2. Les pesticides
C'est avec les nitrates, l'autre « valeur test » largement connue du grand public : l'eau se charge en pesticides (44 ( * )). Même si le produit sert à « tuer les fléaux », son efficacité s'est retournée contre lui. Le pesticide évoque la destruction, l'atteinte à la nature. Le mot est à lui seul chargé d'angoisse. Le dossier est par essence émotionnel.
Mais il a aussi un fondement bien réel. La France est le troisième consommateur mondial de pesticides (100.000 tonnes par an, dont 90 % utilisés en agriculture) (45 ( * )) et la contamination est le signe d'une détérioration de l'eau et de l'environnement dans son ensemble.
Le présent rapport ne peut que confirmer une situation
bien connue. Quelques précisions apparaissent cependant
nécessaires dans la mesure où sur ce dossier, où les
passions se déchaînent (« les pesticides,
génocide du XXIème siècle... »), la rigueur
n'est pas toujours au rendez-vous.
a) Observation de méthode
Il y a un incontestable effort de mesure des contaminations des eaux par les pesticides. Un effort louable mais pas toujours couronné de succès tant les réseaux d'observation sont complexes. Dans son rapport sur les pesticides dans les eaux -1998-1999- (rapport IFEN Etudes et travaux n° 34), l'IFEN décrit l'enchevêtrement des réseaux, qui comprend un réseau national de bassin, chargé de suivre l'état de la ressource globale, un réseau d'usage, chargé de suivre la ressource utilisée pour les prélèvements destinés à l'eau potable, et des réseaux dédiés, locaux chargés de suivre au plus près les « bouffées de contamination » ou les effets des actions de réduction.
Chaque réseau obéit à sa propre logique et les résultats peuvent ne pas être toujours cohérents. Il a déjà été souligné que les réseaux d'usage donnent une vision optimiste de la situation puisque les captages les plus mauvais sont abandonnés ; mais à l'inverse, les réseaux dédiés ciblés sur les sites à risques et sur les moments à risques (après la pluie au moment où le ruissellement est à son maximum), grossissent les difficultés. La médiatisation donne alors un effet loupe à un problème local.
La comparaison entre sites et entre périodes différentes appelle une grande rigueur scientifique Les nombreuses difficultés et les « pièges » d'interprétation sont évoqués dans une annexe spécifique (46 ( * )).
Il convient aussi d'observer qu'aucun réseau, si complet soit-il, ne peut prétendre à donner une image parfaitement fidèle des contaminations des eaux aux pesticides. Pour la simple raison qu'une telle représentation n'existe pas.
Il ne peut s'agir d'un bilan exhaustif. Il existe plus de 1.000 molécules utilisées dont moins d'un tiers est recherché dans les eaux. L'IFEN a déterminé des molécules prioritaires, en fonction de leur stabilité, leur dégradation, les quantités épandues et la fréquence d'épandage.
Sur ces critères, certaines molécules n'ont pas été sélectionnées. C'est notamment le cas du chlorate de soude, principal herbicide utilisé par les particuliers, qui se dégrade très vite, ou de l'imidaclopride, substance active du gaucho, insecticide utilisé sur les semences de tournesol, absent des mesures parce qu'on a considéré que le risque était si faible de le trouver dans les eaux qu'il était inutile de le chercher.
Par ailleurs, la plupart des molécules actives se transforment dans le temps, générant des métabolites qui doivent faire l'objet de recherches spécifiques, compliquant encore davantage la tâche de ceux chargés de suivre l'évolution des contaminations. C'est en partie le cas de l'atrazine et de son métabolite (47 ( * )).
Ces remarques de méthode doivent être
gardées en mémoire.
b) Quelques résultats
La contamination des eaux aux pesticides est avérée. L'inquiétude de l'opinion, diffuse, se confirme au vu des analyses, désormais bien connues, sur la contamination des eaux. Il n'y a pas une agence de l'eau qui ne mette en évidence « la contamination importante des eaux par les produits phytosanitaires » (Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse), « l'augmentation de la pollution par les pesticides » (Agence de l'eau Adour Garonne), « les contaminations chroniques à certains pesticides » (Agence de l'eau Loire Bretagne), « la progression de la contamination par les pesticides » (Agence de l'eau Seine Normandie)...
Le constat est donc bien connu. Et, même si l'IFEN n'écrit jamais le mot en raison des difficultés d'établir des comparaisons dans le temps, la dégradation est avérée.
Pour illustrer cette évolution, on se contentera de rappeler certaines mesures tirées des documents qui ont été remis au cours de l'étude, et qui toutes dépassent 10 ug/l, soit 100 fois la norme applicable aux eaux destinées à la production d'eau potable pour l'alimentation humaine.
Quelques « records » de
contamination des eaux aux pesticides*,
Substance |
Mesures |
Source |
Atrazine (herbicide du maïs) |
2 000 ug/l eau de surface |
Audition agence de l'eau Seine Normandie |
Atrazine (herbicide du maïs) |
29 ug/l
|
Etude Corpep sur la contamination des rivières de Bretagne 2000 |
Diuron
|
20,2 ug/l
|
IFEN - Les pesticides dans les eaux - 2000 |
Isoproturon
|
15 ug/l
|
IFEN - Les pesticides dans les eaux - 2000 |
Carbendazine
|
16 ug/l
|
Agence de l'eau RMC Composés phytosanitaires dans les eaux - 2000 |
Tetrachloro méthane
|
16 ug/l
|
IFEN - Les pesticides dans les eaux - 2000 |
Trichlorobenzène
|
11 ug/l
|
IFEN - Les pesticides dans les eaux - 2000 |
Chlordecone
|
10,3 ug/l
|
Rapport de l'IGAS sur les pesticides en Guadeloupe |
Alachlore
|
24 ug/l
|
Etude pluies en Bretagne - Audition OPECST |
Atrazine
|
13,5 ug/l
|
IFEN - Les pesticides dans les eaux - 2000 |
* Liste non exhaustive, sélection de documents remis au cours de la mission de l'OPECST
Cette contamination est d'autant plus préoccupante qu'elle est
- très répandue sur l'ensemble du territoire, parfois à des niveaux élevés (48 ( * )) ,
- et durable. Des traces de pesticides se retrouvent dans les eaux de ruissellement (49 ( * )),
Des traces de pesticides sont encore détectées plusieurs années après l'arrêt des épandages. Des traces de DDT et de dieldrine, un insecticide utilisé en bananeraie, ont été détectées dans les cours d'eau de Guadeloupe... 27 ans après avoir été interdites !
A l'exception de la toxicité des pesticides qui sera débattue dans la deuxième partie du rapport, consacrée à l'eau potable, deux débats doivent être évoqués. Le premier, récurrent, concerne les responsabilités. Le second concerne la pertinence de la réponse des pouvoirs publics.
Comment limiter l'utilisation des pesticides ? Interdire l'usage ou réduire les doses ?
Face à la contamination des eaux aux pesticides, la
première réaction consiste à intervenir sur les
quantités utilisées. Deux voies sont ouvertes : interdire
l'usage ou réduire les doses. Les professionnels craignent, non sans
raison, que les mesures d'interdiction soient plus fondées sur des
pressions médiatiques que sur des raisons scientifiques. Les pouvoirs
publics considèrent, à l'expérience, que les mesures de
limitation partielle n'ont, au mieux, qu'un effet limité. En
réalité, interdiction et réduction des doses sont deux
mesures complémentaires.
c) L'interdiction d'usage
C'est évidemment la formule la plus radicale. Périodiquement, la commercialisation et/ou l'utilisation de molécules sont interdites, soit localement (c'est le cas du HCH bêta et du chlordecone, insecticides utilisés en bananeraies, interdits en 1987 et 1993), soit temporairement (arrêté d'interdiction d'épandage de l'atrazine pendant certaines périodes de l'année ou à proximité de certains sites), soit par une mesure générale (décision, en 2001, d'interdiction de l'atrazine et de quelques autres produits phytosanitaires).
Malgré leur apparente simplicité, l'application
de ces mesures ne donne pas toujours les résultats attendus et se heurte
à plusieurs difficultés.
§ Tout d'abord, il y a, le plus souvent,
un
délai
entre l'annonce de l'interdiction et son application
réglementaire. L'interdiction suit en fait trois
étapes :
-
L'avis aux opérateurs
, qui
notifie le retrait de l'autorisation ; cet avis est donné non par
molécule, mais par produit (exemple dans le cas de l'atrazine, on compte
34 produits commercialisés).
-
L'interdiction de la
commercialisation
qui peut être immédiate, ou plus souvent
décalée d'un an, le temps d'écouler les stocks
déjà produits.
-
L'interdiction de l'utilisation
qui, elle, est aussi le plus souvent décalée d'un ou deux
ans, le temps d'écouler les stocks détenus par les agriculteurs.
Dans le cas de l'atrazine, l'avis de retrait a été publié
le 27 novembre 2001, avec une date limite d'utilisation des stocks
fixée au 30 septembre 2003.
Ce délai entre la
décision d'interdiction et le retrait effectif a été
parfois critiqué. Il paraît pourtant compréhensible et
justifié. D'une part, le produit a été utilisé
pendant quarante ans et il n'y a pas d'urgence au mois près. D'autre
part, les agriculteurs avaient stocké des produits et il paraît
difficile d'interdire d'utiliser des produits légalement achetés.
Comme dit l'un d'entre eux :
« c'est comme si vous
remplissiez votre cuve de mazout et qu'on vous disait, une fois qu'elle est
remplie, que vous ne pouvez plus vous en servir ».
Certes. On
appréciera moins, cependant, que quelques semaines avant l'interdiction,
les intéressés procèdent « par
précaution » à des achats massifs d'atrazine.
§ Ensuite,
les résultats
de
l'interdiction sont
souvent
assez
longs à se
manifester
. Les résidus sont encore présents dans les
sols traités et dans les eaux brutes. On ne peut exclure que certains
produits soient toujours utilisés malgré l'interdiction. Les cas
sont probablement rares, mais délibérés. C'est avec
beaucoup de franchise que les services départementaux de Martinique par
exemple reconnaissaient que,
« a priori, les produits interdits
ne sont plus utilisés ... ».
A priori...
Une
mesure d'interdiction bien conduite appelle en réalité une
gestion rigoureuse de l'après interdiction. Que faire de stocks
entreposés ? Les délais accordés pour l'utilisation
ne sont parfois pas suffisants, et les stocks demeurent. Dans ce même
département, un mois avant la visite du rapporteur, un stock de 6 tonnes
de HCH bêta, molécule interdite quinze ans auparavant, avait
été découvert dans un hangar, à même le sol.
L'interdiction doit s'accompagner d'une opération de
récupération gratuite pour l'exploitant.
§ Enfin, on ne peut exclure
certains effets
pervers
ou inattendus.
Le premier concerne le remplacement de
molécules interdites, soit par des produits relativement comparables,
auquel cas les doses sont multipliées et l'interdiction est
compensée par des apports encore plus massifs d'autres produits, soit
par de nouvelles molécules de substitution, que l'on retrouve, elles
aussi, assez rapidement dans le sol et dans les eaux. C'est le cas de
l'atrazine en Bretagne. Les dernières campagnes de
prélèvement ont détecté des molécules de
substitution, déjà au-delà de 0,1 ug/litre.
Le
second effet pervers concerne les achats massifs par anticipation, une fois
l'annonce de l'interdiction connue.
Le troisième effet pervers
concerne les exportations aux concurrents. La molécule interdite est
aussitôt envoyée dans d'autres zones de production concurrentes
dans lesquelles la molécule reste autorisée. L'interdiction
s'accompagne alors d'un accroissement de la compétition... Aux Antilles,
dans les trois ans qui ont suivi le bannissement du chlordecone, plusieurs
dizaines de tonnes ont été exportées... dans les
bananeraies d'Afrique et des Caraïbes.
d) La réduction des doses
C'est l'autre solution. La diminution de la contamination des eaux est attendue d'une réduction des doses épandues. Ce type de solution a la préférence des fabricants et des agriculteurs qui préfèrent l'habitude à un produit connu, aux performances annoncées des molécules de substitution.
Périodiquement, les doses d'épandage font ainsi l'objet de mesures de limitation. Pour l'atrazine, les doses sont passées successivement de 2,5 kg/ha/jour à 1,5 kg pour 1 kg/ha/an, avant d'être finalement interdites. Des mesures similaires concernent aujourd'hui le diuron, désherbant sélectif (1.800 gr/ha/an en 2000, 1.500 gr en 2002, 1.200 gr en 2003) et l'isoproturon, désherbant du blé (1.800 gr/ha/an en 2000, 1.200 gr annoncés en 2003-2004).
Ces mesures sont cependant discutées.
D'une part, l'impact environnemental est souvent très faible. L'interdiction de l'atrazine a été décidée lorsque les mesures de limitation de dosage ont montré leur inefficacité. Certes, les pics de concentration diminuaient, mais la fréquence de détection augmentait. La réduction des dosages n'avait pratiquement aucun effet sur la contamination des eaux, compte tenu des délais de transferts de la molécule dans les sols et dans les eaux. Un dosage est en outre pratiquement impossible à contrôler.
D'autre part, les utilisateurs peuvent aussi manifester des réticences à la diminution des doses. Dans la grande majorité des cas, la diminution des doses réduit l'efficacité du produit. Dans le cas du diuron, par exemple, il est établi que le passage à 1.200 gr/ha/an diminue l'efficacité de 15 %. Cette baisse est plus que compensée par les bénéfices environnementaux attendus. Mais les baisses sur d'autres produits sont plus difficiles à faire accepter lorsque la diminution du dosage s'accompagne d'une trop grande perte d'efficacité (la discussion est en cours sur la diminution du glyphosate, désherbant total, pour laquelle les fabricants sont très réticents).
Enfin, d'autres solutions sont encore envisagées. Une formule consiste à calculer le dosage par type de sol. L'Allemagne notamment suit ce type de démarche et les dosages sont définis par Land et par sol. Il s'agit d'une approche extrêmement fine. Le bilan coût/efficacité est cependant discutable. L'analyse des sols devrait être menée, par région, voire par parcelle, ce qui conduit à des coûts extrêmement importants (pour un bassin versant, une analyse de sol est estimée à 1 million d'euros).
Une autre formule consiste à analyser l'efficacité des mélanges de molécules. L'efficacité d'un produit peut être démultipliée par l'association avec un autre produit, ce qui permet de réduire les dosages. Les betteraviers de l'Artois ont réussi par ce genre de calculs à réduire les épandages d'un coefficient 10.
En fait, interdiction et réduction ne s'opposent pas,
mais se complètent. L'interdiction de l'atrazine qui n'est que
partiellement justifiée pour des raisons scientifiques a
été très clairement un signal politique fort d'une
détermination des pouvoirs publics à enrayer des contaminations
des eaux. L'interdiction est une mesure radicale qui est toujours possible sur
d'autres produits. Elle a vivement incité les producteurs à
accepter les réductions sur d'autres molécules.
* (44) Annexe 44 - Les pesticides - Présentation générale.
* (45) Annexe 45 - Données statistiques sur les pesticides.
* (46) Annexe 46 - Les difficultés d'établir des comparaisons dans la contamination des eaux aux pesticides.
* (47) Annexe 47 - L'atrazine.
* (48) Annexe 48 - La contamination des rivières de Bretagne aux pesticides.
* (49) Annexe 49 - Les pesticides dans les eaux de ruissellement.