Protection des droits patrimoniaux des personnes handicapées
N°
184
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2000-2001
Annexe au procès-verbal de la séance du 16 janvier 2001
PROPOSITION DE LOI
tendant à clarifier les règles de
récupération
de
l'
aide
sociale
par les
départements
et à
protéger les
droits patrimoniaux des personnes
handicapées
,
PRÉSENTÉE
par M. Nicolas ABOUT,
Sénateur.
(Renvoyée à la commission des Affaires sociales sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement).
Handicapés |
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
On juge du degré de civilisation d'une société, à
l'attention qu'elle porte aux plus fragiles de ses membres. Les personnes
handicapées figurent, de nos jours, parmi les catégories les plus
exclues de notre société, en raison des multiples discriminations
dont elles sont les victimes. Ces discriminations sont d'autant plus
inacceptables lorsqu'elles résultent de règles ou de pratiques
relevant directement de l'administration ou des pouvoirs publics.
La loi du 30 juin 1975 modifiée a instauré une allocation
compensatrice pour tierce-personne (ACTP). Cette allocation,
réservée aux personnes dépendantes à plus de 80 %,
est destinée à compenser les surcoûts que
génère le handicap, dans leur vie quotidienne. Elle permet aussi
de fournir un revenu de compensation aux parents qui font le choix de
s'arrêter de travailler, pour s'occuper à plein temps de leur
enfant handicapé.
Or, contrairement aux autres prestations d'aides sociales, l'ACTP est
actuellement « récupérable » par les
départements, en vertu de l'article 132-8 du nouveau code de l'action
sociale et des familles. Autrement dit, les conseils généraux
sont fondés à récupérer les sommes qu'ils ont
versées, lorsqu'ils estiment que les bénéficiaires
reviennent « à meilleure fortune ». C'est notamment
le cas lorsque les personnes handicapées héritent de leurs
parents.
Cette disposition est particulièrement choquante. Qui songerait un seul
instant à réclamer aux bénéficiaires du RMI,
à ceux qui touchent des aides aux logement ou des allocations
familiales, de rembourser plusieurs années après les sommes
versées, sous prétexte qu'ils touchent un héritage de
leurs parents ? C'est pourtant ce qu'on réclame aux enfants
handicapés quand leurs parents disparaissent...
Cette situation est très angoissante pour les parents. Angoissante, car
ils s'interrogent sur l'avenir affectif et financier qui sera
réservé à leur enfant après leur mort. Or, il
n'existe dans la loi aucune définition précise de cette notion de
« retour à meilleure fortune ».
L'appréciation qu'en font les conseils généraux est
purement discrétionnaire. Elle varie d'une juridiction sociale à
l'autre. De plus, aucune information claire n'est généralement
donnée par les départements sur les règles qu'ils
appliquent en matière de récupération. Les parents se
trouvent par conséquent dans l'incertitude la plus totale.
Comment accepter en outre que la collectivité reprenne d'une main ce
qu'elle leur a versé de l'autre ? N'oublions pas que cette
allocation constitue pour les parents un revenu de compensation pour s'occuper
de leur enfant. Leur reprendre cet argent, une fois qu'ils sont morts, c'est
donc pour la collectivité une façon de s'enrichir sur leur
travail.
Les personnes handicapées elles-mêmes sont les victimes directes
de ce dispositif. Elles découvrent parfois brutalement, lors du
décès de leurs parents, qu'elles sont
« redevables » à l'égard de la
collectivité de sommes considérables, au moment même
où elles se retrouvent seules et qu'elles doivent assumer
financièrement la totalité de leur handicap. Alors qu'elles
auraient pu bénéficier de ce « coup de
pouce » financier - qui se résume, bien souvent, au domicile
parental - elles se voient privées de leur dernier espoir de vie
autonome et retombent presque inéluctablement dans une situation de
dépendance, au sein d'institutions spécialisées, que leurs
parents s'étaient pourtant efforcés de leur épargner.
L'injustice patrimoniale faite aux personnes handicapées ne
s'arrête pas là. Non seulement elles se voient retirer le droit
d'hériter de leurs parents, mais en plus elles se retrouvent dans
l'impossibilité de bénéficier d'un legs ou d'une donation,
et surtout de transmettre librement leur patrimoine de leur vivant, à
leur conjoint, leurs enfants ou à la personne qui les aide
quotidiennement. Ainsi, les conséquences patrimoniales du handicap se
transmettent d'une génération à l'autre, dans une
même famille : elles sont supportées depuis les parents
jusqu'aux petits enfants, en passant par le conjoint et les frères et
soeurs, qui n'ont pourtant pas à subir, sur leur patrimoine, les
conséquences du handicap de leur proche ; un handicap qu'ils
contribuent d'ailleurs à assumer quotidiennement, en apportant aide et
soutien à leur parent handicapé, en lieu et place d'une
collectivité - hélas trop souvent défaillante.
Contestable sur le plan de l'éthique, la récupération de
l'aide sociale peut, en outre, avoir des conséquences sociales graves.
Elle encourage les parents à continuer de travailler et à placer
leur enfant handicapé en établissement, plutôt qu'à
s'en occuper. Elle décourage la solidarité familiale. Elle rend
plus problématique, pour la personne handicapée, le projet
légitime de se marier et d'avoir des enfants, en raison des
conséquences patrimoniales qu'elle fait peser sur le conjoint et la
descendance. Enfin, - et ce n'est pas le moindre des paradoxes - la
récupération de l'aide sociale par les départements
génère, en définitive, un surcoût pour les pouvoirs
publics. En précipitant le retour de la personne handicapée dans
la dépendance, elle implique pour la collectivité une prise en
charge complète de la personne, dans un établissement public
hospitalier ou spécialisé, dont le prix de journée sera,
de toute façon, largement supérieur au coût de son maintien
à domicile.
Certes, les départements ont besoin d'assurer l'équilibre de
leurs budgets. Mais, cet équilibre ne peut se faire que dans le respect
des droits des plus faibles à bénéficier des biens de
leurs parents, à gérer librement leur patrimoine et à
accéder à une vie meilleure, car plus autonome. C'est pourquoi,
conscient qu'il sera difficile de revenir sur le principe même de la
récupération de l'aide sociale, je vous propose d'assouplir le
système actuel, afin d'éviter que les personnes
handicapées soient victimes de l'imprécision de la loi. Ce qu'il
faut impérativement obtenir, c'est :
1°) que la récupération de l'aide sociale n'intervienne
qu'au décès de la personne handicapée elle-même, et
non au décès de ses parents, de façon à lui
permettre d'assumer financièrement son handicap, au moment où
elle se retrouve seule,
2°) que cette récupération soit supprimée si l'adulte
handicapée a un conjoint ou des enfants. Il convient en effet de veiller
à ce qu'en cas de décès, ses héritiers ne soient
pas victimes d'une récupération de l'aide sociale, alors que bien
souvent, ils se sont occupés de lui, de son vivant (le conjoint a
dû renoncer à travailler pour s'occuper de lui, ses enfants n'ont
pas à subir les conséquences financières de son handicap),
3°) que disparaisse de notre droit toute forme de discrimination,
fondée sur le lieu ou sur le mode de résidence des personnes
handicapées. Il convient notamment de supprimer toute différence
de traitement entre les personnes vivant à domicile et celles qui vivent
en établissement ou en centre spécialisé.
Dans un avis récent, la Commission nationale consultative des droits de
l'homme a rappelé combien le handicap pouvait générer des
« comportements discriminatoires » ayant pour traduction
une « rupture d'égalité entre les citoyens »,
en matière de droits patrimoniaux. Parmi ses différentes
recommandations, elle a souligné la nécessité de
réaffirmer avec force et détermination les principes
généraux du droit, minorés et ignorés dans ce
domaine. A ce titre, elle a tenu à rappeler que « la mission
de pure gestion dévolue au Conseil général ne (pouvait)
pas justifier des prérogatives exorbitantes du droit commun en
contradiction avec les règles du droit civil et l'éthique
sociale » (avis du 14 mai 1998).
C'est dans cette perspective de retour à l'éthique et
d'équité sociale, que je vous propose d'adopter, Mesdames,
Messieurs, la présente proposition de loi. L'examen du projet de loi sur
la modernisation sociale, par le Parlement, devrait nous en fournir l'occasion.
PROPOSITION DE LOI
Article 1
er
Le
paragraphe II de l'article 39 de la loi n° 75-534 du 30 juin 1975
d'orientation en faveur des personnes handicapées est ainsi
rédigé :
« II. - Les dispositions du paragraphe III de l'article 35 et les
articles 36 et 38 ci-dessus sont applicables à l'allocation
prévue au présent article, le plafond de ressources étant
augmenté du montant de l'allocation accordée. Toutefois, les
ressources provenant de son travail ne sont prises en compte que partiellement
pour le calcul des ressources de l'intéressé. Le recours en
récupération de l'allocation compensatrice n'est exercé
qu'après le décès du bénéficiaire, au moment
de la succession. Il n'est exercé aucun recours en
récupération de l'allocation compensatrice sur les donations
effectuées par le bénéficiaire de son vivant, ou bien
à l'encontre de la succession du bénéficiaire
décédé, lorsque les donataires ou bien ses
héritiers sont son conjoint, ses enfants ou la personne qui a
assumé, de façon effective et constante, la charge de la personne
handicapée. »
Article 2
L'article L.132-8 du code de l'action sociale et des familles
est
ainsi rédigé :
«
Art. L. 132-8.
- Des recours en récupération
peuvent être exercés, selon le cas, par l'Etat ou le
département contre la succession du bénéficiaire
décédé, dans l'intérêt duquel les prestations
d'aide sociale ont été versées. Toutefois, il n'est
exercé aucun recours en récupération à l'encontre
des héritiers, des donataires ou des légataires, lorsqu'il s'agit
du conjoint, des enfants ou de la personne qui a assumé, de façon
effective et constante, la charge du bénéficiaire.
« En ce qui concerne les prestations d'aide sociale à
domicile, de soins de ville prévus par l'article L. 111-2, la prestation
spécifique dépendance et la prise en charge du forfait
journalier, les conditions dans lesquelles les recours sont exercés, en
prévoyant, le cas échéant, l'existence d'un seuil de
dépenses supportées par l'aide sociale, en deçà
duquel il n'est pas procédé à leur recouvrement, sont
fixées par voie réglementaire.
« Le recouvrement sur la succession du bénéficiaire
décédé de l'aide sociale à domicile, de la
prestation spécifique dépendance ou de la prise en charge du
forfait journalier s'exerce sur la partie de l'actif net successoral,
défini selon les règles de droit commun, qui excède un
seuil fixé par voie réglementaire. »
Article 3
Les
pertes de recettes induites, pour les départements, par la
présente proposition de loi, sont compensées à due
concurrence par une augmentation de la dotation globale de fonctionnement.
Les pertes de recettes induites pour l'Etat sont compensées à due
concurrence par la création d'une taxe additionnelle aux droits
prévus aux articles 575 et 575 A du code général des
impôts.