2. Des conséquences graves
La situation actuelle de la France en matière d'application du droit communautaire est particulièrement préoccupante pour trois raisons au moins.
• En premier lieu, le retard dans l'application de certains textes est tel que la Commission européenne, après que la Cour de justice a rendu des arrêts constatant des manquements, a entamé des procédures qui pourraient conduire à la condamnation de la France à payer des astreintes très élevées.
Jusqu'à présent, la procédure de l'article 228 du traité instituant la Communauté européenne, qui permet la condamnation d'un Etat à payer des astreintes, n'impressionnait guère, dans la mesure où elle n'avait jamais été menée jusqu'à son terme.
En juillet dernier, la Cour de justice des Communautés européennes a condamné la Grèce au paiement de telles astreintes.
Or, la France pourrait, elle aussi, subir des condamnations semblables au cours des prochains mois. En effet, la France a été condamnée dans plusieurs affaires pour non transposition ou mauvaise transposition de directives, sans que les mesures nécessaires pour se conformer à ces arrêts aient été prises.
Pour six de ces affaires qui concernent des textes que le Gouvernement souhaite transposer par ordonnances, la Commission européenne a déjà entamé des procédures fondées sur l'article 228 du traité instituant la Communauté européenne. Si ces procédures étaient menées à leur terme, la France pourrait être condamnée au paiement de lourdes astreintes.
Cela concerne :
- plusieurs directives relatives aux médicaments vétérinaires ;
- la directive dite " habitats " ou " natura 2000 " ;
- une directive sur l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans les régimes professionnels de sécurité sociale ;
- les deux directives de 1992 dites assurance-vie et assurance non-vie.
Ainsi, à brève échéance, le défaut de transposition de certaines directives pourrait placer la France en situation très difficile.
• En deuxième lieu, l'absence de transposition ou d'application de textes communautaires importants est source d'insécurité juridique. Rappelons en effet que les règlements communautaires sont directement applicables dans les Etats membres. Sous certaines conditions, les directives communautaires peuvent elles aussi avoir un effet direct et être invoquées par les particuliers.
La Cour de justice des Communautés européennes a en effet considéré que les directives suffisamment précises sont invocables par les particuliers (arrêts du 17 décembre 1970, Sté SACE et du 4 décembre1974, Van Duyn), une fois expiré le délai de mise en oeuvre (arrêt du 5 avril 1979, Ministère public c/ Ratti), en cas d'absence de mise en application ou en cas de mauvaise mise en application par un Etat membre .
La Cour de Justice a néanmoins précisé que cet effet direct se limite aux rapports des citoyens avec l'Etat (" effet vertical "). En l'absence de mesure nationale de transposition, une directive n'a pas d'effet (" effet horizontal ") entre citoyens (26 février 1986, Marshall et 12 mai 1987, Ministère public c/ Traen).
Le Conseil d'Etat a, pour sa part, considéré que les effets des directives en droit interne sont subordonnés à l'intervention de mesures nationales d'application et qu'en l'absence de telles mesures, la légalité d'une décision individuelle ne saurait s'apprécier au regard d'une directive (22 décembre 1978, Ministre de l'Intérieur c/ Cohn Bendit).
Inversement, les autorités de l'Etat ne peuvent se prévaloir des dispositions d'une directive qui n'ont pas fait l'objet d'une transposition dans le droit interne (23 juin 1995, SA Lilly France).
Le Conseil d'Etat a néanmoins veillé à affirmer l'autorité des normes communautaires. Il a ainsi considéré que si une directive ne peut, en l'absence de mesures de transposition, être invoquée à l'encontre de mesures individuelles, un acte réglementaire est entaché d'illégalité lorsqu'il méconnaît les orientations d'une directive (7 décembre 1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature). En outre, il a estimé qu'une directive constitue une circonstance de droit nouvelle qui oblige à modifier les règlements antérieurs qui, légaux à l'origine, s'avèrent incompatibles avec les orientations qu'elle définit (3 février 1989, Cie Alitalia). Il a également précisé qu'une loi devait s'interpréter notamment à la lumière d'une directive (22 décembre 1989, Cercle militaire mixte de la caserne Mortier).
Dans la ligne de la jurisprudence Nicolo (décision d'Assemblée du 20 décembre 1989) - qui a renversé une jurisprudence traditionnelle (1 er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoule) en écartant les dispositions de la loi postérieure qui sont incompatibles avec un traité international - le Conseil d'Etat a fait prévaloir les règlements communautaires sur les lois antérieures incompatibles (29 septembre 1990, Boisdet). La même solution prévaut en cas de contrariété avec une directive et le vote d'une loi qui méconnaît les orientations d'une directive engage la responsabilité de l'Etat (28 février 1992, Stés Rothmans international et Philip Morris). Cette dernière solution est conforme aux principes affirmés par la Cour de justice (arrêt Francovich c/ Italie, 9 novembre 1991).
Il ressort de cette jurisprudence que si le juge administratif s'oppose toujours à l'invocabilité directe des directives, il reconnaît de plus en plus largement l'illégalité des actes administratifs trouvant leur fondement dans des mesures nationales incompatibles avec les objectifs définis par elles.
Dans le cadre d'un litige de plein contentieux en matière fiscale , il a été conduit a accordé à une société requérante une exonération fiscale prévue par la 6 è directive TVA du 17 mai 1977 mais pas par le droit interne (30 octobre 1996, S.A Revert et Badelon).
Dans ces conditions, l'absence de transposition de certaines directives est susceptible de créer des situations juridiques inextricables.
• En troisième lieu, la mauvaise application du droit communautaire ne peut que donner une image déplorable de notre pays, qui prétend être un moteur de la construction européenne sans en tirer les conclusions lorsqu'il s'agit d'appliquer les textes adoptés par les institutions communautaires. A cet égard, il est intéressant de constater que le Danemark, souvent réticent face aux progrès de l'intégration européenne, est en revanche l'Etat qui met en oeuvre le plus scrupuleusement les textes adoptés par les institutions de l'Union européenne.