit applicable) sur saisine des organes constitutionnels, ou concret et a posteriori (alors que la loi est déjà applicable) à l'occasion d'un litige dont l'issue est conditionnée par la régularité de la loi applicable : dans ce dernier cas, la juridiction saisie du litige procède par un renvoi, sous forme de question préjudicielle, à la Cour constitutionnelle.
Le mécanisme de renvoi à la cour constitutionnelle présente de nombreuses similitudes dans les démocraties occidentales qui offrent la possibilité de soulever la question préjudicielle d'inconstitutionnalité au cours d'une instance.
Des critères de recevabilité stricts pour une plus grande efficacité juridique
Afin d'éviter un éventuel engorgement de la cour et de neutraliser les requêtes dilatoires, les constitutions de ces Etats prévoient un mécanisme de tri des demandes en fonction de leur pertinence, et imposent un certain nombre de conditions de recevabilité et de saisine de la Cour.
Le premier d'entre eux est le lien de la question avec l'instance en cours : la question de constitutionnalité doit être en rapport avec la résolution du litige. Ce critère fait l'objet d'une interprétation restrictive ou étendue selon les pays. Ainsi en Italie la question doit être « rilevante », c'est-à-dire commander l'issue du litige, et par conséquent le jugement ne peut être rendu « indépendamment de la résolution de la question de légitimité constitutionnelle ».
Une interprétation plus souple de ce critère conduit à exiger seulement du requérant qu'il justifie d'un intérêt à agir. C'est le cas en Belgique, où le recours est ouvert à « toute personne physique ou morale justifiant d'un intérêt ». L'exigence d'un intérêt à agir exclut les requêtes purement déclaratoires, « pétitionnaires» ou symboliques, afin de privilégier une garantie concrète des droits et libertés de la partie requérante.
Le second critère est celui du caractère nouveau de la question : celle-ci ne doit pas avoir déjà fait l'objet d'une décision revêtue de l'autorité de la chose jugée. Cette restriction est expressément prévue en Allemagne, en Belgique, en Italie et en Espagne.
La question n'ayant fait l'objet d'aucune interprétation antérieure par la cour n'est pas pour autant automatiquement examinée par celle-ci. Dans l'ensemble des Etats concernés, le juge du fond, ou la cour constitutionnelle, évalue également l' importance de la question nouvelle soulevée. Ce critère se retrouve là encore dans tous les pays pratiquant la question préjudicielle. Ainsi la cour constitutionnelle belge attend de la question qu'elle ait un caractère « sérieux », la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe ne traite que des questions ayant une « importance fondamentale » en matière de droit constitutionnel. Quant à la constitution italienne, elle exige simplement que la question ne soit « pas manifestement infondée ».
Une procédure dirigée par le juge du fond, et encadrée par des délais courts dans un souci de célérité
Le juge du fond apprécie la recevabilité de la requête dans un premier temps, dans le respect des critères évoqués ci-dessus, avant de décider de la transmission de la question au juge constitutionnel.
Toutefois, la marge d'appréciation du juge du fond diffère selon les pays.
Le juge belge se prononce uniquement sur la recevabilité de la requête, et est tenu de saisir directement et obligatoirement la Cour constitutionnelle, sauf refus de transmission qui doit être motivé et reste susceptible de recours.
En Italie, la tâche du juge est plus complexe car il ne peut transmettre la requête à la Cour, ou soulever lui-même le moyen d'inconstitutionnalité, qu'à condition de fournir la preuve de l'influence décisive de la réponse de la Cour sur la solution du litige qui lui est soumis.
Le juge du fond allemand est sans doute celui qui dispose de la plus grande marge de manoeuvre, dans la mesure où il peut lui-même décider qu'une requête répondant aux critères de recevabilité ne présente pas de risques d'inconstitutionnalité et pour cette raison refuser de transmettre celle-ci à la Cour de Karlsruhe. De ce fait, il s'arroge partiellement les prérogatives du juge constitutionnel, dans la mesure où son refus de transmission au tribunal constitutionnel fait office de « brevet de constitutionnalité ».
Dans tous ces cas de figure, la décision du juge -qui peut toujours soulever le moyen d'inconstitutionnalité d'office- ne lie nullement la cour constitutionnelle, car celle-ci dispose toujours du droit de rejeter une requête qu'elle estimerait non conforme aux critères requis pour la saisir.
Par ailleurs la question de constitutionnalité obéit à des règles de procédure particulières, compte tenu de son importance juridique. En règle générale, le juge du fond doit surseoir à statuer sur le litige en cours tant que la question n'a pas été tranchée. C'est le cas en Italie ou en Belgique, où la saisine du juge du fond entraîne la suspension de l'instance, mais également des délais de procédure et de prescription.
La suspension du procès est une conséquence majeure du grief d'inconstitutionnalité et requiert l'instauration de délais relativement brefs et suffisamment contraignants pour rythmer la procédure et éviter la durée déraisonnable du procès. Les délais s'imposent tant au juge du fond pour décider de la transmission qu'à la cour constitutionnelle pour statuer.
En ce qui concerne les juges du fond, le juge belge par exemple est tenu de saisir « sans délai » la Cour constitutionnelle. Dans le cas allemand, la recevabilité du recours constitutionnel introduit contre des décisions des tribunaux ou des autorités est enfermée dans un délai d'un mois.
En ce qui concerne les cours constitutionnelles, les délais dont elles disposent pour statuer varient selon les pays. Ils sont relativement courts lorsque la question de constitutionnalité a un effet suspensif sur le procès (six mois en Belgique, sauf décision de dérogation).
Enfin, toutes les cours constitutionnelles étrangères veillent au respect des règles du procès équitable ainsi qu'à l'application du principe du contradictoire. Leurs audiences sont publiques et leurs arrêts sont publiés.
• Le développement des saisines directes par le citoyen
Introduit d'abord par la constitution fédérale allemande, le recours constitutionnel consiste en la saisine directe de la cour constitutionnelle par des citoyens qui lui défèrent un acte (législatif, règlementaire ou juridictionnel) dont ils considèrent qu'il porte directement atteinte à l'un de leurs droits fondamentaux. Ce recours, gratuit et donc très utilisé, nécessite un filtrage draconien par la Cour - via ses services puis des formations restreintes -. Il a été repris par d'autres Etats européens (notamment l'Espagne et la Suisse) et complète la question préjudicielle.
Des cours constitutionnelles spécialisées dans leur activité juridictionnelle
La composition des cours constitutionnelles répond le plus souvent à des conditions particulières.
Par exemple, la Constitution espagnole spécifie que les membres de la Cour constitutionnelle doivent être « des juristes à la compétence reconnue, exerçant leur profession depuis plus de quinze ans ». Les conditions sont encore plus strictes en Belgique où la loi spéciale du 6 janvier 1989 énumère une série de conditions garantissant les compétences juridiques de haut niveau des futurs membres, à moins que ceux-ci n'aient exercé une fonction parlementaire auparavant
Pour autant, et bien que les membres des cours soient souvent d'éminents juristes, cette qualification n'est pas toujours expressément requise. Ainsi aucune qualification particulière de formation n'est requise aux Etats-Unis, où les juges de la Cour suprême sont parmi les rares à être nommés à vie. Toutefois, leur nomination par le Président est soumise à l'approbation du Sénat qui examine notamment leur qualification. Une procédure similaire s'applique en Allemagne où les seize juges constitutionnels sont élus à part égale par le Bundestag et le Bundesrat, selon des procédures différentes dans les deux cas.
En conclusion, contrairement à la France avant la réforme des institutions de 2008, la plupart des grandes démocraties occidentales se sont dotées d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori . Si les modalités concrètes de la mise en oeuvre de ce contrôle varient selon les pays, l'efficacité de celui-ci contribue immanquablement au renforcement de l'Etat de droit et offre au citoyen le moyen d'assurer le respect de ses droits et libertés constitutionnellement garantis.
* 6 Et non « on its face », c'est-à-dire en tant que telle.
* 7 Il existe deux autres mécanismes pour exercer le contrôle de la constitutionnalité aux Etats-Unis : l'injonction par laquelle un citoyen demande au juge d'interdire à un fonctionnaire d'exécuter une loi qui lui porte préjudice, parce que contraire à la Constitution, et le « jugement déclaratoire », qui permet à un particulier de s'adresser au juge pour lui demander de se prononcer sur une éventuelle inconstitutionnalité de la loi, avant qu'elle ne lui soit appliquée. Si la juridiction admet l'inconstitutionnalité de la loi, l'administration n'en fera pas application dans le cas d'espèce (Bertrand Mathieu, Michel Verpeaux, Droit constitutionnel, PUF, 2004).
* 8 Le modèle en a été fixé sous l'influence de Hans Kelsen par la Haute cour constitutionnelle instituée dans la Constitution autrichienne de 1920.