EXPOSÉ GÉNÉRAL
I. UNE ARCHITECTURE BUDGÉTAIRE RENDANT DIFFICILE L'ÉVALUATION DES PRIORITÉS AFFICHÉES POUR L'OUTRE-MER
A. LES TRÈS NOMBREUSES MESURES ANNONCÉES AU DÉBUT DU QUINQUENNAT CONCERNENT LARGEMENT LE CHAMP SOCIAL, POUR LEQUEL LA SITUATION DEMEURE TRÈS PRÉOCCUPANTE
1. Des indicateurs toujours dans le rouge sur l'ensemble des sujets intéressant la commission des affaires sociales
Votre rapporteure pour avis avait alerté l'an passé, dans le cadre de l'examen des crédits de la présente mission, sur la situation sociale très dégradée de la plupart des outre-mer, qui en fait de véritables « poudrières » . Entre la fin de l'année 2016 et le début de l'année 2017, la Guyane avait ainsi été secouée par un mouvement social d'une ampleur et d'une longueur inédites depuis les émeutes de 2009. Le passage de l'ouragan Irma à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy et les difficultés sociales et sécuritaires qui s'en sont suivies ont mis en évidence les fragilités de ces collectivités, et appellent toujours un important effort de reconstruction. Le CHU de Pointe-à-Pitre, pivot de l'organisation des soins sur l'île de la Guadeloupe, a été largement détruit par un violent incendie en novembre 2017.
A ces événements tragiques ont succédé de nouvelles difficultés, au cours de cette année, dans les territoires de l'Océan Indien . Au regard des événements survenus en 2018 à Mayotte, qui a été le théâtre d'intenses manifestations contre l'insécurité, et du blocage de l'île de La Réunion par le mouvement des « gilets jaunes » en cours au moment de la rédaction du présent rapport, l'avertissement de votre rapporteure pour avis semble malheureusement vérifié.
? Ces difficultés remettent cruellement en lumière, cette année encore, l'intensité des difficultés économiques, sanitaires et sociales rencontrées par la plupart des territoires ultramarins, et qui sont pour partie structurelles .
L'intitulé même de la loi de programmation « relative à l'égalité réelle outre-mer » reconnaissait d'ailleurs indirectement l'existence d'un écart significatif entre les conditions de vie hexagonales et celles de la plupart des outre-mer, qui devient de plus en plus intolérable à mesure que le temps passe et que les tentatives de réformes se succèdent.
L'exposé des motifs du texte indiquait ainsi que, « plus de soixante-dix ans après la loi du 19 mars 1946 2 ( * ) , l'égalité avec l'hexagone demeure, pour nombre des 2,75 millions de Français vivant outre-mer, une réalité parfois encore bien trop lointaine . En effet, en dépit des politiques publiques volontaristes menées par l'État et les collectivités territoriales des outre-mer, les écarts de niveaux de vie constatés entre les outre-mer et la France hexagonale restent considérables et affectent l'égalité des droits économiques et sociaux et des opportunités économiques que la République, par la solidarité nationale, doit garantir à tous les citoyens français ».
Toute la complexité de la situation réside dans le fait que, alors que ces territoires font figure d' « îlots de prospérité » 3 ( * ) dans leur environnement régional, leur niveau de vie demeure « sensiblement inférieur » à celui de l'hexagone ; le PIB par habitant est ainsi près de quatre fois inférieur à la moyenne française sur l'île de Mayotte. Au total, et malgré des situations très contrastées, l'écart de développement entre la France métropolitaine et les outre-mer continue de s'établir à 20 ans en moyenne, et atteint jusqu'à 28 ans pour la Polynésie française.
PIB par habitant dans les Drom en 2016 4 ( * )
en euros
Source : Insee
? Ces difficultés peuvent être brièvement illustrées au regard d'une dizaine d'indicateurs-clés touchant au champ de compétences de la commission des affaires sociales.
En premier lieu, la panne de l'emploi se traduit par la permanence de taux de chômage extrêmement élevés dans les Dom - en dépit d'un sensible recul dans plusieurs Dom historiques au cours des deux dernières années. Selon l'enquête emploi pour l'année 2017, les taux de chômage constatés dans les Dom 5 ( * ) atteignent en effet plus du double de celui relevé dans l'hexagone (9,1 %). Ils s'élèvent ainsi à 22,4 % en Guadeloupe, 17,8 % en Martinique, 22,4 % en Guyane, 22,8 % à La Réunion et 26 % à Mayotte.
Votre rapporteure pour avis s'inquiète plus particulièrement du niveau du chômage des jeunes , qui représente également bien souvent le double de la moyenne hexagonale (21,6 % en 2017), et touche plus d'un jeune sur deux dans plusieurs outre-mer. Les jeunes ultramarins demeurent bien trop nombreux à ne disposer d'aucune réelle perspective d'avenir : 53,3 % des 15-24 ans sont ainsi au chômage en Guadeloupe, 50,1 % en Martinique, 43,9 % en Guyane, 47,5 % à La Réunion et 43,1 % à Mayotte (pour les 15-29 ans). Votre rapporteure relève avec inquiétude que ces chiffres sont en très nette augmentation par rapport à l'an dernier aux Antilles et à La Réunion .
Elle relève par ailleurs la forte dépendance des marchés de l'emploi ultramarin au secteur public . Le nombre de personnes travaillant dans la fonction publique représente 33 % de l'emploi total en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion, 41 % en Guyane et 44 % à Mayotte.
En second lieu, les taux d'allocataires des différentes prestations sociales permettent de mesurer la pauvreté et la précarité des populations ultramarines. Pour l'ensemble des prestations, on comptait 70,2 % d'allocataires dans l'ensemble des Drom en 2015, contre 42,9 % dans l'hexagone. S'agissant plus particulièrement du RSA, les Drom, qui ne comptent que 2,8 % du total de la population nationale, représentaient 10 % de ses bénéficiaires à la même date. Les allocataires du RSA représentent 18,5 % de la population âgée de 15 à 64 ans en Guadeloupe, 16 % en Martinique, 14 % en Guyane, 18 % à La Réunion et 5 % à Mayotte 6 ( * ) , contre 4,3 % dans l'hexagone.
Le champ sanitaire, en troisième lieu, fait apparaître de très graves et profondes difficultés, du point de vue tant de l'état de santé des populations ultramarines que de l'offre de soins disponible sur ces territoires . Votre commission des affaires sociales a pu le mesurer de manière très concrète lors des deux déplacements qu'elle a effectués, en 2016 et 2018, sur les territoires de l'Océan Indien 7 ( * ) et en Guyane.
S'agissant tout d'abord de l'état de santé de leurs populations, les territoires ultramarins sont frappés par une double peine : tandis que les « maladies du siècle » que sont les maladies chroniques, notamment cardiovasculaires, s'y développent extrêmement rapidement sous l'effet de l'évolution de l'alimentation et du mode de vie traditionnels, certains territoires restent touchés par des maladies que l'on aurait pu penser éradiquées de longue date sur le sol français. L es maladies chroniques sont ainsi « en explosion » à La Réunion, avec un taux de prévalence du diabète (10 %) double de celui constaté en métropole ; la progression de cette maladie est également notable en Guyane, où elle est aggravée par d'importants retards de diagnostics. Mayotte connaît, quant à elle, une situation « d'urgence sanitaire » persistante : la fièvre typhoïde et la lèpre y sont toujours présentes, de même que certaines pathologies résultant de la malnutrition (comme le béribéri), tandis que le surpoids et les pathologies chroniques associées connaissent une progression galopante.
L'ensemble des territoires ultramarins continuent par ailleurs d'afficher une surmortalité marquée autour de la grossesse , qui demeure très alarmante en dépit de la légère baisse constatée au cours de la période récente. Alors que le taux de mortalité infantile s'établit à 3,5 %o en France métropolitaine, il atteint 6 %o en Martinique, 6,6 %o à La Réunion, 7,9 %o à Mayotte, 8,3 %o en Guadeloupe et 8,8 %o en Guyane. La situation demeure également préoccupante s'agissant de la prévalence du syndrome d'alcoolisation foetale (SAF) , dont votre rapporteure rappelle qu'il constitue la première cause de handicap non génétique chez l'enfant, mais aussi la première cause de troubles neurocognitifs évitable. Les débats sur l'article 9 du PLFSS pour 2019, relatif à l'alignement progressif de la fiscalité applicable aux alcools produits et consommés dans les outre-mer sur celle applicable dans l'hexagone, ont largement illustré la nécessité mais aussi la difficulté pour les autorités publiques de se saisir du sujet.
Face à cette alarmante situation, les standards de prise en charge sont encore très éloignés des normes hexagonales , du fait principalement du manque de praticiens. Ainsi, dans les maternités périphériques du centre hospitalier mahorais (CHM), les accouchements se font le plus souvent sans présence d'un médecin obstétricien. L'ensemble du territoire guyanais est déficitaire pour tous les maillons de l'offre de soins (offre médicale, PMI, prise en charge du handicap et de la dépendance, structures psychiatriques), ce qui nécessite de fréquentes évacuations sanitaires (dites « Evasan »). Le très fort turn over des équipes impacte en outre la capacité des établissements de santé à définir un véritable projet médical adapté à chacun des territoires ultramarins.
2. Les ambitions du Gouvernement : la multiplication des chantiers, au risque de la dispersion
Face à cette situation, ce début de quinquennat a été riche en annonces gouvernementales concernant les territoires ultramarins, dont l'amélioration des conditions de vie a été affichée par le Président de la République comme l'une des priorités du Gouvernement. Ces annonces portent particulièrement sur le champ social , et notamment sur le domaine de la santé.
Nombre de ces annonces ont fait suite aux déplacements dans les territoires ultramarins du Président de la République et de la ministre des solidarités et de la santé, notamment. Lors de son déplacement aux Antilles en septembre dernier, le Président de la République a ainsi annoncé la reconnaissance de l'exposition au chlordécone comme maladie professionnelle , tandis que la ministre de la santé a indiqué que de nouvelles études scientifiques seraient conduites pour mieux évaluer les effets de long terme de ce pesticide sur l'organisme. Après sa visite à Mayotte en octobre 2017, la ministre de la santé a annoncé la création d'une agence régionale de santé (ARS) de plein exercice sur ce territoire, ainsi que le doublement des montants du fonds d'intervention régional (Fir) dédiés à Mayotte.
Surtout, des Assises de l'outre-mer se sont tenues au premier semestre 2018, et ont débouché en juin dernier sur la publication d'un Livre bleu. Retraçant les attentes formulées par nos concitoyens d'outre-mer au cours de larges consultations publiques, ce document est structuré en quatre axes retraçant autant d'orientations stratégiques pour ces territoires. Le premier d'entre eux, intitulé « Territoires à vivre », comprend 10 lignes directrices ; 6 d'entre elles portent sur des sujets intéressant directement la commission des affaires sociales.
Les lignes directrices dégagées par le
Livre bleu des outre-mer
? Un nouveau souffle pour la politique du logement outre-mer Prolongation jusqu'en 2025 des dispositifs d'aide fiscale à l'investissement outre-mer afin d'assurer de la visibilité aux opérateurs du logement social ? Des enjeux particuliers de santé publique, des difficultés dans l'égal accès aux soins Un fonds spécifique sera mobilisé à compter de 2019 pour financer des actions de santé publique outre-mer à la hauteur des enjeux des territoires, avec un accent plus particulièrement mis sur la prévention de l'alcoolisme, des addictions et des conduites à risque Création d'une centaine de postes d'assistants spécialistes « outremer » doté d'un statut attractif ; mise en place conventionnelle de contrats d'installation spécifiques à l'outre-mer pour les professions de santé Création d'un centre national de ressources en appui aux agences régionales de santé ultramarines Mise en oeuvre d'un nouveau modèle de financement des établissements, adapté aux outre-mer, dans le cadre de la réforme engagée au niveau national Expérimentation de maisons médicales itinérantes, mise en place du service sanitaire pour les étudiants en santé dès 2019, mise en place d'une cellule d'accompagnement des familles des patients en évacuation sanitaire dans l'hexagone Déclinaison en outre-mer de la feuille de route confiée par le Premier ministre à la secrétaire d'État chargée des personnes handicapées, mettant l'accent sur le dépistage néonatal, l'octroi d'un bonus financier aux crèches qui accueillent des enfants en situation de handicap et l'engagement d'un plan structurel de rattrapage des structures de prise en charge et d'accompagnement des personnes handicapées ? Déclinaison ultramarine de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes Développement des dispositifs d'accueil collectif des enfants de moins de trois ans, en priorisant les territoires où ils sont les plus nécessaires (notamment Mayotte, la Guyane et La Réunion) Soutien financier renforcé des établissements d'accueil des jeunes enfants par l'augmentation des taux de subventions accordée par la Caisse d'Allocation Familiale et la mise en place d'un tiers payant pour les familles les plus modestes Expérimentation de nouveaux modes d'action: création de «guichets uniques de la petite enfance» pour accélérer les créations de places ; mise en place de conférences territoriales de l'action sociale et de la famille dans les territoires volontaires ? Un élan sans précédent pour la formation professionnelle Engagement de plus de 700 millions d'euros entre 2018 et 2022 dans le cadre des pactes d'investissement dans les compétences pour accompagner vers l'emploi et former les jeunes aux filières d'avenir Attention renforcée pour les publics les plus fragiles, grâce à l'expérimentation d'un contrat de professionnalisation adapté outre-mer et le développement des formations de pré-emploi des jeunes ? Des territoires confrontés à un vieillissement brutal de leur population Développement des services à la personne grâce à une enveloppe de soutien de 100 millions d'euros entre 2019 et 2020, dont une partie sera spécifiquement fléchée outre-mer Révision des barèmes de l'aide individuelle à l'amélioration de l'habitat qui bénéficie aux personnes âgées, pour que le reste à charge des assurés soit supportable Les outre-mer feront partie des premiers territoires à expérimenter des formes de répit innovantes comme le relayage (qui permet qu'un unique salarié accompagne la personne aidée pendant l'absence du proche aidant) ou le balluchonnage (relais à domicile de l'aidant d'une personne âgée) ? Mieux orienter la politique d'allègement du coût du travail outre-mer Fruits d'une sédimentation des décisions prises depuis plus de 20 ans, près d'une dizaine de dispositifs d'exonération de cotisations sociales patronales coexistent aujourd'hui. La nouvelle donne que constitue, au niveau national, la suppression du CICE, sa réallocation sous forme de nouvelles exonérations, la mise en oeuvre au 1 er janvier 2019 d'un dispositif plus favorable que celui des exonérations créées par la Lodeom au niveau du Smic, nécessitaient de reconsidérer cet édifice, dont les enjeux sont d'environ 1,8 Md€. L'intégralité du CICE outre-mer, à son niveau de 9%, sera reversée à compter de 2019 aux entreprises, dans le cadre d'une refonte d'ensemble des dispositifs d'exonérations de cotisations. Le nouveau dispositif s'adaptera au degré d'exposition à la concurrence des secteurs, de leur potentiel de développement ou de création de valeur ajoutée. Une attention particulière sera apportée aux entreprises de Guyane. Mayotte bénéficiera d'un dispositif spécifique. |
? Votre rapporteure pour avis regarde avec satisfaction la meilleure prise en compte des attentes et besoins ultramarins dans le débat public comme dans les ambitions gouvernementales. Elle émet cependant deux réserves, ou mises en garde, quant à la mise en oeuvre des mesures annoncées.
En premier lieu, les Assises de l'outre-mer sont intervenues huit ans après les États généraux de 2009. S'il apparaissait nécessaire de consulter à nouveau les populations ultramarines afin de prendre le pouls de leurs attentes, nombre des constats et des propositions formulés dans le cadre de ces précédents États généraux gardent toute leur actualité et toute leur urgence en 2018. Votre rapporteure insiste donc sur la nécessité d'identifier très rapidement les véhicules législatifs permettant de mettre en oeuvre l'ensemble des mesures relevées dans le cadre du Livre bleu, sans quoi cette nouvelle consultation pourrait devenir une coquille vide, ne constituant qu'un simple outil de communication.
Il est en second lieu permis de s'interroger sur l'articulation entre la multiplicité des chantiers annoncés et la loi Erom, promulguée très récemment, et qui est encore bien loin d'avoir produit tous ses effets. Votre rapporteure réitère sur ce point l'observation formulée l'an passé : il est à craindre que cette loi de programmation ne connaisse une obsolescence accélérée, et ne demeure à l'état de simple loi programmatique . Or, que les outils législatifs déployés en direction des territoires ultramarins ne constituent que des outils de communication ou d'affichage apparaîtrait comme un bien mauvais signal en direction de ces populations.
* 2 Loi n° 46-451 du 19 mars 1946 tendant au classement comme départements français de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion et de la Guyane française.
* 3 « Les niveaux de vie dans les outre-mer : un rattrapage en panne ? », rapport d'information de MM. Eric Doligé et Michel Vergoz fait au nom de la délégation sénatoriale à l'outre-mer, n° 710 (2013-2014), 9 juillet 2014.
* 4 S'agissant des Com, cet indicateur s'échelonnait en 2014 de 10 148 euros à Wallis-et-Futuna, 14 700 euros à Saint-Martin et 15 755 euros en Nouvelle Calédonie, à 28 327 euros à Saint-Pierre-et-Miquelon, 29 783 euros pour la Polynésie française, et même 35 700 euros pour Saint-Barthélemy.
* 5 Taux de chômage mesurés annuellement par l'enquête emploi.
* 6 Le dispositif est encore en cours de déploiement à Mayotte, où il a été lancé en janvier 2012. La montée en charge du RSA s'est avérée beaucoup plus lente que prévue, en raison notamment des difficultés administratives rencontrées par la population, du caractère restrictif de la condition de résidence continue de 15 ans sur le territoire pour les étrangers en situation régulière, et du faible montant initialement prévu pour cette prestation (25 % du barème national, soit 119 euros pour une personne seule).
* 7 « Promouvoir l'excellence sanitaire française dans l'Océan Indien », rapport d'information n° 738 (2015-2016) de MM. Alain Milon, Gilbert Barbier, Mmes Laurence Cohen, Chantal Deseyne et M. Jean-Louis Tourenne, fait au nom de la commission des affaires sociales, 29 juin 2016.