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N° 282
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016
Enregistré à la Présidence du Sénat le 18 décembre 2015 |
PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE
présentée en application de l'article 73 quinquies du Règlement, relative aux effets des accords commerciaux conclus par l'Union européenne sur les économies sucrières et la filière de la canne des régions ultrapériphériques ,
PRÉSENTÉE
Par M. Michel MAGRAS et Mme Gisèle JOURDA,
Sénateurs
(Envoyée à la commission des affaires européennes.)
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Depuis le XVII e siècle, la culture de la canne à sucre a façonné la vie de la Guadeloupe, de la Martinique et de La Réunion. Le sucre et le rhum demeurent des éléments essentiels d'un patrimoine culturel séculaire , transmis avec fierté de génération en génération. Ils sont aussi des secteurs économiques cruciaux pour des territoires frappés par un chômage de masse, la filière canne représentant quelque 40 000 emplois directs et indirects. Qu'une seule production soit menacée et c'est toute la filière qui se retrouve déstabilisée, avec les conséquences catastrophiques que l'on peut anticiper sur de petites économies insulaires vulnérables. Sous peine d'allumer la mèche qui conduit à l'explosion sociale, les autorités nationales et européennes doivent soutenir ce secteur stratégique.
Or, les professionnels du secteur du sucre sont confrontés à une série de menaces qui mettent en danger les efforts importants de restructuration et de modernisation qu'ils ont entrepris en misant sur l'exemplarité environnementale, la spécialisation commerciale et l'innovation agronomique et industrielle.
La première menace est celle du changement climatique , qui commence déjà à faire sentir ses effets. L'allongement et l'intensification des saisons sèches qui sont promises aux départements d'outre-mer par les prévisions les plus robustes ne manqueront pas de peser sur le rendement des cultures, la canne étant particulièrement sensible à la sécheresse. Pour y faire face, le secteur sucrier appuie la recherche agronomique pour développer de nouveaux plants plus résistants et développe de nouveaux procédés industriels pour gagner en compétitivité tout en promouvant l'économie circulaire et la production d'énergie durable à partir de la bagasse.
Le deuxième choc qui s'annonce viendra de la suppression des quotas sucriers en 2017. Il sera fait table rase du principe fondamental de l'organisation commune de marché européenne qui prévaut encore aujourd'hui. Les producteurs de sucre brut des départements d'outre-mer, dont l'accès au marché européen était protégé depuis 50 ans, se retrouveront directement confrontés à la concurrence des industriels de la betterave, très compétitifs et solidement installés en Europe continentale.
C'est pourquoi le segment des sucres roux non destinés au raffinage, dits « sucres spéciaux » , qui constitue un marché de niche haut de gamme , devient hautement stratégique pour les régions ultrapériphériques (RUP).
L'Union européenne représente aujourd'hui un marché sucrier mature d'environ 18 millions de tonnes , qui se divise entre 14 à 15 millions de tonnes de sucre blanc issu de la betterave, 3,5 millions de tonnes de sucre blanc issu de la canne après raffinage et 250 000 à 300 000 tonnes de sucres spéciaux.
Grâce à ses départements d'outre-mer, la France est le seul producteur de sucres spéciaux en Europe à hauteur d'environ 120 000 tonnes par an , dont 90 000 tonnes pour La Réunion qui est avec Maurice le principal fournisseur du marché européen. Toutefois, le succès de cette stratégie de recentrage sur les sucres spéciaux dépend du maintien de protections douanières adéquates pour limiter les importations des pays tiers.
Or, et c'est la troisième menace qui pèse sur la filière canne, la politique commerciale de l'Union européenne , sous la houlette d'une Commission européenne prônant un libre-échange sans limite , met en danger la production sucrière de ses RUP . Ce credo aboutit à négliger toute évaluation prospective et toute étude d'impact des accords commerciaux de l'Union européenne et, en conséquence, à concéder des avantages douaniers excessifs aux pays tiers au préjudice de nos outre-mer.
Les négociations en cours avec le Vietnam offrent une parfaite illustration de cette orientation, qui est d'autant plus incompréhensible qu'elle entre en totale contradiction avec la modernisation industrielle de la filière que l'Union européenne elle-même a largement financée grâce à sa politique agricole et à sa politique régionale. La Commission européenne s'apprête, aux termes de l'accord politique de principe conclu le 4 août 2015, à accorder au Vietnam un contingent à droits nuls de 20 000 tonnes de sucre, sans exclure les lignes tarifaires concernant les sucres spéciaux. Elle offre ainsi à ce gros producteur de sucre une nouvelle opportunité de se positionner sur un marché haut de gamme, en lui permettant d'exporter vers l'Union européenne presque 10 % du marché des sucres spéciaux et 20 % de la production des RUP.
Ces concessions commerciales exorbitantes ne peuvent être compensées par les clauses de sauvegarde et mécanismes stabilisateurs. Force est de constater à l'expérience que les procédures sont trop lourdes et trop lentes. Même en apportant des preuves irréfutables d'une déstabilisation, il manque toujours la volonté politique d'appliquer ces dispositifs laissés à la discrétion de la Commission. Pour reprendre une pensée de Pascal, on serait amené à dire qu'en l'état et à moins d'une révision drastique, « cela est inutile et incertain, et pénible ».
Il est désormais impératif d'éviter que ne s'empilent des accords commerciaux conclus sans vision d'ensemble de leurs répercussions sur les économies ultramarines. Les sucres spéciaux doivent, en particulier, être explicitement exclus du champ des futures négociations commerciales.
Les RUP appartiennent pleinement à l'Europe dont ils portent les valeurs et respectent les normes sanitaires, sociales et environnementales, contrairement aux concurrents qu'ils affrontent au sein de leur environnement régional. Soucieuse de sonner l'alerte avant qu'il ne soit trop tard, la Délégation sénatoriale à l'outre-mer a souhaité, à l'occasion des négociations de l'accord de libre-échange avec le Vietnam, élaborer une proposition de résolution européenne condamnant une politique commerciale qui ferait des outre-mer une variable d'ajustement .
PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE
Le Sénat,
Vu l'article 88-4 de la Constitution,
Vu les articles 206, 207 et 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne,
Vu la résolution n° 105 du Sénat (2010-2011) du 3 mai 2011 tendant à obtenir compensation des effets, sur l'agriculture des départements d'outre-mer, des accords commerciaux conclus par l'Union européenne,
Vu la communication « Les régions ultrapériphériques de l'Union européenne : vers un partenariat pour une croissance intelligente, durable et inclusive » présentée par la Commission européenne le 20 juin 2012,
Vu le rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil COM (2013) 323 du 31 mai 2013 sur l'évolution des importations de sucre dans l'Union européenne en provenance des pays ACP et des pays les moins avancés (PMA),
Vu le projet de loi n° 414 (2014-2015) déposé au Sénat le 15 avril 2015 autorisant la ratification de l'accord-cadre global de partenariat et de coopération entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la République socialiste du Viêt Nam, d'autre part,
Vu le projet de loi n° 551 (2014-2015) déposé au Sénat le 24 juin 2015 autorisant la ratification de l'accord-cadre de partenariat et de coopération entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la République des Philippines, d'autre part,
Vu le mémorandum sur l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Vietnam présenté par la Commission européenne le 4 août 2015,
Vu le projet de loi n° 692 (2014-2015) enregistré à la Présidence du Sénat le 17 septembre 2015 autorisant la ratification de l'accord commercial entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la Colombie et le Pérou, d'autre part,
Vu le courrier des commissaires européens chargés du commerce, de la politique régionale et de l'agriculture et du développement rural, en date du 8 octobre 2015, en réponse au ministre de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt, au ministre des outre-mer et au secrétaire d'État chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l'étranger, sur la demande du Gouvernement français d'exclure les sucres spéciaux de l'offre tarifaire européenne faite au Vietnam,
Vu le courrier de la commissaire européenne au commerce en date du 8 octobre 2015 en réponse à des parlementaires européens sur l'exclusion des sucres spéciaux des accords de commerce avec le Vietnam,
Considérant que les régions ultrapériphériques (RUP), comme l'a souligné la Commission européenne à maintes reprises, notamment dans ses communications de 2004, 2008 et 2012 exposant sa stratégie pluriannuelle pour ces territoires, constituent un atout pour l'Europe et qu'il est dans l'intérêt de l'Union européenne de soutenir leur développement endogène,
Considérant que l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) permet l'édiction de mesures spécifiques aux RUP afin de prendre en compte leurs contraintes propres, notamment « leur éloignement, l'insularité, leur faible superficie, le relief et le climat difficiles, leur dépendance économique vis-à-vis d'un petit nombre de produits »,
Considérant que la filière de la canne à sucre joue un rôle économique et social vital dans les RUP françaises, notamment à La Réunion, en Guadeloupe et en Martinique, puisqu'elle représente 40 000 emplois directs et indirects dans des territoires où le taux de chômage est plus du double de la moyenne hexagonale,
Considérant que l'Union européenne, au travers de sa politique agricole et de sa politique régionale, a contribué fortement à la modernisation de la filière de la canne pour en faire un secteur exemplaire et a ainsi permis aux économies sucrières des RUP de réaliser d'importants gains de compétitivité, progrès qui ne doivent pas être annulés par une politique commerciale fondée sur un credo de libre-échange aveugle à ses effets pervers non maîtrisés,
Considérant que les économies sucrières des outre-mer français se préparent déjà à absorber le choc de la fin des quotas sucriers à compter du 1 er juillet 2017, qui remet fondamentalement en cause l'équilibre prévalant dans l'organisation commune du marché du sucre, attise la concurrence avec la production industrielle de sucre à partir de la betterave en Europe continentale et les contraint, pour survivre, à se réorienter vers un marché de niche, celui des sucres roux non destinés au raffinage, dits « sucres spéciaux », qui représente 50 % de la production sucrière de La Réunion et 30 % de celle de la Guadeloupe,
Considérant que les accords commerciaux en vigueur, en particulier avec les pays les moins avancés d'Afrique, de la Caraïbe et du Pacifique (ACP/PMA), mais aussi plus récemment avec la Colombie et le Pérou, se traduisent déjà par l'entrée sur le marché européen des sucres spéciaux de concurrents agressifs comme le Bélize, Maurice, le Malawi, le Swaziland et la Zambie,
Considérant que l'accord de libre-échange avec le Vietnam, qui a fait l'objet d'un accord politique de principe le 4 août 2015 entre les deux parties et qui est entré dans une phase ultime de finalisation technique, rompt avec le précédent de l'accord avec l'Afrique du Sud, dans lequel avait été retenu pour la première fois le principe de l'exclusion des sucres spéciaux du champ de l'ouverture commerciale,
Considérant qu'en l'état l'Union européenne prévoit d'accorder au Vietnam un contingent à droits nuls de 20 000 tonnes par an de sucre et de produits à haute teneur en sucre, volume qui équivaut à 10 % du marché européen des sucres spéciaux et 20 % de la production des RUP,
Considérant que, si le Vietnam n'est pas encore un acteur majeur du marché mondial des sucres spéciaux, il dispose néanmoins du savoir-faire technique et de la capacité industrielle pour le devenir, dès lors que l'accord de libre-échange lui ouvre une nouvelle opportunité de développement,
Considérant que, même si le Vietnam se consacre pour l'heure principalement à son marché intérieur, des exportations de sucres roux à hauteur de 6 000 tonnes par an sont déjà avérées, comme le reconnaissent les services de la Commission européenne, de même que son intérêt offensif à investir de nouveaux marchés, notamment celui de la Chine,
Considérant que l'Union européenne, après l'échec du cycle de Doha de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), multiplie et accélère les ouvertures de négociations commerciales, en particulier avec les principaux pays producteurs de sucre au monde, comme le Brésil, l'Inde, les États-Unis, la Thaïlande, les Philippines, l'Australie ou le Mexique, dont les capacités de production avérées sont considérables et dont la politique d'expansion à l'export est très dynamique,
Considérant que l'accumulation de contingents à droits nuls octroyés à des pays tiers au fil de la signature d'accords commerciaux risque de conduire à une saturation du marché européen des sucres spéciaux, qui est déjà arrivé à maturité, et qu'elle constitue ainsi une menace sérieuse pour les économies vulnérables des RUP,
Considérant que les RUP françaises sont soumises à des normes environnementales et sociales de production très contraignantes auxquelles échappent leurs concurrents des pays tiers et que seuls des tarifs douaniers appropriés permettent de rétablir l'équilibre,
Considérant que la Commission européenne néglige le travail d'évaluation prospective qui l'amènerait à tempérer sa volonté d'ouverture commerciale illimitée et manque, en particulier, à ses obligations en ne produisant pas d'études d'impact précisant les conséquences potentielles pour les RUP des accords commerciaux qu'elle négocie,
Considérant que les clauses de sauvegarde et les mécanismes de stabilisation prévus dans les accords précédents se sont révélés inefficaces à cause du défaut de dispositif de suivi et d'alerte rapide, de la lourdeur et de la lenteur corrélative des procédures et de l'absence manifeste de volonté de les appliquer de la part de la Commission européenne, comme cela a pu être constaté pour la banane lors de la mise en oeuvre de l'accord avec le Pérou,
Juge indispensable de garantir la cohérence des politiques agricole, régionale et commerciale de l'Union européenne, conformément à l'article 207 du TFUE, aux termes duquel « il appartient au Conseil et à la Commission de veiller à ce que les accords négociés soient compatibles avec les politiques et règles internes de l'Union »,
Estime nécessaire de compenser les handicaps structurels et de valoriser les avantages comparatifs des RUP, ces territoires constituant, au sein de leur environnement régional, des modèles porteurs des valeurs de l'Union européenne en matière sociale et environnementale,
Demande d'adopter comme ligne directrice, pour toute négociation future d'accords commerciaux de l'Union européenne, le principe de l'exclusion des sucres spéciaux,
Soutient une inflexion de l'équilibre négocié avec le Vietnam afin qu'à défaut d'exclusion des sucres spéciaux, soit défini un contingent spécifique proportionnel à leur part dans le marché global du sucre, soit un quota de 280 tonnes par an,
Recommande une clarification de la nomenclature douanière relative aux sucres, spécifiquement de la ligne 17 01 99 90 couvrant une grande variété de produits différents, pour identifier précisément la teneur des importations, prévenir le risque de contournement de la réglementation et éviter d'encourager la fraude,
Préconise, pour assurer le respect effectif du contingentement, de se doter d'instruments statistiques permettant un suivi en temps réel de l'évolution des importations pays par pays et d'organiser des échanges de données réguliers entre la Commission européenne et les États membres afin de permettre une réaction rapide en cas de dépassement des quotas autorisés,
Juge nécessaire, pour poursuivre le renforcement des échanges d'information, de maintenir les certificats d'importation hebdomadaires sur les produits sensibles comme le sucre,
Souhaite une refonte des mécanismes destinés à prévenir une déstabilisation de l'économie des RUP en garantissant leur permanence, en fixant à l'avance des seuils d'alerte et en prévoyant un déclenchement automatique de la suspension des avantages concédés en cas de franchissement des seuils,
Suggère la création d'un observatoire des revenus pour la filière de la canne afin de disposer des moyens d'apporter rapidement les preuves irréfutables d'une déstabilisation de l'économie des RUP liée à l'afflux d'importations de sucre de pays tiers sur le marché européen et, en conséquence, de déclencher sans délai les mécanismes permettant d'y porter remède,
Estime indispensable une réévaluation des compensations financières du Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) pour prendre en compte l'aggravation du risque et des différentiels de compétitivité résultant de l'accumulation des contingents à droits nuls octroyés à des pays tiers sur des productions stratégiques des RUP,
Invite la Commission européenne à évaluer systématiquement les effets sur les RUP des accords commerciaux qu'il lui revient de négocier, en particulier en menant des études d'impact préalables, afin de disposer d'une vision prospective des effets induits,
Recommande au Gouvernement la plus grande vigilance dans la définition du mandat de négociation de la Commission européenne lors de l'ouverture de nouvelles négociations afin que la préservation des intérêts vitaux des économies des RUP soit prise en compte dès l'origine,
Appelle au renforcement de l'information des Parlements nationaux par les autorités communautaires et nationales en cours de négociation et avant la conclusion d'un accord politique de principe avec la partie tierce,
Invite la Commission européenne à prendre davantage en compte les surcoûts d'origine normative pesant sur la compétitivité des productions agricoles ultramarines dans leur environnement régional, à mieux prendre en compte les spécificités des RUP en matière normative sur le fondement de l'article 349 du TFUE, à assurer une meilleure cohérence entre normes de production et normes de mise sur le marché et à se doter des moyens de contrôler le respect des normes européennes de commercialisation par les pays tiers avec lesquels sont conclus des accords commerciaux.