B. UNE RÉFORME FLOUE, ENGAGÉE ALORS QUE TOUS LES PROBLÈMES NE SONT PAS RÉGLÉS
À peine le plan « Préfectures nouvelle génération » arrivé à son terme, le Gouvernement entend imposer une nouvelle réforme de l'administration territoriale dont les contours ont été esquissés par la circulaire du 24 juillet 2018 5 ( * ) . Le Premier ministre a notamment demandé aux préfets d'envisager de nouvelles fusions de services, la création de services interdépartementaux dans des domaines particuliers, le jumelage de directions départementales interministérielles (DDI) de départements limitrophes, des regroupements immobiliers et des rationalisations de fonctions support .
À ce jour, cependant, les contours de ce « nouvel acte de décentralisation » n'apparaissent toujours pas clairement et les propositions formulées par les préfets de région en leur qualité de présidents des comités interministériels régionaux des transformations des services publics, n'ont pas été communiquées. On ne dispose même pas d'un bilan des réformes réalisées ou en cours.
1. Tirer les enseignements de la dématérialisation à marche forcée
a) Une résolution progressive des difficultés techniques de la réforme de la délivrance des certificats d'immatriculation et des permis de conduire
i. Un manque d'anticipation des dysfonctionnements qui s'est traduit par une situation de crise
Le plan « Préfectures nouvelle génération » prévoyait l'expérimentation de télé-procédures pour les demandes de titres d'identité, de permis de conduire et de certificats d'immatriculation des véhicules à partir du mois de juin 2017, en fonction des démarches à effectuer 6 ( * ) . Cela s'est traduit par la fermeture de l'accueil au guichet dans les préfectures et l'ouverture de 48 centres d'expertise et de ressources titres (CERT) chargés de l'instruction dématérialisée des procédures.
Face au nombre important de démarches concernées par l'expérimentation et à la précipitation dans laquelle les CERT ont dû travailler, tous les bugs informatiques n'ont pas pu être identifiés avant la généralisation du dispositif, d'autant que de nombreuses difficultés n'avaient pas été anticipées . Il en va ainsi de la complexité de la règlementation relative aux certificats d'immatriculation des véhicules (CIV), et notamment ses incidences fiscales ou la non-prise en compte dans le cadre de ces nouvelles télé-procédures des anciens numéros d'immatriculation, datant d'avant 2009.
À ces bugs touchant les systèmes d'information des CIV et des permis de conduire se sont ajouté ceux du site internet de l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) : lenteur de la connexion initiale, incidents de connexion, saturation, retard dans l'envoi des codes aux usagers, etc.
Ces difficultés combinées ont fait exploser le nombre d'appels auprès du centre de contact citoyens de l'ANTS. Les effectifs de ce dernier avaient pourtant été renforcés en prévision de la mise en place des télé-procédures, mais pas à la mesure des dysfonctionnements constatés. Pour l'année 2017, le nombre d'appels a atteint 1,45 million, dont seulement la moitié a pu être traitée (688 000, soit 47,4 %). À titre de comparaison, 800 000 appels avaient été traités sur 972 700 reçus en 2016, soit un taux de traitement des appels de 82,2 %.
Ces dysfonctionnements ont entraîné des retards considérables et des blocages dans la délivrance des titres . Un très grand nombre de dossiers ont été totalement bloqués pendant plusieurs mois, le système informatique s'avérant incapable de les traiter.
ii. Les moyens déployés, en urgence, pour faire face à cette crise ont permis de diminuer progressivement le nombre de dossiers bloqués
Face à l'ampleur des difficultés, les responsables des CERT et de l'ANTS ont su faire preuve de réactivité et des moyens supplémentaires leur ont été alloués pour résorber le stock de demandes non traitées. Ainsi, des CERT temporaires ont été installés à Amiens, Charleville-Mézières et à la préfecture de police de Paris, dotés au total de 90 ETP à compter du 19 février 2018.
Signe que l'administration reprend progressivement le contrôle de la situation, les CERT temporaires devraient tous disparaître au début de l'année 2020 avec la fermeture du CERT d'Amiens. Ainsi, après avoir atteint un pic de plus de 255 000 demandes au mois de mars 2018, le stock a progressivement diminué jusqu'à s'établir à 110 000 demandes en février 2019. De même, le taux d'appels traités par l'ANTS a continué à progresser en 2019 pour atteindre 80 % contre 47 % en 2017.
b) De la nécessité de prendre en compte et de mieux anticiper les difficultés d'inégalités d'accès aux services publics posées par la dématérialisation à marche forcée des procédures
Cette normalisation progressive ne saurait faire oublier, en effet, les difficultés générées, pour le personnel et pour les usagers, par la dématérialisation à marche forcée des procédures . En effet, ces retards et blocages ont mis dans des situations très difficiles de nombreux professionnels et usagers, allant, pour certains, jusqu'à l'impossibilité d'obtenir un emploi faute de pouvoir présenter un permis de conduire.
Certes , la dématérialisation des procédures évite aux usagers de se déplacer en préfecture et leur permet d'effectuer leurs démarches administratives à tout moment, mais elle n'a de sens que si les télé-procédures peuvent aboutir ou au minimum si le demandeur en difficulté peut facilement solliciter une aide. Dans le cas contraire, leur situation ne s'en trouve pas améliorée mais aggravée. De quoi laisser rêveur quant à la réussite, en quelques années, du plan gouvernemental de dématérialisation de tous les services publics 7 ( * ) .
Une inquiétude partagée par le Défenseur des droits qui relève, dans son rapport sur la dématérialisation et les inégalités d'accès aux services publics du 14 janvier 2019, que le processus de dématérialisation prévu par le plan « Préfectures nouvelle génération » est devenu le premier motif de saisine de l'institution et souligne que, « dès 2013 et l'annonce du « choc de simplification » des démarches administratives par le Gouvernement, la question de la numérisation des services publics a commencé à apparaître, à la lumière des réclamations qui (...) étaient adressées, comme un sujet de préoccupation. »
Selon un rapport récent 8 ( * ) , 13 millions de Français sont en difficulté avec l'accès et/ou l'usage du numérique ; 40 % sont inquiets à l'idée de réaliser leurs démarches administratives en ligne.
En outre, si le déploiement de la fibre progresse à grande vitesse et que le « New Deal mobile » signé en 2018 entre l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) et les opérateurs prévoit une généralisation de la 4G, y compris aux zones blanches, d'ici fin 2022, rappelons qu'à l'heure actuelle, dans certains territoires - notamment ultramarins mais pas seulement -, le taux de couverture 2G/3G ne dépasse pas 88 % de la population 9 ( * ) . Et en la matière, une mesure de desserte en pourcentage n'est guère pertinente s'agissant des territoires peu denses.
Certes, le ministère de l'intérieur a presque
doublé le nombre de « points numériques
10
(
*
)
» puisqu'ils sont
désormais 310, alors qu'il ne devait y en avoir initialement que 170,
pour mieux répondre au besoin d'accompagnement des usagers. Mais 310
points numériques, à l'échelle du territoire, c'est peu,
et surtout sans garantie que ceux qui les animent
- essentiellement des
jeunes en service civique - maîtrisent suffisamment les
procédures : 64 pour les cartes grises.
On ne peut donc que saluer l'initiative de la préfecture de Toulouse de maintenir une petite équipe capable de régler en direct les cas les plus complexes.
2. Entre baisse des moyens et complexification du droit, des collectivités de plus en plus déboussolées face aux évolutions du contrôle de légalité
a) Une baisse continue des moyens
Le projet de loi de finances pour 2020 n'enraye pas le désengagement de l'État auprès des collectivités territoriales. Bien au contraire puisqu'il prévoit une diminution des crédits affectés au contrôle de légalité et au conseil aux collectivités territoriales de l'ordre de 20,78 % en autorisations d'engagement et en crédits de paiement.
Ce resserrement budgétaire se traduit par une baisse significative du plafond d'emplois , le projet de loi de finances pour 2020 prévoyant la suppression de 578 ETPT, soit une baisse de près de 22 %. Sollicité à plusieurs reprises sur ce point, le ministère de l'intérieur a expliqué que cette baisse était due à 66 % à des changements de méthodologie rendus nécessaires par la création du nouveau programme. De quoi démontrer, une fois de plus, le manque de visibilité de la gestion des finances publiques ! Quoi qu'il en soit, la baisse des effectifs, elle, est bien réelle et s'élève donc, à périmètre constant, à 197 ETP.
La baisse des emplois de catégorie C et B traduit logiquement le mouvement de repyramidage de ces emplois vers des fonctions supérieures. Mais la hausse légère du nombre d'agents de catégorie A chargés du contrôle de légalité (+ 5 %) ne suffit pas à compenser cette diminution. Ainsi, au global, la diminution des moyens humains ne peut qu'avoir pour résultat de dégrader la qualité du contrôle de légalité , comme le déplore votre rapporteur depuis plusieurs années 11 ( * ) . En effet, la prévision du taux de contrôle des actes prioritaires reçus en préfecture ne cesse de diminuer : l'objectif, initialement fixé en 2018 à 97 % à l'horizon 2020, est fixé à 94 % par la loi de finances pour 2020.
Pour expliquer cette nouvelle baisse, le ministère évoque les habituelles contraintes 12 ( * ) des années précédentes :
- l'objectif de contrôler au moins 5 % des actes non prioritaires 13 ( * ) ;
- le contexte de la réforme territoriale, mobilisant les services sur des demandes d'expertise en matière d'intercommunalité ;
- le conseil aux élus, « qui s'apparente de plus en plus à une mission d'appui à l'ingénierie de projet », mission qui ne relève pas des services de contrôle de légalité mais est « en pratique assurée au sein des préfectures par les agents affectés dans ce service ». Ce qui ne rassure ni sur le contrôle de légalité ni sur la qualité du conseil !
Pour votre rapporteur, les problèmes observés viennent du manque de moyens en personnels. Ainsi le contrôle de la légalité a perdu plus d'un quart de ses effectifs (- 27 %, soit 321 ETPT) entre 2009 et 2013. Si ceux-ci ont été renforcés depuis (+ 117 ETPT entre 2013 et 2018), la baisse annoncée des effectifs pour 2020 montre l'écart entre les priorités en matière d'objectifs affichés et en matière de besoins.
b) Un développement du contentieux de l'urbanisme qui inquiète les élus locaux
Les actes d'urbanisme font partie des actes prioritaires à contrôler, au même titre que ceux qui concernent la fonction publique territoriale et la commande publique.
Signe de la complexification du droit dans cette matière, ce contrôle en matière d'urbanisme est aujourd'hui majoritairement assuré par les directions départementales des territoires et les directions départementales des territoires et de la mer (DDT/M), directions interministérielles placées, certes sous l'autorité des préfets 14 ( * ) , mais appliquant les textes concoctés au sein de leur ministère d'origine une fois avalisés par le Parlement.
Le résultat, c'est l'inquiétude d'élus locaux désarmés face au foisonnement de normes et procédures d'origines diverses, variables selon les services instructeurs et dont l'opposabilité est parfois contestable dans le cas de l'urbanisme.
c) L'expérimentation du droit de dérogation aux normes accordé au préfet : un moyen d'assouplissement qui mériterait de prospérer
Le décret n° 2017-1845 du 31 décembre 2017 a créé un droit de dérogation aux normes réglementaires pour les préfets à titre expérimental dans des domaines limités (notamment l'urbanisme) et pour des motifs tenant aux particularités locales.
140 arrêtés ont été signés à ce jour, aucun n'ayant fait l'objet d'un recours , ce qui est encourageant.
Reste à consolider ces résultats qui montrent qu'en matière de procédure, particulièrement, des simplifications et des adaptations sont possibles.
d) La nécessaire amélioration du dialogue entre les directions départementales des territoires et les élus locaux
Lors de son déplacement en Haute-Garonne, votre rapporteur a pu encore constater que le premier moyen de limiter les conflits entre les élus et le contrôle de légalité en matière d'urbanisme, c'est l'amélioration du dialogue préalable avec les DDT/M . Pas seulement s'agissant de grands projets d'aménagement mais aussi de ceux à la dimension des petites collectivités. On peut le nier, invoquer les rigueurs de la loi, la complexité des règlements, il n'en demeure pas moins que le contrôle de légalité est largement perçu par les intéressés comme un service à la tête du client qui doit s'y plier pour pouvoir avoir une chance de réaliser les projets communaux. Le constat que l'écrasante majorité des demandes de modification des préfets aux pétitionnaires soient suivies d'effet par les intéressés peut certes être interprété comme un succès de la raison ; il peut aussi signifier que les élus n'ont d'autre choix que d'obtempérer .
* 5 Circulaire n° 6029/SG du Premier ministre, du 24 juillet 2018, relative à l'organisation territoriale des services publics.
* 6 Demandes de duplicata en juin, demandes de changement de domicile et de changement de titulaire ainsi que de déclarations de cession en août.
* 7 La priorité donnée à la transformation numérique des administrations, avec pour objectif, 100 % de services publics dématérialisés à horizon 2022, fait partie des six principes-clés de la réforme « Action publique 2022 ».
* 8 Rapport et recommandations sur la stratégie nationale pour un numérique inclusif, piloté par la mission Société numérique, mai 2018.
* 9 « La régulation de l'ARCEP au service des territoires connectés », mars 2019.
* 10 Pour rappel, les points numériques sont des équipements informatiques installés à l'accueil de chaque préfecture et de certaines sous-préfectures. Ils sont animés par des jeunes en service civique, chargés d'accompagner les usagers qui en expriment le besoin.
*
11
Rapport pour avis sur le projet de loi de
finances pour 2018 n° 114 (2017-2018), tome I, mission
« Administration générale et territoriale ».
Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/rap/a17-114-1/a17-114-1.html
* 12 Projet annuel de performance « Administration générale et territoriale », annexe au projet de loi de finances pour 2020, p. 32.
* 13 En 2018, seuls 3,82% des actes non prioritaires ont été contrôlés.
* 14 La répartition des compétences entre les DDTM et les services de la préfecture varie selon les territoires.