III. L'AVENIR DE L'AFP
L'AFP
est à la croisée des chemins. Les difficultés
financières qui s'abattent périodiquement sur elle,
l'improbabilité d'une amélioration durable, les incertitudes
pesant sur son positionnement dans la société de l'information,
rendent inéluctable, selon son président, un choix rapide entre
régression et développement sur des bases nouvelles.
Il est utile de rappeler, en marge du débat budgétaire, les
principales données de ce débat que le législateur sera
appelé à trancher.
A. LE CONSTAT
L'avant-projet de plan stratégique de développement à 5 ans de l'AFP présenté par M. Eric Giuily dresse un constat en demi-teinte de la situation de l'Agence.
1. Un manque chronique de moyens financiers
L'exploitation de l'AFP est, aux dires de ses présidents
successifs, structurellement déséquilibrée par une
croissance des charges, et spécialement des frais de personnel, plus
rapide que celles des produits.
Des mesures sont prises périodiquement. Ainsi, un plan à 4 ans
lancé au début des années 1990 avait-il fait descendre les
frais de personnel à 60 % du chiffre d'affaires contre 70 %
auparavant. Mais dès 1996, la tendance a repris son cours naturel, les
frais de personnel remontant à 65 % du chiffre d'affaires en 1998,
alors que la marge annuelle d'exploitation passait de 140 millions de
francs en 1995 à 87 millions de francs en 1998.
Dans le même temps, les marges de manoeuvre dans la gestion se sont
resserrées, en raison notamment des succès enregistrés
entre 1990 et 1995 en terme de maîtrise des coûts de fonctionnement
et de gains de productivité. Alors qu'en 1970 le personnel de l'agence
se partageait entre 900 journalistes et 1 100 techniciens, administratifs
et commerciaux, en 1999 la répartition est inversée, avec 1200
journalistes pour 800 techniciens, administratifs et commerciaux, ce qui
traduit les efforts faits pour accroître la production et la couverture
mondiale. Cette évolution semble avoir supprimé toute marge de
manoeuvre sur la masse salariale sauf à transformer profondément
l'outil de production et à réduire la couverture
géographique, ce qui n'est, bien entendu, pas envisagé.
Par ailleurs, la capacité d'investissement, de l'ordre de
100 millions de francs par ans, et sur laquelle 60 à
80 millions de francs sont préemptés par l'entretien de
l'outil existant, ne peut que diminuer.
En effet, la croissance du chiffre d'affaires de l'AFP est limitée par
la réduction des marchés traditionnels, représentés
par la presse écrite. Le chiffre d'affaires conquis ces dernières
années auprès de nouveaux clients (250 millions de francs) a
servi en grande partie à compenser la diminution du chiffre d'affaires
auprès de la clientèle traditionnelle. Cette régression
paraît irrémédiable en raison de la concentration
croissante de la presse.
Il faut aussi tenir compte du fait que la valeur de l'information brute
détenue et collectée par l'agence sera de moins en moins
importante en raison de l'explosion des sources d'information, ce qui rend
indispensable de créer une valeur ajoutée.
Enfin, les tendances développées depuis 1996 indiquent que
l'équilibre financier de l'agence sera compromis à partir de 2002
ou de 2005, selon que le prêt participatif consenti antérieurement
par l'Etat sera ou non remboursé.
Dans ces conditions, l'AFP se trouve incapable de faire face à la
révolution en cours du marché de l'information.
C'est, d'ailleurs, autant faute de moyens financiers suffisants que de
volonté stratégique qu'elle a raté la diversification dans
l'information et les transactions financières réussie par Reuters
dans les années 70. De la même façon, dans la
première moitié des années 1990, elle n'a pu prendre le
virage de l'information audiovisuelle, contrairement à ses principales
concurrentes, Associated Press et l'agence Reuters.
2. Un moment crucial
L'avant-projet de plan stratégique analyse ces retards
comme
des occasions manquées sans effets significatifs sur le coeur de
l'activité traditionnelle de l'AFP. Avec le multimédia, les
conséquences d'un nouvel échec seraient plus sérieuses,
car il s'agit d'une révolution technologique et commerciale qui concerne
tous les métiers de l'information. A terme rapproché, dans moins
de 10 ans, une agence mondiale d'information ne pourra pas subsister si elle
n'est pas multimédia, estime M. Eric Giuily avec quelque
crédibilité.
En effet, avec l'évolution brutale du marché de l'information
consécutif à la révolution numérique, une
clientèle nouvelle souhaite disposer de services plus
personnalisés et avoir accès non seulement à des flux
d'informations, mais aussi à des archives rassemblées dans des
banques de données. Ces services sont le plus souvent des
" services groupés " c'est-à-dire comportant du texte,
de la photo, et à terme des images animées, du son, des
graphiques. Alors que le marché des médias traditionnels,
particulièrement celui de la presse écrite, stagne, le
marché du hors média semble appelé à un important
développement, sur internet en particulier.
3. Des atouts et des faiblesses
Pour
faire face aux défis de l'avenir, l'AFP reste forte de son réseau
et de la qualité de son personnel.
Avec des bureaux implantés dans 165 pays, 2000 collaborateurs (1200
journalistes dont 200 photographes), 2000 pigistes répartis sur les cinq
continents, elle couvre tous les événements mondiaux en temps
réel, dans tous les secteurs : politique, diplomatie,
économie, sports, faits divers, vie quotidienne, culture, sciences, ...
Elle diffuse plus de deux millions de mots par jour en six langues :
français, anglais, espagnol, allemand, arabe et portugais, 24h sur 24 et
365 jours par an. Cette production est assurée par des journalistes
de toutes nationalités, écrivant dans leur propre langue, avec
une mise en perspective de l'information originale par rapport à la
démarche des agences concurrentes.
Si l'AFP garde son centre de décision et d'impulsion en France, elle
reflète ainsi la diversité des régions du monde. Leader en
Asie avec son service anglais et en Afrique avec son service francophone, elle
est la première agence arabophone et compte parmi les trois
premières agences de presse présentes dans la plupart des pays
européens ; elle a, en outre, repris son développement en
Amérique du Sud et s'est séparée de l'Agence Associated
presse en Amérique du Nord, où elle a fortement
développé sa position dans le secteur de la photo. Le chiffre
d'affaires sur les marchés internationaux est ainsi passé de
18 % du chiffre d'affaires total en 1990 à 28 % en 1999.
L'AFP dispose enfin d'un stock très important de contenus valorisables
et son chiffre d'affaires de 1,4 milliard de francs lui offre une bonne base de
départ pour sa diversification.
Mais elle présente également des problèmes.
Auditionné le 9 juin dernier par votre commission des commission
des affaires culturelles, M. Eric Giuily estimait que l'agence ne disposait pas
d'un " management " efficace. Elle souffrirait en outre de
cloisonnements très forts : entre journalistes et autres
métiers, entre directions, sans compter les clivages syndicaux. Une
culture d'entreprise très prégnante rendrait les changements
lents et coûteux. La décentralisation amorcée au milieu des
années 1980 n'est d'ailleurs pas encore achevée. La direction
générale reste engorgée par une centralisation très
forte. Par ailleurs, le poids des " us et coutumes " de l'entreprise
et la pratique très développée du consensus feraient
obstacle au changement.
En définitive, l'agence aurait du mal à définir un projet
collectif et à se forger une vision de son devenir. Elle vivrait ainsi
une crise permanente que le renouvellement de son président tous les
trois ans porte à son paroxysme.
Le retrait du projet d'ouverture du capital de l'AFP, élément
clé du plan de développement, annoncé le 29 septembre
dernier, semble confirmer la pertinence de ces analyses. Le document
élaboré par M. Eric Giuily présentait en effet des
propositions dont le dynamisme avait sans doute quelques raisons de
dérouter les gardiens des " us et coutumes ".
B. LE PROJET
Il est construit autour d'un certain nombre d'axes stratégiques dont la mise en oeuvre comporte des implications institutionnelles.
1. Les axes stratégiques
Le
propos central est d'élaborer un outil susceptible de répondre
aux besoins d'une clientèle qui ne sera plus purement française.
D'ores et déjà, l'AFP réalise 28 % de son chiffre
d'affaires à l'étranger. Les principales marges de croissance se
situent dans cette direction. De nouveaux types de clientèles
apparaissent aussi. C'est ainsi que la clientèle d'internet
représente aujourd'hui 30 millions de chiffre d'affaires et que des
entreprises demandent des contenus destinés à leur service
intranet et à leur site web.
Le second axe prioritaire est le renforcement des métiers de base et la
création, en aval, de services spécialisés. L'agence
espère faire passer de 60 % actuellement à 45 % dans cinq ans la
part du chiffre d'affaires effectué avec l'Etat et avec la presse
française. La mission de couverture mondiale généraliste
restera donc en tout état de cause essentielle.
C'est en effet à partir du métier traditionnel de l'agence que
doivent être élaborés, selon le plan, des services plus
spécialisés, notamment dans quelques secteurs : l'économie
et la finance en France et à l'étranger, les sports -une banque
de données sportives est en cours d'élaboration-, les
phénomènes de société et tout ce qui concerne la
vie pratique, la consommation, le divertissement, la santé, les hautes
technologies.
Le troisième axe stratégique est la fixation d'un objectif de
croissance du chiffre d'affaires. Celui-ci devrait passer de 1,4 milliard
à 2 milliards en cinq ans, essentiellement grâce aux
activités internationales. La part de l'Etat resterait constante en
volume mais diminuerait en valeur relative.
Le dernier axe stratégique est l'obtention des moyens financiers
nécessaires, estimés à 800 millions de francs sur la
durée du plan, la majeure partie étant investie dans les deux ou
trois premières années. Cet effort d'investissement se traduirait
par une augmentation significative des effectifs, dont l'ampleur
dépendra des partenariats réalisés et de la croissance
externe effectuée dans le cadre du plan.
2. Le nouvel équilibre juridique et financier
L'idée centrale de l'avant-projet était à
cet
égard l'établissement de partenariats industriels afin d'obtenir
les moyens financiers nécessaires mais aussi de croiser les savoir-faire
technologiques, et d'avoir accès aux images animées et au son.
Il est utile de préciser que le besoin de financement de 800 millions de
francs a été évalué en fonction des partenariats
industriels envisagés. En leur absence, les financements nouveaux
nécessaires seront beaucoup plus importants.
Ceci a conduit à envisager l'adaptation du statut élaboré
en 1957, dont l'objectif était alors de doter la France d'une grande
agence mondiale d'information généraliste écrite.
Cet objectif a été atteint. Mais l'explosion de l'information
financière et de l'audiovisuel, alors imprévisible. Par ailleurs,
le statut de 1957 comporte des dispositions qui font obstacle au
développement de l'agence, telle en particulier la règle de
l'équilibre budgétaire, qui oblige, pour en illustrer
concrètement les implications, à augmenter le chiffre d'affaires
à hauteur du coût du recrutement d'une personne, dès
l'année du recrutement.
En outre, l'agence, n'ayant pas d'actionnaires, ne peut pas opérer
d'augmentation de capital, émettre des obligations convertibles et des
prêts participatifs, et n'a donc pas la possibilité de se financer
sur le marché. Elle est condamnée à l'emprunt bancaire, au
taux le plus élevé, dans la mesure où elle n'est pas
adossée à un groupe bénéficiant d'une notation de
qualité.
Tout cela freine considérablement son développement et doit
être pris en compte dans le débat sur son statut, débat qui
ne doit pas néanmoins, selon M. Giuily, aboutir à une remise en
cause des principes fondateurs.
C'est pourquoi l'avant-projet de plan stratégique s'employait à
garantir juridiquement la pérennité de ces principes. Tout
d'abord, il était exclu d'adosser l'AFP à une seule entreprise.
L'avant-projet de plan stratégique présentait une liste de cinq
catégories de partenaires potentiels, la sélection de quatre ou
cinq partenaires effectifs au minimum. Les partenaires " historiques " de
l'agence, l'Etat et la presse devront permettre le contrôle de
l'entreprise. L'objectif de substituer à l'équilibre voulu par le
statut de 1957 un équilibre élargi entre l'Etat, la presse, des
opérateurs privés ou publics et le personnel. Il s'agissait
d'élargir la base de l'AFP en réaffirmant sa vocation
d'entreprise d'intérêt national et d'entreprise mondiale.
Une " charte du partenariat " devait traduire ces principes et orienter la
recherche des partenaires. Les statuts réformés de l'AFP devaient
aussi garantir le respect de ces principes, le président n'ayant donc
pas de blanc-seing pour négocier les modalités de l'association
de nouveaux partenaires à l'agence.
Pratiquement, la mise en oeuvre de l'avant-projet de plan stratégique
impliquait la constitution d'un capital social. La propriété de
ce capital devait appartenir initialement à une entité commune
aux partenaires historiques, prenant la forme d'une fondation. Une augmentation
du capital social serait ensuite effectuée afin d'associer à
cette entité les nouveaux partenaires et le personnel. Ces projets
exigeaient l'adaptation de la loi de 1957.
C. LE DÉBAT
Si la
nécessité de donner à l'AFP les moyens de son
développement n'est guère contestée, et si de nombreux
observateurs estiment difficile de le faire sans remettre en cause le statu quo
institutionnel et financier actuel, les propositions de M. Eric Giuily ont
soulevé de vives objections de la part des syndicats de l'agence.
Ceux-ci estiment que le statut actuel de l'agence permet de lever des fonds sur
les marchés financiers, qu'il serait par conséquent possible
d'emprunter les 800 millions de francs nécessaires, selon la
direction de l'entreprise, à la mise en oeuvre d'un plan de
développement. Ces syndicats observent au passage qu'une partie de cette
somme serait destinée à financer des départs en
pré-retraite alors que les effectifs anglophones seraient
renforcés, éventuellement au détriment des réseaux
francophones d'Afrique ou d'Amérique latine. Les syndicats notent aussi
qu'il ne faut exclure l'hypothèse d'un concours financier de l'Etat
à la diversification, la BBC ayant été de son
côté dotée d'un capital de 3 milliards de francs pour
investir dans le multimédia sans que la commission de Bruxelles s'y
oppose.
La nécessité de créer un capital social ouvert à
des groupes privés pour assurer le financement du développement
de l'AFP a donc fait l'objet d'une vive contestation des présentations
de l'avant-projet de plan stratégique.
Les syndicats estiment à cet égard que, quelles que soient les
garanties prévues au départ en ce qui concerne les seuils de
détention des parts du capital, le risque est réel que de futures
augmentations de capital, rendues indispensables par l'éventuel
échec de l'augmentation prévue du chiffre d'affaires, ne
provoquent la privatisation progressive de l'agence.
Ils mettent au demeurant en cause ce qu'ils considèrent comme le choix
du " tout multimédia ", estimant dangereuse la perspective
d'un repli du métier traditionnel de diffuseur d'information
généraliste en flux.
Ils expriment enfin une préférence pour l'établissement de
partenariats ponctuels, par le biais de filiales constituées dans les
domaines où l'AFP ne dispose pas actuellement d'un savoir-faire, tout en
rappelant qu'un certain nombre de filiales multimédias existantes ont
été supprimées.
Le débat a porté aussi sur le processus de mise en oeuvre de
l'avant projet de plan stratégique.
Notant la nécessité de passer par la voie législative pour
modifier le statut actuel de l'Agence, M. Eric Giuily observait que le
calendrier parlementaire semble exclure l'examen d'un projet de loi avant la
fin 2000 ou même le début 2001. C'est pourquoi un dispositif
transitoire a été proposé afin de faire face à
l'urgence de la situation. Il s'agissait d'autoriser l'AFP à recourir
à des prêts participatifs ou à des obligations convertibles
sur le marché, afin d'essayer de réunir un premier noyau de
partenaires. Il s'agissait aussi de créer éventuellement une
filiale transitoire de financement permettant de réunir ces partenaires
et de les associer au développement de l'AFP.
Ces mesures anticipaient partiellement le débat législatif, mais,
estimait le président de l'AFP, la nécessité d'agir est
immédiate. A titre d'exemple, il indiquait qu'il n'a pas
été possible, faute de moyens et en raison de la règle de
l'équilibre budgétaire, de constituer une base de données
pour la coupe du monde de rugby, à l'image de ce qui avait
été fait avec succès à l'occasion de la coupe du
monde de football. Si la loi de 1957 était modifiée assez
rapidement, les mesures transitoires les initiatives les plus urgentes
étant prises dans le cadre du projet de budget pour 2000.
L'ensemble de ce débat a été provisoirement conclu par
l'annonce, le 29 novembre dernier, de la décision de M. Eric Giuily de
retirer définitivement le projet de transformation de l'AFP en
société anonyme et d'ouvrir son capital en vue d'établir
un partenariat stratégique global.
La ministre de la culture et de la communication s'est de son côté
félicitée de cette position en soulignant que la stratégie
de l'AFP devait " être élaborée avec les personnels de
l'agence et ses administrateurs, c'est-à-dire les représentants
de la presse et de l'Etat ". " Ce n'est qu'au terme de cette
concertation, a indiqué la ministre dans un communiqué, que le
gouvernement proposera au Parlement les mesures législatives qui
s'avéreraient nécessaires, à la suite de la table ronde
dont l'annonce a déjà été faite. "
Votre rapporteur souligne cependant qu'à trop reporter la
décision de rassembler les moyens financiers lourds nécessaires
au développement de la seule Agence française, la situation de
celle-ci se fragilisera vite : le surplace ne peut plus être payant
dans un monde devenu " une grande tribu médiatique " où
des initiatives concurrentes de l'AFP peuvent être prises chaque jour en
Amérique, en Asie, et en Europe.