B. AUDITION DE M. DANIEL LAURENT, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS ET CONSEILLER SCIENTIFIQUE DE M. CLAUDE BÉBÉAR, PRÉSIDENT DU CONSEIL DE SURVEILLANCE DU GROUPE AXA ET PRÉSIDENT DE L'INSTITUT MONTAIGNE, ACCOMPAGNÉ DE M. MICHAËL CHEYLAN, RESPONSABLE DES AFFAIRES PUBLIQUES DE L'INSTITUT MONTAIGNE
Réunie le mardi 7 février 2006 sous la présidence de M. Alain Gournac, vice-président , la commission a procédé à l'audition de M. Daniel Laurent, professeur des universités et conseiller scientifique de M. Claude Bébéar, président du conseil de surveillance du groupe AXA et président de l'Institut Montaigne, accompagné de M. Michaël Cheylan , responsable des affaires publiques de l'Institut Montaigne, sur le projet de loi n° 2787 (AN-XII e législ ature) pour l'égalité des chances .
M. Daniel Laurent, professeur des universités , a indiqué qu'il a participé à l'élaboration du rapport de l'Institut Montaigne sur « Les oubliés de l'égalité des chances », ayant notamment donné lieu à la rédaction de la Charte de la diversité. Ce travail a été poursuivi par une réflexion sur les moyens de favoriser l'intégration au niveau des entreprises et par la réalisation d'un rapport intitulé « Les entreprises aux couleurs de la France ». Les propositions contenues dans ce rapport ont deux finalités : d'une part, rétablir dès aujourd'hui l'égalité des chances, d'autre part, prévenir les difficultés de demain. Elles s'appliquent à deux grands domaines : l'entreprise, l'école et les instituts de formation.
Pour les entreprises, la question centrale est celle de l'intégration des citoyens issus des minorités visibles, dans l'intérêt même des entreprises. Les discriminations à l'embauche sont réelles et appellent des solutions. L'anonymisation des curriculum vitae n'est pas une mesure miracle, mais elle peut être utile pour les grandes entreprises. Cette pratique, qui est systématique en Grande-Bretagne, permet de rétablir l'égalité des chances pour l'accès au premier entretien. Il ne paraît toutefois pas souhaitable de légiférer sur cette question qui relève avant tout des entreprises. Pour les stages, aucune législation nouvelle ne paraît nécessaire ; en revanche, un mécanisme permettant de responsabiliser les établissements de formation et les entreprises qui signent des conventions ou contrats serait utile.
La réalisation d'une photographie statistique de l'entreprise afin de mesurer l'efficacité des politiques d'intégration serait une bonne chose. Diverses méthodes sont possibles, mais il s'agit d'une question sensible.
Pour favoriser le premier entretien pour les jeunes diplômés issus des quartiers difficiles, une cellule expérimentale a été mise en place ; son principe et son organisation sont aujourd'hui repris par l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE). Pour permettre l'émergence d'une élite entrepreneuriale plus diversifiée, quelques fondations privées ont été créées avec comme finalité le versement de bourses par exemple à des jeunes ayant obtenu le bac avec mention bien ou très bien ; ces initiatives pourraient être intensifiées, en particulier à l'échelon local.
Pour l'accès aux grandes écoles, une récente prise de conscience de l'insuffisante diversification sociale du recrutement a conduit à des initiatives comme celles de l'école nationale supérieure des arts et métiers ou de l'Institut des études politiques de Paris ; ces expériences méritent d'être analysées et reprises dans d'autres secteurs. En ce qui concerne l'entrée dans les écoles de commerce, le constat d'une nécessaire réduction des différences culturelles a conduit à des expérimentations dans le domaine de l'apprentissage ou l'organisation de séjours longs dans des universités étrangères afin de combler ce décalage.
Toutefois, M. Daniel Laurent est convenu que les racines du problème se situent à l'école. Il a préconisé, d'une part, un débat approfondi sur les zones d'éducation prioritaire (Zep) afin de leur donner davantage de moyens et d'accorder plus d'autonomie aux équipes locales, d'autre part, un intérêt plus marqué pour les écoles primaires, car il sera possible de créer des établissements publics locaux d'enseignement, conformément à la dernière loi de décentralisation lorsque le décret d'application attendu sera pris.
De même, en ce qui concerne l'apprentissage, il a regretté que la possibilité ouverte par la loi Giraud de 1993 de création de sections d'apprentissage dans les établissements scolaires, ne soit pas utilisée. Enfin, il a estimé que trop d'étudiants s'engagent dans des formations sans issue et que les étudiants mal orientés sont souvent issus des minorités. Il faudrait plutôt accroître le nombre des places disponibles en instituts universitaires de technologie (IUT) et brevets de technicien supérieur (BTS), notamment dans le cadre de l'apprentissage, en lien plus direct avec les offres du marché de l'emploi.
M. Alain Gournac, rapporteur , a souhaité savoir quelles seraient les deux ou trois mesures prioritaires à prendre en France aujourd'hui pour favoriser une meilleure égalité des chances, en particulier à l'école. Puis il s'est enquis du bilan qui pouvait être établi sur les zones franches urbaines (ZFU) et de l'apport que l'on peut attendre du nouveau contrat première embauche (CPE).
M. Daniel Laurent a estimé que les deux priorités portent sur les écoles primaires et l'augmentation du nombre de places en IUT et BTS. En tant qu'universitaire, il a considéré que le CPE applique un principe de réalité et qu'il offre une nouvelle possibilité aux jeunes, qu'il conviendra d'évaluer au bout de deux ans.
M. André Lardeux s'est interrogé sur l'utilité de maintenir une carte scolaire dont la mise en oeuvre contribue à développer une forme de ghettos.
M. Daniel Laurent a reconnu que la carte scolaire n'avait plus beaucoup de sens aujourd'hui.
M. Roland Muzeau a rappelé sa position opposée au projet de loi et en particulier au CPE. Il a insisté sur la nécessité d'une égalité des chances dès le premier âge, et pas seulement une fois les difficultés constatées. Il a ajouté que beaucoup d'éléments d'appréciation existent mais que, malheureusement, le projet de loi n'apporte pas de réponses à ces questions. Il en est notamment ainsi pour les IUT et les BTS, alors que ces formations ont prouvé leur efficacité dans l'accès à l'emploi. Il a regretté ce texte de loi très disparate, qui n'est pas de nature à traiter véritablement du problème de l'égalité des chances.
M. Daniel Laurent a indiqué qu'une loi n'était pas nécessaire pour augmenter les formations IUT ou BTS et que leur extension ne sera possible que si les régions prennent le sujet en main, notamment dans le cadre de l'apprentissage. Il a redit l'intérêt de se pencher sur les écoles primaires, car le fait que 15 % des enfants en moyenne ne maîtrisent pas les fondamentaux rend la tâche des enseignants des collèges impossible dans certaines zones.
M. Alain Gournac, rapporteur , a insisté sur le caractère souvent plus efficace des initiatives locales par rapport à des réponses nationales.
M. Louis Souvet s'est déclaré gêné par l'expression « égalité des chances » qui ne lui paraît pas pertinente et à laquelle il préfère celle d'« égalité des moyens » ou d'« égalité des droits ». Il a estimé impossible de rétablir l'égalité par de simples mesures administratives, en l'absence de famille, de culture ou d'environnement suffisamment porteurs ou parties prenantes. Enfin, il a considéré le curriculum vitae anonyme comme peu efficace compte tenu de l'importance du contact dans l'acte d'embauche.
M. Daniel Laurent a indiqué que l'anonymisation du curriculum vitae ne signifie pas un recrutement en aveugle, mais qu'il permet une ouverture des chances pour l'accès au premier entretien. Il a ajouté que l'idée sous-jacente à l'expression « égalité des chances » est de créer les conditions d'une égalité le plus tôt possible.
M. Jean-Paul Amoudry s'est demandé en quoi le régime précaire du CPE constitue un progrès. Il a souhaité savoir comment on peut orienter les jeunes vers l'enseignement technique. Enfin, il a regretté que l'éducation nationale ne soit pas très ouverte au système de l'alternance qui produit pourtant de bons résultats.
M. Daniel Laurent a insisté sur l'insuffisante valorisation de l'enseignement technique, y compris à l'intérieur du corps enseignant, ce qui nécessite une prise de conscience collective et un travail dans la durée pour inverser la tendance. Pour le développement de l'apprentissage, de l'alternance et de l'enseignement dual, il a redit son intérêt pour la création de sections d'apprentissage dans les établissements d'enseignement public, comme le permet la loi Giraud. Il a ajouté que l'enseignement technique doit aujourd'hui s'étendre un peu plus au secteur tertiaire.
En écho à M. Paul Blanc , qui évoquait le projet expérimental de l'université de Perpignan, M. Daniel Laurent a jugé très positives les expérimentations conduites dans cette université, ainsi que la formule des écoles de la deuxième chance.
M. Bernard Seillier a insisté sur la nécessité d'une bonne maîtrise des fondamentaux à l'école primaire. Il a regretté la quasi-disparition des mouvements de patronage ou de scoutisme qui permettaient de remédier aux grandes disparités de situations familiales ainsi que l'évolution de la relation éducative entre les enfants et les enseignants. Il a estimé indispensable que chaque jeune puisse expérimenter le succès, quelle que soit la discipline dans laquelle il le rencontrera. Il a alors évoqué l'expérience personnelle de sa formation scolaire qui associait matières traditionnelles et ateliers manuels, ce qui permettait d'offrir aux enfants une plus vaste gamme de connaissances à explorer qu'aujourd'hui.
M. Alain Gournac, rapporteur , s'est interrogé sur l'opportunité d'établir des statistiques ethno-raciales dans les entreprises.
M. Daniel Laurent a rendu compte des conclusions d'un groupe de travail qui a mené des expériences sur ce sujet dans quelques entreprises. Il en est ressorti un souhait des entreprises d'avancer dans cette direction, notamment pour mieux connaître les évolutions de carrière des personnes issues des minorités visibles. Ces statistiques peuvent d'ailleurs être élaborées à l'extérieur de l'entreprise, de façon totalement anonyme. Elles sont importantes pour mesurer la diversité au sein des entreprises et de leurs métiers.
M. Alain Gournac, rapporteur , a demandé quelles conséquences peut avoir la mise en place de l'apprentissage dès quatorze ans.
M. Daniel Laurent a fait valoir que le projet de loi crée en fait une sorte de préapprentissage accompagné et sous statut scolaire dont il faudrait mesurer l'efficacité avec l'expérience.
M. Roland Muzeau a considéré que la place des minorités visibles dans les effectifs des grandes entreprises est plus facile à mesurer que la question de l'accès à l'emploi de ces minorités.
M. Daniel Laurent a précisé que la mise en place de statistiques permettrait de mesurer les évolutions et qu'elles seraient utiles dans tous les secteurs, y compris syndical et politique.