II. DEUX GRANDES RÉFORMES À METTRE EN PLACE EN 2020 : DROITS VOISINS ET MODERNISATION DE LA DISTRIBUTION

L'année 2019 a été marquée par une très intense activité législative , avec l'adoption de deux textes consacrés à la presse :

- la loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse 4 ( * ) ;

- la loi n° 2019-1063 du 18 octobre 2019 relative à la modernisation de la distribution de la presse 5 ( * ) .

Sur ces deux textes, la commission de la culture du Sénat a été extrêmement mobilisée, étant à l'origine de la proposition de loi sur les droits voisins et saisie en premier lieu du projet de loi sur la modernisation de la distribution.

Pour autant, l'adoption d'une loi ne signifie pas le succès d'une réforme. C'est pourquoi votre Rapporteur pour avis a souhaité effectuer un premier bilan quelques semaines après leurs promulgations .

A. LES DROITS VOISINS DES AGENCES DE PRESSE ET DES ÉDITEURS DE PRESSE : FORCER LA MAIN AUX GAFA

1. Des droits voisins pour sauver la presse

a) Une proposition de loi d'origine sénatoriale adoptée à l'unanimité en un temps record

Le 24 janvier 2019, le Sénat adoptait à l'unanimité une proposition de loi déposée par David Assouline, également Rapporteur du texte, prévoyant la création de droits voisins au profit des agences et des éditeurs de presse . Cette initiative, soutenue par l'ensemble de la commission, constituait alors un pari sur l'adoption, à l'époque loin d'être acquise, de la directive européenne sur les droits d'auteur .

Le Sénat dans son ensemble avait considéré qu'il y avait urgence . Il fallait en effet mettre un terme au pillage massif des publications de presse opéré par les plateformes en ligne , estimé à plusieurs centaines de millions d'euros par an en France et qui met en question l'existence même des agences, des titres de presse et de la profession de journaliste.

L'Assemblée nationale a accepté de participer à ce travail commun. Le Ministre de la culture a appuyé cette position.

Le 23 juillet 2019, la proposition de loi a donc pu être définitivement adoptée en seconde lecture par l'Assemblée nationale , qui n'a pas modifié le texte voté une nouvelle fois à l'unanimité par le Sénat le 3 juillet. La loi a été promulguée dans la foulée le 24 juillet .

La France est ainsi devenue le premier État de l'Union européenne à transposer dans son droit national l'article 15 de la directive sur les droits d'auteur , finalement adoptée le 17 avril 2019, ce qui positionne une nouvelle fois notre pays à la tête du combat pour la défense de l'indépendance de la presse.

b) Répondre à une urgence

La loi est destinée à doter, enfin , les éditeurs et les agences de presse de la capacité juridique et des moyens de négocier avec les plateformes pour faire valoir leurs droits et parvenir à une répartition des revenus plus équilibrée pour eux, pour les journalistes et pour les photographes .

Le secteur de la presse souffre en effet depuis plusieurs années d'une captation massive de ses productions par les grands acteurs de l'Internet . Cette situation contribue à assécher ses sources de financement et a plongé le secteur entier dans une crise d'une ampleur sans précédent. Comme le soulignait le Rapporteur dans son rapport de première lecture précité, cette crise traduit un « double paradoxe » :

« • d'une part , jamais l'information n'a été si présente et si accessible via les nouveaux outils d'Internet, jamais le besoin d'information et d'analyse n'a été si nécessaire dans un monde marqué par la violence des propos et la multiplication de fausses informations diffusées massivement ;

• d'autre part, alors même que la recherche d'informations reste l'une des principales raison d'aller sur Internet, la presse ne bénéficie en rien d'un marché de la publicité en ligne qui progresse de 12 % par an et s'établit à plus de 4 milliards d'euros , malgré les investissements considérables qu'elle a dû consentir ces dernières années. »

En effet, en 2016, les seuls Google et Facebook s'accaparent près de 70 % des ressources publicitaires en ligne et 90 % pour le mobile, contre 13 % seulement pour tous les éditeurs de presse .

Une étude publiée par News Media Alliance aux États-Unis en juin 2019 estime à 4,7 milliards de dollars le montant tiré en 2018 par le seul Google de l'utilisation sans rémunération des informations produites par les médias aux États-Unis.

Cette situation est liée aux nouveaux outils mis en place par les plateformes, en particulier les « snippets ».

La plupart des internautes s'arrêtent au résultat de recherche , et ne visite donc pas le site de la publication. Le moteur de recherche ou la plateforme peut donc monétiser la présence des internautes, par la publicité ciblée et les informations recueillies, mais l'éditeur ou l'agence de presse, à l'origine des contenus, n'est pas rétribué .

Les agences de presse, qui fournissent des contenus à l'ensemble de la presse, et surtout les photographes, souffrent particulièrement de ce système qui les prive de ressources nécessaires à l'exercice de leur mission.

c) Une réponse européenne finalement apportée en 2019

L'Allemagne en 2013 et l'Espagne en 2015 avaient tenté de proposer des réponses nationales à cette problématique. En dépit de l'engagement des pouvoirs publics, les dispositions adoptées n'avaient cependant pas permis de percevoir le moindre droit, en raison de l'opposition résolue des grands acteurs d'Internet, qui ont alors menacé de déréférencer les journaux.

C'est dans ce contexte que la nécessité d'une réponse européenne coordonnée est apparue .

La Commission européenne a adopté en mai 2015 sa stratégie pour le marché unique numérique. L'exposé des motifs de la proposition de directive sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique, adoptée par la Commission le 14 septembre 2016, précise : « Les éditeurs de presse ont des difficultés à accorder des licences portant sur l'utilisation en ligne de leurs publications et à obtenir une part équitable de la valeur générée. Cette situation pourrait, à terme, avoir des répercussions négatives sur l'accès des citoyens à l'information ».

L'article 11 de la proposition de directive actait la création d'un droit voisin au profit des éditeurs de presse , qui devait leur donner la capacité juridique de négocier des accords avec les plateformes.

Les débats ont été extrêmement longs , marqués par un lobbying très intense des grands acteurs de l'Internet et par des « coups de théâtre », comme le rejet par le Parlement européen du texte proposé par sa propre commission le 2 juillet 2018.

Après des négociations très complexes, où la voix de la France a été soutenue en particulier par le vote unanime du Sénat le 24 janvier de la proposition de loi, la directive a été adoptée le 26 mars et promulguée le 17 avril 2019 .

Son article 15 pose les fondements pour toute l'Europe du régime des droits voisins .

d) Les apports de la loi

La loi du 24 juillet 2019 qui transpose l'article 15 de la directive se voulait être une avancée décisive pour rééquilibrer enfin le partage de la valeur entre les agences de presse, les éditeurs et les plateformes .

Les plateformes étaient supposées ne plus pouvoir utiliser sans autorisation et rémunération les publications de presse produites par les agences et les éditeurs.

Des exceptions limitées ont cependant été introduites pour préserver la liberté et l'attractivité de la navigation sur Internet, mais elles ne remettent pas en cause l'évolution fondamentale que constituent ces droits voisins, qui vont enfin permettre de mettre un terme au pillage massif des publications.

La loi prévoit expressément que les journalistes et les photographes, à l'origine de la création de valeur, bénéficieraient d'une part « appropriée et équitable » des revenus générés par les droits voisins. Le montant de cette part serait déterminé dans le cadre des accords collectifs.

Les agences et les éditeurs de presse se sont saisis des dispositions de ce texte, même si l'accord entre les différentes familles de presse peut encore être amélioré. La loi encourage d'ailleurs à une négociation et à une gestion collective des droits voisins qui rend encore plus nécessaire la constitution d'un front uni .

2. Le « passage en force » de Google le 25 septembre 2019

a) Une attitude fermée...

Allant à l'encontre de ces espoirs, la société Google a annoncé le 25 septembre 2019 qu'elle entendait se placer en marge du système et ne pas entrer en négociations avec les éditeurs.

Google propose deux choix aux éditeurs : ou bien accepter de renoncer au paiement de droits voisins, et continuer de bénéficier d'une exposition optimale sur le moteur de recherche, ou bien refuser , et dans ce cas, être « dégradé » sous forme de simple lien. Cette solution constitue une dissuasion très crédible pour des éditeurs devenus dépendants des renvois du moteur de recherche et de leur exposition.

b) .. qui s'explique par des raisons tactiques

L'attitude de Google se comprend à travers trois prismes , que l'on peut classer en une question de principe et deux messages adressés aux différentes parties prenantes.

Sur le plan des principes , la réaction de Google est finalement peu surprenante compte tenu de la politique générale de la société, qui consiste à se présenter comme un simple « outil ». La firme fait remarquer que, à la différence des réseaux sociaux par exemple, son modèle économique n'est pas de conserver les internautes sur son site, mais de les orienter vers d'autres. La reconnaissance par Google de la légitimité des éditeurs à exiger des droits fragiliserait un système dans lequel la société se contente d'être un instrument performant mais « neutre » de diffusion des contenus . Cette position est constante et se retrouve dans les débats sur le « partage de la valeur », également traité dans la directive sur les droits d'auteur. Comme le fait remarquer notre collègue Françoise Laborde dans son rapport pour avis sur le projet de loi de finances pour 2020, les revenus issus pour les créateurs de YouTube, le principal vecteur de diffusion de vidéos, sont en France à peine égaux à la vente des disques vinyles .

L'argument de Google occulte cependant délibérément la captation massive des revenus issus de la publicité telle que présentée dans la première partie du présent rapport.

Au-delà de cette question de principe, le premier message adressé par Google est à destination des éditeurs . Suivant une stratégie éprouvée en Allemagne et en Espagne, la société cherche d'une part à leur montrer qu'ils ne disposent en réalité pas de marge de manoeuvre dans leurs relations avec elle, d'autre part, elle laisse entendre à certains d'entre eux qu'ils pourraient traiter directement à elle et bénéficier d'un fonds, sur le modèle du fonds « Google ».

Le « Fonds Google » pour la presse

Dans son avis sur le projet de loi de finances pour 2018 6 ( * ) , votre Rapporteur pour avis avait analysé la généalogie et le fonctionnement du « Fonds Google ».

Afin de se soustraire à la menace d'une législation défavorable à son activité de moteur de recherche, Google a négocié, avec l'Association de la presse d'information politique et générale (AIGP), un accord conclu le 13 juin 2013, prévoyant la mise en place d'un fonds pour l'innovation numérique de la presse (FINP) abondé par Google à hauteur de 60 millions d'euros pour trois années de fonctionnement et d'une coopération en matière de régie publicitaire en ligne.

Le fonds a été effectivement créé au deuxième semestre 2013 au bénéfice des seuls services de presse en ligne d'information politique et générale, bimédias ou pure players. Les projets retenus, qui ne peuvent parallèlement bénéficier des crédits du fonds stratégique, doivent avoir pour objectif direct de créer de nouvelles sources de revenus pour les éditeurs de presse en ligne ou de promouvoir de nouveaux modèles économiques, notamment par la production de contenus éditoriaux innovants. Sont éligibles à ce titre l'ensemble des dépenses : investissement, prestations extérieures et exploitation, y compris les salaires de journalistes et techniciens. Un plafond de 2 millions d'euros et 60 % des dépenses engagées est applicable. Une première avance de 30 % du montant de l'aide est consentie ab initio , sans devis ni facture. [...]

Le 28 avril 2015, dans le contexte de l'enquête pour abus de position dominante engagée par la Commission européenne, Google a annoncé la création du Digital News Initiative. Inspiré de l'expérience française, le projet est conçu comme un partenariat entre Google et des éditeurs de presse européens, notamment les grands noms que représentent Les Échos en France, le Frankfurter Allgemeine Zeitung et Die Zeit en Allemagne, The Financial Times et The Guardian au Royaume-Uni, NRC Media aux Pays Bas (éditeur du Handelsblatt), El Pais en Espagne et La Stampa en Italie. À cet effet, un fonds doté de 150 millions d'euros pour trois ans est destiné à soutenir l'innovation, notamment en vue d'aider les titres de presse à faire face à trois défis majeurs : l'enrichissement en vidéo des sites de presse en ligne, une meilleure monétisation des contenus et un partage de la valeur plus juste entre les éditeurs de presse et Google sur les revenus publicitaires. [...]

Si l'initiative de Google peut être saluée, quand bien même elle apparaîtrait utilitariste, votre Rapporteur pour avis s'interroge sur la pérennité des financements du fonds européen qui, depuis 2016, n'a pas été doté d'une nouvelle enveloppe, qui aurait dû avoisiner les 50 millions d'euros pour l'année 2017.

La logique du « Fonds Google » est caractéristique de la vision qu'a la société de son rôle et de sa responsabilité. Si elle estime ne pas avoir à rémunérer les contenus en ligne, elle peut accepter de débloquer des sommes importantes, mais suivant une logique volontaire et à des conditions qu'elle définit elle-même . La perspective des droits voisins est précisément l'inverse, puisqu'elle permet de faire passer les éditeurs d'une logique « d'obligés » à une logique de « fournisseurs de contenus » ou de partenaires.

Les éditeurs devront donc rester unis et éviter que le front ne soit fissuré par certains d'entre eux, choisis par Google, ce qui serait totalement contraire à la liberté d'informer. De ce point de vue, la décision prise d'autoriser Google à poursuivre son exploitation des contenus, tout en réservant les droits, est une réponse a minima , mais compréhensible au regard de l'importance du moteur de recherche pour les publications.

Le second message est adressé par Google aux autres pays européens, qui doivent transposer la directive . Grâce au Sénat, la France a été le premier pays à transposer l'article 15 de la directive sur les droits d'auteur. La réaction de Google est donc regardée avec attention par les gouvernements des autres pays de l'Union, ainsi que par les éditeurs européens. Un échec français s'inscrirait dans la droite ligne de ceux enregistrés en Allemagne et en Espagne . Les autres pays seraient alors tentés de transposer « a minima » en laissant de vastes possibilités d'exemption, et les droits voisins ne verraient jamais le jour.

Il convient donc d'envisager la position du moteur de recherche comme un nouvel acte dans une bataille menée à la fois pour diviser les éditeurs français et faire pression sur les gouvernements étrangers , bataille que l'on pouvait penser remportée contre la société suite au vote de la directive, mais qui n'en était donc qu'à ses premières étapes.

c) Quelques facteurs d'optimisme

À ce stade, deux éléments sont cependant de nature à susciter un optimisme prudent.

Premier élément , le front des éditeurs parait pour lors uni , y compris au niveau européen. La European Newspaper Publishers Association (ENPA) a ainsi constamment marqué sa solidarité avec la France et a émis le 24 octobre 2019 un communiqué de presse, qualifiant la position de Google de « passage en force 7 ( * ) ». Le même jour, l'Alliance de la presse d'information politique et générale a annoncé le dépôt d'une plainte devant l'Autorité de la Concurrence (voir infra ).

Second élément, les gouvernements de l'Union semblent pour l'instant sur une même ligne , et le sujet est suivi au plus haut niveau. En particulier, la question a été évoquée lors du conseil des ministres franco-allemand du 16 octobre 2019. Il est essentiel que tous les pays transposent rapidement la directive pour que la France ne soit pas isolée en la matière.

Alors que Facebook semblait adopter une attitude plus ouverte , probablement conscient de son image très dégradée depuis les dernières élections américaines, sa position s'est récemment raidie, la société n'envisageant plus que de rémunérer certains contenus dans un espace dédié.

Les éditeurs disposent cependant d'une arme à long terme. Si, unis au niveau européen, ils dénient aux plateformes le droit d'utiliser leurs contenus, Google et Facebook courent le risque de dégrader de manière très significative leurs sites de recherche et donc leur attractivité intérêt aux yeux des utilisateurs. Les résultats d'une consultation seraient en effet probablement issus de sites élaborés suivant des normes non professionnelles, voire spécialisées dans la désinformation .

Finalement, la seule solution envisageable en cas de refus réitéré de Google consiste à user des dispositions du droit de la concurrence . Les débats sont en effet très intenses, en Europe, mais également aux États-Unis, pour dénoncer la position monopolistique des grands acteurs de l'Internet. Faute de se résoudre à appliquer de bonne foi des dispositions voulues par tous, Google prend donc le risque d'alimenter des procédures qui présentent pour la société un danger mortel .


* 4 Voir rapport de première lecture de David Assouline : https://www.senat.fr/rap/l18-243/l18-243.html et de seconde lecture : https://www.senat.fr/rap/l18-581/l18-581.html

* 5 Voir rapport de Michel Laugier : https://www.senat.fr/rap/l18-501/l18-501.html

* 6 Michel Laugier, rapport pour avis sur le projet de loi de finances pour 2018, https://www.senat.fr/rap/a17-112-42/a17-112-421.pdf

* 7 https://www.enpa.eu/news/european-press-publishers-comment-first-entry-force-copyright-directives-press-publishers

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