Question de Mme BENBASSA Esther (Val-de-Marne - ECOLO) publiée le 13/02/2015
Question posée en séance publique le 12/02/2015
Mme Esther Benbassa. Ma question s'adresse à M. le Premier ministre.
Les événements dramatiques du début de cette année ont remis au cœur du débat public deux questions liées : celle d'une réorganisation de l'islam de France et celle de la formation du personnel de ce culte.
Le Président de la République a récemment reconnu que le Conseil français du culte musulman, le CFCM, n'avait « pas la capacité suffisante de faire prévaloir un certain nombre de règles, de principes, partout sur le territoire ».
Le CFCM, fondé en 2003, était destiné à représenter les musulmans en France. Dès 2005, Soheib Bencheikh, alors mufti de Marseille, jugeait qu'il s'était transformé « en un enjeu de pouvoir où l'on discute de tout, sauf de spiritualité musulmane ».
Dix ans après, M'hammed Henniche, secrétaire général de l'Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis, fait un diagnostic plus sévère : « Le CFCM, honnêtement, il faut l'oublier. » Les fédérations représentées au bureau ne seraient, selon lui, que « les relais de consulats ou d'une idéologie étrangère ».
La question de la formation des imams et des aumôniers est l'autre face du même problème. En 2014, notre pays comptait 2 000 lieux de culte, mais seulement 600 à 800 imams salariés, dont 300 n'ayant pas la nationalité française, ne parlant pas le français, et rémunérés par les pays qui les envoient. Or seuls des imams dûment formés pourront faire barrage aux dérives que nous déplorons.
M. André Gattolin. Très bien !
Mme Esther Benbassa. Face à internet et aux prédicateurs autoproclamés, ils doivent pouvoir dispenser des prêches de qualité, en français, accessibles aux jeunes.
La création d'un établissement supérieur de théologie musulmane me semble être une urgence. L'université de Strasbourg, par exemple, abrite des facultés de théologie catholique et protestante intégrées au système universitaire français et répondant à ses critères de rigueur et de compétence. Pourquoi ne pas imaginer une solution de ce genre pour l'islam et la formation de ses imams ?
Monsieur le Premier ministre, quelles avancées concrètes le Gouvernement envisage-t-il enfin en ce domaine ? Une réflexion orientée vers l'action, associant représentants du culte musulman, ministères concernés et parlementaires n'est-elle pas urgente ? (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste. M. Aymeri de Montesquiou applaudit également.)
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Réponse du Premier ministre publiée le 13/02/2015
Réponse apportée en séance publique le 12/02/2015
M. Manuel Valls,Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, rappelons d'abord une évidence : l'islam est la deuxième religion de France et, j'imagine que chacun ici sera d'accord avec ce qui représente un défi pour notre société, il a toute sa place dans la République.
M. Jean Desessard. Très bien !
M. Manuel Valls,Premier ministre. Je sais que, depuis janvier, nos concitoyens de confession et de culture musulmanes sont soumis à de fortes tensions. Ils s'inquiètent, à juste titre, de la flambée des actes de violence - actes intolérables ! - dirigés contre l'islam ; ils ont aussi parfois le sentiment de devoir se justifier d'un acte auquel ils sont parfaitement étrangers. Ces inquiétudes sont légitimes, et la République leur doit protection, comme à chacun de nos concitoyens.
Madame Benbassa, vous posez la question de l'organisation de l'islam de France et de sa représentativité. Il ne s'agit pas d'un débat nouveau : ce sujet a déjà fait l'objet de nombreuses réflexions et de décisions des ministres de l'intérieur depuis plus d'une vingtaine d'années. Oui, il y a un chemin pour renforcer cette représentativité ! Ce chemin, il doit s'accomplir au sein de la République, c'est-à-dire dans le cadre de la laïcité, des valeurs de notre pays, où la séparation entre l'État et les cultes doit être particulièrement claire : les cultes s'administrent librement.
Pour sa part, comme vous le savez, l'État ne reconnaît aucun culte, ce qui ne veut pas dire qu'il les ignore et qu'il se désintéresse de leur fonctionnement. En l'occurrence, il ne peut pas ignorer la situation que connaît l'islam de France. L'État a besoin d'interlocuteurs, et la République doit nourrir un dialogue riche et fructueux avec tous les cultes.
Tel est le sens de la laïcité : il s'agit non pas d'un dogme intolérant ou d'une religion d'État, mais d'un principe de droit et d'une méthode. C'est aussi, je le rappelle, une valeur, mais c'est surtout le cadre dans lequel doit aboutir la réflexion sur l'organisation du culte musulman, comme l'a indiqué le Président de la République dans sa conférence de presse du 5 février 2015.
Comme vous l'avez dit, la formation des imams est un enjeu essentiel, mais, et j'y reviendrai, ce n'est pas le seul. Les imams doivent en effet maîtriser leur matière théologique. Les instituts où elle est enseignée doivent être solides et reconnus dans leur domaine. Il faut donc encourager leur rapprochement des règles et des standards académiques des établissements d'enseignement supérieur, pas seulement en Alsace et en Moselle, où l'exception concordataire rend sans doute les choses plus aisées, mais partout en France. C'est un débat que nous avons avec le ministre de l'intérieur et la ministre chargée de l'enseignement supérieur.
Il faut également que les ministres de culte comprennent et fassent partager les valeurs de la République, telles que, par exemple, la laïcité ou l'égalité entre les hommes et les femmes. Six établissements d'enseignement supérieur proposent déjà des diplômes universitaires de formation civile et civique. Ces formations sont une étape incontournable dans le parcours des futurs imams, en particulier lorsqu'ils sont appelés à exercer des fonctions d'aumônier. Nous avons d'ailleurs décidé d'augmenter le nombre d'aumôniers musulmans dans les prisons.
Cela étant, je pense que résoudre le problème de la formation ne suffira pas à être à la hauteur du défi. Il faut mettre tous les sujets sur la table, en lien très étroit avec les représentants du culte musulman, en respectant nos concitoyens de confession musulmane et avec le souci de la vérité.
Tareq Oubrou, dans le journal Le Monde daté du 13 février, précise qu'un gouvernement qui se réclame de la laïcité et de la séparation entre l'État et les cultes fait face à un défi compliqué ; il reconnaît lui-même qu'il faut une refonte de la théologie musulmane. Ce défi considérable est non seulement celui de la France, mais également celui du reste de l'Europe et du monde : nous devons faire la démonstration que, dans notre pays ou dans les autres pays européens, l'islam est fondamentalement compatible avec les valeurs que je viens de rappeler.
N'hésitons pas à poser toutes les questions. Par exemple, comment accepter que l'islam de France reçoive des financements d'un certain nombre de pays étrangers, quels qu'ils soient ? Poser cette question signifie qu'il faudra y répondre en prenant des mesures pour empêcher ces financements, notamment quand ils confortent certains comportements. Je le répète, il faut mettre tous les sujets sur la table : celui du financement des lieux de culte et des activités liées au culte, celui des dérives radicales, celui de la sécurité et de la sérénité, auxquelles les musulmans de France ont droit, comme tous les citoyens.
Mesdames, messieurs les sénateurs, allons même encore plus loin et prenons position dans le débat, que j'estime majeur, au sein même de l'islam. Nous devons désigner ceux qui, aujourd'hui, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de notre pays, cherchent à changer la face de l'islam, comme c'est le cas dans de nombreux pays, sur plusieurs continents du monde. Par exemple, il faut s'inquiéter de l'influence des Frères musulmans et d'un certain nombre de groupes salafistes qui prospèrent dans nos quartiers, et pas uniquement là où l'on imagine les trouver. Ainsi, l'attraction de ces groupes dans la mouvance tchétchène est particulièrement inquiétante.
Les services de renseignement et de sécurité doivent mener leur propre mission, mais, parallèlement, l'État doit aussi soutenir et aider un travail intellectuel, philosophique, théologique. Il s'agit d'un débat fondamental pour l'islam.
Cette réflexion sur l'organisation du culte appartient d'abord, bien sûr, aux musulmans de France : responsables religieux, intellectuels, qui n'ont jamais été suffisamment associés à ces travaux, acteurs associatifs, citoyens. Il faut également agir sur d'autres terrains, notamment celui d'internet, où est en train de se créer un islam imaginaire, comme me l'a dit un responsable du culte musulman, voilà quelques jours, à Marseille.
Bernard Cazeneuve engagera dans les prochains jours un cycle de consultations très larges sur ces sujets. Le Conseil français du culte musulman y sera bien entendu associé, mais cette consultation doit être plus vaste.
Je veux dire ici, au Sénat, que le Gouvernement est déterminé à faire des propositions en termes d'organisation du culte musulman qui iront bien au-delà des dispositifs bricolés pris jusqu'ici, qui ont pu parfois nous coûter très cher. Je pense par exemple qu'on ne peut pas passer d'accords avec des organisations qui ne reconnaissent pas les valeurs de la République. S'il y a un modèle que nous devons essayer de construire, c'est celui d'un islam totalement intégré et totalement compatible avec les valeurs de la République.
Les responsables politiques s'honoreraient en traitant ensemble cette question. Ils doivent avoir le souci de réussir et de ne pas en faire un enjeu électoral, sinon nous savons parfaitement à qui profiterait une telle attitude : à ceux qui prônent la division et aggravent les fractures dans notre pays. Si nous voulons réussir ce défi, nous devons être capables de mener ensemble une réflexion de très grande qualité, ce qui est essentiel pour la France et pour l'islam, tant en France qu'en Europe. (Applaudissementssur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur plusieurs travées du RDSE, du groupe CRC, de l'UDI-UC et de l'UMP.)
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