Question de M. GERMAIN Jean (Indre-et-Loire - SOC) publiée le 28/03/2013
M. Jean Germain appelle l'attention de Mme la garde des sceaux, ministre de la justice, sur la question fondamentale de la liberté d'expression et l'anachronisme que constitue l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Cet article dispose que l'offense au président de la République est punie. En 2008, un homme a brandi, sur le passage du cortège présidentiel, un petit écriteau sur lequel était inscrite une phrase peu amène reproduisant une réplique très médiatisée du président de la République d'alors, lancée quelques mois plus tôt au salon de l'agriculture. Cet homme a été poursuivi et condamné sur le fondement de cet article 26. Dans un arrêt du 14 mars 2013, la Cour européenne des droits de l'homme a constaté la violation de l'article 10, relatif à la liberté d'expression, de la Convention européenne des droits de l'homme dans la condamnation de cet homme : « La Cour considère que sanctionner pénalement des comportements comme celui qu'a eu le requérant en l'espèce est susceptible d'avoir un effet dissuasif sur les interventions satiriques concernant des sujets de société qui peuvent elles aussi jouer un rôle très important dans le libre débat des questions d'intérêt général sans lequel il n'est pas de société démocratique. » François Mitterrand, en 1964, dans « Le coup d'État permanent » s'est livré à une analyse pénétrante, à la fois juridique et historique, de l'incompatibilité de l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 avec le rôle politique que la Constitution de 1958 fait jouer au président de la République et, partant, du caractère choquant de la cohabitation de ces deux textes. Après avoir rappelé que le texte de loi invoqué par le premier président de la Cinquième République date de 1881, François Mitterrand écrit : « Or, qui était président à la date du 29 juillet 1881 ? Jules Grévy. Et que s'agissait-il de protéger dans le cadre de la Constitution du moment, celle de 1875 ? Une fonction éminemment représentative mais irresponsable, un personnage, le premier dans l'État, selon le protocole, mais qui n'avait pas d'existence politique autonome hors du gouvernement, une « borne » selon Clemenceau, « où on attachait le char de l'État ». Un citoyen mécontent de la marche des affaires publiques avait le droit de s'en prendre à sa guise à son député, aux ministres, au président du Conseil, de crier ses raisons sur les toits, de les écrire et de les diffuser à des centaines de milliers d'exemplaires puisque la loi de 1881 écartait jusqu'à la notion de délit d'opinion. Mais il n'avait pas le droit d'offenser le chef de l'État ou bien il commettait un « délit contre la chose publique » et non un « délit contre les personnes ». C'était en effet sortir des limites traditionnellement admises du débat d'opinion que d'attaquer un président de la République qui n'exerçait qu'un rôle arbitral et qui n'avait à aucun degré la responsabilité de la politique du pays. [ ] Ne serait-il pas plus honnête de constater que le personnage que la loi entendait garantir contre l'outrage, je veux dire le président-arbitre modèle 1875, n'existe plus ? Et que celui qui l'a remplacé, le président modèle 1958, le président-chef du pouvoir exécutif, chef de parti est responsable des actes du gouvernement, quand il invoque l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 manque de la manière la plus évidente aux intentions et à la volonté du parlement républicain issu du triomphe des 363 contre le coup de force de Mac-Mahon ? » Il lui pose cette même question, dès lors qu'une action sur le fondement de l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 est réapparue, malgré qu'il n'en ait plus du tout été fait usage sous les présidences de MM. Giscard d'Estaing, Mitterrand et Chirac entre 1974 et 2007.
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Réponse du Ministère de la justice publiée le 17/10/2013
Le délit d'offense au président de la République a été créé par la loi du 29 juillet 1881 (article 26). Cette loi retenait une spécificité du régime juridique des diffamations et injures envers les autorités publiques. Ainsi, si elle abolissait toute une série de délits politiques, elle conservait une protection spécifique du chef de l'État, qui était en outre jugé par la cour d'assises. L'ordonnance du 6 mai 1944 en a confié la compétence au tribunal correctionnel. Dans un arrêt Colombani et autres c/ France du 25 juin 2002, la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France pour violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, relatif à la liberté d'expression. La Cour a considéré que le délit d'offense aux chefs d'États étrangers prévu et réprimé par l'ancien article 36 de la loi du 29 juillet 1881 n'était pas conforme à la Convention. La Cour a notamment relevé que l'accusation d'offense ne permettait pas au prévenu de faire jouer l'exceptio veritatis et que cette impossibilité constituait une mesure excessive pour protéger les droits et la réputation d'une personne, même s'il s'agit d'un chef d'État. Compte tenu de cette décision, la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 a abrogé le délit d'offense à chef d'État étranger. Dans un arrêt Eon c/ France du 14 mars 2013, la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France pour violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce qui concerne le délit d'offense au président de la République prévu et réprimé par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881. La Cour a estimé que si la phrase ayant donné lieu à la condamnation du requérant était « littéralement offensante », elle constituait une critique de nature politique, d'autant plus que le requérant avait repris une phrase prononcée par le chef de l'État quelques mois auparavant et qu'il s'était donc placé sur le registre de la satire. La Cour en a conclu que dans les circonstances particulières de l'espèce, le recours à une sanction pénale était « disproportionné au but visé et n'était donc pas nécessaire dans une société démocratique ». La Cour a semblé annoncer une portée plus générale de sa décision, puisqu'elle a affirmé au sein de cette dernière que « [l'enjeu objectif de l'affaire] porte sur la question du maintien du délit d'offense au chef de l'État, question régulièrement évoquée au sein du Parlement » (§38). C'est pourquoi la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France est venue abroger l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse relatif au délit d'offense au chef de l'État, instituant désormais un régime identique d'engagement des poursuites pour le chef de l'État, les parlementaires et les membres du Gouvernement.
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