B. DES RÈGLES MULTIPLES ET COMPLEXES QUI ALIMENTENT UN SENTIMENT D'IMPRÉVISIBILITÉ ET D'ARBITRAIRE
Le caractère foisonnant et le manque de cohérence des règles de la prescription civile alimentent un sentiment d'imprévisibilité et parfois d'arbitraire.
1. Des délais pléthoriques
En dehors de quelques cas d'imprescriptibilité de plus en plus rares, qui concernent par exemple les biens du domaine public, le droit de propriété ou le droit moral de l'auteur d'une oeuvre littéraire ou artistique, la prescription acquisitive et la prescription extinctive produisent en principe leurs effets au terme d'un délai de trente ans .
Ce délai de droit commun , qui est aussi le plus long, s'applique en l'absence de dispositions législatives spéciales prévoyant des durées plus brèves.
Or les délais particuliers se sont multipliés au fil des années , du moins en matière de prescription extinctive, au point que M. Alain Bénabent, professeur à l'université de Paris 10, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, a pu parler de véritable « capharnaüm ».
En 2004, un groupe de travail présidé par M. Jean-François Weber, président de la troisième chambre civile de la Cour de cassation, recensait ainsi plus de deux cent cinquante délais de prescription différents dont la durée varie de trente ans à un mois.
Certains champs de l'activité juridique connaissent d'ailleurs, de manière généralisée, des délais relativement courts, eux-mêmes extrêmement divers.
Les obligations entre commerçants se prescrivent ainsi, à titre général, par dix ans mais la plupart des règles concernant les effets de commerce (chèque, lettre de change...) prévoient des prescriptions de trois ans ou un an.
Le tableau ci-après fournit quelques exemples de cette diversité.
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Durées |
Exemples d'actions |
30 ans |
Actions en nullité absolue |
Responsabilité contractuelle de droit commun |
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20 juin 2007 20 ans |
Responsabilité extracontractuelle en cas de tortures , d'actes de barbarie , de violences ou d'agressions sexuelles commises contre un mineur |
10 ans |
Responsabilité extracontractuelle de droit commun |
Actions civiles entre commerçants |
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Actions relatives à la filiation |
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5 ans |
Actions en nullité relative |
Actions en paiement de créances périodiques ( salaires, loyers, intérêts de sommes prêtées ...) |
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4 ans |
Actions relatives aux créances sur l'Etat et les personnes morales de droit public |
3 ans |
Actions en responsabilité ou en nullité prévues en matière de sociétés commerciales |
2 ans |
Actions en paiement des médecins, chirurgiens , chirurgiens-dentistes , sages-femmes et pharmaciens , pour leurs visites, opérations et médicaments |
Actions en paiement des marchands pour les ventes de marchandises à des particuliers |
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Actions nées d'un contrat d'assurance lorsque le souscripteur est le bénéficiaire |
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1 an |
Action en nullité des actes de disposition par un époux des droits assurant le logement de la famille |
Action du porteur de chèque contre le tiré |
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6 mois |
Actions des endosseurs de lettre de change les uns contre les autres et contre le tireur |
3 mois |
Action en réparation du dommage causé par diffamation ou injure par voie de presse |
2 mois |
Action en contestation par les copropriétaires absents ou opposants des décisions de l'assemblée générale du syndicat de copropriété |
Source : synthèse du rapport de la mission d'information de la commission des lois du Sénat sur le régime des prescriptions civiles et pénales.
Cette disparité est source d' incertitudes et d' incohérences .
Ainsi, l' action en nullité d'une convention est enserrée dans un délai de cinq ans quand la nullité est relative ( article 1304 du code civil ) et de trente ans lorsqu'elle est absolue 2 ( * ) . Or la ligne de partage entre les nullités relatives et les nullités absolues n'est pas nettement définie.
Il existe également des conflits de délais. En matière de responsabilité du fait des produits défectueux par exemple, la victime a le choix entre plusieurs actions. En principe, elle doit intenter l'action en réparation dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle elle a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur et, au plus tard dans un délai de dix ans à compter de la mise en circulation du produit défectueux ( article 1386-17 du code civil ). Toutefois, cette action en réparation, fruit de la transposition en droit interne d'une directive européenne 85/374/CEE du 25 juillet 1985, ne porte pas atteinte aux possibilités d'action en justice que la victime tire du droit de la responsabilité contractuelle, extracontractuelle ou d'un régime spécial de responsabilité ( article 1386-18 du code civil ).
Enfin, l'une des incohérences les plus notables dans les délais de prescription concerne le droit de la responsabilité. Alors que la responsabilité contractuelle demeure par principe soumise au délai trentenaire de droit commun, la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation a soumis les actions en responsabilité civile extracontractuelle à un délai de prescription de dix ans ( article 2270-1 du code civil ), au nom de l'inadaptation du délai trentenaire aux conditions de la vie moderne 3 ( * ) . Ce délai a été porté à vingt ans, sans grand débat, par la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs, en cas de tortures ou d'actes de barbarie ou en cas de violences ou d'agressions sexuelles sur un mineur. Du fait de cette distinction, le passager d'un autobus blessé à la suite d'une collision entre cet autobus et un autre véhicule dispose de dix ans pour agir contre le conducteur de ce véhicule et de trente ans pour agir contre son transporteur afin d'être indemnisé d'un même préjudice...
2. Un décompte difficile
Les modalités de computation des délais de prescription s'avèrent complexes en raison des incertitudes entourant parfois leur point de départ et des possibilités multiples d'interruption ou de suspension de leur cours.
Le point de départ d'un délai de prescription n'est pas toujours aisé à déterminer en raison de la diversité des règles législatives et des interventions de la jurisprudence.
La prescription acquisitive commence à courir le lendemain du jour où la possession remplit toutes les conditions requises. Ces conditions étant difficiles à apprécier, il n'est guère évident de déterminer avec précision son point de départ.
Les règles applicables à la prescription extinctive sont plus diverses. En matière contractuelle, le point de départ du délai est l'exigibilité de l'obligation 4 ( * ) et non son fait générateur. En matière de responsabilité extracontractuelle, la loi prévoit que le point de départ du délai est la manifestation ou l'aggravation du dommage, et non sa réalisation.
Bien souvent, le point de départ de la prescription, lorsqu'elle est opposable à un enfant, est reporté au jour de sa majorité.
Faisant application du vieil adage « contra non valentem agere non currit praescriptio » , les juges estiment en outre qu' un délai de prescription ne peut courir qu'à compter du jour où celui contre lequel on l'invoque a pu agir valablement 5 ( * ) .
Les règles d' interruption ou de suspension des délais de prescription s'avèrent elles aussi complexes.
L'interruption efface le délai de prescription acquis. Elle fait en principe courir un nouveau délai de même durée que l'ancien. Toutefois, dans certains cas, le nouveau délai commençant à courir est le délai trentenaire de droit commun. On parle alors d'interversion de la prescription. Les causes légales d'interruption sont la reconnaissance du propriétaire par le possesseur ou de la dette par le débiteur, la citation en justice ou un acte d'exécution forcée tel qu'un commandement ou une saisie. Les parties peuvent toutefois y déroger dans leurs conventions 6 ( * ) .
La suspension de la prescription en arrête temporairement le cours sans effacer le délai déjà couru. Les hypothèses prévues par la loi se confondent souvent avec celles d'un report du point de départ de la prescription. Celle-ci ne court ni contre les mineurs non émancipés et les majeurs en tutelle, ni entre époux, ni contre l'héritier acceptant à concurrence de l'actif net, à l'égard des créances qu'il a contre la succession. L'application de l'adage « contra non valentem agere non currit praescriptio » par la jurisprudence la conduit à décider non seulement le report du point de départ d'un délai de prescription mais également sa suspension lorsque celui contre lequel il court « est dans l'impossibilité absolue d'agir par suite d'un empêchement quelconque résultant, soit de la loi, soit de la convention, soit de la force majeure 7 ( * ) ».
INTERRUPTION ET
SUSPENSION
D'UNE PRESCRIPTION ACQUISITIVE TRENTENAIRE
2010
Accomplissement
Nouveau cours de la prescription
de la prescription trentenaire
Suspension
de la prescription
1988
Arrivée du propriétaire
à la majorité
1982
L'immeuble échoit par
succession à un mineur
âgé de 12 ans
Temps rendu inutile
par l'interruption
de la
prescription
1974
Rentrée en possession
1970
Interruption de la prescription
par perte de la possession
1962
Entrée en possession
3. Des butoirs encore rares
Dans la mesure où le point de départ d'un délai peut se trouver retardé et son écoulement contrarié, se pose la question de l'institution de butoirs conduisant à la déchéance du droit d'agir. Destinés à assurer l'effectivité de la prescription extinctive, de tels butoirs restent encore rares dans notre droit.
Seules l'action en responsabilité du fait des produits défectueux, l'action en nullité exercée par un époux contre son conjoint qui a disposé du logement familial et des meubles le garnissant ou encore l'action en réduction intentée par un héritier contre une libéralité portant atteinte à sa réserve sont aujourd'hui enserrées dans de tels délais, fixés respectivement à dix ans à compter de la mise en circulation du produit défectueux ( article 1386-16 du code civil ), un an à compter de la dissolution du régime matrimonial ( article 215 du code civil ) et dix ans à compter du décès ( article 921 du code civil ).
4. L'énigme des délais préfix
Certains délais, qualifiés de « préfix » par la jurisprudence et la doctrine, sont censés différer des délais de prescription par leur finalité et leur régime, plus rigoureux.
Toutefois, leur détermination demeure « l'un des grands mystères du droit français 8 ( * ) », une « énigme » selon M. Alain Bénabent, professeur à l'université de Paris 10, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation.
En effet, ni le critère de la finalité -alors que la prescription est un moyen d'acquérir ou de se libérer, les délais préfix sont généralement conçus comme des délais pour agir, débouchant sur la « forclusion », autrefois appelée « déchéance »- ni celui de la durée -si les délais préfix sont généralement brefs, tous les brefs délais ne sont pas préfix- ne sont satisfaisants.
Par surcroît, les règles qui leur sont applicables, réputées être plus rigoureuses que celles des délais de la prescription, ne sont pas uniformes et leurs différences ont été progressivement gommées par la jurisprudence.
Il est ainsi de coutume d'affirmer que les délais préfix ne sont susceptibles ni d'interruption ni de suspension et, étant d'ordre public, doivent être relevés d'office par le juge et ne peuvent faire l'objet d'aménagement contractuel. Toutefois, cette opposition avec les délais de prescription n'a jamais été aussi tranchée.
Il en résulte une grande insécurité juridique.
* 2 Première chambre civile de la Cour de cassation, 15 mai 2001.
* 3 A l'époque, jugeant cette discrimination peu souhaitable, votre commission des lois et son rapporteur, M. François Collet, avaient proposé de retenir un délai de dix ans pour toutes les actions en responsabilité. L'amendement fut toutefois retiré en séance après que le garde des sceaux, notre désormais collègue M. Robert Badinter, eut fait valoir la nécessité de faire preuve de prudence et d'étudier préalablement la totalité des conséquences de l'amendement (Journal officiel des débats du Sénat, séance du 10 avril 1985, page 218).
* 4 Première chambre civile de la Cour de cassation, 30 mars 1994.
* 5 Première chambre civile de la Cour de cassation, 27 octobre 2002.
* 6 Première chambre civile de la Cour de cassation, 25 juin 2002.
* 7 Chambre des requêtes de la Cour de cassation, 22 juin 1853.
* 8 M. Mayer et R. Pinon, note sous l'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 9 décembre 1986 - Gazette du Palais, 1987, I, p. 186.