III. LES ENJEUX DE LA RATIFICATION DU PROTOCOLE DE LONDRES PAR LA FRANCE
A. LES ENJEUX JURIDIQUES
1. La constitutionnalité de l'Accord de Londres
La question de la conformité du Protocole de Londres à la Constitution française doit être considérée comme réglée.
Certains estimaient que cet accord international était contraire à la Constitution française, et, en particulier, à l'article 2 de la Constitution, qui dispose que « la langue de la République est le français ».
Cet argument a été rejeté tant par le Conseil d'État, dans son avis du 24 septembre 2000, que par le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue le 28 septembre 2006. 6 ( * )
Dans le prolongement de l'avis rendu par le Conseil d'État, le Conseil constitutionnel a estimé que l'accord de Londres n'était pas contraire à la Constitution, en considérant que :
- les effets juridiques de la traduction en français d'un brevet européen s'inscrivent dans des relations de droit privé ;
- dans l'ordre juridique interne, l'accord n'a ni pour objet ni pour effet d'obliger des personnes morales de droit public ou des personnes de droit privé chargées d'une mission de service public à utiliser une autre langue que le français ;
- il ne confère pas davantage aux particuliers, dans leurs relations avec les administrations et services publics français, notamment l'Institut national de la propriété industrielle, un droit à l'usage d'une autre langue que le français.
La décision du Conseil constitutionnel lève donc toute ambiguïté sur la conformité du Protocole de Londres à la Constitution française.
2. La sécurité juridique
Un autre argument avancé par les détracteurs du Protocole de Londres tient à la sécurité juridique.
Certains considèrent, en effet, que le Protocole de Londres emporterait des risques au regard de la sécurité juridique, en raison de l'absence de traduction en français de la partie « description » du brevet européen.
A cela on peut objecter deux arguments.
D'une part, les « revendications », c'est-à-dire la partie juridiquement opposable du brevet, seront systématiquement traduites en français . Sur le territoire national, les revendications seront donc disponibles en français. Or, ce sont elles qui déterminent le champ de la protection. Et il est rare que l'on soit obligé de se référer aux descriptions pour apprécier la portée de la protection. On observera d'ailleurs que le Royaume-Uni jusqu'en 1987 et l'Allemagne, jusqu'en 1992, n'ont pas exigé la traduction des descriptions de brevets déposés par les entreprises étrangères, sans que cela ne soulève de difficulté juridique.
D'autre part, la traduction en français de l'intégralité du brevet pourra toujours être exigée en cas de litige devant un juge . En effet, le juge saisi d'un litige en matière de brevet et le contrefacteur présumé d'un brevet auront toujours la possibilité d'exiger du titulaire de brevet une traduction intégrale en français du brevet.
Le Conseil d'État avait d'ailleurs insisté, dans son avis du 21 septembre 2000, sur le fait que cet accord prévoyait une obligation de traduction à la charge du titulaire du brevet en cas de litige pour conclure que le Protocole de Londres ne suscitait pas de difficulté d'ordre constitutionnel.
B. L'ENJEU LINGUISTIQUE
Le principal reproche adressé au Protocole de Londres tient au fait qu'il constituerait une menace pour la place de notre langue dans le système des brevets, et, plus largement, pour l'usage du français comme langue scientifique et technique.
Là encore, ce risque doit être relativisé.
1. Le Protocole de Londres constitue-t-il une menace pour la place du français dans l'Organisation européenne des brevets ?
Certes, avec seulement 5 % de demandes de brevets européens déposées en français, notre langue figure en troisième position, derrière l'anglais et l'allemand.
Et il est probable qu'un grand nombre de pays, qui n'ont pas comme langue officielle l'allemand, l'anglais ou le français, choisiront l'anglais comme langue de référence dans le cadre de l'Accord de Londres.
Toutefois, cette situation ne fait que refléter la prédominance de l'anglais dans les domaines économique et scientifique.
Loin d'affaiblir la position de notre langue, le Protocole de Londres conforte en réalité la place privilégiée du français dans le domaine des brevets.
En effet, le français restera, avec l'anglais et l'allemand, l'une des trois langues officielles de l'Office européen des brevets, qui continuera de traiter sur un pied d'égalité ces trois langues officielles.
De plus, avec le Protocole de Londres, les brevets européens délivrés en français pourront prendre effet au Royaume-Uni et en Allemagne sans traduction des descriptions, ce qui n'est pas possible actuellement.
Ainsi, la ratification du Protocole de Londres permettra aux entreprises françaises, notamment aux PME, de faire respecter leurs brevets européens rédigés en français, au Royaume-Uni et en Allemagne, qui constituent les principaux marchés européens, sans avoir besoin de traduire les annexes techniques en allemand ou en anglais.
Enfin, il paraît difficile de craindre un appauvrissement significatif du français comme langue technique, dès lors que l'exigence de traduction des revendications demeure.
2. L'Accord de Londres va-t-il inciter les entreprises françaises à déposer leurs demandes de brevets directement en anglais ?
En pratique, près de 90 % des entreprises françaises déposent leur première demande de brevet auprès de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI), nécessairement en français.
Cela permet, en effet, de minorer le coût de la recherche d'antériorité, qui est déterminant pour connaître la valeur d'une invention et l'intérêt d'une protection à l'échelle européenne.
De plus, une fois la demande déposée à l'INPI, le déposant dispose d'une priorité d'un an pour demander l'extension de la protection en Europe ou à l'international.
Enfin, le coût de la voie nationale avec extension européenne pour le déposant est inférieur à celui de la voie européenne.
Rien ne permet donc de penser que le Protocole de Londres entraînera un changement de comportement en la matière.
3. Existe-t-il un risque de passage au « tout anglais » en cas de non ratification du Protocole de Londres par la France ?
En l'absence de ratification par la France du Protocole de Londres, il existe un risque de passage au « tout anglais » dans le domaine des brevets.
Cette menace ne doit pas être mésestimée, dans la mesure où, lors de la Conférence de Paris, certains États, comme la Suisse ou la Suède, proposaient l'abandon de toute exigence de traduction, dès lors que le brevet serait disponible en anglais.
En la matière, le risque n'est pas tant que le français perde sa place de langue officielle à l'Office européen des brevets. Cela exigerait, en effet, une révision de la Convention de Munich qui nécessite l'accord unanime des États parties à cette convention. La France dispose donc d'un droit de veto dans ce domaine.
Le risque est plutôt que soit conclu, en lieu et place de l'accord de Londres, un nouvel accord facultatif dans lequel les États parties renonceraient à toute traduction, dès lors que la demande serait déposée en anglais.
Une telle éventualité constituerait à l'évidence un précédent lourd de conséquences, surtout en ce qui concerne le projet de brevet communautaire.
C. LES ENJEUX ÉCONOMIQUES
1. La réduction des coûts de traduction du brevet européen
Le principal objectif du Protocole de Londres tient à la réduction des coûts de traduction en supprimant l'obligation de traduire le brevet européen dans les États ayant comme langue officielle le français, l'allemand et l'anglais, et en limitant la traduction aux seules revendications dans les États n'ayant pas comme langue officielle le français, l'allemand ou l'anglais.
Le coût global d'un brevet européen est, en effet, sensiblement supérieur au coût d'un brevet aux États-Unis et au Japon. Le coût d'un brevet européen (de l'ordre de 30 000 euros en moyenne) serait en effet deux à trois fois supérieur à celui d'un brevet américain (de 10 000 à 15 000 euros en moyenne) ou à celui d'un brevet japonais (de l'ordre de 16 000 euros). Ce coût global comprend les coûts de traduction, mais aussi les frais de procédure, les taxes, les annuités, etc.
D'après les indications fournies par l'Office européen des brevets, le coût de traduction d'un brevet européen seraient en moyenne de 7000 euros pour un brevet traduit dans les cinq langues officielles des sept pays européens les plus fréquemment désignés. Le coût de traduction d'un brevet européen dans les 22 langues des 32 pays membres de l'OEB serait de 30 000 euros.
Dès lors que seules les revendications feraient l'objet d'une traduction dans les langues officielles, et non plus les descriptions, l'Accord de Londres devrait donc entraîner une diminution des coûts de traduction. L'estimation des économies de coût de traduction donne toutefois lieu à une querelle de chiffres. Elle varie, en effet, de 15 % à 45 % selon les sources.
En réalité, l'impact du Protocole de Londres sur la réduction des coûts de traduction dépend de plusieurs facteurs :
- la taille du brevet européen, c'est-à-dire le nombre de pages à traduire : plus le brevet est long, plus il est cher à traduire ;
- le coût de traduction d'une page d'un brevet d'une langue vers une autre : ces coûts de traduction varient, en effet, sensiblement en fonction de la langue source et de la taille du groupe linguistique ;
- le nombre d'États dans lesquels le titulaire du brevet souhaite que son titre prenne effet : plus il y aura d'États visés, plus il faudra de traductions ;
- le nombre d'États qui seront parties à l'Accord de Londres : plus il sera élevé, plus les économies seront importantes.
Étant donné que l'Office européen des brevets délivre plusieurs dizaines de milliers de brevets européens chaque année, il apparaît que l'Accord de Londres entraînera bien une réduction sensible des coûts de traduction, et donc du brevet européen, même si elle sera d'une ampleur encore incertaine et nécessairement variable.
2. La crainte d'une « invasion » de brevets américains et japonais
Certains craignent que l'abaissement du coût du brevet européen entraîne un « effet d'aubaine » au profit des entreprises américaines et asiatiques, qui pourraient ainsi multiplier les demandes de brevets en Europe.
Il est certain qu'une baisse du coût du dépôt du brevet européen pourra profiter également à des entreprises « extra-européennes ». D'ores et déjà, elles représentent un peu plus de 50 % des demandes de brevets européens (dont 26 % pour les États-Unis et 16 % pour le Japon).
Toutefois, le facteur déterminant pour les entreprises extra-européennes ne tient pas tant au coût du brevet, qu'à l'existence d'un marché sur le territoire concerné.
Même si le risque d' « effet d'aubaine » ne doit pas être mésestimé, il est peu probable que l'entrée en vigueur du Protocole de Londres se traduise par une « invasion » de brevets extra-européens.
D. LES ENJEUX INDUSTRIEL ET PROFESSIONNEL
1. La veille technologique
Le brevet n'est pas seulement un titre conférant au déposant un monopole temporaire d'exploitation. C'est aussi un moyen de favoriser la diffusion de l'innovation au travers de la publication des demandes de brevets, ce qui rend alors l'innovation accessible aux tiers.
Les opposants à la ratification du protocole de Londres estiment que la renonciation à la traduction en français des descriptions des brevets délivrés en anglais ou en allemand restreindrait l'accès de nos entreprises à cette source de connaissances indispensables pour qu'une économie demeure innovante et concurrentielle.
Cet argument ne paraît toutefois pas réellement pertinent.
En effet, la veille technologique intervient le plus en amont possible : elle intervient surtout au stade de la publication de la demande qui est effectuée par l'Office européen des brevets dans la langue de dépôt, dès que l'information est accessible, et non à la délivrance du brevet qui intervient en moyenne quatre ans après son dépôt.
Ainsi, les statistiques montrent que le taux de consultation des traductions en français des brevets européens délivrés est inférieur à 2 %.
Les entreprises innovantes et les organismes de recherche de tous les pays européens doivent donc, dès à présent, maîtriser les trois langues officielles de l'Office européen des brevets, et donc le français, pour assurer une veille technologique performante.
Par ailleurs, l'Institut national de la propriété industrielle assure une traduction en français du résumé de toutes les demandes de brevets européens publiés et qui désignent la France, soit près de 40.000 en 2007. Cet abrégé en français est fourni par l'INPI dans les trois mois suivant la publication de la demande.
Les entreprises, et en particulier les PME, les centres de recherche et les laboratoires français sont ainsi mis en situation d'assurer une veille technologique performante directement en français, que la demande de brevet ait été effectuée en français ou dans l'une des deux autres langues officielles (anglais ou allemand).
La ratification du protocole de Londres ne devrait donc aucunement modifier la capacité de veille technologique de nos entreprises, même si la description des brevets n'est pas traduite en français.
2. Les enjeux professionnels
La ratification du Protocole de Londres devrait avoir des conséquences sur un certain nombre de professions.
Cela concerne en particulier les traducteurs de brevets, les avocats et les conseils en propriété industrielle.
A cet égard, comme nous l'avions souligné dans le cadre du groupe de travail de la délégation pour l'Union européenne du Sénat en 2006, la ratification du Protocole de Londres n'exonère pas le gouvernement de prendre les mesures d'accompagnement, telles que proposées par notre collègue Françis Grignon ou par M. Georges Vianès, dans leurs rapports respectifs de 2001. 7 ( * )
En définitive, comme l'avait souligné le groupe de travail en 2006, au regard de ces enjeux, l'analyse des risques et des opportunités plaide en faveur d'une ratification par la France du Protocole de Londres.
* 6 Décision n° 2006 - 541 DC du 26 septembre 2006.
* 7 Rapport d'information n° 377 (2000-2001) présenté par M. Francis Grignon au nom de la commission des Affaires économiques du Sénat sur l'utilisation des brevets par les entreprises françaises, du 13 juin 2001
Rapport de M. Georges Vianes dans le cadre de la Mission de Concertation sur le Brevet européen : « Brevet européen : les enjeux de l'Accord de Londres », juin 2001